Réponse au discours de réception de M. Maurizio Serra

Le 31 mars 2022

Xavier DARCOS

RÉPONSE

de

M. Xavier DARCOS

au discours

de

M. Maurizio SERRA

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Monsieur,

Votre discours était à votre image, mêlant lucidité et délicatesse, digne de ce qu’il y a de plus distingué et de plus achevé dans l’esprit européen. En vous appelant parmi nous, pour succéder à Simone Veil, nous savions que nous serions comblés. Il me revient de dire, cher Maurizio Serra, quel esprit nous inspira, lorsque de notre conclave s’exhala une fumée blanche et que votre nom fut prononcé urbi et orbi. Certes, je m’exprime ici au nom de l’Académie mais mes mots, vous le savez, sont ceux d’un ami, autant que d’un confrère.

Il nous fallait d’abord combler une lacune. Aussi étrange, aussi aberrant que ce manque puisse paraître, l’Académie française n’avait jamais vu, avant ce jour, l’un de ses fauteuils occupé par un Italien. Je ne parle pas des Italiens de cœur, ceux dont les yeux, la pensée ou l’âme ne peuvent s’empêcher de se tourner vers l’autre côté des Alpes : ces Italiens-là n’ont jamais manqué parmi nous, il en va toujours ainsi – et je me sens l’un d’entre eux. Mais vous êtes le premier citoyen italien à devenir membre de l’Académie française. Je ne peux compter Louis-Jules Mancini-Mazarini, élu en 1742, arrière-petit neveu du cardinal. Car il était gentilhomme français, ambassadeur et ministre du roi Louis XV. Charles-Albert Costa de Beauregard, sujet du roi de Sardaigne, étant né en Savoie en 1835, ne peut être considéré comme un Italien. Il faut se rendre à l’évidence : vous êtes bien le premier.

Une lacune, disais-je. S’agissant de l’Italie, le mot est trop faible : il faudrait parler d’une omission ingrate et d’une béance absurde, tant notre Académie est redevable à votre pays. Voyez d’emblée ce lieu où nous siégeons : il a été fondé par un cardinal italien devenu le principal ministre du plus grand de nos rois. L’architecture du collège des Quatre-Nations voulait manifester une synthèse de l’Italie et de la France, à l’image de ce qu’était Mazarin lui-même. Et comment oublier que, dans cette institution, par la volonté du fondateur, devaient être accueillis des gentilshommes venus de Pignerol, dans le Piémont, et de ses vallées voisines, possession française mais territoire de la nation italienne. Mazarin avait exigé que de jeunes sujets des États pontificaux y fussent aussi accueillis, afin qu’ils prissent goût au service de la France. Ajoutons que le palais du quai Conti est devenu en 1805 le siège de l’Institut de France par la décision d’un illustre français italophone, natif de Corse et portant le titre de roi d’Italie. Savourez cette coïncidence chronologique : le décret d’attribution du collège des Quatre-Nations à l’Institut impérial fut signé le 20 mars 1805, c’est-à-dire le lendemain du jour où l’empereur des Français fut proclamé roi d’Italie par la Consulta di Stato de Milan. Bref, c’est à un roi d’Italie que nous devons de siéger ici... De Giulio Mazarini à Napoleone Buonaparte, la France et l’Italie sont fusionnées en ces lieux. Vous n’y serez pas dépaysé.

Mais l’Académie trouve en l’Italie une parenté morale et intellectuelle plus profonde : son idéal. Je m’explique. Le mot academia est réapparu en France, au début du xve siècle, via la correspondance de Poggio Bracciolini, ce polygraphe érudit et politique que les Français appellent le Pogge et qui fut chancelier de la république de Florence en 1453. L’académie, sans se substituer aux universités médiévales, y est définie comme une société de lettrés, un lieu d’échanges, inspiré de l’Antiquité et adapté aux temps modernes, plus favorable à la fécondité de l’esprit et à la liberté de la pensée, où la parole persuasive et la conversation seront reines. Nous sommes les héritiers de cette vision parfaite qui nous est venue de l’Italie de la Renaissance, celle qu’on nomme désormais la « république des Lettres ». Marc Fumaroli, notre regretté et omniscient confrère, dont le nom s’impose dès que nous abordons un tel sujet, soulignait que l’ambition de la Respublica litteraria se réalisait par-dessus tout dans les académies, c’est-à-dire dans « la collaboration des lettrés, dans leur mutuelle conversation », « à l’image du forum antique », remède « au chaos et à la confusion violente des esprits ». Cette utile vocation, faut-il y insister ? reste d’actualité.

La république des Lettres avait ses rites, ses mœurs, et surtout le sentiment très vif de son autonomie face au pouvoir politique, cette liberté étant la condition de son utilité et de son existence même. Ce dont l’Europe de la Renaissance avait le plus besoin, au moment des déchirures de la Réforme, c’était d’une communauté européenne des esprits, aptes à dépasser les divergences et à pratiquer la diplomatie des lettres avant celle des États. D’où une sociabilité qui dépasse les frontières et une correspondance qui se joue des divergences d’opinions. C’est grâce à cette diplomatie parallèle que les puissances politiques ont trouvé des appuis dans leur quête d’une unité toujours menacée. La Respublica litteraria est indissociable de l’histoire de la diplomatie et, là encore, c’est à votre pays que nous en devons les principes.

Transportons-nous encore un instant dans cette Europe de la Renaissance, à l’époque où apparaissent les ambassadeurs résidents et les représentations diplomatiques pérennes. Pour une fois, n’ouvrons pas le Prince de Machiavel, mais le De officio legati d’Ermolao Barbaro. Ce prélat, écrivain et ambassadeur vénitien, ami de Pic de la Mirandole, écrivit, il y a un peu plus de cinq siècles, le premier traité sur les qualités du parfait ambassadeur. Pour lui, le bon ambassadeur ne doit pas seulement être habité par l’amour du bien public ou par le dévouement à l’État. Il ne doit pas se contenter de cultiver les valeurs morales, l’intégrité et la droiture. C’est le commerce culturel et artistique qui doit prédominer en tout. La demeure de l’ambassadeur sera surtout un havre de paix, où chacun s’adonnera aux occupations propres à l’honnête homme, la peinture, le chant, l’écriture.

L’écriture. Nous y sommes. D’Ermolao Barbaro à Maurizio Serra se tisse cette authentique fidélité à l’utopie de la république des Lettres. Elle passe par la naissance des académies dans la France du Grand Siècle, et dans toute l’Europe au temps des Lumières, dont on a pu dire qu’il fut le siècle des académies – et qui à son tour enfanta l’Encyclopédie puis l’Institut de France.

Pourquoi ce détour par l’histoire ? Parce que de cette histoire, vous Italien, écrivain et ambassadeur, vous êtes l’héritier, comme l’Académie elle-même. Par cet héritage commun, nous étions confrères, avant même votre présence parmi nous. Une sorte de prédestination.

Les rapports entre l’histoire des lettres et celle des États sont au cœur de votre œuvre, vous qui conciliez la lucidité du diplomate et la ferveur de l’homme de lettres, double carrière que vous menez, andante con moto, avec un si grand succès. Tout au long du parcours qui vous a conduit jusqu’à l’Académie française, vous n’avez cessé de méditer les échos que se renvoient les péripéties politiques et l’histoire littéraire, sagas qui se croisent ou s’entremêlent sans cesse et qui dialoguent à bonne distance.

Votre cosmopolitisme est précoce. Car c’est à Londres que vous avez vu le jour, au milieu des livres, et les fées qui se penchèrent sur votre berceau avaient nom Histoire et Diplomatie. Vous êtes le fils du grand historien Enrico Serra, qui fut à l’histoire de la diplomatie italienne ce que Pierre Renouvin ou Jean-Baptiste Duroselle furent à la diplomatie française – ou, pour nommer un membre de l’Académie française, au fauteuil 25, ce que fut un Albert Sorel dans la France de la Belle Époque.

Enrico Serra, qui avait rencontré votre future mère dans la Résistance italienne, était un immense érudit et un militant européen, un historien profondément franco-italien, tant par ses sujets d’études que par sa vie elle-même. Il fut correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, en section d’histoire et géographie. Quelques mois après sa mort en 2007, vous fûtes vous-même élu correspondant de cette même Académie, mais en section générale, où siègent habituellement les grands diplomates. En vous recevant aujourd’hui à l’Académie française, quelques semaines après la signature du traité du Quirinal, qui vient de revivifier la coopération entre nos deux pays, nous honorons aussi la mémoire de votre père, qui fut une incarnation savante et agissante de l’amitié franco-italienne.

Il semblait assez logique que vous suiviez toute votre scolarité au lycée Chateaubriand, lycée français de Rome placé sous l’égide d’un écrivain diplomate qui se sentait romain plus profondément encore que Stendhal ne se disait milanais. Après ces humanités idéalement franco-italiennes, dans un établissement qui fait honneur à notre réseau scolaire dans le monde, vous poursuivez vos études à la faculté des sciences politiques de l’université de Rome, la Sapienza. Vous en sortez non seulement jeune diplomate (vous êtes reçu premier au concours des Affaires étrangères en 1978), mais aussi jeune écrivain, puisque de votre mémoire de maîtrise, vous tirez votre premier livre, paru dès 1980 – vous avez à peine vingt-cinq ans – sous le titre Una cultura dell’autorità. La Francia di Vichy. Avec cette histoire des écrivains dans leurs rapports avec le régime du Maréchal, vous montrez que les sujets les plus douloureux du dernier siècle, qu’ils soient italiens ou français, non seulement ne vous font pas peur, mais paraissent vous lancer un défi que vous êtes résolu à relever.

Dès ce premier ouvrage, votre œuvre future est clairement en gestation. Ce qui paraît vous intéresser le plus, hormis la nécessité d’éclairer les obscurités du xxe siècle, c’est de chercher dans la vie des intellectuels ces moments où, placés au carrefour de la grande histoire devant un choix crucial, il s’en faut de peu qu’une voie s’impose plutôt qu’une autre. Plusieurs des romanciers qui siègent dans notre Compagnie, tels Marc Lambron dans 1941 ou Jean-Marie Rouart dans Avant-guerre, ont, comme vous, scruté ces temps d’après débâcle où les destins bifurquent, ordinaires ou monstrueux. Vous aussi, vous fouillez cette période grise où se côtoient des héros et des individus compromis, car ce qui vous plaît dans la biographie, ce n’est pas de dresser l’ultime et immuable statue ; c’est de capter la subtilité de l’esprit humain, sa mobilité, son cynisme, ses nuances, ses contradictions, son mystère, et finalement l’impossibilité de le percer à jour. En ce sens, vous conjuguez inextricablement le biographe, le psychologue et l’historien.

Après ce premier livre, et tandis que le début de votre carrière dans la diplomatie italienne vous conduit à Berlin-Ouest, puis à Moscou, avant l’administration centrale à Rome, vous reprenez la plume pour un ouvrage qui paraît à Bologne en 1990, traduit en français sous le titre Une génération perdue - Les poètes guerriers dans l’Europe des années 1930. Nous y voilà. Vous êtes là au cœur de votre sujet : ausculter le xxe siècle comme un débat d’idées ininterrompu. Vous l’expliquerez en 1999 dans un livre d’entretiens, Le Passager du siècle : un magnifique dialogue, un ouvrage lumineux qui donne toutes les clefs de votre pensée, et qui a reçu à juste titre le prix des Ambassadeurs. Cette méditation sur l’imbroglio du destin et sur les aléas qui déterminent ou font bifurquer les carrières, vous la portez à un point de perfection avec une sorte de biographie polyphonique, de « multi-biographie » croisée : Les Frères séparés. Trois trajectoires enchevêtrées dans les bourrasques de l’histoire, celles de Drieu la Rochelle, d’Aragon et de Malraux. Un fasciste, un communiste, un gaulliste, qui avaient en commun de se vivre conjointement en littérateurs et en acteurs de la grande histoire. Avec ces trois hommes qui furent en leur temps des modèles, vous mettez à nu le malaise d’une génération engagée et parfois égarée, crise morale des élites qui s’est prolongée jusqu’à nos jours. Vous rapportez quelque part cette information que vous devez à notre avisé confrère Jean-Marie Rouart : Jacques Chirac préférait nettement Aragon ; quant à François Mitterrand, il nourrissait une aversion notoire pour Malraux mais collectionnait les premières éditions de Drieu. Votre jugement n’est peut-être pas si éloigné de ce palmarès présidentiel : « Malraux, écrivez-vous, a réussi, vif et mort, à devenir plus qu’un Immortel, un Intouchable. » Au fond, vous lui faites le reproche de s’être quasiment auto-panthéonisé de son vivant. Aragon est mieux traité mais la cible principale de votre étude reste Drieu. Non par sympathie, mais parce qu’il incarne tout ce qui peut exciter l’appétit d’un biographe. Paradoxalement, Drieu vous fascine, alors qu’il est un diplomate manqué, qui échoua au concours d’entrée du Quai d’Orsay. Certes, la diplomatie a sa place dans son œuvre, en particulier dans ce singulier roman de 1929, Une femme à sa fenêtre. Mais son évocation du monde des ambassades est remplie de cette vieille rancœur pour la « Carrière » qui ne voulut pas de lui. Dans sa vision de l’Europe, Drieu la Rochelle a bien un point commun avec votre cher D’Annunzio, dont nous allons bientôt parler : c’est la détestation du traité de Versailles. Mais les deux hommes en tirèrent deux conclusions radicalement opposées, D’Annunzio étant germanophobe et partisan d’une alliance franco-italienne, tandis que Drieu, tout au contraire, croyait qu’une alliance franco-allemande pourrait unifier l’Europe et garantir sa civilisation. Il ouvrit aveuglément un crédit illimité au nazisme. On connaît la suite et la tragédie finale, dans une fidélité rageuse, fatale et désespérée.

Il était facile alors d’opposer Drieu et Malraux, sur le plan du caractère comme de l’idéologie. Malraux, dites-vous, « a beaucoup menti et fabulé dans sa vie comme dans son œuvre, mais il est toujours resté fidèle à la déclaration que, tout jeune, il avait faite à Clara : “Il ne faut pas vous désespérer, je finirai bien par être Gabriele D’Annunzio.” »

Nous voici de retour en Italie, mais l’avait-on jamais quittée ? Ces travaux sur les écrivains français n’étaient-ils pas une manière de vous éloigner de votre sujet principal afin d’y mieux revenir, avec le recul si nécessaire pour s’attaquer à des monuments tels que D’Annunzio, Svevo, Malaparte, ou plus délicat encore, tout récemment, Mussolini ?

Votre magistrale biographie de Gabriele D’Annunzio vous a très justement valu le prix Chateaubriand, qui vous a été remis ici-même au palais de l’Institut il y a trois ans. À maints égards, D’Annunzio voulut se rattacher au modèle du prince de la pensée, de la plume et de l’action que fut, pour l’Europe entière, François-René de Chateaubriand. À ceci près – et ce n’est pas un détail – que la mémoire tient peu de place dans l’œuvre de Gabriele, quand elle est centrale chez René. Si, à propos de ce dernier, on a pu parler d’une « jouissance du sépulcre », chez son émule italien, il n’y a qu’une jouissance de la vie. Le premier a consacré toute son œuvre à une méditation sur l’histoire. Le second fut incapable de rédiger ses mémoires, malgré le pactole que lui en offrait son éditeur américain. Le premier s’est voué tout entier à renouer la chaîne des siècles, rompue par la Révolution. Le second avait une vision de l’avenir qui passait résolument par la destruction du monde d’hier. Le premier avait été diplomate et ami de la paix. Le second était nationaliste, belliciste décomplexé, et avouait « adorer la guerre ». Lorsque vous définissez D’Annunzio comme « un poète de l’action, que le mouvement soulève, le repli paralyse et l’inertie tue », on pense moins à l’auteur des Mémoires d’outre-tombe qu’à Napoléon dont Chateaubriand lui-même disait qu’il était un « poète en action ».

Mais vous-même, de quel côté penchez-vous ? Du côté de Chateaubriand, plutôt, car vous êtes homme de paix, mais aussi de mémoire. Depuis que votre père vous offrit, quand vous étiez adolescent, un exemplaire des Mémoires d’outre-tombe, vous avez été imprégné de cette prose, « jusqu’à l’intoxication », dites-vous. L’antiquité gréco-romaine était la patrie commune de l’un comme de l’autre, et peut-être plus encore du natif des Abruzzes – compatriote d’Ovide – que du Breton, né sous le sombre couvert des forêts d’Armorique. L’Italie fut la seconde patrie du fils de Combourg, comme la France fut celle du fils de Pescara.

À cet égard, il faudrait rapprocher Gabriele D’Annunzio de Maurice Barrès, à qui D’Annunzio dédiait le livret qu’il avait composé pour le Martyre de saint Sébastien, mis en musique par Debussy. Ce poème, écrit en français pendant un séjour près du bassin d’Arcachon, était dédié au patriote lorrain : « Je vous offre mes vers de France parce que j’aime vos proses d’Italie, mon cher Maurice Barrès. Ce poème composé dans le pays de Montaigne et de la forte résine, je vous le dédie parce que vous avez trouvé vos cadences les plus mélodieuses à Pise, à Sienne, à Parme, dans le sépulcre de Ravenne, dans les jardins de Lombardie. »

D’Annunzio ne croyait pas à la décadence de la France, préjugé pourtant si répandu dans l’Italie de son temps ; il préférait chanter, comme dans cette dédicace, la fraternité entre nos deux peuples. Romain Rolland, qui s’en méfiait, l’éreintait : « Rien d’un poète, rien d’un artiste. On eût dit un attaché d’ambassade très snob. » Ce mot sévère méconnaît D’Annunzio qui, sous l’apparence du faiseur emphatique et précieux, était un écrivain vigilant et méticuleux. Notre temps a plus de mal à le relire et on peine à croire aujourd’hui que D’Annunzio fut, autour de 1930, l’écrivain le plus célèbre du monde.

Tel ne fut pas le cas d’Ettore Schmitz, alias Italo Svevo, dont vous avez publié la biographie en 2013. Tout ou presque oppose les deux écrivains. Svevo ne fut pas un virtuose de la langue, mais il est aujourd’hui beaucoup plus lisible et bien moins ennuyeux que tous les imitateurs laborieux de D’Annunzio. Il ne connut la célébrité que dans ses trois dernières années. Ce fut une personnalité réservée, retenue et discrète. Vous le résumez ainsi : « Nul n’aurait pu mieux se reconnaître dans la devise attribuée à Descartes : larvatus prodeo, je m’avance masqué. » Il était apolitique, mais il se fit l’interprète lucide de la modernité et du premier conflit mondial, notamment dans le finale de La Conscience de Zeno, le roman que Valery Larbaud fit connaître aux Français, et qui s’achève sur la métaphore de la « détonation énorme » sur le point d’ébranler la planète. Il salua la création de la Société des Nations, soucieux de ce qui pouvait rapprocher les peuples, mais aurait préféré qu’elle fût confiée « à des savants et non à des diplomates ». Le souvenir de la stérile et bavarde conférence de la Paix, où l’Italie siégea parmi les plus grandes puissances, avait terni l’image de la diplomatie dès la sortie de la guerre.

Italo Svevo ignorait que, parmi les diplomates qui avaient si laborieusement redessiné l’Europe d’après-guerre, figurait un tout jeune ancien combattant, Curt Erich Suckert, Italien qui allait substituer à son nom allemand le pseudonyme de Curzio Malaparte. Encore un de ces chassés-croisés que vous affectionnez. Vous avez consacré à Malaparte une volumineuse étude qui vous a valu le prix Goncourt de la biographie en 2011. Malaparte n’a pas laissé dans l’histoire le souvenir d’un grand pacificateur. La diplomatie n’y est guère valorisée. Son roman de la Seconde Guerre mondiale, Kapputt, est une « monotonie de l’horreur, […] gigantesque collection des atrocités perpétrées dans les pays d’Europe centrale », écrit notre confrère Dominique Fernandez, le premier et le plus expert, ici, de nos italianophiles. Nombreuses sont les scènes où s’agitent en vain des diplomates. Ils semblent fades, pusillanimes et verbeux, en décalage insolent avec le reste du récit, qui n’est que brutalité, sang, famine, viols, villages incendiés, villes détruites. Quelque part au milieu du roman, un ambassadeur dit à un autre : « Arriver en retard est l’un des nombreux délices de la vie diplomatique. » Suit cette anecdote rapportée par Paul Morand : quand il était arrivé comme attaché d’ambassade à Londres, Paul Cambon, son chef de poste, lui avait dit : « Mon cher, venez au bureau quand vous voudrez, mais pas plus tard. » Cette vie de cabinet et de mondanités, ironique et inconsciente, au cœur même d’une guerre qui ravageait l’Europe, semble un théâtre d’ombres.

La diplomatie avait pourtant attiré le jeune Malaparte. Il fut, lui aussi, attaché d’ambassade, en 1920, à Varsovie, dans la Pologne ressuscitée. L’expérience tourna court et le journalisme, le succès, l’aventure, l’écriture, la quête de « la gloire à tout prix », devaient en faire l’auteur que l’on connaît. Mais en évoquant cette courte période dans la vie de l’écrivain, vous dites pourquoi la Carrière l’avait attiré. Et il me semble que vous y parlez un peu de vous. Pour lui, la diplomatie était une façon de vivre des passions littéraires, de préférence françaises, Chateaubriand restant à ses yeux le modèle, largement fantasmé, de l’écrivain-diplomate.

Quoi qu’il en soit, bien avant Albert Cohen ou notre regretté Pierre-Jean Remy, l’écrivain en herbe comptait trouver dans les relations internationales une façon d’aiguiser son regard sur le monde et de faire provision de récits. Comme il avait raison ! Le petit ou le grand monde de la diplomatie, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui, est en soi puissamment romanesque, comme l’a bien compris notre confrère Jean-Christophe Rufin dans ses œuvres récentes, et comme le démontre avec drôlerie votre premier roman, tout récent, intitulé Amours diplomatiques.

À travers trois histoires distinctes, enchevêtrées dans un jeu de l’amour et du hasard, vous explorez la façon dont les vies se nouent et se dénouent sur fond d’événements historiques : fracas des totalitarismes, guerres civiles des confins du Caucase, aventures qui vont de Rome à Tokyo ou de Genève à Denver… De cette dispersion émane enfin votre aveu, la vérité qui vous tient à cœur. Derrière l’agitation mélancolique de vos personnages fantasques, vous ne retenez qu’une vérité : la vie se rit de nos pantomimes et de nos vanités. Il n’est de rédemption que dans l’amour, fût-il malheureux. On pense à Bella, le roman à clef de Giraudoux – alors employé aux Affaires étrangères – qui avait pour objet crypté de prendre la défense du secrétaire général du Quai d’Orsay, Philippe Berthelot.

Berthelot. Là encore, une de ces coïncidences que vous affectionnez et qui, probablement, ne doit rien au hasard. Paul Morand, dans Venises, assure que Berthelot mena seul la politique étrangère de la France entre 1914 et 1918, en « refusant de mettre les pieds à l’Élysée », ce qui irrita Raymond Poincaré. Vous avez consacré à cette figure majeure du ministère des Affaires étrangères L’inquilino del Quai d’Orsay, un ouvrage en italien, malheureusement non traduit en France. Berthelot fut peu favorable à l’alliance franco-italienne, à la différence d’un Camille Barrère, qui fut pendant presque trente ans ambassadeur de France à Rome. Il fut jadis le sujet de thèse d’histoire de votre père. Je perçois ici un curieux dialogue familial intergénérationnel dont vous seul détenez la clef.

Qu’importe. Ce qui vous intéresse chez Berthelot, c’est sa personnalité. Morand disait encore de lui : « Berthelot est l’anti-Talleyrand : il a créé le type de diplomate disant toute sa pensée. » Mais vous explorez surtout son art de tisser patiemment un réseau amical et esthète où se mêlaient étroitement les diplomates et les écrivains. J’ai déjà cité Giraudoux ; il faut nommer Alexis Léger, alias Saint-John Perse, son successeur au secrétariat général du Quai d’Orsay. Et bien sûr son ami Paul Claudel, qui dédie à Berthelot son Partage de Midi. Au fond, ce diplomate, forte personnalité, attelé constamment à la tâche, mais consacrant toute sa vie sociale à fréquenter les écrivains, à s’en faire l’intime, à soutenir leurs carrières, n’est-il pas une réminiscence moderne de ce diplomate idéal que l’Italie d’autrefois avait inventé et que j’évoquai tout à l’heure ?

Vous voici dévoilé. Vous vous êtes consacré, vous aussi, à saisir sur le vif ces hommes, auteurs ou acteurs de la vie du monde, tout en menant votre propre carrière à leur manière. Côté carrière, une réussite incontestée. Je résume, d’une vue cavalière : premier conseiller à Londres ; directeur adjoint à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, la BERD (où vous avez travaillé avec notre confrère des Sciences morales et politiques Jacques de Larosière) ; ministre plénipotentiaire et directeur de l’Institut diplomatique de votre ministère à Rome ; ambassadeur d’Italie auprès de l’UNESCO, puis représentant de l’Italie auprès des institutions de l’ONU à Genève ; responsable de la politique culturelle de l’Italie dans le monde. Bref, on ne peut guère imaginer un cursus honorum plus prestigieux. Côté littéraire : on vient de le voir, une production riche, qui exigea un travail d’archiviste patient.

D’où la question : comment faites-vous ? Paul Claudel, auquel vous succédez au 13e fauteuil, était tellement fatigué de répondre à ce genre d’inquisition qu’il en fit le sujet d’une conférence, prononcée à Bruxelles en 1933. D’abord, disait-il, on fait toujours deux choses à la foi : « Puisque le Créateur nous a donné deux jambes, c’est pour nous appuyer sur l’une juste le temps nécessaire pour avancer courageusement avec l’autre. » Ensuite, le diplomate et l’écrivain sont liés par une parenté manifeste puisque, face au spectacle de la vie, tous deux observent et ont mission de rendre le monde interprétable et intelligible. Enfin, troisième argument de Claudel : le diplomate, « l’absent professionnel », comme le romancier, n’appréhende le monde que dans sa diversité, dans sa pluralité. Il doit négocier avec des hommes « qui pensent dans un langage différent du nôtre, dont les intérêts et les points de vue ne sont pas les mêmes », et avec qui il doit s’accommoder. Bref, ces deux métiers obligent à interroger, à décoder, à affronter l’altérité, à interpréter sans cesse. Ce sont les deux facettes d’une même intelligence en action.

Pouvait-on mieux définir la part qu’occupe la diplomatie dans la civilisation européenne ? Astreinte à épouser le monde pour mieux le reconstruire sans cesse, la diplomatie est une vertu autant qu’une pratique. Même lorsqu’il négocie de petits intérêts, le diplomate ne perd pas de vue les grands enjeux. Il déchiffre, et surtout il formule. Il met des mots sur les réalités de nos destinées, pour pacifier la planète ou à tout le moins pour y mettre un peu d’une provisoire harmonie.

On comprend alors aisément votre intérêt pour les souvenirs des ambassadeurs, les récits pittoresques qu’ils ont donnés des événements majeurs et des grandes décisions auxquelles ils ont pris part. Vous avez ainsi édité le Journal politique de Galeazzo Ciano, ministre et gendre de Mussolini ; et, du côté français, les mémoires de l’ambassadeur André François-Poncet – qui fut de l’Académie française et chancelier de l’Institut. Autant de sources qui permettent de mieux comprendre l’histoire de l’Italie sous le régime totalitaire du Duce, dont vous dites, dans l’éblouissante biographie que vous venez de faire paraître : « Comme tous les dictateurs, Mussolini n’aime pas les diplomates, il se méfie de leurs atermoiements, de leurs scrupules excessifs, de leur approche procédurière. »

Allons plus loin. Vous, diplomate de carrière, vous avez étudié la période où la diplomatie a été mise à mal. Européen convaincu – vous l’avez redit ici même en recevant le prix Chateaubriand –, vous avez consacré votre œuvre à l’époque où l’Europe a le moins existé, quand les nationalismes triomphaient et entraînaient le continent dans un enfer belliciste.

Je ne vois aucun paradoxe dans ce choix qui structure toute votre œuvre, mais au contraire une logique profonde. Pour que de tels malheurs ne se reproduisent pas, l’incantation ne peut suffire. Le savoir historique le plus méticuleux est indispensable, et la mémoire aussi, afin qu’aucune leçon de ces drames ne se perde. Simone Veil, à qui vous succédez, a traversé de la pire façon les pires années du siècle passé et n’a eu de cesse de trouver les remèdes au mal. À votre tour, vous apportez votre regard d’historien et d’ambassadeur. Vous nous rappelez que la république des Lettres avait été conçue à la Renaissance comme un remède pour dépasser les divisions sanglantes de l’Europe. Ce qu’était la théologie dans l’Europe des guerres de Religion, l’idéologie le fut dans l’Europe des nationalismes. De quelque manière qu’on le nomme, ce mal est de tous les temps, et peut-être, plus que jamais, du nôtre.


Cher Maurizio Serra,

Vous prenez place aujourd’hui parmi nous au fauteuil de Racine, de Claudel, de Pierre Messmer, de Simone Veil, sous le regard de Mazarin et de Napoléon, deux hommes qui parlèrent votre langue maternelle avant d’adopter et de servir celle que vous avez faite vôtre et qui nous réunit en ce lieu. Prenez votre part d’immortalité qui est celle de la langue française, et qu’avec vous siège désormais à nos côtés cette autre immortelle qu’est notre grande sœur italienne.

La place qu’enfin nous faisons à votre patrie au sein de l’Académie française est un hommage à une aînée à qui nous devons tant. Nous sommes heureux que vous incarniez aujourd’hui cette filiation car personne mieux que vous n’en a dessiné les origines, les beautés, la permanence et les lignes de force.

Mais c’est bien vous, votre personne, que nous voulions avoir à nos côtés, par un choix intellectuel autant qu’affectif. La raison et le cœur nous l’ont dicté. Il ne suffit pas d’invoquer l’idéal de la république des Lettres, il faut aussi sans cesse la reconstruire. C’est ce que nous ferons ici, avec vous. Vous arrivez parmi nous, disciple des plus grandes traditions, avec votre maîtrise élégante, chaleureuse et raffinée de la langue française, avec cet art consommé de la conversation, cet Art de conférer dont Montaigne faisait l’âme de la vie académique. Votre présence en notre compagnie confirmera le bien-fondé de la formule de Jean Cocteau (fauteuil 31) : « Les Italiens sont des Français de bonne humeur. »

Pour toutes ces raisons, cher Maurizio Serra, soyez le bienvenu à l’Académie française.