Réponse au discours de réception de José Cabanis

Le 20 juin 1991

Jacques de BOURBON BUSSET

Réception de José Cabanis

 

 

     Monsieur,

     L'usage voudrait que je rappelle ici les principaux événements de votre vie, les étapes de votre formation intellectuelle, vos voyages, la naissance de vos livres, mais vous êtes de ces écrivains qui se racontent abondamment et pour ceux, nombreux, qui vous ont lu, je ne ferais que vous répéter.

     Ces lignes ne sont pas de moi, elles sont de mon confrère et ami Michel Déon. Il les prononça ici même, il y a neuf ans, alors que j'étais à votre place, Monsieur, et que lui-même siégeait où je siège aujourd'hui. En me permettant de lui emprunter ces phrases, il me semble que je suis dans la ligne de ce qui est la marque de notre Compagnie : la tradition vivante.

     Une tradition vivante : cette formule résume assez bien votre vie et votre œuvre qui sont, d'ailleurs, étroitement liées. Vous êtes profondément fidèle à vos origines, à votre famille, aux lieux de votre enfance, à cette belle région de Toulouse où vous n'avez cessé de vivre. Mais cet attachement à un sol, à un paysage, à une maison n'a rien, chez vous, d'une sclérose. C'est la source du fleuve de votre inspiration.

     Monsieur, vous n'aimez pas les honneurs. Vous en avez reçu mais ils vous sont indifférents. Vous ne leur faites même pas l'honneur de les dédaigner. Il y a en vous une vraie force, la force de la sauvagerie. C'est pourquoi il me plaît qu'aujourd'hui vous soyez exposé aux lumières et qu'on roule pour vous le tambour, comme si vous montiez solennellement à l'échafaud.

     Vous écrivez dans Les Cartes du temps : « Je ne veux rien écrire qui ne soit juste, je mesure mes phrases, je pèse mes mots parce que je serai lu par des inconnus que je ne veux pas tromper. Il faut tout leur dire, et fidèlement. » Voilà une belle déclaration, directe et austère, comme vous-même, et vous vous y tiendrez.

     Je pense que si, en dépit de votre louable sauvagerie, vous avez consenti à vous présenter à nos suffrages c'est que vous aviez la caution d'un compatriote toulousain qu'on ne pouvait soupçonner d'ambition mondaine et auquel vous avez consacré un beau livre, je veux dire le père Lacordaire. Vous dites de lui, au sujet de son élection dans notre Compagnie, en 1860 : « Lacordaire s'était résolu à paraître, pour affirmer la vie et le droit à la vie de ceux qui ont choisi, mêlés au monde ou hors du monde, d'être tout à Dieu. » J'ose vous appliquer ces paroles en vous priant d'excuser mon indiscrétion. Cela dit, vous n'avez pas rencontré, chez nous, les difficultés qu'a rencontrées Lacordaire chez nos prédécesseurs ; certains le jugent un jacobin socialiste, et d'autres le soupçonnent d'être hostile au pouvoir temporel du pape. Ce qui faisait dire à Lacordaire : « Il ne faut jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir mis à terre, même quand cet ours est une académie. »

     Et vous citez le quatrain espiègle d'un de nos confrères d'alors :

On prétend qu'en vertu d'un nouveau règlement
L'académique Aréopage .
Quitte le frac au vert plumage
Pour le froc de Jacques Clément.

     Vous, Monsieur, n'êtes point parvenu à exciter à ce point notre verve poétique.

     Je vais être plus indiscret encore. Je vois en vous un moine dans le siècle, un enfant pieux qui s'est toqué, adolescent, de la littérature et qui, maintenant, a retrouvé, en même temps que son enfance, la tentation monastique.

     Dans Les Profondes Années, vous le dites très bien, commentant en 1975 votre journal de la dix-neuvième année : « J'achetais des livres. Je lisais Proust et Stendhal. Ce fut une passion qui me tint longtemps. Je ne la regrette pas, car elle m'a fait passer des heures heureuses, mais la littérature ne m'occupe plus guère que comme le bréviaire que dirait un prêtre qui n'y croit plus. » Vous n'espérez plus découvrir de secret dans aucun livre, alors que chacun d'eux vous paraissait porteur de vérités qui vous étaient offertes et dont vous vous empariez avidement.

     Après l'effervescence de l'adolescence et les ambitions incontrôlées de la jeunesse, vous êtes revenu à votre vraie nature. Vous avez suivi votre pente qui n'est pas celle de tout le monde, qui a, en dehors d'autres mérites, celui de la rareté, la pente de l'intelligence mystique. J'emploie à dessein cette formule car on identifie trop souvent mystique et effusion purement affective. La mystique, c'est une vérité enracinée dans la vie. Comment, à quel prix se fait cet enracinement ? Je ne crois pas me tromper en suggérant que de telles interrogations sont, à vos yeux, capitales. Vous avez eu comme maîtres deux hommes éminents : Georges Canguilhem et Wladimir Jankélévitch. Ni l'un ni l'autre n'étaient des mystiques, mais ils vous ont donné la formation philosophique qui écarte les tentations de l'irrationnel. C'est pourquoi votre conversion n'a rien d'un coup de cœur, d'un emballement momentané. Elle est le résultat d'un lent travail de votre esprit. Vous l'appelez vous-même « la grâce de l'enfance retrouvée », grâce dont vous faites bénéficier le grand Michelet dans votre livre Michelet, le prêtre et la femme. Vous dites de lui : « Du maître à penser il ne reste pas grand-chose, mais l'amoureux de la femme, des fleurs, des oiseaux et de la mer témoigne qu'une vie est belle qui commence par la passion de connaître pour s'achever dans la grâce de l'enfance retrouvée. » Vous aussi, vous aimez la nature et vous avez besoin de sa proximité. Pour vous, comme pour beaucoup d'autres, la nature est un talisman ; le talisman qui prémunit contre la bêtise de l'orgueil humain. Et puis la prodigalité de la nature nous enseigne qu'il y a une générosité de la raison, que la raison authentique est une raison généreuse. Et c'est pourquoi le message de la France sera nul, s'il n'est pas le message de la générosité de la raison.

     Commentant en 1975 votre journal écrit en 1944 quand vous étiez en Allemagne requis par le service du travail obligatoire, vous écrivez : « Cette vie et ce monde qui avaient été les miens, et que je croyais si perdus, je les ai retrouvés et ne les ai plus quittés, je suis de nouveau à Nollet, et il y a toujours les mêmes moineaux que jadis qui nichent sous le toit et font grand bruit. » Il y a aussi le jardin.

     Mon ami, Philippe Sénart, dans un article intitulé José Cabanis ou la clef du jardin clos, écrit excellemment : « Le salut, c'est sans doute le dernier et le premier mot, le mot perdu et retrouvé. Il y a dans l'œuvre de José Cabanis une quête du bonheur, mais c'est une entreprise mélancolique et elle n'éclate dans la joie, dans une « félicité sans mélange » que lorsque le jardin clos autour duquel n'a cessé de tourner José Cabanis apparaît enfin comme la figuration du Paradis, avec sa source de toute vie. » Ce royaume de Dieu, vous avez désiré en faire votre demeure.

     Vous êtes un janséniste élève des jésuites. Il y a là un de ces tours de force dont vous êtes coutumier. Vous aimez la complicité des contraires qui, selon moi, est la loi secrète de l'univers. Nul ne sait comme vous allier la vivacité et la gravité, l'ascétisme et la volupté. Sous votre plume, ces alliances contre nature paraissent naturelles. Miracle de l'art, de l'art sans artifices, qui est le vôtre et qui s'épanouit dans votre oeuvre, « cette vaste toile d'araignée, dites-vous, où tous les fils se croisent et se recoupent, tout en convergeant vers le centre ».

     Le même souci d'unité vous fait aimer à la fois Dieu et les femmes, mais ici vous vous interrogez. Vous écrivez : « J'étais possédé par cet amour de Dieu et sa grâce inlassable, et aurais-je écrit une ligne qui en valait la peine si je n'avais enfin écrit cela ? Tu le sais bien, j'aime aussi le corps des femmes et leur amour. » Ainsi parle le narrateur des Jardins en Espagne, un de vos plus beaux romans. Et il ajoute : « Je crains que tout cela n'aille trop bien ensemble et qu'on ne passe trop aisément d'un amour à l'autre, pour le scandale de tant de gens. » Et le héros d'un autre de vos beaux romans, Les Jeux de la nuit, avoue : « Je me disais que j'avais eu jadis un grand désir de Dieu, que je l'avais encore, mais plus rarement, que ce désir sans doute se perd à mesure que le temps passe, comme si Dieu se lassait et que j'étais sur le chemin d'un durcissement définitif. »

     Vos personnages masculins admirent les femmes et les désirent violemment. Ils les déclarent aussi menteuses. Reste à savoir si elles ne sont pas menteuses en raison de la balourdise masculine. Afin d'éviter des algarades pour des bagatelles, elles prennent l'habitude de mentir et finissent par mentir pour des choses beaucoup plus graves. Votre Gabrielle, assurément, est douée pour le mensonge mais son amant est bien maladroit, quoi qu'il en pense. Vous dépeignez la fatuité masculine avec une discrétion très efficace.

     Vos héros se préoccupent du mal et du démon et je ne saurais les en blâmer, mais le démon est un malin prétentieux dont il importe de rabattre le caquet. Ainsi humilié, il se recroqueville et s'aplatit. Vos héros lui font la part trop belle. Ils tombent dans le piège de le prendre trop au sérieux. Il ne faut pas le nier, autre piège à éviter. Il faut ridiculiser cet orgueilleux pantin, qui est moins obsédé par le sexe, comme on le croit, que par le pouvoir, l'argent, la domination sous toutes ses formes.

     J'avoue partager votre faible pour cette séduisante Nathalie, issue de votre imagination, qui fait la joie et le malheur du narrateur du Bonheur du jour et des Cartes du temps. En la voyant vivre, grâce à vous, on est tenté de donner tort à Talleyrand qui disait (était-il sincère ?) : « La vie serait supportable, s'il n'y avait pas les plaisirs. »

     Cette charmante Nathalie, vous la retrouvez vieillie dans votre dernier roman, Le Crime de Torcy, où un magistrat redoutable soupçonne votre héros d'avoir assassiné la belle et le lecteur est bien près de partager son point de vue. Votre expérience personnelle du monde judiciaire donne à ce récit une force exceptionnelle. C'est un roman policier métaphysique, comme ont su en écrire Bernanos et Chesterton.

     Votre ton y est encore plus vif que dans vos autres romans. Le dialogue entre le buraliste et votre héros est sans fard :

     « Vers la fin de vos livres, dit le buraliste, vous donnez dans la religion et l'eau bénite, ce sont des capucinades. Qu'est-ce qui vous fait croire en Dieu ? J'attends qu'on m'explique.

     – La musique. Et l'enfance, la petite enfance », répond celui que je ne puis m'empêcher de considérer un peu comme votre double.

     Les Fausses Nouvelles, comme vous les intitulez, qui suivent le roman, sont plus acides encore. Et vous le suggérez, face à ces destins pitoyables, on a envie de se mettre à genoux devant la douleur humaine. Vous n'avez pas honte d'avoir pitié de vos personnages et vous avez raison, la pitié est le luxe des forts. Les faibles n'osent pas se la permettre.

     En revanche, vous êtes féroce envers certains. Importants. je n'oublierai pas le greffier satyre, reconnu par une de ses victimes et l'exclamation du juge :

     « Taisez-vous. C'est mon greffier. Voilà une plaisanterie de mauvais goût et qui pourrait vous coûter cher.

     La malheureuse devint écarlate, s'excusa et balbutia. »

     Et vous concluez : « Le greffier avait eu chaud ; c'est à l'autre bout de la ville, désormais, qu'il exerça son industrie. » Oui, c'est un fait, vous n'aimez pas les importants et vous vous efforcez de les éviter. Ne nous évitez pas. Nous ne sommes pas des importants, nous ne sommes que le cercle des serviteurs attentifs de la langue française. Votre horreur des importants vous l'exprimez par une image empruntée, comme toujours chez vous, à la vie rustique : « Une haute muraille crénelée, écrivez-vous, entoure un modeste jardin où, près de petites fleurs bien dessinées, quelques femmes paraissent rêver et s'attardent... Un personnage grave, de l'autre côté de la muraille, contemple ce jardin si bien clos, et n'entre pas. Ce doit être l'importun, le bavard, le curieux. Le désœuvré, l'important, le gros monsieur qui se prend au sérieux, l'homme arrivé, ce que j'ai toujours fui comme la peste. »

     C'est pour cette raison, si étrange que cela puisse paraître, que vous avez publié en 1980 Saint-Simon l'Admirable, qui, dans votre oeuvre d'historien, succède au Sacre de Napoléon et à Charles X, roi ultra. Vous montrez très bien que c'est en une comédie animale que Saint-Simon présente la cour, « devenue basse-cour ou chenil, ménagerie ou réserve de reptiles », la cour est un cirque, où les gens de cour font leur tour de piste, se pourchassent et se mordent secrètement. Pour vous, Saint-Simon, « qui passe encore pour n'avoir vécu que pour les préséances, savait qu'elles ne sont rien, qu'il faut s'en détourner et les fuir, se retirer dans l'humilité et la solitude pour accéder à cette paix qui ne nous est donnée, selon son mot, que dans le secret de la face de Dieu ».

     Le dernier chapitre de votre livre s'intitule « Monsieur de la Trappe ». Il s'agit du célèbre abbé de Rancé, auquel Saint-Simon soumit des fragments de ses Mémoires et qui en fut sans doute le premier lecteur. Cet attachement passionné de Saint-Simon pour Rancé, vous paraissez l'expliquer par une péripétie commune aux deux hommes, le passage de l'amour humain à l'amour divin. Ce thème est sans doute le thème fondamental de votre oeuvre

     Et il inspire votre dernier livre, paru il y a un peu plus d'un mois, Mauriac, le roman et Dieu, que complètent de passionnantes notules que vous intitulez En marge d'un Mauriac. Vous notez que des romans qui sont les chefs-d'œuvre de Mauriac Dieu est absent, que cela donne à penser, et que Dieu, sans doute, n'est pas romanesque. Mais Claude Mauriac, dans Le Temps immobile, vous a donné la réponse. Il nous rapporte que son père disait magnifiquement : « Le christianisme, ce n'est que le pan du manteau où l'on s'agrippe et que l'on suit dans la nuit. »

     Vous ajoutez que, pour Mauriac, Dieu est une personne qu'on peut prendre par la main. Je crois que Mauriac était plus chrétien que déiste, et ce n'est pas moi qui lui donnerai tort.

     Mais, quand vous affrontez notre autre confrère, Chateaubriand, c'est une autre affaire ! Vous reconnaissez avec beaucoup de bonne foi que, dans la Vie de Rancé, son plus beau livre, Chateaubriand parle plus des femmes que de Dieu. Le confesseur du vicomte lui avait imposé d'écrire ce livre comme pénitence. Le pénitent s'en est tiré en célébrant la gloire des créatures. D'ailleurs Chateaubriand le disait lui-même il voulait la gloire pour se faire aimer des femmes.

     Le portrait de Rancé dans les Mémoires de Saint-Simon est, vous le notez, le seul qui ne comporte aucune ombre. C'est le seul être admirable dans cette foule que dépeint Saint-Simon et l'on peut penser, comme vous, que ce fut Rancé qui persuada Saint-Simon de la vérité d'un autre monde qui donne son sens à celui-ci.

     Pensant à Rancé, à Saint-Simon et peut-être à vous-même, vous écrivez : « Il faut avoir assez vécu pour connaître ce qu'on laisse et le juger. Ce ne doit pas être un entraînement passager, un coup de folie ou un coup d'éclat que de quitter le monde, mais une résolution réfléchie et calme, un choix qui a un sens et un but. »

     Cela est juste, cela attire l'estime et le respect. Mais, plus tard, en 1987, à la fin de votre si perspicace essai sur Sainte-Beuve, vous écrivez assez curieusement, parlant d'un X, qui est évidemment vous-même : « Le plus difficile, sans doute, restait à dire, la raison de tout, et ce que signifiait le jet d'eau qui jaillissait sans fin dans le jardin nocturne, cette source où il avait bu. Alors seulement ses livres prendraient un sens et sa vie serait justifiée : on verrait vers quelle certitude menaient tant d'apparents détours. » Et vous ajoutez : « Il dut convenir très vite qu'il n'avait rien dit... Tant de pages pour en venir là, vingt années, inutiles. »

     Vous n'avez pas eu, Monsieur, à renoncer, comme Rancé ou Saint-Simon, aux honneurs dérisoires, aux hochets de la vanité, vous avez vécu en province, dans votre cher Nollet, exerçant votre métier austère d'expert auprès des tribunaux. La révélation que vous vouliez faire et dont vous prétendez qu'elle n'a pas été perçue, c'est celle de la présence de Dieu. Alors pourquoi ce pessimisme ? je crains que vous n'ayez été effleuré par l'hérésie cathare et que vous ne voyiez dans la chute de l'âme dans le corps la catastrophe majeure. Et pourtant rien n'est plus éloigné de la foi chrétienne et, en particulier, de la catholique. Rentrez en vous-même, mon fils, vous en avez l'habitude, et interrogez-vous.

     Le message que je lis dans votre oeuvre et que vous cherchez, me semble-t-il, à occulter est essentiel ; c'est que l'amour humain, loin de détourner de Dieu, conduit à Dieu. Tous vos romans le montrent et avec d'autant plus de force que ce ne sont pas des romans à thèse. Vos personnages se débattent dans leurs contradictions comme nous tous mais, vous le dites vous-même à propos de notre confrère Julien Green que vous mettez avec raison si haut, « nous pouvons éprouver très vivement la mélancolie de ce monde et que sa beauté ne cesse pourtant de nous poursuivre ». Aimer cette beauté, ce n'est pas trahir l'autre monde. Les signes de l'autre monde sont à l'intérieur de celui-ci. Pourquoi vouloir opposer, comme deux puissances rivales, le monde des apparences et le monde de l'absolu ? Le fini est la demeure de l'infini. La religion de l'Incarnation nous l'enseigne, et vos livres aussi. Il suffit de lire Des jardins en Espagne pour s'en convaincre.

     D'ailleurs, je crois que je vous cherche une mauvaise querelle. Dans Plaisir et Lectures, parlant d'Huysmans que vous appréciez peu, vous dites : « Je suis toujours étonné par ces gens qui parlent de l'amour et n'y voient qu'une chose ignoble – la singulière vie, la pauvre vie qu'ils ont dû avoir ! Ces élans religieux qui naissent du dégoût, j'ai peine à les partager et le monde ne me parait pas si affreux. » Nous voilà bien près l'un de l'autre et je pense, comme vous, qu'Huysmans ne se grandit pas en disant : « Saint François d'Assise était gai, ce qui me le gâte. »

     Au fond, je vous crois un mystique voluptueux, et c'est la variété de mystiques que, pour ma part, je préfère. Je n'aime pas les mystiques violents. À cette allergie au fanatisme, il y a une raison héréditaire que j'hésite à avouer. Le fanatique Savonarole est monté sur le bûcher sur l'ordre de mon ancêtre direct, Alexandre VI Borgia. je retire donc mon accusation de catharisme, et suivons ensemble la voie ouverte par saint François où toutes les créatures célèbrent la gloire de Dieu et où l'absolu est sous nos yeux. Telle est bien votre musique personnelle, et j'avoue qu'elle me plait.

     À la quatrième page de couverture du second volume de Plaisir et Lectures, votre éditeur s'interroge : « Qu'est-ce qui fait courir Cabanis ? » Et il répond avec, je pense, votre aveu : « Le plaisir... Ici, les plaisirs et la lecture. » Dans ces deux volumes vous vous révélez un remarquable critique, à la fois perspicace et passionné. Cette lucidité dans la passion est, je crois, un de vos traits distinctifs. Vous vous abandonnez certes à l'admiration de vos auteurs favoris mais le censeur veille et signale les fautes qui se glissent parfois dans l'ombre de la beauté.

     Romancier, essayiste, historien, vous avez beaucoup de cordes à votre arc mais j'ai omis la principale, c'est la corde poétique. Quel que soit le genre littéraire que vous adoptez, vous êtes, avant tout, poète. Certes, vos premiers romans représentent une concession à ce que vous appelez le réalisme mais, à l'âge encore tendre où vous les composiez, votre lucidité est déjà là et vous notez : « Sentiment que ce roman est artificiel, sans nécessité, sans épaisseur et sans intérêt. » Cette note de votre journal de 1952, vous la commentez en 1987, et ce journal à deux voix, à trente-cinq années de distance, est très émouvant. « J'ai fait, écrivez-vous, ce que j'ai pu, comme j'ai pu, aussi bien que j'ai pu, et cette bienheureuse indifférence qui m'est venue est une délivrance. Je ne pense ni que j'ai réussi une oeuvre, ni que je l'ai manquée, elle est comme elle est, je n'y pense plus, et il en sera comme Dieu voudra. Je la poursuivrai aussi longtemps que je serai en vie, comme un vieux pommier ne peut que continuer à donner son fruit. »

     Vous êtes bien peu homme de lettres, et comment ne pas vous en féliciter ? Cependant il y a eu dans votre vie et dans votre oeuvre une évolution. Dès vos tout premiers livres, cette évolution était prévisible, elle était en germe. Les hortensias autour de votre maison de Bagnères étaient déjà là, mais vous les regardiez à peine. Plus tard, au lieu de montrer la laideur des hommes, vous avez écouté ce que vous disaient les hortensias de Bagnères. Vous avez trouvé les mots pour exprimer l'éclat des âmes et des paysages, ainsi que la lumière qui dort dans l'obscurité.

     L'Escaladieu, ce titre que vous avez donné à votre journal de 1947 à 1953, c'est le nom d'une abbaye que vous aimez, c'est l'échelle de Dieu, c'est votre itinéraire vers Dieu où l'amour des lettres et l'amour de la famille sont des constantes. Le passage le plus prenant de ce livre est bien le récit de l'agonie de votre père, qui n'a jamais cessé d'être votre meilleur ami, ce père dont l'amour passionné qu'il vous portait était, comme vous dites, « l'amour du Père qui pardonne tout ».

     À côté d'un sentiment aussi fort et aussi désintéressé, l'amour des lettres vous parait bien pâle et vous avez raison. Vous justifiez toutefois le journal intime, qualifié souvent à tort de narcissique, et qu'ont illustré deux très grands écrivains contemporains, Julien Green et Marcel Jouhandeau, à qui vous avez consacré de belles études.

     Vous écrivez : « Chaque créature, unique et incomparable, aura mérité depuis que le monde existe de laisser son témoignage ; ce serait celui dune vie, toujours pathétique et riche, et imprévue, même pour les plus humbles et les plus méconnus. » Et vous ajoutez : « C'est la parabole du Bon Pasteur. » Je crois que le souvenir de la vieille et modeste carmélite de Bagnères, qui préparait l'autel, vous a aidé à écrire cela.

     Je pense que le livre qui, pour vous, a marqué une coupure, car nos livres nous font autant que nous les faisons, c'est votre livre Lacordaire et quelques autres. Certes, l'ouvrage porte en sous-titre Politique et Religion et vous y montrez très bien que religion et politique se rencontrent nécessairement, mais pas toujours pour leur bien. Et vous rappelez un texte de notre confrère Fénelon : « Quelque appui que reçoive l'Église des meilleurs princes, elle a toujours à craindre que la protection ne soit pas un secours, mais un joug déguisé, au lieu que, avec la liberté, elle ne court aucun risque. » Mais ce qui m'a plus frappé encore, c'est la conversion de Lacordaire.

     À vingt-deux ans, Lacordaire est un jeune homme sceptique qui écrit : « J'ai ouvert le coffre de l'existence et j'ai vu qu'il était vide. »

     Notre commun ami, notre cher père Carré, rappelle que, dans une de ses conférences, dix ans plus tard, Lacordaire s'écrie : « On rencontre ici-bas Jésus-Christ comme on rencontre un autre homme. Un jour, au détour d'une rue, dans un sentier solitaire, on s'arrête, on écoute et une voix nous dit : " Voilà Jésus-Christ ". » Cela lui arriva et à vous aussi, son biographe. Comme lui, vous pensez qu'il y a loin encore de la foi à l'amour et de l'amour qui commence à l'amour qui déborde.

     De cet amour qui déborde, Lacordaire, comme vous un solitaire de Toulouse, écrit : « L'amour est l'acte suprême de l'âme et le chef-d'œuvre de l'homme. Son intelligence y est, puisqu'il faut connaître pour aimer ; sa volonté, puisqu'il faut consentir ; sa liberté, puisqu'il faut faire un choix ; ses passions, puisqu'il faut désirer, espérer, craindre, avoir de la tristesse et de la joie ; sa vertu, puisqu'il faut persévérer, parfois mourir et se dévouer toujours. »

     Cet amour peut être l'amour pour une femme. Vous l'avez dit dans L'Escaladieu : « Un être dont on peut à chaque instant faire un être heureux, quel impressionnant pouvoir. » Oui, le pouvoir politique parait dérisoire à côté de celui-là.

     Lacordaire évoque lui-même la plus douce, « la plus forte, la plus étroite, la plus sacrée des étreintes humaines, l'union de l'homme et de la femme, dans l'indissolubilité du nœud nuptial ».

     Qu'est-ce à dire sinon que l'engagement, loin de diminuer l'homme, le grandit ? André Gide, que vous avez beaucoup lu et que vous jugez avec lucidité, a lancé une formule qui a fait de grands ravages : « Choisir, c'est renoncer. » Oui, mais si on ne renonce à rien, on ne préfère rien, on ne fait rien, on n'est rien. À quoi sert d'être libre pour rien ? S'engager, choisir, c'est se créer, c'est se libérer. Nos choix nous créent et nous libèrent. La parole donnée et tenue est le socle indispensable pour construire dans la vie publique comme dans la vie privée. Ce n'est pas une contrainte imposée du dehors, c'est une structure qu'on a choisie, qu'on se donne. Et, quand l'âme s'engage, l'esprit se libère. Foi jurée, esprit libre.

     Les rives empêchent le fleuve de finir en marécage. Les rives sont la chance du fleuve. De même, l'engagement est la chance de la liberté. Je pense que vous êtes d'accord, vous que les jardins clos de murs inspirent davantage que les espaces urbains indéfinis. Vous savez que les frontières ont un pouvoir créateur. Votre goût des frontières est celui d'un classique. Peu vous chaut qu'on vous reproche votre écriture classique. Vous êtes de ceux qui ne se laissent pas impressionner. Et c'est ainsi que vous souriez quand un prophète du signifiant, race en voie de disparition, vous explique que ce que vous écrivez est sans intérêt, puisque vous ne mettez pas en cause le langage. Plutôt que de mettre en cause le langage, vous préférez nous parler du jardin de Bagnères, ce que vous êtes seul à pouvoir faire et que personne ne fera à votre place.

     Vous êtes profondément conscient de la singularité des êtres. On ne peut oublier ni votre Nathalie ni votre Gabrielle de La Bataille de Toulouse. Vous m'avez fait les aimer ainsi que quelques autres femmes qui traversent vos récits.

     Comme écrivain, je ne puis non plus rester insensible aux tourments de l'oncle Octave, ce poète raté, déchiré entre sa lucidité et ses illusions. Vous l'affirmez : « Ne mérite d'être dit que ce que personne d'autre ne peut dire. » Vous avez appliqué cette maxime avec rigueur et nous ne pouvons que nous en féliciter.

     C'est la raison, je crois, pour laquelle vous êtes attiré par Rousseau, malgré tout ce qui vous sépare. Vous avez, comme lui, le sentiment très vif de ces instants privilégiés qui transforment une existence. Pour Rousseau, ce fut, en octobre 1749, la lecture de quelques lignes, sur la toute de Vincennes, par une chaleur torride. « À l'instant de cette lecture, dit-il, je vis un autre univers et je devins un autre homme... Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu. » À propos de ce texte, vous dites que ce que Rousseau a alors connu, ce fut une vocation, au sens religieux du terme, un appel auquel il répondit par une adhésion définitive. Vous ajoutez que la route de Vincennes a été son chemin de Damas. Pour vous, Monsieur, le chemin de Damas, j'imagine, n'a pas été une route, mais un jardin. Et je pousserai l'indiscrétion jusqu'à suggérer que, dans votre cas, l'instant privilégié est un instant perpétuel.

     Vous qui avez consacré des études à de nombreux écrivains français, vous n'en avez pas consacré à ma connaissance à un des plus grands qui, je crois, est votre vrai maître, l'homme de l'expérience vécue de la foi, l'homme qui a écrit : « On se fait une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n'est pas Dieu », je veux dire Blaise Pascal.

     Pascal a retenu l'attention de Thierry Maulnier, votre grand prédécesseur. Dans Le Dieu masqué, il montre avec force combien le Dieu de Pascal diffère de celui de Descartes ; comme il le dit, « Le coup de génie de Pascal répond au coup de génie de Descartes. Le Dieu de Descartes s'atteint à travers l'évidence, celui de Pascal à travers le doute. » Pour le savant Pascal qui est aussi le croyant Pascal, « le doute et la foi sont complémentaires ». Thierry Maulnier ajoute : « Il y a plusieurs grandes religions mais il n'y en a qu'une qui permette au plus humble des êtres humains penché sur sa pioche, sa brouette ou son registre comptable, au plus médiocre, au plus insignifiant de se croire personnellement sous le regard d'amour de Celui qui gouverne les mondes, plus encore, de n'être pas jugé indigne du sacrifice d'un Dieu. »

     Thierry Maulnier met en lumière, dans ces lignes, la singularité de la foi chrétienne qui est son souci des âmes singulières, toutes uniques et irremplaçables. Tel est bien un des thèmes essentiels de votre oeuvre Ainsi vous êtes tous deux, comme Pascal lui-même, des chercheurs d'absolu et c'est ce qui fait de vous deux bien plus que des auteurs de grand talent : vous avez une autre dimension.

     Assurément, la différence entre vous est importante. Alors que vous, Monsieur, pensez avoir trouvé la réponse dans la présence de Dieu à vos côtés, Thierry Maulnier, lui, vous l'avez rappelé, écrit : « Tu ne peux donner de réponses à toutes les questions. Mais tu peux faire des questions avec toutes les réponses. » Il va plus loin encore et écrit dans Le Dieu masqué : « La pire mésaventure, heureusement improbable, qui pourrait advenir à l'esprit humain serait la découverte d'une vérité définitive. » Ici, Maulnier se rapproche plus de Montaigne, votre ancêtre, car, par votre mère, vous descendez directement de Montaigne. « Les idées aussi luttent pour la vie, écrit Maulnier, et celle qui gagne est celle qui aide le mieux l'homme à supporter l'angoisse d'avoir à vivre. » Cette idée est celle d'un dramaturge, du grand dramaturge qu'était Thierry Maulnier, avec l'aide précieuse de sa femme, Marcelle Tassencourt. Ni lui ni vous n'êtes de ces personnages qui se complaisent dans leur petit moi. Vous savez que le sentiment de l'autosuffisance est le signe le plus certain de la sottise.

     L'absolu ne se savoure pas tout seul. L'absolu se construit à deux. On objectera : et les vocations religieuses, qu'en faites-vous ? Je répondrai qu'une vocation religieuse qui n'est pas une histoire d'amour avec Dieu n'est pas une vraie vocation. L'autre, qu'il soit le tout proche ou le tout autre, est celui qui nous fait exister. C'est le tu qui donne une structure au je. La machinerie inconsciente d'elle-même de l'univers compte peu au regard de la complicité qui unit deux êtres construisant ensemble l'absolu. C'est d'un autre ordre et cette distinction des ordres, si chère à Pascal, est sans aucun doute essentielle. Écoutons Pascal : « Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé. »

     Je retrouve ici, Monsieur, l'interrogation que j'avais l'audace de vous prêter il y a quelques instants sur la manière d'enraciner la mystique dans la vie et je crois que vous serez d'accord avec moi pour penser que la réponse est précisément de l'ordre de la charité, c'est-à-dire de l'amour.

     Vivre, c'est aider quelqu'un à vivre, et le vrai pouvoir n'est pas celui de faire ramper les autres mais celui de pouvoir d'un mot, d'un geste, éclairer un visage. Et l'absolu, c'est un visage.

     Votre prédécesseur et vous, je dois vous remercier. Tous deux, vous m'avez aidé. Quand j'étais prisonnier de guerre, j'avais un livre, un seul livre, à côté de ma paillasse, l'Introduction à la poésie française de Thierry Maulnier ; et ce texte si vigoureux, si dense m'encourageait à griffonner sur un cahier d'écolier. Quant à vous, Monsieur, que j'ai beaucoup cité – et que pouvais-je faire de mieux ? – la lecture de vos livres a renforcé ma conviction que le grand secret est de retrouver la fraîcheur du regard qui, seule, permet de voir scintiller le réel. Ainsi se construit une métaphysique de la proximité. Alors on découvre l'absolu dans la singularité des êtres, on acquiert la seconde naïveté et le regard créateur en s'efforçant de tout voir et de tout vivre comme pour la première fois.

     Alors tout commence à chaque instant. Notre confrère Paul Valéry a dit : « Ce qui ne demande aucun effort n'est que temps perdu. » La grâce de la fraîcheur du regard, comme toutes les grâces, n'est pas un état passif, mais le fruit d'un effort poursuivi dans la joie, la joie qui naît de l'évasion de la prison du moi. Vous montrez, Monsieur, dans vos livres, que nul ne peut être à soi-même sa propre nécessité, que la complicité des contraires est l'aiguillon de l'esprit, que la dualité est créatrice. Oui, la vraie nécessité paraît à l'appel d'un visage où scintille l'espoir de vivre l'instant perpétuel d'un amour durable, c'est-à-dire l'éternité plus un jour.