Réponse au discours de réception de Jean-Sylvain Bailly

Le 26 février 1784

Jean-Antoine-Nicolas de CARITAT, marquis de CONDORCET

Réponse de M. le marquis de Condorcet
au discours de M. Bailly

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 février 1784

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Monsieur,

Uni avec vous depuis quinze ans par les liens de la Confraternité, je me trouve heureux, dans ce moment, d’avoir à félicité l’Académie qui vient de vous adopter, & de pouvoir lui répondre qu’elle trouvera dans vous ces vertus douces & simples, ce caractère facile mais sûr, qui attirent l’amitié en captivant la confiance ; un zèle constant pour servir l’humanité par des travaux utiles, ou la soulager par une bienfaisance noble & éclairée ; enfin la réunion de l’amour des Lettres & de l’étude, avec cette modestie sincère qui se fait pardonner les talents et les succès.

Dès vos premières années vous avez parcouru d’un pas égal la carrière paisible des Sciences, & la carrière plus brillante, mais plus épineuse, de l’Éloquence & de la Littérature. De la même main qui a calculé les mouvements si compliqués de ces astres de Médicis, dont, il y a deux siècles, on ne soupçonnoit pas même l’existence, vous avez tracé un Éloge de Leibniz, couronné par une savante Académie. Élève de l’Abbé de la Caille, vous avez rendu un hommage touchant à la mémoire du Maître qui avoit guidé vos premiers pas dans l’étude des Mathématiques. Cette Histoire, où vous avez exposé l’origine & la marche d’une Science aux progrès de laquelle vous avez contribué, a occupé ceux même à qui l’Astronomie est étrangère, & qui, entraînés par le plaisir de vous lire & de suivre vos idées, se sont instruits sans le vouloir, & presque malgré eux.

Dans la dernière partie de cette Histoire, vous vous étiez imposé une tâche bien difficile, celle d’apprécier les Ouvrages des Savants qui existoient encore, & vous l’avez remplie avec justice, avec impartialité même, si jamais ce mot peut convenir à des hommes. On aperçoit à chaque page le plaisir que vous éprouvez à reconnoître, à encourager, à célébrer le véritable talent ; & vous avez eu le mérite bien rare, de faire réussir un Ouvrage où beaucoup d’hommes vivants sont loués.

Vos Lettres sur l’Atlantide ont eu un avantage réservé presque uniquement aux Romans & aux Pièces de Théâtre, celui d’avoir pour Lecteurs tous ceux qui savent lire. Vous y établissez votre opinion avec tant d’adresse, vous l’avez tellement embellie par des détails ingénieux, qu’on a de la peine à s’empêcher de l’adopter. On est de votre avis tant qu’on a votre Livre entre les mains, & il faut le quitter pour avoir la force de se défendre contre vous. En interprétant Platon, vous l’avez imité dans l’art heureux de faire aimer les opinions que vous voulez établir ; & si votre système a jamais le sort qu’ont éprouvé tant d’autres opinions, & dont le nom ou le génie de leurs Auteurs n’ont pu les préserver, votre Ouvrage sera plus heureux, & la Postérité vous pardonnera votre Peuple hyperboréen, comme elle a pardonné les atomes à Lucrèce, & les tourbillons à l’Auteur de la Pluralité des Mondes.

Il est possible même que ces systèmes, mêlés avec art à des vérités importantes, aient quelquefois une utilité réelle. Ils peuvent inspirer le goût de l’instruction à ces esprits que l’incertitude, le doute, la méthode lente & rigoureuse des Sciences exactes, fatiguent ou rebutent. On a dit qu’il falloit des fables aux hommes pour leur faire supporter la vérité, & ces opinions systématiques sont peut-être la seule mythologie qui conviennent à des siècles éclairés.

M. le comte de Tressan, que vous remplacez parmi nous, unissoit comme vous les Sciences & les Lettres : il eut le courage de les cultiver au milieu de toutes les illusions de la jeunesse, de l’agitation de la Cour, de la dissipation du monde, du tourbillon des plaisirs. Tandis qu’il immortalisoit dans ses Vers les charmes de l’Actrice célèbre à qui les ennemis d’un grand Homme ont osé attribuer une partie du succès de Zaïre, il écrivoit à Voltaire, à Fontenelle, à Haller, à Bonnet, aux Bernouilli, au Vainqueur de Molwitz, au Philosophe qui a chanté les saisons ; il méditoit les ouvrages des savants, il jetoit sur la Nature un regard observateur. Chaque jour, quelques heures enlevées au plaisir étoient consacrées à l’étude, & il en a reçu la récompense ; les Lettres ont été la consolation de sa vieillesse.

Dans un âge où les hommes les plus actifs commencent à éprouver le besoin du repos, il devint un de nos Écrivains les plus féconds & les plus infatigables. Il publia ces Contes où des tableaux voluptueux n’alarment jamais la décence ; où une plaisanterie fine & légère répand la gaieté au milieu des combats éternels & des longs amours de nos Paladins. Le naturel des sentiments & des images, fait oublier le merveilleux des aventures. Rajeunis par lui, nos anciens romanciers ont de l’esprit & même de la vérité ; leur imagination vagabonde n’est plus que riante & folâtre. Enfin l’Arioste lui-même n’a perdu entre les mains de M. de Tressan, que ce qu’un grand Poëte est condamné à perdre dans une traduction en prose.

La vieillesse est peut-être l’âge de la vie auquel ces ingénieuses bagatelles conviennent le mieux, & où l’on peut s’y livrer avec moins de scrupule & plus de succès. C’est lorsqu’on est désabusé de tout, qu’on a le droit de parler de tout en badinant. C’est alors qu’une longue expérience a pu enseigner l’art de cacher la raison sous un voile qui l’embellisse, & permette à des yeux trop délicats d’en soutenir la lumière ; c’est alors qu’indulgent sur les erreurs de l’humanité, on peut les peindre sans humeur & les corriger sans fiel.

On n’a plus la force de suivre la vérité qui se dérobe à notre foiblesse ; les traits profonds qui peignent les passions, échappent à une ame qui n’en conserve plus que des souvenirs presqu’effacés. La réalité n’offre à la vieillesse que des regrets : c’est dans un monde idéal, qu’elle doit chercher à exister. La jeunesse poursuit trop souvent avec ardeur des chimères sérieuses que son imagination réalise : pourquoi n’excuserions-nous pas la vieillesse lorsqu’elle s’amuse avec des Contes, & qu’elle cherche à jouir un moment de leurs douces & passagères illusions ?

M. le comte de Tressan étoit depuis long-temps associé libre de l’Académie des Sciences ; & ces deux Compagnies ont toujours vu naître avec plaisir l’occasion de resserrer par de nouveaux liens cette union utile à toutes deux. Vous venez de nous montrer combien l’Éloquence et la Littérature peuvent devoir de beautés à l’étude approfondie de l’homme & de la Nature ; mais combien aussi les Sciences peuvent-elles avoir d’obligation à l’étude des Lettres ! La méthode de se former des idées justes, est liée à l’art de s’exprimer avec précision ; la clarté de nos idées dépend de l’exactitude du sens que nous attachons à leurs signes : nous n’avons même d’idées bien précises, que celles dont nous avons fixé l’étendue en les désignant par un mot. Ce n’est pas seulement en parlant, en lisant, en écrivant, que nous ne séparons point nos idées du mot qui les exprime ; cette liaison se fait sentir dans nos méditations & dans nos recherches. Les idées que nous combinons pour nous élever à des vérités nouvelles, ne se présentent à l’esprit qu’accompagnées du signe que l’habitude ne nous permet plus d’en séparer ; & la perfection de la langue de chaque Science, contribue, plus qu’on ne l’imagine à y rendre les découvertes plus promptes & plus faciles.

Long-temps on a paru croire que l’étude des Sciences étoit contraire au goût dans les Lettres, tandis qu’un autre préjugé faisoit craindre pour les Sciences, la distraction où peut entraîner l’amour de la Littérature, & la facilité que donne l’art d’écrire pour faire valoir de petits objets ou voiler les défauts d’un Ouvrage. Votre exemple, Monsieur, est une réponse de plus qui doit servir à prouver combien de pareilles craintes sont chimériques. Si ces préjugés, chers à quelques Littérateurs ignorants & à quelques Savants médiocres, n’ont pour cause que la répugnance avec laquelle ils consentiroient à reconnoître dans un seul homme une double supériorité, votre caractère peut encore les désarmer ; &, par une exception honorable, vous échapperez sans doute à la proscription que la médiocrité a prononcée contre tous ceux qui osent embrasser deux genres si éloignés en apparence, & ont le bonheur dangereux & rare de réussir dans tous deux.