Réponse au discours de réception de Louis Duchesne

Le 26 janvier 1911

Étienne LAMY

Réponse de M. Étienne LAMY
au discours de Mgr DUCHESNE

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 janvier1911

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Si le cardinal Mathieu vous a désiré pour successeur, c’est une preuve qu’il aimait la discrétion dans la louange. Vous êtes de ces bons peintres qui mettent de la conscience à ne rien embellir, et vous ne dessinez pas plus grand que nature.

Vous avez fait revivre l’alerte marcheur qui, l’œil hardi, le nez au vent, l’humeur joyeuse, ne bouda contre aucune étape, ni contre aucune rencontre, sut tourner les indifférences en amitiés, les amitiés eu échelons, alla montant toujours, parvint, en neuf années, d’une cure lorraine, à Rome, au cardinalat, et ne s’assit pas avant de s’être assuré un siège sous cette Coupole. Votre hommage, à la force éloquente de l’orateur, a rassemblé l’abondance éparse de ses prédications. Pour mériter le nom d’historien, il faut, ou découvrir des faits inconnus, ou mettre les faits connus dans une lumière qui les renouvelle. Maître en l’une et l’autre habileté, vous les reconnaissez toutes deux au cardinal. Vous constatez que, dans son Concordat, il s’est approprié d’anciens matériaux, comme un homme de goût fait sienne une vieille demeure où il ramène le jour, change les dispositions, suspend des portraits. Vous estimez davantage sa Lorraine avant la Révolution, parce que, là, tout lui appartient. Mais votre prédilection est pour ce Consalvi dont il vous entretint et qu’il n’écrivit pas.

Il n’était point, en effet de ceux que leurs discours ou leurs livres contiennent tout entiers. Il débordait de ses entreprises par la surabondance d’une activité répandue partout, sans s’épuiser nulle part. Quand on cherche ce qui le distingue davantage, on devient moins attentif au cours de ses pensées qu’au mouvement de sa vie, on est distrait de ses œuvres par ses gestes. C’est pourquoi ses livres occupent en votre discours moins de place que ses attitudes d’archevêque à Toulouse et de cardinal à Rome.

Un besoin de penser tout haut, un élan à sortir de soi tels qu’il préférait la contradiction à la solitude, une facilité de relations si attentive à multiplier ses compagnies qu’elle l’était moins à les choisir, et, en même temps, l’énergie d’une personnalité qui se plongeait dans le monde sans s’y dissoudre, et ne craignait pas de fronder les aristocraties empressées à l’accueillir : voilà ce qui vous a intéressé, pris, retenu. Vous avez dit la logique de ses originalités : il fut un perpétuel curieux. À la comédie humaine, ce n’était pas, comme certains, pour être vu qu’il aimait les bonnes places, mais pour voir ; il en changeait volontiers, pour multiplier ses impressions ; il y gardait ses habitudes, trop captivé par le spectacle qui lui était donné pour s’inquiéter du spectacle qu’il donnait lui-même ; il y promenait une attention sollicitée par trop d’objets pour appartenir entière à aucun, et son attente savourait d’avance, quel que fût le plaisir du jour, les surprises du lendemain.

Un heureux que la vie amusa, et dont la vie amuse, oui, c’est lui. Si c’était lui tout entier, les dignités dont il fut revêtu flotteraient, trop amples, sur un personnage trop mince. Il les remplit davantage. Une ressemblance incomplète est un accident ordinaire à quiconque veut donner l’image de prêtres vraiment prêtres. Le sacerdoce est la vocation des vertus qui n’ont pas d’histoire. Leur secret est cher à qui les pratique et les croirait moins offertes à Dieu, si elles étaient honorées par les hommes. Ces existences défient la louange, car elles cachent ce qui les remplit, et, en racontant d’elles ce qu’elles montrent, on semble les présenter vides.

Dans une durée de soixante-et-onze ans, l’existence agitée de l’archevêque et du cardinal s’étend sur dix-sept à peine ; combien plus longue fut l’existence recueillie du professeur, de l’aumônier, du curé ! Ces années de silence forment, comme les fondations enfouies, le support invisible et solide de l’édifice qui étale au soleil la fantaisie de son architecture plus légère, et un peu bariolée. Cette vie intime et profonde avait été trop celle du prêtre, pour ne pas rester celle du prélat. Poussé par l’attrait des anciens devoirs, il s’évadait de ses dignités et de leurs servitudes. Vous avez saisi sur le fait ses fugues de charité. Vous l’avez reconnu sous son parapluie vert. Avec les pauvres de joie, les pauvres de courage, les pauvres de vérité, comme avec les pauvres d’argent, combien de rendez-vous eut-il, que personne n’a surpris ! Ne seraient-ce pas ces contacts qui laissèrent une trace dans certaines de ses habitudes ? On s’étonne qu’avisé et accommodant, il ne se corrigeât pas de quelques solécismes contre la grammaire des élégances, et parût obstiné dans l’affaire la moins importante en soi, la plus capitale pour certains salons. Ses heurts de gestes, ses éclats de voix, sa verdeur de propos, ne les devait-il pas à sa charitable fréquentation de petites gens ? Ceux du peuple aussi ont leur protocole : trop de politesse leur est suspecte ; il faut, avec eux, n’avoir pas peur des mots, imposer la bonté, et elle ne leur parait pas complète, sinon familière et un peu bourrue. La poussière plébéienne que le cardinal apportait parfois chez les grands, ne l’avait-il pas prise chez les petits ? Et alors n’y a-t-il pas de la noblesse dans ces mauvaises manières de sa vertu ?

Qu’elles le destinassent impérieusement au cardinalat de curie, je ne le prétendrai pas. Vous tenez, par surcroît, ce poste pour inutile ; me permettrez-vous de penser autrement ? L’Église est une monarchie dont le Conseil est un collège de cardinaux. Parmi ces cardinaux, les uns sont les principaux évêques des nations catholiques, les autres sont des Romains. Ceux-ci, du centre, pourvoient au gouvernement religieux de l’univers ; ceux-là vivent trop loin pour participer efficacement à la conduite des affaires générales, ou même particulières à leur pays. Il est naturel que les clergés de ces pays souhaitent un accroissement de collaboration, et que ce vœu soit appuyé par les États. Le Pape cède parfois à ces désirs, en choisissant dans ces clergés un cardinal qu’il appelle à Rome pour travailler, avec les cardinaux romains, aux intérêts ecclésiastiques. Ce petit démembrement de la prépotence romaine est concédé comme faveur aux États dont le Saint-Siège veut récompenser ou conquérir les sympathies. C’est un privilège intermittent comme l’amitié, et précieux comme l’influence.

Le Vatican est à la fois un monastère et un palais. Là, pour réussir, il faut avoir l’air d’église ou l’air de cour, mieux encore, l’air des deux. Là, les maîtres des affaires et des coutumes, certains d’une assistance divine, portent dans leur maintien la dignité de cette association ; l’expérience que le temps est le grand vainqueur des embarras a donné à ces politiques le goût de la lenteur ; le sérieux de leur raison, captivée seulement par l’absolu des thèses doctrinales ou par les acquêts de gains positifs, a peu de goût pour les jeux de paroles qui amusent les heures sans avancer les choses. Là enfin l’habitude de traiter avec les puissances, de vivre avec les ambassadeurs, de recevoir les souverains, a formé une tradition de manières majestueuses et établi l’importance du cérémonial. Nul ne semblait moins fait pour y plaire qu’un homme tout spontané, tout mobile et tout bruyant de projets, de gestes et d’esprit. Même les qualités du cardinal Mathieu l’eussent desservi comme des défauts, si, dans une cour, même les défauts ne devenaient des qualités, quand ils agréent au prince. Or, l’archevêque de Toulouse avait plu à Léon XIII.

Ce pontife rêvait de recommencer la grande histoire, en réconciliant la force de l’Église et celle de la France. Pour rétablir une paix dont il mesurait tous les avantages et dont il faisait toutes les avances, il rappela que l’Église n’est, par ses doctrines, ni solidaire ni ennemie d’aucune forme politique, et engagea les catholiques français à accepter leur gouvernement. Auprès d’eux, il voulut se ménager des interprètes ; il désignait le plus autorisé en appelant à Rome un Français comme cardinal il choisit parmi les évêques de France celui qui paraissait le plus décidé d’opinions, le moins timide de tempérament, le plus prêt à être poussé et à pousser les autres. Et quand le cardinal Mathieu, ennemi-né des inimitiés, eut l’espoir de devenir un lien de concorde entre le Pape, l’Église de France et le gouvernement, il connut la joie de ceux qui vouent, aux causes les plus chères à leurs cœurs, les plus spontanés de leurs instincts. L’échec vint d’où Léon XIII ne l’avait pas prévu. Il ne croyait demander aucun sacrifice au gouvernement français en demandant justice pour les catholiques et il jugeait impossible qu’un État repoussât au dedans l’accession de partisans nouveaux, au dehors les ‘bons offices d’une amitié active. Mais, peu après la nomination du cardinal, le gouvernement de la France passait à des philosophes certains que le sentiment religieux est une maladie de l’esprit, et que l’élimination du catholicisme est le grand-œuvre de la société moderne. Si le respect de Léon XIII pour l’indépendance politique des peuples, si les doctrines sociales où il recueillait la pitié répandue par le Christ sur les foules, si des services rendus par la diplomatie pontificale à la France venaient défendre l’Église devant l’opinion, ce serait le mal suprême, le retard de la cure intellectuelle où la raison doit se guérir du divin. Le zèle de Léon XIII pour l’alliance précipita la rupture entre l’État et l’Église. Celle-ci n’avait plus qu’à s’enfermer dans sa patience : supporter et attendre.

Ces changements enlevaient à notre cardinal de curie l’essentiel de sa fonction. Cet artisan de concorde n’était plus qu’un témoin de rupture, cet ouvreur de portes les voyait se fermer pour longtemps. Sa conscience ne pouvait donner tort à l’Église, son patriotisme ne voulait pas déposer contre l’État, et comment rester neutre ? Il trouvait au sommet des honneurs l’échec de sa carrière, il sentait menacés la vie immédiate de l’Église en France et un prestige séculaire de la France dans le monde. Pour refuser l’aveu de son découragement, il garda le masque d’une gaieté que certains estimaient excessive dans le sérieux des circonstances, mais au fond de ses yeux passait parfois une détresse. On commença à parler de maladie : quelle maladie en effet pour lui, n’être plus heureux ! Cette épreuve de sa vie publique lui rendit plus chère cette vie intérieure qui toujours avait été son meilleur et devint son suprême réconfort, à l’heure soudaine de quitter tout le reste. Il ne fut ni surpris, ni troublé, ni triste. Il déposa comme un vêtement les avantages dont on l’avait cru possédé : loin de ses amis, sur un sol étranger, dans un lit d’emprunt, restait un chrétien, grave tout à une immortalité plus sûre seul, immobile que celle dont nous disposons.

Sa place parmi nous est devenue la vôtre. Des travaux en France, des honneurs à Rome, de l’esprit partout, font à vos renommées une ressemblance ; elle est moindre que les contrastes. La curiosité de votre prédécesseur était universelle, la vôtre a voulu se borner. Il devait à un coup d’œil juste et prompt une connaissance générale des choses, leur nouveauté n’était pas le moindre de son attrait, et il lui suffisait de s’essayer à ce qu’il eût été capable d’accomplir en persévérant. Vous aimez pénétrer les profondeurs obscures de l’étude et croyez ne pas savoir ce dont vous ne savez pas tout. La Bible définit d’un mot admirable le pécheur intermittent : « Il a traversé l’iniquité, il ne l’a pas habitée. » Le cardinal Mathieu a traversé l’histoire, il ne l’a pas habitée. Vous, Monsieur, vous l’habitez, vous vous êtes établi à perpétuelle demeure. Le cardinal roula de pays en pays et de titre en titre par des routes sonores. Vous êtes l’homme d’une seule tâche, par vos voyages vous n’avez guère changé que de bibliothèques, et il n’y a dans votre existence que le bruit des papiers feuilletés par une main respectueuse ou caressés par une plume fidèle. Votre art de causer ne diffère pas moins. Le sel du cardinal, au grain parfois un peu gros, n’était que piquant ; le vôtre, toujours fin, renferme en chacune de ses parcelles autant de saveur, avec plus d’amertume. La verve du cardinal avait plus de continuité, plus de jaillissement, la vôtre a plus de pensée et moins d’innocence. La plaisanterie du cardinal était un jouet, la vôtre est parfois une arme. La gaieté du cardinal s’échappait d’une bouche grande ouverte par un rire éclatant : vos mots partent, comme d’un arc tendu, de vos lèvres minces, entre deux sourires silencieux. La belle humeur du cardinal tournait inoffensive autour des questions et des personnes : votre ironie sait pénétrer au fond des choses, prendre la mesure des gens et leur marquer les distances. L’esprit du cardinal ne lui a fait que des amis, le vôtre vous a fait quelques ennemis, et vous mériteriez peut-être de les avoir, si vous ne vous souveniez à temps que le prêtre est un condamné à la douceur.

Le Sacerdoce, voilà la vraie ressemblance qui vous apparente à votre prédécesseur. Vous êtes né et vous avez grandi en Bretagne. Vos premiers regards se sont remplis de ciel et de mer, les deux immensités où apparaît le moins la trace de l’homme et qui attestent le plus un créateur invisible. Vous descendez de marins voués aux dangers qui marquent le mieux à notre force sa limite. Votre mère, vos aïeules étaient des femmes certaines de n’avoir que leur prière pour secours aux êtres chers et menacés. Les morts qui parlent en chacun des vivants vous ont légué une foi profonde que vous n’avez pas sentie commencer, que vous n’avez jamais sentie faiblir. Mais la Bretagne dont vous êtes touche la Normandie. Un peu Normand, vous aimez à vous rendre compte de tout, à n’être dupe de rien. Sur le chemin de Saint-Brieuc et de son séminaire, où se dirigeait le Breton, le Normand hésita un jour, attiré par la science vers l’École polytechnique. — « C’est une tentation, vous répondit un vieux maître, consulté par vous. Devenez prêtre d’abord, vous servirez ensuite la science et Dieu par vos deux vocations. » Cet homme simple fut ce jour-là prophète et vous annonçait votre avenir.

Votre diocèse, en formant votre conscience sacerdotale, vous avait reconnu des aptitudes intellectuelles qu’il devait servir et qu’il ne pouvait diriger. Il vous envoya à Paris, et l’École des Hautes Études vous révéla les manuscrits du moyen âge, testaments inestimables où les idées, les institutions, les actes inscrits par le passé, attendaient, à peu près inconnus, la curiosité du présent. Après deux années, Paris à son tour vous prêtait à Rome, quand la France fonda là une école, pour compléter celle d’Athènes et convier au double foyer de la civilisation antique une élite de jeunes savants. À Rome s’offrait à eux une troisième civilisation. Centre organisateur du christianisme, siège de la Papauté, dépôt des souvenirs les plus anciens et les plus complets qu’art laissés chaque siècle de vie catholique, Rome était la place privilégiée, unique, pour étudier et éclairer le plus grand fait de l’histoire. Et cette étude devenait opportune pour défendre l’Église contre des attaques nouvelles.

Le catholicisme n’a jamais été sans ennemis. Les hérétiques n’ont pas attendu, pour naître, la fin des persécutions païennes. Mais, après sa victoire et pendant de longs siècles, la doctrine apportée par le Christ parut à toutes les intelligences la vérité. Les novateurs ne prétendaient être que des interprètes plus fidèles de cette révélation divine. La controverse ne mettait aux prises que des croyants, ils ne s’opposaient que les textes de l’Écriture et la tradition, autorités incontestées et communes. Dans ces luttes théologiques, jamais les docteurs ne manquèrent au catholicisme, et bien que, dès le début du moyen âge, par le schisme grec il eût perdu l’Orient, et à la Renaissance, par la scission protestante, le Nord de l’Europe, il retenait encore au XVIIe siècle dans son obédience l’élite des esprits.

Toutefois à force de se disputer un christianisme que chacun prétendait défendre, on l’avait ébranlé lui-même, et ainsi fut ouverte la voie à l’attaque du XVIIIe siècle. Devant les théologiens surgirent les philosophes. Pour eux il ne s’agissait plus de savoir quelle Église était la meilleure, mais si aucune Église n’était bonne. Ils affirmèrent que la foi est superflue, que la raison suffit. Leur raison en était si sûre qu’elle se bornait à combattre la vérité révélée, comme les évidentes impostures, par le ridicule et le mépris. Cette nouveauté surprit l’Église qui, pour la première fois, parut muette. La philosophie triompha de ce silence et c’est seulement après la Révolution que vint la réponse magnifique et tardive : Maistre, Chateaubriand, Lamennais montrèrent dans le catholicisme le gouvernement le plus conforme à la sagesse politique, la doctrine la plus efficace de justice sociale, l’idéal le plus inspirateur de beauté. Mais déjà la philosophie n’était plus la maîtresse des intelligences. La vigueur, l’élévation, la finesse de l’esprit, puissances françaises, cèdent au génie d’une autre race : sous le nom de science une nouvelle discipline s’impose, défiante des idées, attentive aux preuves tangibles, et qui cherche dans l’observation minutieuse des petits faits le secret des grandes vérités. Cette science dit : « Peu importe que le catholicisme soit une œuvre de sagesse, de justice et de beauté : il met lui-même toute sa valeur dans son origine, dans le caractère de son fondateur, dans la continuité d’une vie immuable. Si donc la preuve apparaît qu’il se trompe sur ces faits il s’est condamné par son propre témoignage. » Dès le milieu du XIXe siècle, l’érudition cherche les démentis donnés par l’histoire aux postulats religieux. En Allemagne, Strauss invoque le témoignage des Évangiles pour enlever au Christ tout caractère divin, toute existence certaine, et Baur récuse les Évangiles même, qu’il déclare, comme les Épîtres, rédigés, longtemps après leur date apparente, par des scribes frauduleux. En France, Renan, partagé entre sa croyance à l’authenticité des Évangiles et sa foi à l’impossibilité des miracles, donne la grâce ondulante de son style à sa pensée fuyante. Il se repose dans le doute comme d’autres dans l’évidence. Le balancement où il se berce et qui le rapproche tour à tour du oui et du non, sans qu’il s’arrête à l’un ni à l’autre, a, par l’égale amplitude des oscillations, un air d’impartialité, met à la mode le scepticisme contre toutes les affirmations chrétiennes, et le grand artiste de l’incertitude prépare des disciples plus négateurs que lui.

Cette incrédulité de l’érudition ne trouva, pas plus que l’incrédulité de la philosophie, l’Église prête. La science historique n’y avait encore que des solitaires. Même les prêtres, étaient réduits à la chercher en des compilations pauvres de critique, vides de documents, amoureuses du merveilleux, et qui, au lieu de fournir à l’intelligence la preuve des faits extraordinaires, les imposaient volontiers à l’édification comme prouvés par leur miracle même.

Au séminaire, vous aviez dû vous nourrir de cette indigence, elle vous avait laissé une faim inassouvie. Les travaux d’une investigation hostile vous rendaient impatient qu’on opposât des faits aux faits, et cette guerre de science vous semblait moins vaine pour l’Église que la guerre de philosophie. Entre le théologien qui défend le catholicisme au nom de la foi et le libre penseur qui nie la foi au nom de la raison, rien n’est commun, pas même le champ de bataille. Ils habitent deux mondes différents de l’esprit, leurs armes ne se croisent pas. Mais l’incrédule qui discute l’authenticité historique de faits précis offre au croyant un rendez-vous où ils peuvent se joindre et soumettre leur débat à une autorité reconnue par tous deux. Cette loi commune des combattants, qui avait été, dix-huit siècles, le respect de la révélation, ressuscitait sous une forme nouvelle, le respect de l’histoire. Vous pressentiez cela et vous souffriez que des événements essentiels pour l’Église, surtout les plus anciens, fussent trop peu éclaircis. Vous vous demandiez ce qui manquait davantage, les preuves aux historiens ou les historiens aux preuves. Vous deviniez que si le temps ensevelit le passé, il le garde, et vous croyiez entendre ce passé, vivant dans ses tombes, frapper pour qu’on les ouvrit et que, rendu au jour, il parlât. Vous aviez alors conclu, avec un soupir, que se vouer à cette œuvre de vérité serait un noble emploi de la vie. Et maintenant, après avoir appris à lire dans les vieux textes, vous vous trouviez transporté au milieu d’eux, à pied d’œuvre pour la tâche. La destinée, par surcroît de faveur, vous rapprochait d’un homme déjà voué à ces travaux, déjà illustré par eux. De Rossi, explorateur de la Rome souterraine, avait confirmé par les certitudes de l’histoire les traditions de la primitive Église, et offert à une vénération désormais authentique le berceau du christianisme dans ces tombes. Il vous enhardit à la besogne et il la limita. Les trois premiers siècles où ce maître avait marqué la place de ses fouilles, lui appartenaient. Continuer l’œuvre où s’arrêtait la sienne, porter dans des régions non moins obscures une clarté non moins nécessaire, explorer les temps incertains et hantés d’hypothèses, rejoindre par une route sûre les origines apostoliques aux jours présents : telle vous apparut la tâche, et, pendant trois années d’étude à Rome, vous vous êtes préparé à l’entreprendre.

Cette sollicitude de science s’éveillait alors chez les catholiques français. Le clergé aspirait à des démonstrations plus péremptoires des événements religieux. Ses chefs ne pouvaient attendre de l’Université cet accroissement de savoir. Ils n’avaient à compter que sur eux-mêmes, par leur impulsion fut votée la liberté d’enseignement. Alors que votre séjour s’achevait à Rome, les Universités catholiques se fondèrent en France. Celle de Paris vous offrit une chaire. Là vos leçons de dix-huit années devaient bâtir pièce par pièce l’édifice dont le plan, médité à Rome, a trouvé dans vos livres son ordonnance définitive.

De ces livres le premier fut votre Liber Pontificalis. Ce titre désigne une chronique des Papes ; elle relate jusqu’au XVe siècle les principaux événements de chaque pontificat, tantôt en quelques lignes, tantôt en longues pages. De semblables documents ont d’autant plus de valeur pour l’histoire que leurs rédacteurs sont, par leur caractère, plus dignes de foi, et, par leur date, plus contemporains des faits racontés. Or, douter si plusieurs annalistes ne s’étaient pas succédé dans la rédaction du Liber Pontificalis et si le plus ancien ne remonterait pas au IXe siècle, était tout le savoir des érudits. Vous êtes venu, vous avez lu les divers exemplaires du manuscrit, commenté les variantes, distingué l’original, reconnu les divers rédacteurs, fixé leur époque, identifié leur personne, reconstitué leur vie, prouvé que le plus ancien datait du vie siècle. Cette enquête, où la science et la divination apparaissent égales et complétées l’une par l’autre, remplit deux grands in-quarto, avec une variété de commentaires, un luxe de preuves, une surabondance de documents tels que vous sembliez mettre de la coquetterie à affecter les habitudes de l’érudition germanique. Pourtant il n’était pas en votre pouvoir de rendre votre œuvre obscure. Elle est un pesant bloc de cristal où la lumière pénètre sans dévier.

Cet essai révélait le maître. Vous fûtes aussitôt salué comme tel hors de nos frontières et c’est par elles que votre réputation entra en France. La preuve ainsi faite que vous n’ignoriez rien de la procédure pédantesque, vous vous êtes tenu quitte envers elle, et l’avez délaissée pour votre propre méthode. Vous étiez trop Français pour admettre que la lourdeur soit nécessaire à la solidité. Vous jugiez dangereux l’entassement des échafaudages qui prennent la place des édifices. Vous redoutiez les digressions par lesquelles les savants s’interrompent eux-mêmes et retardent sans fin l’essentiel de leur discours. Vous n’estimiez pas les plus riches de récoltes les champs submergés par l’inondation de leurs sources. Vos disciples admiraient que la vérité se fit si accessible, vos contradicteurs éprouvaient qu’elle était armée. Telles furent vos leçons, tels furent vos articles du Bulletin critique où vous suiviez de près le mouvement de l’érudition religieuse. Ces pages détachées vaudraient la reliure et votre talent y a marqué une empreinte inattendue. La gravité de vos études laissait sans emploi certaine gaîté de votre humeur. Mais quand les sujets qu’on traite ne prêtent pas à rire, reste à rire des maladroits qui les gâtent. Comme les vrais savants avaient toute votre admiration, il ne vous en restait plus pour les autres. Toute insuffisance et toute suffisance provoquaient votre sévérité, et votre sévérité votre verve. Vous discutiez avec vos égaux, vous vous jouiez des médiocres et il vous plaisait de rendre comique l’erreur. Vous la pressiez par une escrime vive et légère qui rappelle le XVIIe siècle, mais avec moins de saluts et plus de bottes. Parfois, sans doute par horreur du sang, vous bâtonniez un peu. Et votre façon de punir ceux qui vous donnèrent de l’ennui a donné du plaisir à tous, eux exceptés.

Austères ou plaisants, ces travaux préparaient votre siège à l’Académie des Inscriptions. Il vous était offert en 1888, et presque aussitôt parurent vos Origines du culte chrétien. C’était l’étude des liturgies primitives, des variations qui perpétuent dans la similitude de la croyance l’indépendance de la prière, et dans l’unité de la patrie mystique l’accent de chaque pays. Au pays le plus proche de vos pensées vous consacriez vos Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule. Vous y établissiez l’origine de nos églises, et la succession de leurs premiers évêques. C’est un Liber Pontificalis de chaque diocèse, mais que dans aucun diocèse nul annaliste n’avait écrit, que le savoir bénédictin avait commencé dans le Gallia christiana, et, que vous avez continué, complété, fini seul, par la réunion de renseignements partout épars.

Nul ne s’étonna donc en 1895, quand l’École de Rome eut besoin d’un chef, que vous fussiez choisi. Le Palais Farnèse revit l’élève d’il y avait vingt-deux ans. À ceux que vous trouviez élèves à leur tour, vous apportiez l’exemple de votre activité féconde. Il était naturel qu’à Rome elle contemplât surtout du catholicisme l’universalité. Votre don de joyeux avènement fut double : un livre sur les Églises séparées, où vous leur montriez le chemin du retour ; un livre sur ces Commencements du pouvoir temporel, qui mirent fin aux dépendances précaires de la Papauté. Il faut mentionner aussi votre Liber censuum : non seulement ce répertoire des domaines pontificaux en Italie et de leur fiscalité est, par son texte et ses notes, un traité de la terre féodale, et fait, avec ses deux in-quarto, un doctoral pendant à votre Liber Pontificales, mais cette œuvre d’érudition fut une œuvre de cœur. L’étude avait été entreprise à l’École de Rome par Paul Fabre, gendre de Fustel, digne de cette alliance et de votre amitié. Il mourut à la tâche et vous en légua l’achèvement. C’était une de ces besognes lentes, difficiles, ingrates où s’enfouissent les années. Il le savait quand il vous l’offrit, vous le saviez quand vous l’avez acceptée. Vous ne marchandiez pas, pour honorer ce mort, une part de votre vie, générosité d’autant plus grande que vous dérobiez cette part à celle de vos œuvres que toutes les autres avaient préparée et appelaient, à cette Histoire de l’Église ancienne où vous vouliez réunir les découvertes de détail faites par chacune de vos études, et mettre les blocs patiemment taillés de la carrière en leur place de monument. Lui aussi s’est élevé et vos trois derniers volumes racontent le christianisme, de ses débuts au VIe siècle.

La nouveauté originale de cet immense labeur pourrait être définie : la collaboration d’une âme religieuse et d’une intelligence sceptique. Le Breton et le Normand d’accord ont marqué dans votre œuvre la part de la soumission et celle de la liberté. L’un accorde largement à l’autorité doctrinale tout le nécessaire. L’autre craint les prodigalités et ne concède rien de superflu. À celui-ci n’échappe point que, l’histoire religieuse est exposée à un risque particulier d’inexactitude. Durant les siècles de foi, c’est-à-dire durant la période la plus longue de l’ère chrétienne, les seuls historiens de l’Église furent les plus zélés de ses fidèles. Leur amour voyait surtout la beauté des actes où elle répandit son apostolat ; leur passion de la servir les induisait à prêter aux choses les apparences les plus propres à la glorifier ; leur croyance à l’intervention divine les préparait aux commentaires miraculeux des faits, à l’affirmation, sincère et improuvée, de ce qu’ils souhaitaient être vrai. Et la soumission générale des esprits habituait les peuples à prendre ces voix religieuses pour la voix de l’Église elle-même, à croire sur parole aux faits comme aux dogmes, par une confiance qui ne voulait pas connaître de limites à l’infaillibilité du magistère. De là une tradition historique où l’esprit d’examen était remplacé par l’esprit de foi.

Cela, Monsieur, vous parait un mal. Croire sans preuves est une abdication que l’homme doit à Dieu, mais à Dieu seul, et par laquelle il n’a pas droit de suspendre, hors des dogmes, ses facultés d’être intelligent et libre. Livrer à la foi, dans l’histoire même religieuse, la part de l’étude, c’est appauvrir les traditions, soutenues par l’autorité seule, des certitudes que l’intelligence aurait conquises, et, si cette intelligence se donne des certitudes contraires à ces traditions, tourner de légitimes conquêtes en préjugés contre l’infaillibilité de l’Église. Ne pas favoriser ces confusions, ne pas transporter l’esprit d’examen dans les régions de la foi, ni l’esprit d’autorité dans l’étude de l’histoire, est votre pensée maîtresse. Vous acceptez le dogme sans hésitation ni réserve, les yeux fermés, à genoux, comme un fidèle. L’histoire vous trouve assis et les yeux ouverts, comme un juge. À l’histoire vous appliquez les règles de l’histoire. Elle a le devoir de connaître les faits, le droit de les commenter, il ne lui est permis ni de les céler ni de les asservir. Non que votre conscience soit indifférente aux aides ou aux embarras que vos recherches peuvent apporter à votre culte. Mais vous êtes sûr qu’on n’offense pas Dieu en racontant les faits comme il les a permis. Rendu plus hardi par cette foi même, vous soumettez à une enquête rigoureuse ce qui prétend à votre respect historique, vous fouillez les végétations parasites qui enveloppent, déforment, étouffent les réalités, vous demandez aux légendes leur origine, aux dévotions leurs titres, aux faits leur preuve. Vous tenez à être le moins crédule des croyants.

Voir les choses telles qu’elles sont, les dire telles qu’on les voit est le moyen le plus sûr de se faire des affaires. C’est ainsi qu’en France vous avez soulevé le Midi, sans compter les mécontents épars dans les autres provinces du monde.

Notre Midi, accoutumé à tous les privilèges, croit que l’aurore chrétienne se leva à peu près en même temps sur la Judée et sur Marseille. Nombreuses y sont les églises qui se souviennent d’avoir commencé quand se fondait celle de Rome. Elles s’honorent d’avoir eu pour fondateurs : Limoges, saint Martial, contemporain du Christ ; Périgueux, saint Front sacré par saint Pierre ; Bourges, saint Ursin cathéchisé par saint Étienne. La plus illustre de ces traditions rattache à la Provence la famille chère à Jésus. Marie-Madeleine, Marthe sa sœur, leur frère Lazare, et son compagnon Maximin, partirent de Béthanie pour évangéliser, Lazare Marseille, Maximin Aix, Marthe Arles, et Madeleine pour consacrer par la pénitence la solitude de la Sainte-Baume.

Quelques soupçons d’origine bollandiste s’étaient déjà élevés contre ces certitudes, mais comme de petites brises qui ne courbent pas l’orgueil des chênes verts. Vous, Monsieur, vous fûtes le mistral qui déracine. Vous avez dépouillé ces églises de leur dignité apostolique, vous avez établi que les plus anciennes, Lyon, et peut-être Arles, ne remontent pas au delà du IIe siècle, vous avez exilé au IVe saint Martial, saint Ursin avec saint Front, et en opinant que Lazare et ses sœurs sont morts en Asie, vous avez désaffecté le plus antique sanctuaire de la France chrétienne. Les légendes que vous abattiez se sont vengées de vous en vous faisant à vous-même une légende d’iconoclaste. Et c’est pour cela que Toulouse, par une sentence dont vous n’avez point oublié l’injure, vous a condamné à être pendu ou noyé au cri des cigales retentissantes. Cette vivacité vous inspire quelque défiance contre une ville si tragique en ses offres et si barbare en ses désirs. Mais, Monsieur, dans cette capitale du Midi tempéré, de l’intelligence aimable et des mœurs délicates, il n’y a de bien pendu que les langues. Allez-y. À votre approche, si les cigales chantent, ce sera pour vous dire : « Maître, et vous tous, épigraphistes et paléographes, qui demandez aux signes laissés par les morts sur la pierre ou le parchemin la preuve de la certitude, vous avez fondé le règne du document, ne préparez pas sa tyrannie. Nous ne possédons ni écriture, ni archives, et, néanmoins, nous sommes sûres que, depuis l’ère de la première cigale, notre chant n’a pas changé. Ne daterait-il que de l’heure où quelque scribe, réveillé par lui, le nota ? La multitude humaine, illettrée comme nous, a aussi des chants très anciens qu’elle se transmet, ses traditions et ses légendes. Vous leur demandez de faire leurs preuves, comme si leur existence n’était pas quelque chose. Rien ne naît de rien, et la tradition porte témoignage en faveur des faits qu’elle suppose. Sans doute, il arrive qu’elle les déforme ; c’est pourquoi il est nécessaire de la contrôler et c’est à quoi servent les documents. Le passé a deux témoignages, la tradition et l’écriture. La tradition est la voix des peuples : dans les siècles d’ignorance, elle est la seule mémoire, même dans les temps qui se disent cultivés, elle demeure, pour la plupart des hommes, la grande messagère des idées et des événements ; elle est l’unanimité perpétuée des ancêtres qui virent et des fils qui croient leurs pères ; si elle peut se tromper, elle ne veut jamais tromper. L’écriture est la déposition de témoins isolés qui passent ; si nombreux que soient les textes, la voix intermittente d’une minorité ; et cette minorité, plus que la multitude, est capable de calculs et de mauvaise foi. Il n’est donc pas contraire à la bonne méthode de contrôler aussi les documents par les traditions. Ne l’auriez-vous pas un peu oublié dans vos doctes rigueurs ? Qu’elles s’exercent contre les légendes de ce Midi qui est notre Nord, soit ! Mais la légende de notre Madeleine ! Son antiquité manquât-elle de parchemins, la tradition précise qui garde sur notre sol la place où reposa le corps de la sainte ne vaut-elle pas les traditions contradictoires qui hésitent si elles reconnaissent à Éphèse ou à Béthanie son tombeau ? Le procès est-il assez instruit pour une sentence définitive ? Où l’erreur n’est pas certaine, pourquoi ne pas laisser le bénéfice du doute aux nobles croyances ? Et n’est-il pas beau d’humilité et d’espoir le geste par lequel chez nous, depuis des siècles, les foules conscientes de leurs faiblesses, célèbrent, en Madeleine, la gloire du repentir ? » Pour des cigales, ce n’est pas trop déraisonner.

Vous avez d’autres critiques, de moindre nombre et de plus grand poids : les fidèles habitués à étudier le christianisme dans des livres où la Providence, perpétuelle ouvrière et soudaine thaumaturge, travaille à découvert au profit de l’Église. Ils reprochent à votre histoire qu’elle leur cache Dieu. L’action des hommes, en effet, y apparaît seule. La misère humaine y vagit dans la naissance douloureuse du christianisme, enfant si peu viable, aveugle sur son avenir, atome d’obscurité perdu dans l’univers Romain. Elle se mêle à la lutte même des martyrs, où la persécution ne paraît pas si générale, ni le courage si perpétuel, ni si indivisible le bloc d’héroïsme élevé comme un autel dans le souvenir des siècles. Cette misère humaine se continue, quand, la vie à peine sauve, commencent la subtilité des disputes théologiques, la fureur de se diviser sur ce qu’on ne comprend pas, les conflits d’indépendance et de primauté entre les sièges. Elle grandit, quand s’ajoutent pour le catholicisme aux difficultés de s’accorder avec lui-même les difficultés de s’entendre avec l’État, quand l’Église passe de la persécution à la faveur, c’est-à-dire d’une chaîne à une chaîne, quand ses protecteurs brutaux ne semblent s’être faits chrétiens que pour la rendre arienne, quand son indépendance partout menacée succombe à Rome même, sous les coups obscurs d’oligarchies municipales ou suburbaines, quand les vices les moins religieux disposent du siège pontifical et l’occupent. Quelques êtres de pureté et de génie traversent ce désordre, mais ne le dominent pas, et vous ne déguisez ni les fautes des sages, ni les imperfections des saints. Cette écriture de sincérité déconcerte les respects du chrétien. À vos récits manque quelque chose qu’il cherche : le nimbe que les vieux maîtres mettaient au front des élus. Vous ne gravissez pas le Thabor où la transfiguration s’accomplit, vous attendez, à la descente de la montagne, ceux dont le visage est redevenu humain.

Vous en faire grief serait oublier le but de vos travaux. Le doute que le catholicisme soit mensonge jusque dans son histoire tourmentait la pensée contemporaine et l’incrédulité appelait à son service la science. Fonder sur la science cette histoire et, parmi les événements que le catholicisme dit être son passé, établir lesquels sont certains vous a paru la plus efficace des apologétiques. Mais toute apologétique a ses exigences. Il était pour vous essentiel d’établir l’existence historique du catholicisme, il était secondaire d’en raconter le caractère surnaturel : car les savants, obligés de se rendre à vos preuves de savant, demeuraient libres de résister à vos affirmations de catholique, et elles risquaient de rendre suspect aux incrédules votre témoignage d’historien. Le soin de votre renommée scientifique vous a-t-il induit parfois à un peu d’ostentation dans votre réserve religieuse ? Votre impartialité a-t-elle pris jusqu’au superflu le ton du détachement et l’air de l’indifférence ? Certains le pensent. Mais le droit d’attaquer par les détails une œuvre comme la vôtre ne va pas sans le devoir d’en juger l’ensemble. Or les moins édifiés par telle de vos pages, s’ils concluent sur toutes, ne peuvent contredire que, vides de piété, elles soient pleines de catholicisme. Tous vos chemins mènent à Rome. Votre étude sur le Pouvoir temporel prouve que, même entre les mains des papes les plus impurs, la pureté du magistère fut sauve et que sa garantie, l’indépendance territoriale des pontifes, formée par les déshérences de l’Empire, les libéralités des princes Francs, et les offres volontaires de l’Italie, fut, dans une Europe toute violente, l’exemple le plus parfait d’acquisition légitime. Votre livre sur les Églises séparées rappelle que, dans les déchirements de la robe sans couture, la sagesse pacificatrice resta au catholicisme. Vos travaux sur les vieilles Églises de France prouvent que toutes ont essaimé de la ruche romaine, que leur autonomie fut contenue par le respect de cette origine, qu’une discipline d’imitation prépara dans les divergences primitives de leur cérémonial les rapprochements achevés de nos jours par l’unité de la liturgie. Surtout votre histoire de l’Église ancienne atteste que l’essentiel du dogme, de la hiérarchie, du culte catholiques date de la première société chrétienne à Jérusalem ; que les usages introduits plus tard dans la discipline, comme le célibat des prêtres et l’office canonial, ont leur origine dans les pratiques des premiers cénobites, et qu’une volonté générale du peuple édifié par ces habitudes les imposa aux clercs ; que les premiers papes, à l’exemple de Pierre, se sentent, dans la dispersion des groupes chrétiens, les conservateurs de l’unité et représentent auprès des Églises l’Église ; que Rome intervient partout, est partout chez elle, et fonde sur une tradition continue la primauté définie dix-neuf siècles après par le Concile du Vatican. Le contraste perpétuel entre la petitesse des ouvriers et la grandeur de l’œuvre, le désordre de leurs mouvements et l’ordre des résultats, tant de fautes quotidiennes et tant de sagesse totale suffit à transformer ce témoignage des réalités historiques en une affirmation d’un perpétuel prodige. Les faits nomment, à défaut des paroles, la puissance qui prévoit, répare, soutient et conduit tout. Et chacune de vos pages dit en silence le mot par lequel vous terminer votre Histoire de l’Église en parlant d’un pape qui n’avait pas hésité devant son devoir : « Dieu lui donna raison. »

Ceux mêmes qui ne croient pas que Dieu donne raison à personne ne se sont pas inscrits en faux contre votre récit des actes humains. Dans tous les pays, l’érudition incrédule vous écoutait. Vos méthodes historiques satisfaisaient ses exigences, vos allègres empressements à sacrifier les hypothèses contestables lui rendaient plus difficile de refuser son examen aux faits que vous affirmiez. Un à un elle en a reconnu l’exactitude, et ces assentiments de détail la conduisaient, pas à pas, loin de sa première offensive. Son espoir avait été de prouver que le catholicisme ne continuait pas le rêve religieux du Christ. Elle avait enfoncé hardiment la hache pour faire à jamais béante la coupure entre les siècles apostoliques et les temps actuels. La hache s’est émoussée partout sur les anneaux solides qui, du passé et du présent, font une seule chaîne. Les maîtres de la science incrédule ont à peu près cessé de contester que le catholicisme soit la suite ininterrompue et certaine de l’œuvre confiée par le Christ à ses apôtres. Cette occupation solide de l’histoire par l’Église est votre victoire et celle de votre école. Vous avez soufflé les cierges de petites chapelles, mais vous avez éclairé de feux la nuit des grandes routes. Vous avez mis en doute le superflu de dévotions traditionnelles, mais vous avez mis hors de doute l’essentiel de l’histoire religieuse. Vous avez troublé des habitudes chères à la foi de la minorité la plus pieuse, mais vous avez imposé les évidences du passé catholique à la bonne foi de tous.

Vous avez servi l’Église. Voilà la parole qui vous plaira le plus et par laquelle il faut finir. Car ni la gloire des lettres ni l’éclat de la science ne suffisent à un prêtre. Il a perdu le droit de travailler pour lui-même. Il sait que ses dons sont des prêts, qu’il sera jugé sur leur emploi, que chacune de ses supériorités le fait plus responsable. Et son inquiétude d’être illustre ne s’apaise que dans sa conscience d’être utile.