Réponse au discours de réception de François de Curel

Le 8 mai 1919

Émile BOUTROUX

Réception de M. le vicomte François de Curel

 

Monsieur,

Je sais que, selon la tradition de l’Académie, le premier objet de votre discours était de dire votre remerciement. Vous vous êtes acquitté de ce devoir avec une modestie que je devrais peut-être dénoncer comme excessive. Souffrez pourtant que j’adopte d’abord votre manière de voir. De même qu’en 1874 l’Académie française, en accueillant Alfred Mézières, entendait adresser à la Lorraine mutilée l’hommage de sa fraternelle sympathie et de sa foi invincible dans la réparation nécessaire ; de même, aujourd’hui, la bienvenue que l’Académie souhaite à un enfant de la Lorraine recouvrée, dit sa joie de voir enfin reconstituée la famille française, et brisé définitivement l’effort le plus savant et le plus diabolique qui jamais ait été poursuivi pour dompter et tuer la conscience d’un peuple.

Mais je ne puis, Monsieur, m’approprier jusqu’au bout votre sentiment. L’un des traits qui distinguent la Lorraine et l’Alsace, c’est le nombre extraordinaire d’hommes supérieurs que, dans leur communion intime avec la France, ces deux provinces ont engendrés. La gloire française, partout où elle éclate, est, pour une part singulièrement large, une gloire alsacienne ou lorraine. Ce témoignage de l’histoire trouve aujourd’hui, une fois de plus, sa confirmation. En même temps qu’un Lorrain fidèle, nous saluons en vous l’un de ces fils d’élite que la Lorraine a prodigués à la France, et qui ont contribué à manifester splendidement l’unité de l’âme lorraine et de l’âme française. Laissez-moi dire, Monsieur, que c’est vous-même, en même temps que l’enfant de Metz, que l’Académie est heureuse de recevoir aujourd’hui. Votre déférence filiale de Lorrain n’en saurait prendre ombrage ; car, en célébrant vos mérites propres, c’est encore la Lorraine que nous honorerons.

 

Que vous possédiez, de la maîtrise littéraire, les deux conditions maîtresses : le don de nature et la passion de la perfection, c’est de quoi suffirait à témoigner l’étude, aussi élégante que profonde, dont vous venez de nous donner lecture. Comprendre, a dit Raphaël, c’est égaler. Vous nous avez parlé de notre grand confrère, en penseur, en homme de théâtre, en écrivain, qui est de sa race. Vous avez pénétré profondément son œuvre, et vous l’avez, à la lettre, fait revivre devant nous. Ceci est le miracle de l’art. Votre peinture a la précision exacte de la science ; et, en même temps, elle respire, elle palpite, elle vit : c’est l’original, s’expliquant et se révélant lui-même.

Non que l’indépendance foncière de votre jugement soit absente de cette étude. Mais votre note personnelle est si bien fondue avec toutes celles que vous faites jaillir de l’œuvre elle-même, qu’il faut s’appliquer, pour discerner, çà et là, quelques notables dissentiments.

Vous avez tracé, de votre prédécesseur, un portrait sur lequel il convient que nous reposions nos regards, et auquel je me reprocherais d’ajouter la moindre touche.

Pour exprimer, à mon tour, comme j’ai l’agréable devoir de le faire, la respectueuse admiration et la particulière sympathie que je ressentais pour Paul Hervieu, je ne vois d’autre ressource que d’insister, par un ou deux exemples, sur la portée considérable de ses ouvrages, et de marquer, par là même, le rang qu’il occupe et qu’il gardera parmi les maîtres de la littérature dramatique.

Il n’est pas surprenant que le drame des Tenailles laisse au spectateur une impression ineffaçable. Peu importe que la situation soit liée à une législation contingente, qui, en fait, a changé : le problème, au fond, est le conflit de la nature humaine primordiale avec cette surnature, que les institutions, notamment les institutions religieuses, se proposent de substituer à nos tendances instinctives. La nature, c’est le changement incessant, c’est l’oubli, c’est le mépris des serments ; c’est la passion, s’allumant, s’éteignant au hasard, et jouissant de son inconstance même ; c’est le passé condamné, pour cela seul qu’il fut, et l’avenir convoité, pour cela seul qu’il n’est pas encore et promet des sensations nouvelles. Un je ne sais quoi, cependant, voix d’un autre monde, proteste en nous contre cet abandon passif de notre être au perpétuel écoulement des choses. Quoi ! nos plus chers sentiments seraient, comme la matière brute, le jouet du temps destructeur ? Notre vie serait une mort de tous les instants ? Et voici que, prêtant l’oreille à cette voix étrange, qui l’appelle à des destinées supérieures, l’homme se prend à rêver des amours éternelles, des gloires qui défient les âges, des créations qui perpétuent à l’infini ses pensées et ses volontés. Il veut la durée pour ses œuvres, et, pour lui, l’immortalité. Il a confié à la religion le soin de réaliser ces espérances, dont, actuellement déjà, il se fait une force et une joie, en ce monde aveugle et décevant. Et la religion a répondu à son désir en instituant les vœux indissolubles. De la nature, qui répugne à la constance, ou de l’esprit, qui met sa gloire à surmonter le changement, lequel l’emportera ?

Les sages de l’antiquité classique enseignèrent que la nature était moins noble que l’esprit, et que le devoir de l’homme était d’incliner ses passions devant les lois. Et cette doctrine s’établit dans les sociétés civilisées. Or voici que la conscience moderne la met en question. Elle a dressé, à l’entrée de la morale, une vertu jalouse : la sincérité. L’Irène de Paul Hervieu déclare : « Je crie mon horreur de feindre cette vie de mariage que nous n’avons pas. » Par la sincérité, l’instinct conscient entend se hausser au niveau de l’antique conscience religieuse. Que dis-je ? Nous ne sommes plus sûrs, aujourd’hui, que l’éternité soit plus divine que le changement, et nous en venons à nous demander si ce ne serait pas le changement qui serait Dieu.

Si ces doctrines venaient à s’établir, que deviendrait notre civilisation morale, fondée sur l’idée d’une vérité, d’une justice, d’une loi stable et éternelle, dont il nous était prescrit de composer, avec les éléments fluides de notre monde, une image de plus en plus fidèle ?

C’est un conflit analogue de la nature avec l’esprit que représente l’admirable pièce : La Course du Flambeau. La nature n’a créé la maternité que pour perpétuer l’espèce. Et elle n’a mis dans les cœurs d’autres sentiments que ceux qui vont à cette fin. Mais l’esprit, qui conçoit la justice, et qui voudrait la réaliser, essaie de persuader aux enfants qu’ils doivent de la reconnaissance à leurs parents, qu’ils ont des devoirs envers eux. Et les enfants que notre éducation a formés se sentent attachés et dévoués à leurs parents. Ils ne se connaissent pas. Voici une femme, fille tendre autant, que mère affectueuse, que des circonstances cruelles forcent d’opter entre sa mère et sa fille. Sans déchirement, sans hésitation, sans trouble, sans une tentative pour concilier ses deux devoirs, elle opte pour sa fille. Son dévouement à sa mère s’est évanoui soudain, pour faire place à une dure indifférence. Telle est donc, après tant de siècles d’efforts pour nous dépasser, notre condition. Nous nous imaginons qu’il a pénétré dans nos âmes quelque chose de cet idéal que nous nous flattons d’adorer. Mais nos âmes sont restées sous l’empire de la nature, qui, elle, ne sait rien de nos lois de justice et de bonté. Et, quand la réalité nous prend à la gorge, et nous somme d’être nous-mêmes, nous constatons, stupéfaits, que nous sommes demeurés des forces aveugles, jouets passifs d’une insondable destinée.

Exposer ces essentiels problèmes, non en des dissertations abstraites, mais en des scènes vivantes, où palpitent, gémissent et se tordent des êtres pareils à nous ; faire parler à ces personnages un langage chargé de pensée et de passion, merveilleusement juste, fort et expressif, à travers telles constructions laborieuses qui disent elles-mêmes l’âpreté des luttes qu’elles traduisent ; répandre le charme austère d’un art voué au vrai sur le fond tragique de notre existence d’hommes : ce fut l’œuvre de Paul Hervieu. N’est-il pas permis de dire qu’elle le range dans la famille des grands scrutateurs de la destinée humaine : les Eschyle et les Sophocle, les Shakespeare, les Corneille, et les Racine ?

Ce grand méditatif était le plus simple et le plus charmant des hommes. Et, comme le redisent à l’envi tous ceux qui l’ont vu de près, dans son exquise politesse rien n’était donné à la complaisance. En la moindre chose, il cherchait le juste et le vrai. Les affaires de l’Académie lui étaient particulièrement chères, et il s’en occupait avec un zèle constant. Non qu’il se plût à mesurer son influence personnelle. Mais il avait de l’Académie française une haute idée, et il souhaitait que ce témoin séculaire du génie de la France demeurât digne de sa grande mission.

Hervieu se rendit en 1908 à Berlin, pour y conférer sur la propriété littéraire. Combien, dans ce milieu où s’exhalait de toutes parts la quintessence de la pensée germanique, il dut se confirmer dans son estime pour l’Académie ! La Kœnigliche Akademie der Wissenschaften trouvait plaisante la prétention qu’avait l’Académie française de travailler à la rédaction du Dictionnaire. Eh quoi ! Un groupe de beaux esprits, dans des conversations de salon renouvelées des Précieuses, se croyait autorisé à résoudre les problèmes les plus abstrus de la philologie et de l’archéologie ? Seuls, les spécialistes ont qualité pour aborder de pareilles tâches. Un dictionnaire ne peut être composé que par un comité de philologues.

Toute la différence qui sépare l’esprit allemand de l’esprit français est incluse dans ce jugement. Les Allemands ne conçoivent le savoir que sur le type des sciences physiques. Ils entendent que tout ce qui est soit réductible à un pur mécanisme. Et ils se glorifient de considérer toutes choses de ce point de vue. Mais les Français cultivent, en même temps que l’esprit de géométrie, l’esprit de finesse, cette sorte de pénétration vivante du réel, qui discerne les replis et les nuances des choses, là même où échouent les plus parfaits procédés de mesure du géomètre. Les Allemands veulent que, pour déterminer le sens des mots, on s’enfonce toujours plus profondément dans les arcanes de l’étymologie. Nous restons fidèles, nous, au principe classique : l’usage, cette règle vivante et suprême du langage, disait Horace. Or, pour enregistrer l’usage actuel des honnêtes gens, qui nierait que l’Académie française ne soit qualifiée ? Cette méthode, dit-on à Berlin, n’est pas scientifique ? En fait, elle n’exclut nullement la science, tout au contraire ; mais elle s’y ajoute, comme, dans une plante, la vie s’ajoute aux forces physico-chimiques. Cette union intime de la science et du tact, de la logique et du jugement, de la discipline et du sentiment, du mécanisme et de la vie, est précisément le trait qui, dans le duel sans pareil que nous venons de soutenir, a distingué nos armées de celles de l’ennemi. Et l’histoire expliquera comment ce n’est pas le mécanisme scientifique, si prodigieusement qu’il eût été développé, c’est l’âme, c’est la pensée, c’est le jugement, c’est le cœur qui, finalement, a vaincu.

Combien Paul Hervieu eût apprécié une telle victoire ; combien elle eût adouci l’âpre douleur que lui avait apportée la guerre ; et avec quel enthousiasme il se fût associé au sentiment de l’Académie, estimant que, puisqu’elle est gardienne de l’esprit français, il lui appartenait d’inviter à entrer dans ses rangs les hommes qui, placés à la tête de l’armée ou à la tête du gouvernement, ont, pour une si large part, procuré la victoire, en déployant, dans toute leur puissance et dans toute leur beauté, les plus authentiques vertus du génie de la France.

 

Le théâtre de Paul Hervieu était essentiellement classique : l’auteur y disparaissait presque devant l’œuvre. Il ne semble pas. Monsieur, qu’il en soit de même du vôtre. Vous-même nous avertissez que votre préoccupation constante est de traduire votre expérience personnelle. Ce n’est donc pas simplement pour me conformer à la tradition, comme il est toujours sage de le faire, c’est pour me mettre en mesure de vous comprendre, que je vais commencer par vous raconter l’histoire de votre vie.

Vous naquîtes, Monsieur, le 10 juin 1854, à Metz, d’une ancienne famille lorraine. Un de vos ancêtres accompagna aux Croisades le Sire de Joinville en qualité d’écuyer. Un autre fut colonel du génie sous Napoléon Ier et remplit la fonction de directeur des fortifications de Sarrelouis et de Metz. Votre mère était une Wendel. Elle appartenait à cette laborieuse famille qui, depuis 1700 environ, possédait les forges de Hayange près Thionville, et tenait une place considérable dans la métallurgie française. J’oubliais de dire qu’un de vos ancêtres fut un grand chasseur : de celui-là aussi, vous sentez que quelque chose a passé en vous.

Vous fîtes vos études au Collège des Jésuites de Metz. Ils vous ont fort bien enseigné, entre autres choses, le latin, le grec ; et la littérature française jusqu’au XVIIIe siècle exclusivement. Ils vous ont donné une excellente éducation morale, solide et délicate. Comme jadis Descartes, vous ne parlez de vos maîtres jésuites qu’avec une pieuse reconnaissance. Ils vous ont sûrement enseigné le patriotisme, et la foi dans la puissance de la volonté au service du devoir. Car, parmi les élèves de ces Pères, je trouve deux hommes qui sont aujourd’hui, en ce sens, l’honneur de notre pays : l’un, exemple saisissant de ce que peut la volonté, personnification de la vaillance et de l’énergie, capable d’opposer à des forces très supérieures la résistance la plus habile et la plus opiniâtre : le général de Maud’huy ; l’autre, dont le monde compare aujourd’hui le génie militaire avec celui de Napoléon, et qui, par la noblesse et la générosité de son caractère comme par la souple puissance de son intelligence, est définitivement classé comme l’un des plus grands entre les Français, l’un des plus grands entre les hommes : le maréchal Foch.

Porté vers les lettres, mais goûtant également les sciences, vous cédâtes aux conseils de vos parents, qui souhaitaient de vous voir prendre part à la direction des forges de Hayange, et vous entrâtes à l’École Centrale, en 1873. Vous étiez déjà un ami des lettres et une conscience formée au culte des idées morales : vous voici, en outre, un industriel. Vous aviez besoin de savoir l’allemand, et vous ne trouviez, autour de vous, aucune occasion de parler cette langue. Dans ce pays, que les Allemands avaient revendiqué comme foncièrement allemand, vous ne trouvez, si haut que vous remontiez dans vos papiers de famille, que des documents français. Vous allâtes donc dans l’Allemagne allemande pour y acquérir la pratique de la langue. Puis vous vous disposâtes à entrer dans la direction des forges familiales. Les Allemands vous refusèrent le permis de résidence à cause de votre âge.

Ainsi vous étiez désormais un étranger dans votre pays d’origine. Vous dûtes résider habituellement en France, alors que votre cœur, en même temps que français, demeurait lorrain. Cruel déchirement ! Ne le regrettez pas, Monsieur ! Lorsque deux parents se retrouvent après une longue séparation, il arrive qu’à l’explosion de joie que provoque la réunion succède, quelque temps après, une impression d’étonnement et d’embarras. On s’avise de différences auxquelles on ne s’attendait pas, et qui tiennent aux conditions divergentes dans lesquelles on a vécu de part et d’autre.

Rien de tel, quant à l’ensemble, entre la France et l’Alsace-Lorraine. Il semble aujourd’hui que la séparation n’ait duré qu’un jour. Or, cet heureux événement a sa cause, non seulement dans la profonde unité morale qui rend indiscernables la France d’en deçà des Vosges et la France d’au delà, mais encore dans l’influence exercée, depuis 1871, par ces Alsaciens et ces Lorrains qui, comme vous, Monsieur, ont maintenu la communication entre les tronçons disjoints de la patrie. C’est grâce à eux, pour une large part, que s’est conservée intacte l’entente et l’amitié, non seulement, des Français et des Alsaciens-Lorrains, mais des Alsaciens de Strasbourg et des Alsaciens de Belfort, des Lorrains de Nancy et des Lorrains de Metz. Et ainsi vos pareils, Monsieur, ont grandement contribué à démontrer au monde que l’unité de tous les Français n’est pas seulement historique, virtuelle, géographique, inconsciente, mais qu’elle est voulue, consciente, cordiale, et aussi actuelle aujourd’hui qu’en 1870.

Traversé dans vos projets par la destinée, vous vous en remîtes à cette même destinée du soin de régler votre avenir. Elle ne vous imposait aucune obligation. Elle partageait votre existence entre la solitude des forêts et les élégances de la société parisienne. Vous fûtes un chasseur convaincu, digne de vos ancêtres ; vous vous adonnâtes aux courses folles dans les forêts, et aussi à la rêverie, à l’observation, à la réflexion, dans le monde et dans la solitude. Votre esprit est prodigieusement actif : un mot d’enfant, à propos d’un coucou qui chanté, fait lever dans votre cerveau toute une philosophie. Votre vie ne fut nullement, comme il vous semble, celle d’un oisif. Le travail de la pensée est du travail.

D’ailleurs, comme il arrive toutes les fois que la pensée est intense, vous brûliez d’exprimer vos idées, de les traduire en des œuvres qui les communiqueraient au monde, et qui sait ? de parvenir, peut-être, à cette gloire littéraire qui vous apparaissait comme la plus haute de toutes.

Vous vous essayâtes au roman. Vous échouâtes. Vous ne perdîtes pas courage. Vous cherchiez votre voie. Un point, du moins, était pour vous acquis : jamais vous n’aborderiez le théâtre. Celui-ci a ses lois. Il veut la rapidité, l’effet, la coupure, la concentration. Mais vous vous plaisiez, vous, aux minutieuses analyses psychologiques Vous vouliez pénétrer le fonds et le tréfonds des âmes. Vous entendiez nous connaître, comme nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Quelle apparence que cette partie invisible du prisme psychologique puisse fournir la matière d’un spectacle scénique ?

Vous aviez soigneusement travaillé un grand roman, Le Sauvetage du Grand-Duc, et vous attendiez les appréciations des critiques avec une certaine anxiété. Or, voici ce que vous lûtes dans L’Observateur français du 25 avril 1889, sous la signature de Charles Maurras : « Un malheureux vaudevilliste perdu dans la toge du romancier, voilà M. de Curel !... Au théâtre, Monsieur de Curel, au théâtre ! »

À la lecture de cet étonnant article vous vous écriâtes : « Et pourquoi pas ? » Subitement vous vous aperçûtes que vous n’étiez pas l’observateur enfermé en lui-même que vous croyiez être. Vous vous appliquiez à considérer les choses sous différents angles. Et c’était en se représentant à vous, épousées par des personnages distincts de vous, que vos idées vous intéressaient et prenaient tout leur développement. Vous vous engageâtes donc avec une ardeur confiante dans la voie que vous indiquait M. Maurras. Et bientôt vous frappiez à la porte de la Comédie Française et de l’Odéon. Impossible ! vous fut-il répondu. Une psychologie aussi compliquée n’a pas sa place au théâtre, non pas même au théâtre Antoine. Or, c’est précisément au hardi et intelligent créateur du Théâtre-Libre, à l’homme qui a si bien compris que tout ce qui vit évolue, et que, même au théâtre, nulle formule n’est définitive, c’est à ce mauvais coucheur d’Antoine, voué d’abord au théâtre réaliste, que nous devons l’illustre auteur dramatique, le héros du théâtre d’idées, François de Curel. Vous envoyâtes à Antoine votre Figurante, qu’avait rejetée la Comédie Française. Il vous répondit : « Vous êtes incontestablement auteur dramatique tout de bon. » Ainsi fûtes-vous consacré au théâtre.

À la lumière de ces documents biographiques, je vais essayer, Monsieur, de déterminer le sens et la portée de vos ouvrages.

 

Je vais essayer... Mais voici qu’à mesure que je médite sur cette tâche, un doute m’envahit. Je me suis docilement conformé à l’usage, aux enseignements des maîtres, à vos propres directions, en étudiant l’auteur, pour être à même de comprendre l’œuvre. Mais est-ce que, vraiment, je dois, à toute force, trouver l’explication du contenu de vos pièces dans votre hérédité, votre éducation, votre genre de vie, votre caractère ? Sans doute, dans cet ordre d’idées, je pourrai faire des remarques telles que celles-ci : Il est question de futaies dans Les Fossiles, de nénuphars dans La Nouvelle Idole, de minerais de fer dans le Repas du Lion, de la Messe dans La Comédie du Génie. Or, précisément, tel ou tel point de la biographie de M. de Curel explique très bien comment, il a pu être familiarisé avec les futaies, les nénuphars, les minerais de fer, ou la Messe.

Je pourrai encore, creusant mon sujet de plus en plus, retrouver, dans votre expérience, extérieure et intérieure, le thème de tant d’admirables drames de sentiments et d’idées, qui, à chaque pas, nous émeuvent dans vos ouvrages.

Suis-je sûr, cependant, que de telles recherches suffiront à me faire saisir tout ce qu’il y a dans votre œuvre ? Puis-je savoir a priori, s’il ne s’y rencontrerait pas quelque trait qui ne se laisserait pas ramener aux données fournies par votre biographie ? Ce qu’on appelle génie n’est-il pas, précisément, la puissance de créer des œuvres qui ne sont pas de simples résultantes mécaniques des conditions au milieu desquelles elles ont pris naissance ? Je ne vois pas bien pourquoi je devrais m’imposer une méthode qui, d’avance, me condamnerait à méconnaître ce que votre théâtre peut contenir de génial.

Je sais que vous aimez à nous démontrer que nos plus fermes croyances ne sont que des illusions. Laissez-nous Monsieur, l’illusion de la réalité du génie. En présence de certaines œuvres, c’est la critique elle-même, à mesure qu’elle se fait plus fine et plus exacte, qui transforme cette illusion en conviction raisonnée.

Il m’est impossible, pour apprécier votre œuvre, de me borner à fouiller le livre de votre vie. Mais voici que j’ai la bonne fortune de voir venir à mon aide le plus autorisé des guides, à savoir vous-même. Habile à vous dédoubler, psychologue subtil, observateur curieux et impartial, quel que soit le sujet de votre observation, vous expliquez à merveille l’origine, la composition, l’intention et le sens de vos pièces. Combien précieuses de telles lumières ! Pardonnez, cependant, à mon impertinente franchise. Vous-même, Monsieur, vous-même, je me demande si vous êtes compétent pour expliquer vos pièces.

Vous nous confiez, avec une bonne grâce exquise, que, de temps en temps, vous regardez curieusement marcher devant vous vos personnages, que vous les écoutez et dialoguez avec eux ; que parfois, ils vous surprennent par leur désinvolture et leur indépendance. Ceci est le signe d’élection. Vous êtes un auteur dramatique, parce que vous créez des êtres qui vivent. Le propre de la vie, comme disait Platon, c’est de se mouvoir par soi. En vain subsiste-t-il en vous quelque chose de la faiblesse du père, qui voudrait que son fils, tout en grandissant, demeurât une partie de lui-même. L’enfant s’émancipe et suit sa voie. Il en est de même des créations du génie. Non seulement Alceste n’est pas Molière, mais Molière lui-même n’est pas maître des pensées d’Alceste. Alceste vit. Son âme, son secret sont à lui. Et les grands comédiens n’ont pas tort d’en chercher, aujourd’hui encore, des interprétations nouvelles. La singularité du génie consiste à créer quelque chose qui lui échappe, qui vit par soi, qui, par soi, durera en évoluant et se diversifiant, comme tout ce qui vit réellement ; et qui, à son tour, pareil à une semence jetée dans un sol propice, suscitera, dans d’autres cerveaux de génie, des créations nouvelles, non moins participantes de l’énergie infinie et inépuisable que dispense à ses élus le Créateur des créateurs.

Si donc nous voulons pénétrer jusqu’au cœur des grandes œuvres, il nous faut, certes, pousser nos recherches aussi avant que possible par l’emploi de tous les moyens dont nous disposons. Mais une dernière démarche reste nécessaire, pour laquelle nous n’apportons guère que notre désir et notre bonne volonté : celle que Pascal a caractérisée par ces mots : « S’offrir, par les humiliations, aux inspirations. » S’agit-il d’une pièce de théâtre ? Ayant assisté, avec abandon, à la représentation de la pièce, à sa représentation non seulement réelle, mais idéale, ayant vibré avec les personnages et avec le public, ayant vécu le drame, tandis qu’il se déroulait devant nous, rentrons ensuite en nous-mêmes, faisons silence, écoutons. Si nous en sommes dignes, l’œuvre nous parlera, ouvrira notre intelligence, et nous dévoilera quelque chose de la pensée infinie dont elle est la révélation.

 

Je vous ai averti, Monsieur, que je ne tiendrais qu’un compte restreint de vos propres jugements sur vos ouvrages. Vous ne vous étonnerez pas si je me hâte d’user, sans votre aveu, de la liberté que je me suis attribuée : c’est la méthode moderne d’acquérir une liberté.

Vous prétendez que vos romans ne valent rien. En êtes-vous bien sûr, Monsieur ?

Je trouve dans Le Sauvetage du Grand-Duc, avec la fantaisie d’une libre, riche et brillante imagination, des qualités rares d’observation, d’ironie, de drôlerie à base d’amertume, d’élégance d’esprit, de naturel. J’y trouve le sens des situations, le langage de chaque personnage constamment approprié à son caractère ; j’y trouve le dialogue scénique, où l’on se répond, bien différent de la conversation réelle, qui, en général, consiste à s’écouter parler devant quelqu’un. M. Maurras a si bien jugé, que son exhortation, en vérité, était inutile. Pour aller au théâtre et pour y exceller, vous n’aviez, Monsieur, qu’à devenir vous-même.

Un obstacle, pourtant, se dressait devant vous, et c’est de vous qu’il surgissait. Passionné pour l’analyse psychologique et pour les idées, vous entendiez, si vous composiez des pièces de théâtre, écrire des drames d’idées. Mais ces deux mots ne jurent-ils pas de se trouver ensemble ? Drame veut dire action, idée veut dire représentation intellectuelle. Chacune des deux se suffit, et c’est séparément que l’on prend part à une action par la sympathie, et que l’on suit un développement d’idées par la réflexion. En présence d’un drame d’idées, le spectateur sera coupé en deux. Ou il s’intéressera à l’action, et trouvera gênantes les théories qui s’y superposent, ou il s’absorbera dans les déductions du penseur, et il oubliera l’action.

Il ne semble pas, Monsieur, que vos craintes fussent entièrement chimériques, car les directeurs des théâtres et une partie du public parurent les confirmer. Et pourtant, on ne peut dire que votre dessein fût absolument nouveau et paradoxal. Je ne crois pas me tromper en remarquant que Les Euménides d’Eschyle, qui datent de plus de deux mille ans, et où est mis en scène le conflit de la justice-vengeance et de la justice-équité, sont un drame d’idées. Et n’est-ce pas un drame d’idées parfaitement authentique que Hamlet, où se débat la question de savoir si la pensée et l’action sont conciliables, ou s’excluent radicalement l’une l’autre ?

On nous avait habitués à ne voir dans les idées que des symboles fabriqués par l’esprit pour essayer de s’expliquer les choses. Et, dès lors, on leur refusait toute influence sur les événements. La formule qui exprime le cours d’un astre influe-t-elle sur ce cours lui-même ? De ce point de vue, l’auteur dramatique qui se flatterait de prendre son public aux entrailles avec des idées serait comparable à un amphitryon qui penserait rassasier ses convives en leur offrant des images de natures mortes.

Mais cette doctrine d’école est artificielle. Les idées ne sont pas de vains reflets des choses. Elles-mêmes sont des choses. Et elles peuvent agir, mouvoir : elles peuvent exalter nos amours, tendre nos volontés, concentrer et mettre en branle nos énergies. Témoin le grand qui vient de se jouer sur la scène du monde, et dont les protagonistes étaient, non des individus ou des groupes d’individus, mais des idées : l’idée du despotisme et l’idée de la liberté, l’idée de la violence et l’idée du droit, l’idée allemande et l’idée humaine.

De plus en plus délibérément, si nous voulons recueillir les fruits de nos immenses sacrifices, nous devrons vivre, non seulement d’instincts, de sentiments, d’impulsions, si généreuses soient-elles, mais d’idées. Votre théâtre, Monsieur, est notre théâtre.

Honneur à l’opiniâtreté de Lorrain et à la foi de poète que vous avez opposées aux théories des habiles et à l’inexpérience du public ! Par votre dédain du succès facile vous avez marqué, à tout jamais, votre place dans l’histoire des grandes révolutions du théâtre.

 

Il est entendu qu’une pièce, ni ne se raconte, ni ne se juge. La seule question est de savoir si, en la voyant représenter, on est ému, saisi, aliéné de soi et absorbé dans la vie des personnages. Il ne me semble pas douteux que la plupart de vos ouvrages ne réalisent cette condition. Combien, en effet, sont poignantes et dramatiques les idées que votre talent, si vigoureusement, a incarnées en des êtres pareils à nous !

Julie, dans l’Envers d’une Sainte, tourmentée par la jalousie et par le remords, a, pendant plus de vingt ans, demandé la guérison à la discipline sévère et absorbante du Couvent. Elle échoue. La grâce lui a manqué. Elle attendait d’une pression extérieure un effet qui ne pouvait résulter que d’un travail interne, d’une secrète conversion du cœur. Faillite de la pratique que ne soutient pas l’action intérieure : voilà l’Envers d’une Sainte.

La Figurante, c’est la faillite de l’habileté en face de l’amour : sujet éternel, qui signifie, lui aussi, qu’il y a, dans les forces qui jaillissent de l’âme, un je ne sais quoi où les inventions de l’intelligence la plus avisée ne peuvent atteindre. Amour, calcul : deux incommensurables.

Les Fossiles, c’est la faillite des efforts, tour à tour mesquins et, sublimes, que fait une famille de vieille noblesse pour subsister dans notre monde. L’hérédité de l’honneur : quoi de plus admirable ? Mais la démocratie est en marche, niveleuse impitoyable. Et, grands ou chétifs, ces thuriféraires d’un passé condamné sont des fossiles.

L’Invitée, c’est la faillite de l’indépendance, chez des époux qui se sont séparés pour vivre chacun leur vie. Cette vie est triste, incurablement triste. Et le problème de l’éducation et du sort des enfants est radicalement insoluble.

Dans quels abîmes de réflexions ne nous plonge pas votre poignant Repas du Lion ? Voici un village qui a conservé sa physionomie séculaire. De fraîches prairies l’environnent, et des bois, résonnant de notes claires et riches en gibier. Une source cristalline serpente, et tombe, en scintillante cascade, dans le Trou de la Fée. Survient un visiteur : le Progrès. Dans le sous-sol de la région gisent des minerais de fer. Donc, les forêts feront place à des usines, la source sera captée, le Trou de la Fée produira une force de quarante mille chevaux. Transformation inéluctable. Pourquoi, d’ailleurs, les enfants du pays la regretteraient-ils ? La joie de l’homme, c’est de produire ; et l’exploitation industrielle de la région va la rendre un million de fois plus productive. « Hélas ! soupire Jean de Miremont, aimer une chose, c’est, en quelque façon, la créer. » Cette nature, où l’homme avait versé son âme, il en avait fait un être spirituel, dont il ne se distinguait plus. En face de ses bois, que l’industrie massacre, il est comme une mère dont on égorge les enfants. Et c’est là, d’un bout à l’autre du globe, le destin de l’humanité. C’est une sensation de mort que le progrès lui apporte. Bientôt, cependant, absorbé par l’action, et n’ayant plus le temps de rentrer en lui-même, l’homme modèle ses sentiments sur cette action même, et chante triomphalement la nature vaincue et transformée tout entière en un champ d’exploitation industrielle.

Ce triomphe ne va pas sans heurts. L’industrie moderne accroit l’inégalité des conditions humaines, et rend d’autant plus douloureuse la situation des humbles. Pour guérir ce mal, toutefois, ne possédons-nous pas un remède infaillible : la charité chrétienne ? Qu’elle était belle, en effet, jadis, tendre, dévouée, délicate, infinie, et si efficace ! Mais notre siècle n’en veut plus : il la hait ; c’est elle, principalement, qu’il est jaloux d’exterminer. La charité, c’est l’humiliation et la dépravation du pauvre. Et c’est, chez le riche, le calcul sournois, l’égoïsme masqué, le pharisaïsme, la domination hypocrite, la peur dissimulée. Une seule attitude est digne d’un homme libre la revendication de son droit.

Devant la faillite de la charité, à quel moyen recourir ? Les hommes cherchent tumultueusement. La seule solution réellement pratique qu’ils aient trouvée jusqu’ici est la suivante :

Lorsqu’au fond du désert le lion annonce par ses rugissements qu’il se met en chasse, les chacals accourent en masse pour dévorer les restes de son carnage. Pareillement, le patron digne de son rôle tire des fonds qu’il exploite des revenus immenses ; et les ouvriers, ses collaborateurs, à l’instar des chacals avides, se nourrissent de son superflu : leur égoïsme profite à servir son égoïsme. Ou la charité chrétienne, ou le déchaînement du surhomme : telle est l’alternative. Le surhomme représente le progrès.

Dans La Nouvelle Idole, la vertu chrétienne brille de tout son éclat. Une enfant, qu’inspire sa foi naïve, fait en souriant le sacrifice de sa vie. La science entend se montrer capable d’un égal héroïsme ; et voici qu’un savant qui a tué par imprudence se tue lui-même, pour se punir. Mais ce savant a gardé des scrupules dont il ne sonde pas l’origine. À côté de lui travaille un autre savant, son élève, un pur savant, celui-là, qui ne croit qu’à ses expériences de laboratoire. Et ce véritable serviteur de la Nouvelle Idole prend en pitié les scrupules de son maître. Pour que les nénuphars qui habitent les bas-fonds réussissent à percer la couche d’eau en-dessous de laquelle ils ne peuvent s’épanouir, il est nécessaire que leurs tiges grandissent et se dressent. Mais d’elles-mêmes elles n’y parviendront pas : il y faut l’action du soleil, l’action d’en haut.

La Fille Sauvage, c’est l’épopée de l’humanité. L’homme est péniblement sorti de la brute. Il a été civilisé par la religion. Devenu, par elle, intelligent, il a créé la science. Celle-ci, une fois adulte, tue la religion, et, avec elle, la spiritualité qui faisait la noblesse de la civilisation. L’homme retourne donc à l’animalité, avec la science comme instrument, pour procurer la toute-puissance à ses instincts de primitif.

C’est encore l’idéal soulevant l’humanité que nous montre votre Coup d’Aile, hymne au drapeau, à la patrie, à la gloire. Cette pièce ayant été médiocrement accueillie, vous oubliâtes le brillant et franc succès de L’Envers d’une Sainte, de L’Invitée, du Repas du Lion, de La Nouvelle, etc. ; vous négligeâtes le témoignage des juges les plus fins et les plus sûrs ; et, doutant de vous-même, ainsi que vous y porte votre caractère, vous rentrâtes dans l’ombre. Cependant, les protestations, de plus en plus énergiques, des amis de la haute littérature finirent par vous arracher à votre retraite. Et, en 1914, vous rentriez triomphalement en scène avec La Danse devant le Miroir, comédie de l’amour qui, sincèrement, feint et se compose pour plaire, et qui se perd par son artificieuse générosité.

Il semble — mais je m’assure que l’avenir me fera mentir — il semble que vous ayez voulu donner à votre œuvre une conclusion par votre pièce récente : La Comédie du Génie. Vous y posez cette alternative : génie ou succès, entre les deux il faut opter. Le génie crée, innove, ignore les idées reçues, les habitudes chères à notre paresse, les conventions sacro-saintes : donc, il n’est pas compris, et il est voué à l’isolement. Le succès, lui, va à l’ouvrage facile à saisir, conforme aux goûts et aux préoccupations du public, coulé dans les moules que celui-ci connaît et admire ; il se détourne donc du génie. Et pourtant, que vise le génie, sinon l’approbation des hommes ? Et est-il concevable qu’un succès soit durable et de bon aloi, si l’œuvre ne possède quelque trait de véritable grandeur ? Génie, succès : antinomie insupportable, que nous devons à tout prix chercher à surmonter.

Comment briser la barrière qui semble séparer le génie du succès ? Longtemps vous sondâtes le troublant problème, cherchant quelles expériences devait se donner le génie pour se rendre capable de communier avec les foules. Vos efforts demeurèrent vains jusqu’au jour où vous réfléchîtes sur une cérémonie religieuse dont vos maîtres de Metz vous avaient admirablement expliqué le sens : la Sainte-Messe. La Messe est un drame, le plus sublime des drames. Le prêtre y représente le Sauveur, tel que le figurait l’art des premiers chrétiens. Le prêtre est un acteur. Et les fidèles, eux aussi sont des acteurs. « Groupés autour de Jésus, ils implorent la vie éternelle en échange du martyr d’un Dieu. Le génie de Jésus, c’est l’amour, et l’humanité répond par l’amour. Sur l’autel, nous voyons Jésus, nous le touchons, nous le portons à nos lèvres. Sa tendresse a réalisé le miracle de la présence réelle. »

Sublime vision ! Redescendons sur terre, et nous entrevoyons la solution de l’obsédant problème. Le génie et la foule ne doivent pas être entre eux comme un acteur et des spectateurs, tels qu’on les conçoit communément. Il faut que celui-ci et celui-là soient tous deux acteurs au même titre ; il faut que l’œuvre naisse d’une collaboration intime et effective du public et de celui que l’on appelle l’auteur. Comment cette collaboration s’opèrera-t-elle ? Par l’amour, par cet amour vrai, donc créateur, que suscite entre les hommes la poursuite en commun d’un haut idéal. L’homme de génie est un prêtre. Il se donne pour nous, et nous nous grandissons en participant à sa sainte offrande.

Ainsi conclut, si je ne me trompe, la pièce qui commençait par ces mots badins : « Comment, toi !... Et ta répétition ? »

Il me parait inutile, Monsieur, de me livrer à une laborieuse recherche pour rendre compte de la fortune qu’ont rencontrée vos ouvrages, toujours si vrais, si nourris du suc de votre curieuse expérience personnelle, si pittoresques, variés, vivants, pleins d’idées longuement méditées ; riches en analyses passionnées de sentiments tour à tour exquis, violents ou subtils ; écrits dans une langue si constamment pure et gracieuse, spirituelle et colorée, qu’on la dirait presque trop soignée pour la scène, si elle n’était, en même temps, impeccablement naturelle.

Votre succès se peut définir d’un mot : c’est la consécration d’ouvrages qui planent au-dessus du temps.

 

Pardonnez-moi, toutefois, Monsieur, si m’arrachant, pour un instant, au charme dont vous m’enveloppez, j’essaie de me ressaisir, et de confronter les impressions que votre théâtre nous laisse avec les exigences de la vie que nous vivons, en particulier avec les devoirs que l’état actuel du monde nous impose.

Vous avez abordé la plupart des problèmes qui nous oppressent ; et, à propos de presque tous, vos drames concluent : faillite, contradiction, énigme, fatalité, absurdité, illusion, misère. Ainsi est apparu le monde à l’auteur dramatique qui est en vous ; et, certes, sa vue a porté très loin. Les antinomies que vous mettez en scène, ne sont que trop réelles ; et les luttes, plus violentes et générales peut-être que jamais, auxquelles l’humanité est en proie, montrent assez que les problèmes, d’où dépend la direction de notre vie sont loin d’être résolus.

Il est très naturel et légitime, que Molière ne se prononce pas entre Alceste et Philinte, puisqu’aujourd’hui même, le monde n’a pas fait son choix entre les deux conceptions de la vie de société que ces personnages représentent. Pareillement, nous n’attendons pas du théâtre actuel qu’il nous apporte, sur les rapports de la science et de la religion, de la charité et de l’égoïsme, de la sincérité et de la vie, du bonheur et du progrès, ces clartés décisives que les plus habiles ne réussissent pas à nous fournir. Peintre, vous nous présentez, de votre modèle, une image d’une ressemblance saisissante : que pourrions-nous vous demander de plus ?

D’ailleurs, celui-là, certes, s’abuserait, qui croirait voir régner dans votre œuvre un dilettantisme indifférent. D’abord, ce n’est pas avec une complaisance d’ironiste amusé, c’est avec la sympathie vibrante d’un cœur d’homme que vous sondez nos misères. Puis, si vos conclusions sont incertaines et tristes, comme celles que, si souvent, paraît nous dicter la réalité elle-même, le ton général de votre théâtre est sérieux, viril, propre à fortifier les courages, et non à les déprimer. Et je ne m’étonne pas que nombre de jeunes gens, admirateurs de votre théâtre, se soient distingués, à la guerre, par leur intrépidité réfléchie et leur puissance de sacrifice.

Il est impossible, toutefois, que nous nous résignions à considérer comme d’intéressants sujets de drame ou, encore, comme d’insolubles et vaines énigmes, bonnes à faire déraisonner les philosophes, les terribles questions qu’agite votre théâtre. C’est bien nous qui sommes ici en cause ; ce sont nos intérêts les plus chers, c’est notre existence et notre dignité d’hommes. C’est pourquoi nous ne pouvons, comme hommes, nous satisfaire des conclusions indécises où l’art a le droit de se renfermer.

Nous voulons vivre dignement : c’est-à-dire que nous voulons consacrer notre vie à faire vivre et grandir ce qui, en ce monde, mérite de subsister et de prospérer : telle, par exemple, cette patrie, que nos pères nous ont léguée glorieuse, et que nos soldats viennent de faire sublime. Or, pourrions-nous, poursuivant de telles fins, vivre de déceptions, d’antinomies, de dilemmes désespérants ou, encore, d’illusions séduisantes, que nous n’oserions creuser, de peur d’en découvrir l’inanité ? Nous ne pouvons vivre que de foi sincère et d’espérance fondée. Et ainsi, en dehors de la sphère où, librement, l’art déploie ses puissances, nous avons le droit et le devoir de chercher des points d’appui pour cette vie d’action noblement utile, sans laquelle nous ne pouvons subsister avec honneur.

Loin de moi la prétention de soutenir que les idées morales, politiques et religieuses puissent se démontrer à la manière des vérités mathématiques ou physiques. Elles ne sont pas sans fondement, toutefois ; et, comme l’a dit Pascal, ce qu’on appelle cœur, foi, inspiration, amour, si l’on prend ces mots dans leur sens relevé, est encore intelligence, raison, vérité en quelque manière. Non, ce n’est pas pour de brillantes chimères que nous avons versé le plus précieux de notre sang, et exposé, sans retour sur nous-mêmes, notre pays à la ruine. La majesté du vrai et du juste, et non pas seulement le feu follet d’un beau rêve, dirigeait nos pensées et exaltait nos sentiments. C’est pourquoi notre victoire n’aura pas été le miracle inouï, mais éphémère, d’un peuple que transporte hors de lui-même une passion grandiose. Elle est le fruit de la pensée réfléchie comme de l’élan du cœur. Elle durera donc, et elle continuera son effet à travers les luttes nouvelles, qui, peut-être, naîtront de nos victoires mêmes. L’action efficace, en ce monde, n’appartient, ni à l’impulsion irréfléchie et sans lendemain de la passion, ni à la pensée contemplative du rêveur qui plane au-dessus de la mêlée, mais bien à l’union harmonieuse et indissoluble de la réflexion et de l’effort, de la foi et de la pensée, de l’amour et de l’énergie. Demain comme hier, soyons vraiment hommes, c’est-à-dire osons être les collaborateurs de Dieu, de ce Dieu, exempt d’envie, qui, en revêtant l’humanité pour nous unir à lui, nous a appelés à faire, avec lui, descendre sur la terre la justice et la paix.