Réponse au discours de réception d’Albert Vandal

Le 23 décembre 1897

Paul-Gabriel d’HAUSSONVILLE

Réponse de M. le comte d’Haussonville
au discours de M. Albert Vandal

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 décembre 1897

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

Vous nous avez dit, au début de votre spirituel discours, que vous étiez « assez ennemi de la politique pour n'avoir plaisir à l'observer que dans le passé et à distance ». S'il en était véritablement ainsi, vous me permettriez, tout à la fois, de vous en féliciter et de vous en blâmer : de vous en féliciter, car plus d'un déboire vous serait ainsi épargné ; de vous en blâmer, car la chose en elle-même ne serait point louable. Les circonstances peuvent faire que quelqu'un de votre mérite n'appartienne à aucune assemblée, ou ne soit investi d'aucune grande fonction, et déjà cela est fâcheux. Mais si les esprits cultivés se désintéressaient, par système, des grands intérêts du pays ; si la race des hommes politiques, qui considèrent la conduite des affaires publiques comme un des plus nobles emplois de l'activité humaine, était définitivement remplacée par la race des politiciens, pour qui la politique n'est qu'un instrument de fortune, il en résulterait, pour notre pays, un abaissement que vous seriez le premier à déplorer.

Je crois au surplus que vous vous méprenez sur vos sentiments, comme, trop modeste, vous méconnaissez vos dons. Vous avez mis, tout à l'heure, quelque coquetterie à proclamer votre incompétence en matière économique, et cependant, un de vos premiers ouvrages contient, sur l'état de notre commerce en Orient au XVIIe siècle, sur les avantages et les inconvénients de la réglementation minutieuse où nos négociants étaient enserrés, des pages qu'un professionnel de l'économie politique ne désavouerait pas. De même, il y a quelques mois, dans une conférence sur ces douloureuses affaires d'Arménie, où, par la voix, le geste, l'accent, vous avez déployé de réelles qualités d'orateur (j'y étais, je vous ai entendu), lorsque vous rappeliez que la France a été de tout temps « la main secourable tendue aux humanités souffrantes » ; lorsque vous l'adjuriez éloquemment de ne pas renoncer à cette mission, sous peine de n'être plus que « l'ombre d'une ombre », ce n'était pas le passé, ou je me trompe fort, c'était le présent, et même l'avenir, qui vous intéressait. Cette inimitié dont vous nous avez parlé n'est donc qu'une simple bouderie dont je trahirai l'origine. S'il en était autrement, d'ailleurs, auriez-vous si bien compris l'homme politique que fut M. Léon Say ? Auriez-vous su tracer, d'un crayon si léger et si ferme à la fois, un portrait de lui si ressemblant et si achevé que je suis fort en peine d'y ajouter quelques traits ?

Ce qui vous a sans doute aidé, c'est que vous l'avez personnellement connu. Je l'ai beaucoup connu, comme vous, et je voudrais que mes souvenirs me servissent aussi heureusement. Ces souvenirs sont un peu plus anciens que les vôtres. Sans qu'il y ait en effet entre nous un grand intervalle d'années, au point de vue des premières réminiscences, vous êtes d'après, je suis d'avant la Guerre, et souvent j'ai remarqué combien diffèrent dans leurs impressions, leurs jugements, leurs vues d'avenir, ceux qui sont nés à la vie intellectuelle au moment où la France elle-même commençait à renaître, et ceux-là, au contraire, qui, ayant reçu, en pleine jeunesse, en pleine ardeur, en pleine espérance ce coup terrible, ont senti se briser à jamais en eux le ressort de la joie.

Il n'y a point, cependant, de différence dans le souvenir que tous deux nous avons conservé de M. Léon Say. La jeunesse libérale, à laquelle j'appartenais sous l'Empire (je ne m'en défends point, et s'il y a jamais telle chose qu'une vieillesse libérale, je crois bien que j'en ferai encore partie) ; la jeunesse libérale, dis-je, avait choisi certains maîtres, à qui elle, demandait les leçons dont son inexpérience avait besoin. Ces maîtres qui, tous, appartenaient ou devaient appartenir à l'Académie s'appelaient Thiers, Berryer, Prévost-Paradol, Jules Simon, Léon Say. Ils nous enseignaient des vérités relatives auxquelles nous ajoutions une foi absolue. À Léon Say, nous demandions surtout des leçons d'économie politique, de finance et d'administration. Personne n'aurait su mieux les donner, dans un style plus clair, à l'aide d'arguments plus persuasifs. Avec lui, nous croyions que la liberté des échanges favorise la prospérité des peuples. Avec lui, nous ne doutions pas que la discussion approfondie du budget ne fût la meilleure garantie de l'économie dans la gestion des deniers publics. Nous partagions l'indignation que lui causait l'irrégularité des procédés financiers à l'aide desquels un préfet célèbre pratiquait dans Paris de hardis percements. Enfin nous étions convaincus qu'un conseil municipal librement élu par le suffrage universel assurerait à la capitale une administration intelligente et libérale.

Je croyais en ces vérités autant que personne, et j'éprouvais pour le talent de M. Léon Say une admiration égale à ma confiance dans ses doctrines. De plus, comme l'homme était charmant, plein d'esprit et de bonne grâce, comme j'avais souvent le plaisir de le rencontrer à Paris dans les salons parfois aussi en Angleterre, et qu'il me témoignait quelque bienveillance, à ces sentiments de confiance et d'admiration se joignait une sympathie très vive. Ces sentiments m'étaient communs au reste avec toute ma génération. Nous étions jeunes, ardents, peut-être un peu crédules : partant, nous étions heureux, et la meilleure preuve, c'est que, très sincèrement, nous croyions souffrir.

La guerre survint : nous sûmes, alors, ce qu'est la souffrance. Maîtres et élèves en libéralisme, tous firent leur devoir, M. Léon Say avec autant de simplicité et de dévouement que personne, dans la garde nationale de la Seine. Sa correspondance intime, qui vous a été communiquée, porte, dites-vous, la trace de ses angoisses patriotiques. Je n'en suis pas étonné, sachant quelle sensibilité et, dans certains cas, quelle passion se cachait sous son apparence parfois un peu sceptique et indifférente. Le suffrage universel, qui ne distingue pas toujours entre ceux qui savent et ceux qui ont encore besoin d'apprendre, nous envoya tous deux, en février 1871, siéger à Versailles. Je fus son collègue cinq ans à cette grande et pauvre Assemblée nationale qui reçut de la France envahie, désarmée, ruinée, le mandat de la tirer du péril, et qui eut l'honneur de lui rendre son territoire libéré, son armée refaite, ses finances restaurées. De son vivant, l'opinion était un peu sévère pour elle ; depuis lors, meilleure justice lui a été rendue, par comparaison.

Ces douloureuses années demeurent les plus laborieuses et les plus utilement employées de la vie de M. Léon Say. Il fut l'associé de M. Thiers dans la grande œuvre financière qui devait aboutir à la rançon du pays par le paiement d'une indemnité colossale, et l'artisan habile de cette opération sans précédents. Aux propositions financières dont il dut saisir l'Assemblée les contradicteurs ne manquaient pas ; mais à l'appui de ces demandes il développait des considérations si judicieuses, aux objections qui lui étaient faites il opposait des arguments si forts, il apportait dans la discussion de ces questions arides tant d'élégance, de clarté et de belle humeur, que chacun de ses discours était un triomphe autant de la raison que de l'éloquence, et qu'il finissait par emporter l'assentiment unanime des auditeurs de bonne foi.

Malheureusement, cette unanimité ne se retrouvait pas lorsqu'il s'agissait de questions ayant trait non plus aux finances, mais à la politique. Dans nos parlements les extrêmes se rapprochent plus facilement que les nuances ne se fondent : il n'y avait que des nuances entre M. Léon Say et les chefs de cette fraction de l'Assemblée à laquelle j'appartenais. Aussi l'accord ne put-il s'établir entre eux et lui. Dans plus d'une circonstance capitale, ses votes et les nôtres furent différents. Mon admiration et ma sympathie n'en demeurèrent pas moins très vives, mais, naturellement, la confiance diminua.

Je ne serais pas étonné qu'avec le temps la confiance n'eût un peu diminué chez M. Léon Say lui-même, la confiance non pas en la vérité absolue de ses doctrines politiques et financières, mais en leur succès prochain. Il eut le mérite rare de leur demeurer d'autant plus fortement attaché, et peut-être connut-il, sur le tard de sa vie, ce délicat plaisir de l'obstination dans la fidélité. L'expérience n'avait pas justifié toutes ses prévisions. Le libre-échange n'avait pas assuré la prospérité économique de la France, et ce n'était pas pour lui une consolation de constater que la protection n'y réussissait pas davantage. Pour être à la Chambre l'objet de discussions minutieuses, le budget ne laissait pas d'enfler chaque année. Un conseil municipal élu continuait d'étonner Paris, non pas seulement par des percements. Enfin, à l'encontre des principes de 1789 qui étaient demeurés son Évangile politique et économique, il voyait s'élever tout un corps de doctrines menaçantes qui sacrifiaient l'individu à l'État, la liberté à la collectivité, et qui lui paraissaient mortelles au progrès, tel qu'il le comprenait.

Le péril grandissait chaque jour sous ses yeux. Il prit alors une de ces déterminations qui honorent un homme public. Il résolut de renoncer au Sénat, où le collège de Seine-et-Oise l'avait envoyé siéger en 1876, et dont il avait présidé les débats, pour rentrer à la Chambre directement élue parle suffrage universel où d'importants combats financiers allaient se livrer. L'accomplissement de cette résolution ne lui fut pas aussi facile qu'il l'avait d'abord pensé. « Ceux qui ne comprennent point la démocratie n'ont rien à nous apprendre, avait-il écrit, en songeant peut-être à d'anciens amis politiques dont il s'était séparé. Ils n'appartiennent pas au monde des vivants ( 1) » Mais il ne suffit pas de comprendre la démocratie. Il faut encore être compris par elle, et M. Léon Say s'aperçut avec surprise qu'il avait cessé d'être prophète en son département. La démocratie de Pontoise ne le comprenait plus, et il dut demander un refuge contre l'ostracisme populaire à la patrie de Henri IV.

À la Chambre des députés, il entreprit avec courage, sur le terrain financier, la lutte qu'il jugeait nécessaire. Durant les sept années qu'il y siégea, il donna le spectacle, recommandable à ceux qui pensent comme lui, d'une résistance éclairée mais inébranlable qui, sans s'opposer obstinément aux réformes judicieuses, n'essaye pas cependant de désarmer des adversaires irréconciliables par des concessions dont ils tirent des arguments.

Toutes les fois qu'il prononçait un discours, c'était un régal, auquel la Chambre entière prenait le même plaisir. Son éloquence était toujours applaudie, mais ses avis étaient rarement écoutés. Un jour cependant il obtint, après une discussion assez vive, le relèvement d'un crédit de douze mille francs. Quelques instants après il rencontrait à la buvette un de ses plus ardents contradicteurs : « Eh bien, tu les as, tes douze mille francs, gros père », lui dit celui-ci, en lui envoyant amicalement un coup de poing un peu au-dessous de la poitrine. En homme d'esprit, M. Léon Say ne fit que rire. Mais ces familiarités de la démocratie parlementaire ne laissaient pas de le déconcerter, et comme, à mesure que son talent grandissait, il sentait son autorité décroître, la bonhomie railleuse qu'il avait promenée d'abord dans les couloirs de la Chambre finit par s'attrister un peu.

Dans les dernières années de sa vie il sentit également que les pures et dures lois de l'économie politique ne suffisent point à résoudre le problème des relations d'homme à homme, de patron à ouvrier, et qu'il faut les attendrir par un peu de charité. En bon économiste il n'admettait pas l'efficacité de ce grand remède, et il malmena fort la charité, dans une de nos séances publiques où il avait à louer, au nom de l'Académie, de braves gens qui, pour la plupart, s'y étaient adonnés toute leur vie. Mais il faisait mieux que d'en parler, bien ou mal ; il la pratiquait avec beaucoup de discrétion et de générosité. Il était président de la Ligue pour le repos du dimanche ; il prenait la parole à l'Union chrétienne des jeunes gens, et sa pensée se tournait de plus en plus vers des questions qui dépassaient l'horizon habituel de ses préoccupations financières lorsqu'il fut enlevé, sinon surpris par une mort prématurée.

Ses dernières volontés, que vous avez eu raison de rappeler, furent d'un sage, et le silence qu'il voulut sur sa tombe ne l'a point diminué, car il y a quelque chose de supérieur aux oraisons funèbres : c'est le souvenir laissé d'une vie toute d'honneur et de désintéressement, et quelque chose de plus solide que les statues : c'est de demeurer dans la mémoire d'une génération nouvelle comme un homme représentatif d'une génération disparue, M. Léon Say a personnifié un des derniers, avec élévation et avec éclat, ce qu'on appelait, il y a quelque cinquante ans, le « juste milieu », c'est-à-dire cette bourgeoisie aisée libérale et lettrée qui, sous l'ancien régime, se plaignait à tort de n'être rien, et qui s'est trompée en croyant pouvoir être tout. Souhaitons qu'elle demeure quelque chose, et que beaucoup d'hommes de la valeur de M. Léon Say continuent de lui assurer la juste part d'influence qu'elle ne saurait perdre sans grand dommage pour notre pays.

Cette génération nouvelle à laquelle vous appartenez, Monsieur, se rend-elle compte combien, sous plus d'un rapport, elle a. été mieux partagée que la mienne ? Ceux d'entre nous qui, frais émoulus de leur baccalauréat, avaient le vague instinct que l'enseignement classique ne marque pas la limite du savoir humain, ne trouvaient alors ni à l'École de droit ni à la Sorbonne les leçons dont ils auraient eu besoin pour élargir leurs notions trop étroites. Ils n'avaient pas la ressource de s'adresser à cette forte École des sciences politiques où vous êtes aujourd'hui un professeur écouté, après avoir été un brillant élève, et dont la création suffit pour vouer à la reconnaissance publique le nom de notre trop modeste confrère M. Boutmy. En même temps que vous en suiviez les cours, vous vous prépariez aux examens du Conseil d'État où vous avez été facilement reçu.

De votre passage dans ce corps, date cependant la mésintelligence entre la politique et vous. Vous deviez en effet y faire, à vos dépens, l'expérience d'une vérité qui, au premier abord, semble faite pour surprendre : c'est que l'hérédité est par excellence le principe de la République. À ceux qui naissent sous tels ou tels noms, tout est ouvert, ou, au contraire, tout est fermé, et les plus glorieux ou les plus honorables sont parfois les plus dangereux à porter. Votre père appartenait à cette forte race de fonctionnaires que le gouvernement de Juillet avait façonnée et léguée au second Empire. Pendant dix-huit ans il avait dirigé avec honneur deux grands services publics : il y avait fermement maintenu la discipline ; il en avait strictement banni la faveur. Ces souvenirs-là ne pouvaient vous servir. Trois fois proposé par vos chefs directs pour une place de maître des requêtes, trois fois vous avez été rayé par un garde des sceaux vigilant. Vous avez compris ce que cette exclusion voulait dire, et, en galant homme qui ne veut point faire de bruit, vous avez envoyé votre démission. Mais vous avez, je le crois, juré tout bas qu'à la politique et aux fonctions qui en dépendent on ne vous prendrait plus désormais.

À cette démission, le Conseil d'État a perdu plus que vous, car votre indépendance reconquise vous a permis d'obéir en toute liberté au démon littéraire qui depuis plusieurs années vous tourmentait en secret. Déjà, avant votre entrée dans la grave assemblée, vous aviez publié un petit livre de voyage où résonne, comme un paquet de grelots, la belle humeur de vos vingt-deux ans : En Karriole à travers la Suède et la Norvège. Karriole avec un K. De ce livre de début je ne veux recueillir qu'une anecdote, bien joliment contée par vous. Vous étiez par le 64° degré de latitude Nord, et vous faisiez route de Bergen à Christiania, en karriole, bien entendu. Sur le siège, derrière vous, un jeune garçon sifflait des mélodies norvégiennes. Une de ces mélodies, au ton lent et grave, quelque chose, comme un cantique, ne semble pas cependant inconnu à vos oreilles : plus de doute, ce cantique c'est la Marseillaise Comment cet air si français est-il parvenu si loin ? On vous explique que pendant, le siège de Paris, un ballon parti de la ville assiégée est venu tomber dans le district de Thelemarken, et qu'à peine dégagés de la nacelle et des cordages, les deux hommes qui le montaient, un drapeau tricolore à la main, avaient entonné l'hymne de Rouget de l'Isle, demeuré depuis lors populaire en Thelemarken. Vous n'aimiez pas beaucoup la Marseillaise, qui n'était pas encore l'air officiel, et vous aviez contre cette cantate d'origine révolutionnaire quelques préventions et quelques griefs ; mais, si loin de la France, vous l'avez entendue avec émotion, et, pour un peu, vous l'auriez fait répéter à votre jeune guide. Combien sommes-nous de Français comme vous, prêts à oublier préventions et griefs, dès que quelque chose fait vibrer en nous la corde de la patrie !

À en juger par ce petit livre, il n'aurait tenu qu'à vous, Monsieur, de conquérir rapidement une place brillante parmi ceux de nos écrivains qui nourrissent surtout leurs lecteurs de descriptions et d'impressions, car vous aviez le don de la couleur et celui de la vie. Mais de plus austères travaux vous ont tenté, et c'est l'histoire que vous avez choisie. L'heure où vous preniez la plume demeurait obscure et mélancolique. L'aube de l'espérance se levait à peine pour notre pays encore isolé, et c'était avec hésitation qu'il commençait à tourner ses regards vers une lueur qui apparaissait à l'Orient de l'Europe. C'est de ce côté cependant que vous avez porté vos recherches. Avec une sagacité qui sent, ne vous en déplaise, l'homme d'État, vous avez pressenti que des liens qui semblaient rompus pouvaient être renoués, que des questions qui semblaient sommeiller, pouvaient se réveiller, et vous avez consacré vos deux premiers ouvrages historiques à étudier les relations de la France avec la Russie et avec la Turquie, pendant le règne de Louis XV (2 ).

Ce règne ne compte pas, il s'en faut, parmi les plus glorieux de nos annales, mais vous faites observer avec raison que « les périodes les plus décriées de notre histoire ont eu leurs grandeurs et que, même sous Louis XV, la monarchie française accomplit des œuvres considérables, malheureusement trop tôt compromises par des fautes éclatantes ». Elle fut mieux servie sur le terrain des négociations que sur les champs de bataille, par ses ambassadeurs que par ses généraux, et vous éprouvez à raconter ce que vous appelez d'un joli mot « les prouesses de notre diplomatie » un plaisir qui est un peu un plaisir d'antiquaire. Il faut convenir en effet que le cercle où se meut l'action de nos représentants à l'étranger est, par la force des choses, singulièrement rétréci. Chaque ligne télégraphique qui s'établit raccourcit de quelques anneaux la chaîne qui entrave la liberté de leurs mouvements. Autrefois on exigeait d'eux, avant tout, l'initiative et la hardiesse. Aujourd'hui on leur demande de préférence l'intelligence et l'exactitude. Bien comprendre et bien exécuter les instructions qu'on leur envoie journellement est tout ce qu'on peut exiger d'eux, et je ne suis pas convaincu qu'on sût très bon gré à qui s'aviserait d'y suppléer.

On ne verrait plus, comme au siècle dernier, un comte de Plélo, notre ambassadeur à Copenhague, ne pouvant supporter qu'une petite troupe française, envoyée au secours de Dantzick, fût revenue sans même avoir osé se déployer, et prenant sur lui de quitter son poste pour la ramener au combat, après avoir écrit à Louis XV ces simples lignes : « Vous ne nous reverrez que victorieux, ou, si nous succombons, ce sera du moins d'une manière digne de vrais Français et de fidèles sujets de Votre Majesté ( 3)», et il succomba en effet. On ne verrait plus un marquis de La Chétardie, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, commençant par ravir tous les suffrages par l'élégance de ses manières et par la correction avec laquelle, lors de sa réception solennelle, il baisait la main de l'Impératrice, puis finissant par faire du palais même de l'ambassade le centre d'une conspiration dirigée contre le gouvernement auprès duquel il était accrédité.

On ne verrait pas davantage nos diplomates accepter certaines missions dont s'effaroucherait avec raison notre austère protocole. C'est ainsi que la future impératrice Catherine, encore Grande-Duchesse, venant d'être, bien malgré elle, séparée de Poniatowski, Choiseul avait conçu le dessein de lui offrir un consolateur dans la personne du nouvel ambassadeur de France, le baron de Breteuil, jeune et élégant seigneur âgé de vingt-sept ans. L'affaire échoua faute d'une précaution. Un ancien règlement défendait à nos consuls de se faire accompagner de leurs femmes, « à moins qu'elles ne fussent âgées et de bonnes mœurs ». Ce règlement ne s'appliquait point aux ambassadeurs, et le baron de Breteuil avait emmené sa femme. Mme de Breteuil était de bonnes mœurs, mais elle n'était point âgée. Jeune mariée, elle régnait, au contraire, en souveraine sur le cœur de son mari. Il ne put se résoudre à la trahir, et Catherine ne fut point consolée.

C'est plaisir, Monsieur, pour qui vient, comme moi, de relire à la suite tous vos ouvrages, de voir comme, à chaque nouvelle étape de votre carrière historique, votre talent progresse et s'affermit. Certes, la langue de vos premiers livres était excellente, claire, souple, s'adaptant sans effort aux sujets les plus variés, et rappelant, par sa simplicité limpide, ces dépêches diplomatiques d'autrefois dont on sent que vous avez fait votre nourriture assidue. Mais la forme n'ajoutait pas encore de relief à la pensée. Il n'en est pas de même dans les trois volumes que vous avez consacrées à Napoléon et Alexandre Ier. Ces trois volumes vous ont valu deux fois le grand prix Gobert et justement ouvert les portes de l'Académie. Ici votre style s'élève à la hauteur du sujet. Et quel sujet ! L'alliance russe sous le premier Empire, le divorce et le second mariage de Napoléon, puis la rupture avec l'allié de la veille, et les premiers engagements de la lutte suprême, c'est-à-dire tout un chant de la grande épopée.

Si, au lieu d'être avant tout un travailleur consciencieux, vous étiez un habile metteur en scène, vous n'auriez pu choisir un sujet qui répondît mieux à l'imagination publique. Ce qu'il faut louer plutôt chez vous, c'est la sagacité politique qui, voilà près de dix ans, vous faisait déjà deviner la communauté d'intérêts et la sympathie naturelle de deux peuples entre lesquels l'Europe élève en vain ses barrières. Vous avez été quelque peu prophète et vous avez devancé les temps lorsque, au début de votre premier volume, vous avez décrit non seulement ce radeau du Niémen et cette maisonnette sous l'humble toit de laquelle les deux Empereurs croyaient régler à jamais les destinées du monde, mais ces tables dressées sous des berceaux de verdure, où soldats russes et français fraternisaient ensemble en buvant du vin de France ; ces défilés joyeux où ils échangeaient leurs coiffures ; ces canonnades et ces acclamations par lesquelles ils célébraient une alliance indestructible à leurs yeux. Nous savons que vous ne deviendrez point prophète également lorsque, après nous avoir dévoilé les désillusions, les mécomptes et les griefs réciproques, vous terminez votre troisième volume en nous montrant la Grande Armée concentrée sur les bords de ce même Niémen qu'elle se prépare à franchir. Cette alliance renouée nous offre aujourd'hui, en effet, comme gages de durée non seulement la loyauté d'un jeune souverain, ami de la France, mais encore la sagesse de notre propre pays, qui sait ce que lui a coûté autrefois la politique d'aventures, et qui ne songe aujourd'hui qu'à panser en paix ses blessures, sans renoncer aux réparations de l'avenir.

Je regrette que le temps ne me permette pas de citer ici en son entier une page qui, à mon sens, vous classe au premier rang de nos historiens. C'est celle où vous démêlez les sentiments qui agitent les soldats de la Grande Armée au moment où elle va s'enfoncer dans les régions inconnues qui s'étendent béantes devant elle, la confiance inébranlable qui continue de les animer, à l'opposé des principaux lieutenants de Napoléon, et les rêves à la fois naïfs et ambitieux dont ils se nourrissent.

« Telles sont, dites-vous en terminant cette page brillante, les visions qui les bercent dans leurs campements de la Vistule, quand ils reposent sur la terre humide, sous la brise d'un printemps triste comme nos hivers. Et le matin, quand le réveil en musique éclate sur le front de bandière des régiments, avec son fracas d'instruments et de sonneries, tous ces grands enfants gaulois se relèvent joyeux, avec une gaieté d'alouette. Vivement, ils se mettent à la besogne du jour, aux occupations qui préparent et précèdent le grand départ annoncé : ils vont à l'avenir pleins d'espérance, insouciants du péril, persuadés qu'un guide infaillible les mène à la victoire et qu'un Dieu les conduit. »

Ce Dieu vous n'avez pas essayé de le juger. Dans une préface modeste, vous déclarez la tâche au-dessus de vos forces. Vous avez borné, dites-vous, votre ambition « à essayer de montrer le génie dans sa vérité, dans son activité, sans rien dissimuler de lui, en laissant à ses œuvres le soin de le juger, de l'expliquer et de le célébrer ». C'était déjà une œuvre difficile. Au moment de l'entreprendre, vous avez naturellement fait vœu d'impartialité, mais on sent combien, pour tenir ce serment, vous êtes obligé de vous faire violence, et c'est ici que se retrouve peut-être la différence de nos deux générations. Quelques-uns de vos points de vue me semblent même de nature à être difficilement acceptés par des lecteurs sans parti pris. C'est ainsi que vous aurez quelque peine à leur persuader que Napoléon fut avant tout un grand pacifique, tourmenté du besoin d'assurer la tranquillité du monde, et sans cesse contrarié dans ce dessein par la méchante Angleterre. De même, lorsque vous constatez les arrière-pensées et les espoirs secrets que conservaient les gouvernements à qui il avait imposé, suivant l'énergique expression de Pozzo di Borgo, « une paix sur le tambour », vous parlez de « leur infatigable déloyauté ». Le mot est-il bien juste ? Est-ce bien sous la plume d'un historien français qu'il doit aujourd'hui se trouver ? Vous avez subi, plus que vous ne pensez, Monsieur, le charme de votre héros. À regarder le Dieu en face, vos yeux ont été éblouis. Qui pourrait vous reprocher cette faiblesse, si votre récit lui doit son attrait, et si vous semblez avoir depuis peu la France presque entière pour complice ?

Cette renaissance de la légende napoléonienne apparaît comme un des phénomènes les plus singuliers de notre fin de siècle, et, sous la forme qu'elle a prise, des plus inattendus.

On parlera de sa gloire
Sous le chaume bien longtemps

avait dit le chansonnier populaire et républicain qui a si efficacement travaillé au retour de l'Empire. Mais ce n'est plus sous le chaume qu'on en parle, le paysan français paraissant plus soucieux de paix que de gloire ; c'est dans les milieux qui lisent et qui pensent, dans les écoles, dans les salons et dans les Académies. Les causes de cette renaissance sont curieuses à étudier, et l'on n'y découvre rien qui soit pour faire tort à notre pays.

C'est d'abord un sentiment d'impatience et de réaction contre des sévérités excessives. Au lendemain de la chute du second Empire, une nuée d'écrivains s'est déchaînée contre le premier, et a semblé rendre Napoléon le Grand responsable des fautes de Napoléon III. On aurait dit que l'auteur du dix-huit Brumaire eut également à son compte le deux Décembre, et que le vaincu de Waterloo fut aussi le captif de Sedan. Des historiens passionnés allaient jusqu'à contester son génie militaire, cherchant à attribuer le mérite de ses victoires à ses lieutenants, et à faire retomber sur lui seul la responsabilité de ses défaites. Des juges plus sérieux se gardaient de ces excès, mais la sévérité de leur jugement n'en avait que plus d'autorité. Oserai-je dire que dans un portrait célèbre, digne en tous points, par la fermeté du dessin, par l'éclat des couleurs, du grand peintre qui l'a tracé, la France n'a point reconnu cependant l'homme qui l'avait fascinée, parce qu'elle n'y a point retrouvé la grâce qui l'avait séduite, cette grâce un peu féline si l'on veut, mais qui s'exerçait aussi bien sur les rudes soldats de sa Garde, que sur les femmes les plus distinguées de sa cour. Et la France a demandé qu'on le lui peignît avec d'autres pinceaux.

C'est aussi une pensée de reconnaissance pour celui qui a flatté le plus cher des instincts de la France. Elle a vécu longtemps de gloire militaire, et en une année néfaste elle a vu cette gloire obscurcie. Son imagination se tourne alors, par un élan naturel, vers l'homme qui l'a comblée d'une gloire qu'aucun pays n'a jamais connue. Elle lui sait gré des batailles gagnées, des provinces conquises, et surtout de l'avoir fait entrer triomphante à Vienne, à Moscou, à Berlin. Elle lui sait gré d'avoir amassé pour elle un si riche trésor de souvenirs épiques qu'en y puisant sans cesse elle ne l'épuise jamais, et de pouvoir aujourd'hui bercer sa douleur aux refrains d'anciens chants de victoire.

C'est enfin un instinct secret qui rend la France envieuse, à son insu, de certains biens que la main puissante du dictateur avait su lui procurer. « Épée et bâton font l'œuvre du monde », a dit un citoyen de la libre Amérique, Emerson ( 4). La France regrette l'épée, elle a raison ; elle en aurait besoin. J'espère qu'elle ne regrette pas le bâton ; mais assurément elle regrette un peu le bâillon que Napoléon avait su imposer aux passions anarchiques, aux haines révolutionnaires, et, prompte à oublier combien, à la longue, un pareil régime lui pèse, elle se prend à penser avec complaisance à ces temps de gloire et de silence.

Pour la mémoire même de celui qui recueille aujourd'hui le bénéfice de ce changement, il eût été cependant à souhaiter que la réaction ne fût pas poussée trop loin, et n'allât pas jusqu'à transfigurer l'homme au risque de l'amoindrir. Dans ces derniers temps en effet, certains biographes, moins sagaces que vous, ont entrepris de nous dépeindre un Napoléon tout différent de celui qu'on croyait connaître, recommandable surtout par ses vertus bourgeoises, fils soumis, époux attentif, père et oncle modèle, frère indulgent, lent à punir, prompt à pardonner, opprimé par son entourage, et persécuté par Mme de Staël. Appuyées sur des textes en apparence indiscutables, ces affirmations un peu hasardées ont produit d'abord une certaine impression. Mais elles ne font pas autre chose que démontrer combien il est facile, avec un choix de documents habilement triés, de travestir un personnage historique et de lui donner l'aspect le moins ressemblant. Le danger du procédé, c'est qu'il pousse à la contradiction, et qu'avec un autre choix d'autres documents on peut donner au même personnage une figure toute différente. Parfois même c'est le hasard qui se charge de ce choix.

Certes la pensée fut pieuse et légitime, qui de l'édition officielle de la correspondance impériale écarta un certain nombre de lettres récemment retrouvées, et publiées en deux volumes du plus haut intérêt ( 5). Mais il faut convenir que le Napoléon de ces lettres ressemble singulièrement peu à ce Napoléon bonasse auquel on avait voulu nous faire croire, et que le terrible homme qu'il était s'y montre à nu.

Ce n'est rien que ceux, que tous ceux qui ont conservé quelque ombre d'indépendance soient constamment atteints dans leur personne ou leur famille ; que les femmes qui ont déplu soient exilées dans leurs terres ; qu'il soit fait choix de cinquante familles par département dont les fils, âgés de seize à dix-huit ans, devront du jour au lendemain entrer à l'École militaire, sans autre raison que tel est le bon plaisir impérial ; qu'un certain nombre d'autres soient désignées d'autorité à Bruxelles, à Gênes ou ailleurs, pour venir s'établir à Paris ; que d'autres ne puissent disposer de leurs filles sans le consentement du maître, attendu qu'il a résolu de les marier à des Français ( 6). À mesure que Napoléon se heurte à la résistance des hommes et des choses, on le voit qui s'exaspère. Quiconque lui tient tête est accablé des qualifications les plus dures. Le Pape est un fou furieux qu'il faut enfermer ; Mme de Staël une coquine ; le cardinal Pacca un intrigant. Le peuple d'Espagne est vil et lâche ; les défenseurs de Saragosse sont des brigands ( 7). Bientôt il n'est plus question à chaque page que de confiscation, de séquestration, de fusillades et de pendaison. Les femmes et les enfants des pilotes passés au service des Anglais seront mis au cachot, au pain et à l'eau. Fenestrelles, qui avait remplacé la Bastille, se remplit de prêtres, et les casernes ou les prisons, de séminaristes. Les principales d'entre les béguines d'Anvers sont envoyées dans une maison de force. Les maisons de tels ou tels particuliers seront pillées par les soldats ; telle famille sera anéantie ; telle ville sera brûlée et détruite de fond en comble. Si Davout, entrant à Hambourg, eût fait fusiller cinq sénateurs en charge, cela eût été convenable (8 ). La passion va jusqu'à troubler la lucidité de l'esprit. « Je trouverai en Espagne les colonnes d'Hercule, écrit-il au roi Joseph, mais non des limites à mon pouvoir. » Waterloo n'est qu'une déplorable échauffourée, mais il lui reste cinquante mille hommes, pour occuper l'ennemi, et bientôt il pourra armer quatre cent mille nouveaux soldats avec lesquels il l'accablera ( 9).

Cependant il serait aussi peu équitable de le considérer, d'après ces lettres étranges, comme un tyran farouche et halluciné, qu'il était peu conforme à la vérité historique de le faire apparaître, d'après d'autres documents, comme un souverain paternel et bonhomme. Le secret de ces contradictions, c'est qu'il était un être complexe, et que l'ardeur des sentiments était chez lui en proportion avec les ressources du génie. Vous qui l'avez étudié de si près, Monsieur, connaissez-vous quelque chose qui donne de ce qu'il était une idée moins exacte que ces vers de Lamartine, d'une si fière allure cependant :

Tu grandis sans plaisir, tu tombas sans murmure.
Rien d'humain ne battait sous ton épaisse armure,
Sans haine et sans amour, tu vécus pour penser.

Comment, rien d'humain ! Mais tout chez lui était humain au contraire. Comment, sans haine et sans amour ! Mais il n'y a pas un sentiment de haine ou d'amour qu'il n'ait éprouvé. D'abord, il aimait les femmes. Un de ses admirateurs les plus convaincus a consacré un volume de trois cent vingt-trois pages à nous le démontrer, et il y a surabondamment réussi. Il aimait jusqu'à la sienne ; jusqu'aux siennes, serait-il encore plus exact de dire, car après les lettres passionnées qu'il adressait à la fragile Joséphine, rien n'est touchant comme le soin qu'il prenait d'apprendre à valser, pour plaire à l'indifférente Marie Louise. Il aimait également ses proches, en qui il voyait comme un reflet de lui-même, non seulement son fils, ce poétique roi de Rome qui est mort écrasé sous le poids de son nom, mais encore ses frères et ses sœurs qu'il a comblés d'argent, d'honneurs et de couronnes, autant qu'il a pu. Il aimait parmi ses compagnons d'armes ceux qui étaient particulièrement dévoués à sa personne, et, quand un boulet atteignait l'un d'eux à ses côtés, comme il advint à Bessières, il disait même avec mélancolie : « La mort s'approche de nous ! » Il aimait encore ses vieux grognards auxquels il pinçait l'oreille la veille du jour où ils allaient braver la mort pour lui. Enfin il aimait la France.

Stendhal, qui a été un des précurseurs de la légende, a dit que Napoléon aimait la France avec toute la faiblesse d'un amoureux. L'expression est-elle bien exacte ? N'est-ce pas plutôt la France qui l'aimait avec toute la faiblesse d'une amoureuse ? Au sortir d'épreuves sanglantes où elle s'était sentie comme reniée par les autres nations, elle s'était éprise la première de ce jeune homme au teint pâle, à l'œil brillant, qui l'avait vengée de leurs mépris. Il l'avait caressée en l'enivrant de gloire, et elle l'avait suivi partout où il lui avait plu de la conduire. Et lui l'aimait en retour comme un chevalier d'autrefois aimait sa bonne épée, avec laquelle il frappait de grands coups d'estoc et de taille. Il l'aimait encore de ce sentiment fait d'orgueil et de reconnaissance, qu'un homme ne saurait refuser à une femme qui lui a donné son cœur. Mais il ne l'aimait pas de cet amour profond qui tient aux entrailles les enfants du vieux sang gaulois. Comment l'aurait-il aimée ainsi, lui qui, suivant ses propres expressions, était né quand sa patrie d'origine périssait (10 ), lui qui avait rêvé d'aller organiser l'armée du Grand Turc, et qui disait à Miot de Melito, deux ans avant le dix-huit Brumaire : « Mon parti est pris ; si je ne peux être le maître, je quitte la France ( 11). »

Un jour vint où l'amour qu'il portait à sa patrie d'adoption fut mis à l'épreuve. Ce fut quand, pour la première fois, ses aigles reculèrent, à travers l'Allemagne soulevée, depuis le Niémen jusqu'au Rhin. La coalition des médiocrités avait triomphé du génie, car au rêve de la domination universelle, elle avait pu opposer cette invincible force des choses qui s'appelle le bon sens. Mais ces vaincus de quinze ans n'avaient pas confiance dans leur victoire. Ils redoutaient quelque retour offensif du lion. Napoléon s'était arrêté à Dresde. Ils lui offrirent la paix, une paix qui laissait à la France la Belgique, la Hollande et les provinces Rhénanes. Sans doute ce n'était plus la France de 1811, avec ses cent cinquante départements aux chefs-lieux sonores, Genève, Hambourg, Rome. Mais c'était la France acquérant à jamais ses limites naturelles, et revenant à des traditions séculaires que la politique des conquêtes violentes avait méconnues, car, dans la lente histoire de son agrandissement, ce sera, à l'inverse d'autres nations, son honneur éternel de n'avoir jamais déclaré une terre française qu'elle ne le fût auparavant par les mœurs et par le cœur.

« Sire, écrivait à Napoléon le fidèle Caulaincourt, son négociateur au congrès de Prague, cette paix coûtera peut-être quelque chose à votre amour propre, mais elle n'ôtera rien à votre gloire, car elle ne coûtera rien à la vraie grandeur de la France ( 12). » Mais Napoléon n'écouta pas ce conseiller on nul mieux que vous n'a mis en lumière la clairvoyance et le dévouement. « Vos souverains nés sur le trône, avait-il dit quelques jours auparavant à Metternich, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales ; moi, je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j'aurai cessé d'être fort, et par conséquent d'être craint ( 13). » Et il refusa. Ce jour-là, Napoléon eut à choisir entre la France et lui-même. Ce ne fut pas la France qu'il choisit.

À partir de ce refus qui demeure sa grande faute, Napoléon joua en désespéré une partie suprême où, par un retour heureux pour sa mémoire, sa fortune finit par se confondre avec la fortune de la patrie. Quand il l'eut perdue, il semble qu'un instant ses yeux se dessillèrent, et que la clairvoyance du malheur lui fit apercevoir la nécessité du sacrifice. Il l'accomplit avec noblesse, et les scènes historiques de Fontainebleau ne manquent assurément ni de désintéressement ni de grandeur. Mais c'est un spectacle qui a sa grandeur aussi, celui de ce roi impotent, que la goutte avait jusqu'alors retenu à Hartwell, venant, d'une allure tranquille, rentrer en possession de l'héritage de ses pères, reprenant dès le premier jour le pas sur les souverains qui l'accueillaient dans sa propre capitale, et signant avec eux un traité qui assurait l'intégrité de la vieille France, ainsi que l'évacuation immédiate de son territoire. Les vainqueurs de Napoléon et les maîtres de Paris se sentaient contraints de respecter ce qui était, aux yeux de l'Europe, le patrimoine des Bourbons. Cinquante-sept années plus tard, la France n'a pas été protégée par ce respect. Elle sait ce qu'il lui en a coûté.

Heureuse eût-elle été en 1814 si ce traité avait marqué la fin de l'épopée à laquelle elle devait tant de gloire et de ruines. Mais la résignation n'était pas une vertu faite pour Napoléon. Justement exaspéré de certaines mesquineries dont il était victime, inquiet, non sans raison, de certains projets tramés contre lui, il se lança dans une dernière aventure sur laquelle il est impossible de ne pas adopter le jugement consigné par lui-même dans le Mémorial de Sainte-Hélène : ( 14) « ... Le Roi se serait attaché tout bonnement à sa Charte ; moi je n'eusse pas songé à quitter l'île d'Elbe... nous y aurions tous gagné. » La France y aurait gagné assurément ; ses plaies eussent été moins profondes et plus tôt pansées ; les haines politiques y seraient demeurées moins vivaces. Napoléon y eût gagné aussi une fin moins douloureuse. Mais assurément la légende y aurait perdu.

Oh ! qu'elle fût donc mal inspirée, la puissance sans idéal qui ne comprit point alors qu'un peu de générosité est parfois la meilleure des politiques, et qui l'envoya languir sur un rocher lointain. Sainte-Hélène a plus fait pour la légende qu'Austerlitz et Iéna. Comment ne pas s'attendrir en présence de ce long martyre, et ne pas reconnaître que si les fautes furent grandes, l'expiation a dépassé les fautes. De ces cruelles heures, quelques-unes furent-elles du moins consacrées au regret des dernières blessures que sa main avait involontairement portées à la pauvre amoureuse ? Dans les propos recueillis par ses compagnons de captivité, ce qui paraît surtout dominer, c'est la volonté de pallier ses torts, d'exalter son génie et d'élever de ses propres mains un monument à sa gloire. Au temps de sa prospérité il en avait rêvé un autre qui eût été fait de pierre et de marbre : « Je vous envoie, écrivait-il en 1808 à Cambacérès, une lettre pour le président du Corps législatif. Vous pourriez insinuer l'idée que le Corps législatif décrétât un monument sur les hauteurs du Mont de Mars dans lequel serait conservée la mémoire de cette preuve d'estime que je donne au Corps législatif. Les collèges électoraux feraient les frais de ce monument... Qu'on mêle dans tout cela des idées de code de commerce, de code Napoléon, de code criminel. C'est un moyen d'avoir un beau monument que la position de Paris réclame, et de le faire aux frais de personnes que cela ne gênera pas ( 15). »

Ce monument qui devait être un hommage rendu à la force et aux intérêts n'est jamais sorti de terre ; mais, sur ces mêmes hauteurs de Montmartre, s'élève aujourd'hui, construit pierre à pierre par l'humble et volontaire piété des fidèles, un autre monument dont il faut savoir dégager la pensée éternelle du vocable moderne sous lequel il a été consacré : c'est un hommage rendu et une prière adressée à cette puissance divine qui se joue des puissances humaines, et dont il est aussi difficile de nier l'existence que d'expliquer les desseins. Au plus fort de ses enivrements et de son orgueil, Napoléon n'avait jamais méconnu la réalité de cette puissance. « Qui a fait cela ? » disait-il aux savants en leur montrant les astres, durant une claire nuit de la Méditerranée. On voudrait croire qu'à sa dernière heure il s'est en silence humilié devant elle, et que tout n'est point fiction poétique dans ces admirables vers que je puis me défendre de rappeler :

On dit qu'aux derniers jours de sa longue agonie,
Devant l'éternité seul avec son génie,
Son regard vers le ciel parut se soulever :
Le signe rédempteur toucha son front farouche,
Et même on entendit murmurer sur sa bouche
Un nom... qu'il n'osait achever.
Achève !... C'est le Dieu qui règne et qui couronne,
C'est le Dieu qui punit, c'est le Dieu qui pardonne ;
Pour les héros et nous, il a des poids divers.

Qui oserait présumer le jugement du Créateur sur la plus magnifique de ses créatures ? Mais Napoléon a rencontré un autre juge que Dieu. Ce juge c'est la France, et la France lui a pardonné. Faisant aujourd'hui la balance des bienfaits et des maux qu'elle lui doit, elle trouve que les bienfaits l'emportent sur les maux, et elle s'est reprise à l'aimer d'un souvenir reconnaissant. À ce jugement suprême, ceux-là qui s'efforcent d'écouter d'autres voix que celle de leurs passions peuvent souscrire, à une condition toutefois : c'est que ce retour d'équité ne soit point au bénéfice d'un seul homme ni d'un seul régime. Par une triste singularité, notre pays est le seul qui ait pris son passé en horreur, et qui, ayant derrière lui la plus glorieuse histoire du monde, mette son orgueil à ne dater que d'avant-hier ou même d'hier. Il est temps de mettre un terme à un aussi étrange parti pris. Il est temps de reconnaître, en particulier que, si les gouvernements divers, dont la France a vu depuis un siècle la trop rapide succession, ont tous fait des fautes, tous aussi se sont proposé de faire quelque bien, et tous y ont, dans une plus ou moins large mesure, réussi. Méconnaître la sincérité et le résultat de leurs efforts ne fait qu'entretenir ces rancunes qui nous divisent, ces haines qui nous affaiblissent, et la France a besoin de toutes ses forces et de tous ses enfants.

C'est le devoir de l'historien de travailler à cette œuvre d'union et de justice. Je suis certain, Monsieur, que vous le comprenez ainsi, et que votre beau talent, dont nous avons le droit d'attendre de nouvelles œuvres, obéira toujours à une double inspiration : le souci de la vérité et l'amour de la patrie.

1 Le Socialisme d'État, préface, p. 15.

2 Louis XV et Élisabeth de Russie, 1882. — Une ambassade française en en Orient, sous Louis XV. La mission du marquis de Villeneuve, 1889.

3 RATHERY. Le comte de Plélo, p. 262.

4 EMERSON, Les surhumains. Traduction Izoulet, p. 11.

5 Lettres inédites de Napoléon, publiées par Léon Lecestre, 2 vol. in-8.

6 T. I, p. 259 ; t. II, p. 74, 86.

7 T. II, pp. 84, 241, 292, 317, 341.

8 T. II, pp. 49, 99, 131, 162, 252.

9 T. 1, pp. 226 ; T. II, p. 397.

10 Lettre à Paoli du 12 juin 1789.

11 MIOT DE MELITO, Mémoires, t. I, p. 154.

12 THIERS, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XVI, p. 217.

13 Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 149.

14 Le Mémorial de Sainte-Hélène. Édition Garnier, t. I, p. 277.

15 Lettres inédites de Napoléon 1er, t. I, p. 250.