Discours sur les Prix littéraires de l'année 1965

Le 16 décembre 1965

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 16 décembre 1965

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Comme l’an passé, c’est un chœur, ou, plus exactement, une « suite », que je vous invite à entendre. J’ai dit, lorsque je vous ai proposé cette innovation. — et je voudrais rappeler brièvement aujourd’hui, — pour quelles raisons elle nous avait paru souhaitable. De même que l’Académie ouvre ses portes à des talents et à des compétences dont la variété assure tout à la fois le libéralisme et l’efficacité, de même les prix qu’elle décerne ne se cantonnent-ils pas dans un secteur particulier de la création intellectuelle. Pourquoi, dès lors, remettre à un seul de ses membres l’entière responsabilité d’un rapport véritablement équitable, juste de ton quel que soit son objet, s’agirait-il et tour à tour d’un romancier, d’un poète, d’un philosophe, d’un essayiste, d’un savant, d’un historien ? Puisque nous avons justement, la bonne fortune de pouvoir soumettre les ouvrages qui nous sont proposés aux lecteurs les mieux qualifiés pour juger de leur valeur, pourquoi ne pas demander à ces lecteurs eux-mêmes de dire, lors de notre séance annuelle et par la voix du Secrétaire perpétuel de l’Académie, les raisons qui ont fixé leur choix ? C’est ce que nous avons fait l’an passé, ce que nous faisons aujourd’hui, ce que nous ferons désormais, sans qu’il y soit besoin de nouvelles explications.

 

Notre Grand Prix de Littérature a été décerné à M. Henri Petit. C’est M. André Chamson qui a bien voulu, par les éléments d’information dont nous lui sommes redevables, nous aider à vivifier la trop sommaire esquisse que nous imposent la circonstance et des minutes parcimonieuses.

Nul écrivain contemporain n’est sans doute moins soucieux de la mode et de ses avatars, ni plus près de cette liberté, de cette hauteur de l’esprit qu’on aimerait pouvoir encore appeler « libre pensée », si ce mot n’avait perdu, au cours des deux derniers siècles, sa véritable et plus haute signification. Penseur libre et ainsi penseur étonnant en notre époque d’obédiences, penseur civilisé parce qu’il entend assumer, en héritier parfaitement conscient, les questions, les contradictions et les drames qui ont nourri la pensée française depuis cinq siècles et davantage, penseur de vive et de bonne foi, tel nous apparaît Henri Petit à la lecture d’une œuvre déjà importante, mais dont nous sommes sûrs qu’elle traversera, contemplera et traduira encore bien d’autres paysages spirituels.

Si nous ne connaissions M. Henri Petit pour le critique littéraire d’un journal du matin, nous l’imaginerions volontiers trappiste ; trappiste inconfortable, sans certitudes mais sans scepticisme clos, promeneur inquiet dans un monastère apparemment désaffecté mais qu’il rêverait de rendre à sa ferveur d’antan.

Né à Avallon, au début de ce siècle, près de cette abbaye de Vézelay à laquelle il a consacré l’un de ses plus beaux textes et ses plus beaux poèmes, Henri Petit est Bourguignon, comme Montaigne était de Gironde, Chateaubriand de Bretagne, Péguy de Beauce. Fils d’une province établie sur deux versants opposés, celui de l’Yonne et celui de la Saône, il apparaît lui-même établi entre les deux versants de la foi et de l’incroyance. Un de ses amis, le Père Henry Bars, nous le dit semblable « à un chêne centenaire, ce qui est la jeunesse de ces nobles arbres. Quand il relève son regard sur vous, derrière le carreau des lunettes, sous la crinière argentée, presque azurée, c’est l’azur et l’argent d’une source courante que vous voyez paraître : les yeux graves d’un enfant préservé à travers les souffrances, et les amours, et les enrichissements de l’homme ». « Je lui ai dit un jour, ajoute Henry Bars, mon admiration pour les pages que lui a inspirées son enfance. Il a répondu, après un bref silence : « C’est que j’ai eu de bons parents. »

Enfant, on pourrait dire que Petit l’est resté continûment, jusque dans son souci de ne se laisser enfermer dans aucun clan, aucune règle, aucune servitude. Et en cela, il est bien vrai qu’il est aussi Don Quichotte, ce Don Quichotte dont il évoquait les « derniers combats » dans un de ses tout premiers livres. Tour à tour journaliste à l’Œuvre et à l’agence Havas, il devint, après un séjour de huit années en Syrie et au Liban, chroniqueur parlementaire à Ce Soir, jusqu’en1939, jusqu’à la guerre. Il fut blessé dans les premiers combats. Ni la guerre, ni la résistance à l’ennemi ne prirent au dépourvu cet homme de fidélité : là encore, à Paris et à Avallon, dans le sein du réseau Alliance, il fut discret, généreux, courageux.

Aujourd’hui, c’est l’amour des livres qui sert d’alibi, pourrait-on dire, à son amour des hommes. « Il faut le voir chez lui, nous dit un autre de ses amis, dans un assez vaste appartement, tout près du Luxembourg. Les piles de livres montent au plafond, écrasent les sièges, les coffres, masquent les glaces. Il propose plaisamment aux dames de leur faire la courte échelle si elles veulent se voir dans la partie des miroirs encore à découvert— Il voudrait tout lire et succombe à la peine. Il aime louer et n’en trouve pas toujours l’occasion... On l’a vu souvent enjamber, avec une majesté due à l’âge et à un accident de guerre, une mobylette et fuir dans les campagnes les flots excessifs d’une production romanesque qui submerge n’importe quel lecteur de bonne volonté. » Mais quand il a fini sa tâche quotidienne, il descend au Luxembourg tout proche ; il s’installe, tire de sa serviette un de ces petits cahiers d’écolier où il va inscrire le premier jet de sa réflexion, lequel ensuite, revu, recopié, de nouveau corrigé, dactylographié, puis encore trié, émondé, forme son « journal de pensée ». Il dit qu’il aime ce jardin « où les enfants s’ébattent, où les amoureux s’enlacent et se querellent, où les étudiants reconstruisent le monde, où l’inspiration le visite ».

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Tout jeune, Henri Petit perdit la foi. Mais perd-on jamais ce qu’on a vraiment aimé, ce qui nous a réellement possédé ? C’est en tout cas une perte, un oubli auxquels il ne sut pas, ni ne put, se résigner. « En perdant la foi, écrit-il, nous perdons l’élan qui nous venait de la foi et le sens des libres espaces, nous tombons aussitôt dans un empirisme mesquin ou môme sordide, dans une sagesse de misère et, en même temps, toute charité en nous s’étiole, faute de libre déploiement. » On voit bien que la foi se confond ici, au moins pour une part, mais profonde, avec l’enfance elle-même et ses « verts paradis ». Ce que Petit reproche à Pascal et aux jansénistes, c’est avant tout d’avoir obscurci l’enfance, enténébré le christianisme dans le dessein de magnifier Dieu. « On a noirci, écrit-il comme dans une plainte, on a noirci le fond joyeux de la Nativité. On a supprimé l’air léger de Bethléem, l’Évangile de son ciel, de ses oliviers, de ses troupeaux et de ses bergers. »

Partant de ce constat, tout le mouvement de sa pensée sera une démarche de résurrection. Elle tendra à retrouver, sans intention polémique mais sans ménager personne, tout ce qui a fait le fond de sa foi d’enfant, tout ce qu’il a « aimé et adoré en Dieu du temps où il croyait » ; à rappeler à la lumière ce qu’a pu laisser en lui, à travers les années, une première formation chrétienne, dans une famille qui avait encore la foi très tendre, presque ingénue, du temps des cathédrales. Henri Petit est quelqu’un qui entend ne pas en finir de rompre avec Dieu. Il refuse ce qui lui cache ce qu’il cherche ; et ce qu’il cherche, c’est ce qui lui rendra le dialogue originel de la créature et de son Créateur.

On n’en finirait pas de citer les admirables formules où s’expriment cette espérance et cette désespérance unies. « J’espère parce que je nie... J’aime parce que je n’en peux plus de ne plus aimer. » Ou encore : « Qu’elle croie, doute ou nie, l’âme se tourne dans la direction de Dieu comme la plante vers le soleil. » Ou enfin : « Quelle que soit la réalité de Dieu, si incertaines que soient toutes les définitions des théologiens et des philosophes, une certitude demeure : toute âme libre a d’elle-même le sentiment de Dieu et du divin. »

Jamais sans doute autant que dans son dernier livre, les Justes Solitudes, Henri Petit n’a été plus près de cet écrivain, français entre tous, qu’il admire, aime et défend en plus d’un texte, je veux dire Montaigne. « Il faudrait, écrit-il, prendre Montaigne en défaut, mais comment ? On aurait beau l’épier ; le bonheur de ses phrases, la lumière des pages, ce miroitement, cette vibration moirée prouvent à tout instant qu’il est dans sa vérité et dans la nôtre. Voilà un esprit allègre et qui ne se laisse surprendre par aucune contrainte... C’est à Montaigne qu’il faut demander le dernier mot de la pensée antique et le premier mot de la pensée moderne. »

Lui aussi, Henri Petit, pourrait prétendre qu’il a moins fait son livre que son livre ne l’a fait, tellement, dans ces récits d’expériences, la vie et la pensée se mêlent en un dialogue sans frontières. « Personne, nous dit-il, n’a pu me dissuader un moment d’écrire selon mon cœur et de continuer à ma façon, sans égards à rien d’autre, quête passionnée qu’est ma vie. »

Qu’il y ait du Montaigne en notre lauréat, cela se voit non seulement à la démarche qui conduit l’un et l’autre de l’orthodoxie chrétienne à des dispositions infiniment plus nuancées, plus « naturelles », mais aussi à ce qu’on se pose, pour l’un et pour l’autre, la même question : « Croit-il ou ne croit-il pas ? », question qu’ils déjouent tous deux et dont ils ne connaissent pas la réponse. Cela se voit encore au hasard apparent et à la liberté qui semblent présider à l’élaboration de leur livre, masquant souvent, — avec quel art ! — un ordre intérieur qui n’en est que plus séduisant lorsque l’on veut bien s’y prêter. Cela s’entend à ce ton de confidence qui vient de la conversation murmurée qu’Henri Petit entretient avec lui-même, aux silences qu’elle accueille, aux temps qu’elle ménage pour la respiration, à cette voix de « juste solitude » qui atteint nos esprits grégaires, et massifs, et bruyants. « En vérité, nous dit-il, il n’y a qu’un problème : comment l’homme, seul par nature, mais semblable aux autres, peut-il entendre le monde et s’entendre avec le monde ? »

L’œuvre d’Henri Petit n’est-elle pas précisément de celles qui savent nous mettre à l’écoute, nous détournant des cris des bateleurs et nous guidant par les chemins retrouvés de la ferveur ? Il faudrait dire encore, pour compléter le rapprochement avec Montaigne, que notre lauréat n’est pas de ces hommes dont la pensée se laisse figer dans quelque système défini : l’unité de la sienne est dans son mouvement et la vie qui l’anime tient souvent à ses contradictions mêmes. La pensée d’Henri Petit ressemble à ce vent, ample et fort, dont il nous dit, dans une belle image de peintre paysagiste, qu’il est « le grand coup de pinceau qui rend à la masse des arbres son unité ».

D’ordinaire, en effet, le mot « penseur », le mot « rêveur » proposent une opposition facile. Chez Henri Petit, rien de tel. Toute pensée, écrit-il, efface un rêve. C’est la parole d’un homme qui se souvient de son enfance. Voilà qui rejoint mon assertion de tout à l’heure, à savoir que l’enfance est la pierre angulaire de cette œuvre, « naïve » au beau sens du mot.

L’enfance, et l’amour humain. Écoutons encore notre auteur « Tout petit, on a au cœur de l’amour pour mille ans. La preuve à soixante ans, il en reste. » C’est donc que tout n’était pas qu’illusions. Même si le divin, si même le regret de Dieu se sont peu à peu retirés, comme le reflux du flot sur une grève, ce qui demeure est encore beaucoup. « On lance ses plaintes au vent. Et le ciel nous renvoie des oiseaux. » Les oiseaux du Bon Dieu, quand même.

Je n’aurai donné, je le crains, qu’une esquisse bien incomplète de la démarche de cette pensée. Comment saisir ce qui précisément cherche à tromper les pièges tendus par les systèmes sur les chemins où elle s’aventure ? M. Henri Petit a l’esprit de finesse. S’il cherche à convaincre, c’est par les voix de la séduction, sans donner du poing sur la table. Tout au plus s’accorde-t-il, à la manière de Péguy, de retourner la même idée, d’en reprendre, d’en renouveler, d’en appuyer l’expression de telle sorte qu’elle nous apparaisse chaque fois plus grave, plus nécessaire, et s’insinue en nous, et nous réveille.

Ainsi me revient en mémoire une autre image, que me propose Henri Petit lui-même, qui me semble fidèle et sur laquelle j’aimerais conclure : celle d’un bon jardinier, contemplatif, philosophe et poète, qui médite, nous dit-il et nous pouvons l’en croire, « comme on ratisse une allée ».

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M. Jacques de Lacretelle, qui présidait cette année notre Commission du Prix du Roman, présente ainsi notre lauréat :

« L’année 1965 a été bonne pour le roman et semble marquer qu’il n’y a aucune désaffection du genre ni chez les écrivains ni dans le public.

L’Académie a couronné le livre de M. Jean Husson, Le Cheval d’Herbeleau, récit très simple et très réaliste par endroits, mais non dépourvu de mystère et d’envoûtement.

Le sujet, le voici :

Un paysan a vendu son cheval, un vieil animal auquel il tient beaucoup, dans des conditions louches où il a eu la main forcée.

À peine a-t-il empoché l’argent que, le soir même, pris de remords, il se ravise, veut annuler le marché et reprendre son bien. Trop tard. Il apprend que le cheval a déjà été dirigé vers Paris et conduit aux abattoirs.

Il ne désespère pas et décide de le retrouver coûte que coûte. Et c’est ce voyage difficile, angoissé, et finalement infructueux, dans une ville que le vieux campagnard connaît mal et où il essuie mille moqueries, que l’auteur a entrepris de nous raconter.

Le sujet peut paraître mince, mais M. Jean Husson l’a traité avec un art qui émeut. Il a su aussi y superposer une autre histoire, le souvenir d’un enfant, un fils, que le vieil homme a perdu autrefois et dont l’image reparaît dans sa mémoire, au cours de ses recherches, comme une obsession.

On est satisfait de voir qu’un romancier réaliste fait une aussi large place au subconscient des êtres et à leurs rêves.

Romancier réaliste, M. Jean Husson l’est sans conteste. Il ne craint pas les scènes prises sur le vif et les dialogues crus. Dans cette poursuite à travers les abattoirs, il a peint son « bœuf écorché ». Mais il n’y a mis aucune outrance, laisse voir dans tous ces tableaux la vie intérieure des êtres. On sent que ses personnages sont des créatures qu’il aime.

On peut certainement attendre beaucoup de M. Jean Husson. L’Académie hésite souvent, dans l’attribution du Prix du Roman, entre la découverte et la consécration. Il semble que cette fois-ci elle rencontré l’une et l’autre. »

Qu’il me soit permis ici d’ajouter, à l’hommage ainsi rendu par un maître du roman aux qualités littéraires du beau roman de M. Jean Husson, quelques indications, discrètes bien sûr, sur la personne du romancier.

Jusqu’à l’âge de quatorze ans, M. Jean Husson a vécu à la campagne, près de la forêt de Sénart. Son grand-père et son oncle, chasseurs par résignation mais d’instinct braconniers, piégeaient, autant dire, sous ses yeux. La vie devait le séparer de ce milieu originel, jusqu’à peut-être lui donner l’illusion de n’être point campagnard de naissance. Collectionneur d’oiseaux, de nids d’oiseaux, familier de l’hypolaïs ictérine ou de la sittelle torchepot, il dit s’être « documenté ». Peut-être est-ce la vérité. Mais s’il ajoute et commente lui-même : « on ne peut guère aimer sans nommer », c’est peut-être aussi parce qu’il aimait d’avance, depuis le temps où l’on ne sait point qu’on aime, où, comme disait tout à l’heure Henri Petit, « on a au cœur de l’amour pour mille ans », assez pour qu’il en reste à soixante. M. Husson n’a pas encore soixante ans ; il en est loin, et tant mieux pour lui. Quadragénaire maintenant, il s’est engagé au régiment des sapeurs-pompiers de Paris pour échapper au service du travail obligatoire en Allemagne. Il y est aujourd’hui capitaine. Cela donne l’occasion à la Télévision française de signaler spirituellement, sans plus, que l’Académie française a décerné son prix du roman à un capitaine de pompiers. Je pense pourtant que cette qualité, si estimable qu’elle soit d’ailleurs, n’a pas été pour nous déterminante. J’aimerais pouvoir parler des autres romans de M. Husson, la Brouillerie, les Malles, la Bête noire. Mais on sait que notre prix distingue un livre dans une œuvre, cette année le Cheval d’Herbeleau. Je voudrais pourtant, à la lumière de la récente lecture (et, pour deux au moins, relecture) que j’ai faite de ces beaux livres, hasarder une prédiction : même lorsqu’il aura soixante ans, et davantage, M. Husson continuera de donner vigueur et sang aux romans qu’il écrira. Et le plus dru de cette vigueur, le plus chaud de ce beau sang rouge, il le devra aux années lointaines, apparemment de plus en plus lointaines mais réellement de plus en plus proches à mesure que le soir viendra, qu’il a passées parmi les arbres, en amitié avec la forêt, entre un grand-père et un oncle qui piégeaient, avec les oiseaux, les images, les lumières et les ombres, les odeurs, les rumeurs et les souffles du vent.

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L’Académie n’a pas attribué, cette année, son grand prix de poésie. Je veux rappeler qu’une fondation récente, due à la libéralité posthume d’un Rouergat, M. Roucoules, fervent de Lettres et de Poésie, nous permettra dorénavant de porter la dotation de ce prix à dix mille francs, un million de francs de naguère, dotation équivalente à celle du Grand Prix de Littérature.

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Le Grand Prix Gobert de l’Académie, prix d’histoire, vous le savez, sous la seule réserve que l’ouvrage ou les ouvrages couronnés soient consacrés à l’histoire de la France, a été décerné cette année à M. le Docteur Paul Ganière. Il l’a été sur le rapport de notre confrère M. Jérôme Carcopino, dont l’autorité emporte la confiance et entraîne la conviction. C’est ce rapport que je vais lire :

« Médecin, le docteur Ganière a abordé l’histoire par la médecine, puisqu’à ces débuts il a publié une biographie de Corvisart à laquelle l’Académie décerna l’un de ses prix de 1951. Avec elle, l’auteur était entré à la Cour impériale et jusque dans la familiarité physiologique de Napoléon, dont Corvisart, dès 1805, était devenu le premier médecin. J’imagine que le docteur Ganière a voulu, après Corvisart, porter un diagnostic sur la maladie à laquelle, en 1821, succomba l’Empereur déchu et que sa curiosité l’a entraîné jusqu’à Sainte-Hélène, pour reconstituer, en toutes ses péripéties, le drame héroï-comique dont cette petite île, que la plupart ignoreraient sans lui, fut le théâtre désormais inoubliable. Si je ne me trompe, il nous a offert là un bel exemple de la persévérance qui amène les historiens d’un premier problème à ceux qui lui sont liés, en vertu de cette logique intérieure dont ils subissent aussitôt la contrainte par quoi se révèle leur véritable vocation.

Quoi qu’il en soit, son œuvre est là, qui commande notre estime trois volumes, échelonnés de 1957 à 1962, respectivement intitulés : De la Malmaison à Longwood ; La lutte contre Hudson Lowe ; La mort de l’Empereur ; et il a tenu, l’an dernier, à en concentrer la substance dans une synthèse : Napoléon à Sainte-Hélène. À cette condensation, le travail du docteur Ganière n’a rien perdu de son essentielle densité et l’intérêt en est augmenté par ses allégements. On ne suit plus, comme dans les trois tomes précédents, tous les pas et détours d’une quête singulièrement étendue et fructueuse, mais la solidité de la documentation transparaît entre toutes les lignes et la narration, plus alerte, n’en est pas moins émouvante.

Certes, l’auteur n’est pas le premier qui ait entrepris de traiter le sujet ; mais il s’y est attaqué au bon moment, lorsque la collection des mémoires contemporains venait de s’enrichir du Journal de Bertrand, dont la cryptographie a été déchiffrée par M. Fleuriot de Langle. Au prix d’un immense labeur, il a pu puiser dans les documents d’archives publiques et dans les papiers des particuliers disséminés entre la Bibliothèque et les Archives nationales à Paris, le Record Office à Londres, et des correspondances inédites de France et d’Angleterre.

Deux faits suffiront à mettre en relief la conscience scrupuleuse de l’auteur. Il n’a pas hésité à faire le voyage de Sainte-Hélène, à prolonger pendant trois mois son séjour dans la petite île, dont il a pu préciser la topographie, définir le climat, peindre les paysages, et où il a compulsé à loisir les archives de Longwood. Ce n’est pas tout : ayant appris du professeur Leriche que le Collège Royal des chirurgiens de Londres prétendait posséder un bocal, scellé en 1827, ouvert en 1927, renfermant un bout d’intestin perforé du cadavre impérial, il est reparti pour Londres à seule fin de vérifier la prétention des chirurgiens britanniques. La relique avait été pulvérisée dans les bombardements allemands de l’été 1940. Mais ce n’était qu’une fausse relique, puisque, d’après les renseignements recueillis, elle aurait été apportée de Sainte-Hélène par le médecin O’Meara, rentré à Londres trois ans avant la mort de l’Empereur. L’information de l’auteur est si complète que je n’y ai noté qu’une lacune, et qu’il se pourrait bien que le docteur Ganière ait fait exprès de ne pas la combler. Il s’agit d’une lettre de Louis-Napoléon à la veuve de son frère, tombé en Romagne, qu’a publiée la Revue des Deux Mondes en 1949. En cette missive, dont la place était marquée sur les prolongements de la captivité de Napoléon Ier, le futur Napoléon III affirme à sa belle-sœur que pendant son séjour de 1836 dans les États-Unis d’Amérique, il rencontra la femme d’Hudson Lowe et en devint l’amant. Sans doute le docteur Ganière, dont vous apprécierez le sens critique, a-t-il à dessein négligé cet épisode de tonalité shakespearienne parce qu’il n’y a pas cru. Je suis tout prêt à lui donner raison. Car dans la partie inédite des Mémoires de la princesse Mathilde, dont l’amitié romaine du comte Primoli m’avait permis de prendre connaissance, Napoléon III s’est vanté auprès de sa cousine de cette bonne fortune ; mais avec une variante qui en laisse soupçonner l’irréalité : la maîtresse, en Amérique, du futur Napoléon III, aurait été, non la femme, mais une sœur d’Hudson Lowe.

Voilà pour le fond des travaux du docteur Ganière. Et voici pour la force dont il l’a revêtu : simple, directe, entraînante. L’auteur nous fait assister, avec la même clarté et les mêmes précisions, aux tergiversations de Napoléon à l’île d’Aix, à sa capture sur le Bellérophon, à sa captivité d’abord assez douce, aux Briars, où l’Empereur est l’hôte admiré d’un ménage de bourgeois britanniques dont les filles amusent le prisonnier de leurs espiègleries ; puis à l’arrivée du nouveau gouverneur Hudson Lowe, qui, borné, pusillanime, effrayé de ses responsabilités, hanté par la peur d’une évasion, révolte l’Empereur par la rigueur imbécile de ses consignes et l’odieuse mesquinerie de ses procédés. L’histoire de Sainte-Hélène ne va plus consister qu’en une suite d’incidents et de heurts où le grotesque côtoie le sublime, où des querelles dignes du Lutrin s’élèvent tout à coup au niveau des plus sombres et des plus cruelles tragédies. Et puis ce seront, parmi les nomades du gouverneur et les rivalités des compagnons du prisonnier, les soubresauts d’une longue agonie. Enfin, quand à cinq heures du matin, le 5 mai 1821, Napoléon expire après avoir balbutié « armée » pour dernier mot, c’est le martyre qui finit, et la légende qui commence, une légende qui va intégrer la « petite histoire » de Sainte-Mène dans la « grande histoire » de France, avec la chute des Bourbons, le retour des cendres et l’avènement du Second Empire.

J’en ai trop dit, assurément, mais assez j’espère, pour vous faire partager mon souhait de voir attribuer par l’Académie le Grand Prix Gobert au docteur Ganière.

Elle récompensera ainsi, écrivait M. Carcopino, — elle a récompensé ainsi, ai-je plaisir à dire aujourd’hui, — un ouvrage que nul ne sera tenté de recommencer, tant la documentation en est, comme on dit, exhaustive, tant la méthode en est scrupuleuse et probe, comme celle d’un clinicien, tant le récit qu’il développe sans éclats de voix est vivant à force d’exactitude et, quand il le faut, égal au pathétique du sujet. Elle couronnera, — elle a donc couronné — un auteur qui ne prend la plume que quand il a quelque chose à dire, un écrivain qui communique à ses lecteurs un peu de la passion du vrai qui aspira ses enquêtes et anime un talent tout pénétré d’humanité. »

 

Le second Prix Gobert est allé à M. Robert Christophe, sur un apport de M. Maurice Garçon. Le voici :

« Auteur d’ouvrages importants sur des personnages de la Révolution, du Premier et du Second Empire, M. Robert Christophe nous présente aujourd’hui un Danton qui fait revivre une des pages les plus dramatiques de notre histoire.

Il n’est guère de figure plus haute en couleurs que celle du célèbre tribun, dont l’aspect physique et la truculence verbale exercèrent sur ses compagnons de lutte un ascendant qui devait un jour se retourner contre lui.

Ses mots à l’emporte-pièce illustreraient une anthologie de l’apostrophe. On connaît celle qu’il adressa au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple », mais moins celle-ci, qu’il lança à la foule massée devant la guillotine : « Ils vont crier Vive la République, et la République n’aura plus de tête ! »

Il débuta comme clerc du procureur Vinot et obtint la licence en droit après sept jours de présence à la Faculté. Lors des troubles provoqués par le renvoi de Necker, il harangua la foule au Palais Royal, où son éloquence fit sensation. Il se rendit à la Bastille après le massacre du gouverneur et, sous le titre de « Capitaine Danton », il y fit sonner le tocsin.

M. Robert Christophe évoque toutes les phases de cette orageuse carrière du tribun et de la rivalité qui l’opposa à Robespierre.

On sait que la retraite de Valmy posa aux historiens une énigme qu’ils n’ont jamais résolue. Danton et Roland furent soupçonnés d’avoir « négocié » la reculade des Prussiens avec l’argent provenant du pillage du Garde-Meuble. M. Christophe émet une hypothèse plus ingénieuse : il suppose une connivence entre Dumouriez et Brunswick, tous deux hauts dignitaires de la Maçonnerie, connivence d’inspiration apparemment humanitaire.

Cette évocation de l’époque la plus explorée de notre histoire place de nombreux événements sous un nouvel éclairage et confère au récit une force émotive qui ne doit rien à l’imagination. »

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Il y a un an, Messieurs, j’annonçais une fondation nouvelle, celle du Prix Jean Walter, lequel doit signaler une œuvre « qui puisse fournir à la jeunesse des motifs d’exaltation et des exemples d’énergie ». Telles étaient bien les qualités, entre autres, qui avaient fixé notre choix sur l’œuvre et sur la personne de notre premier lauréat, M. Philippe Diolé. Vous jugerez si notre second choix répond aux vœux du fondateur. C’est en tout cas mon sentiment bien vif ; et c’est celui de notre rapporteur, M. Joseph Kessel, qui trace du lauréat de cette année, M. Henri de Monfreid, le fier portrait que j’ai le plaisir de vous lire.

« J’ai eu la bonne fortune, écrit-il, de rencontrer Monfreid à Paris, alors que personne en France ne connaissait son nom. Il avait déjà passé la cinquantaine. Malgré cela, la mobilité de ses mouvements et leur souplesse étaient d’un jeune homme. Sa démarche prompte et silencieuse, ses yeux d’un bleu intense sous des sourcils noirs faisaient songer en même temps à la brousse et à la mer. La race catalane se voyait dans l’ovale long, osseux, dans le nez aquilin. Un hâle indélébile, qui avait touché jusque sous la peau, l’apparentait aux Arabes. Il était d’ailleurs que les autres hommes. Son costume ne l’habillait pas, il le couvrait seulement. Dès le premier coup d’œil, on reconnaissait que ses vrais vêtements étaient le feu du soleil, le vent du large. Sa voix précise, voilée semblait faite pour raconter les combats contre les requins, la plongée aux perles, les poissons-fleurs, les mutilations des vaincus.

Nous sommes partis ensemble pour les eaux et les terres qui l’avaient marqué à jamais. J’ai été son hôte à Diré-Daoua, dans son usine électrique et à sa minoterie, à Haraoué, dans sa maison, dans son jardin, au milieu de l’eau murmurante, des caféiers, des bananiers, des Gallas qui battent la doura en chantant et des esclaves qui vont chercher du bois. J’ai vécu sur sa terrasse d’Obock où sont accumulés voiles, cordages, petits canons d’un autre âge, toute la mer, toute l’aventure.

Il m’a fait connaître le Gubet Kharab et l’îlot du Diable. J’ai essuyé le vent furieux du Bab-el-Mandeb sur son boutre avec son équipage noir. Et que ce fût à Djibouti ou bien dans la brousse éthiopienne, parmi les pierres noires hantées des sauvages Danakil, en Érythrée, ou dans les ports du Yémen, dans les sables du Hedjaz, chez les plongeurs de perles au creux des îles vierges, bref, depuis l’Égypte jusqu’aux Seychelles, il suffisait de prononcer le nom de Monfreid pour que le Français, l’Anglais, l’Italien, pour que le Somali, l’Abyssin, le Galla, l’Arabe et le Dankali le reconnussent et que chacun le mêlât à quelque récit violent et fantastique.

Monfreid, sans le chercher, avait inspiré une légende sur les côtes tragiques de la mer Rouge. L’imagination certes est sans frein chez les êtres primitifs, et même chez les blancs que frappe un terrible soleil. Mais, en vérité, cette existence donnait créance au prodigieux.

Fils de Daniel de Monfreid, peintre catalan ami de Gauguin, Henry de Monfreid débuta mal. Il fut refusé à Polytechnique au début du siècle et se ruina ensuite dans des affaires et des amours médiocres. Sans un sou, le cœur vide, il s’embarqua pour l’Abyssinie, sur la foi de vagues renseignements, où il était question de commerce de café.

Il avait alors trente ans. Il considérait que sa vie était achevée. Elle commença.

Il faut à certains hommes, pour développer leurs forces secrètes et fécondes, un climat spécial, aussi bien spirituel que physique. Le destin de Monfreid était de découvrir le sien alors qu’il croyait aller à une retraite végétative.

Ces étendues farouches, peuplées d’hommes rapides et âpres, baignées par une mer brûlante, où ne fréquentaient guère que les sambouks des trafiquants arabes et les zarouks des pirates zaranigs, il sentit soudain qu’il leur appartenait. Sans doute une ascendance mêlée, une misanthropie naturelle, un sang de contrebandier, un amour passionné de la mer avaient formé chez lui un appétit inconscient, furieux d’aventure et de solitude. Aussi, quand la terre et les flots lui offrirent soudain leurs possibilités infinies et mystérieuses, dans un corps à corps quotidien où l’homme, dépouillé de toutes ses armes artificielles, se trouve réduit à sa propre mesure, Monfreid se révéla lui-même.

Il apprit l’arabe et les dialectes en quoi l’ont déformé les tribus de la côte et de l’intérieur. Il méprisa, comme elles, le feu meurtrier du soleil, mangea, s’habilla selon leurs mœurs. Il mena des caravanes dans la région paludéenne et désertique de l’Awash. Il lui arriva d’être poursuivi par des chasseurs d’hommes et il dut, pour leur échapper, se maquiller en noir, en délayant le crottin de sa monture dans sa propre urine, car l’eau lui manquait.

Au cours de ces voyages, il s’aperçut que la marchandise préférée de ces régions était le fusil. Il se fit contrebandier d’armes. Avec le peu d’argent que lui avaient procuré ses caravanes, il acheta un sambouk. C’est une barque non pontée avec une pauvre toile.

Sur cette coquille, Monfreid commença de sillonner la mer Rouge. Il forçait la surveillance anglaise — avant la guerre, les autorités françaises ne s’y opposaient point — et débarquait, la nuit, sa cargaison dans quelque crique déserte. Il apprit à connaître tous les îlots, tous les récifs, tous les mouillages. Il entreprit la pêche des perles, s’établit dans une île sauvage au milieu d’un dédale féerique de palétuviers, avec ses plongeurs et ses marins noirs...

Ces péripéties et tant d’autres, Monfreid les a contées depuis lors dans des livres nombreux et célèbres. Ils semblent appartenir à un autre temps, celui des coureurs de mer, des gentilshommes de fortune. Et les coutumes, les superstitions millénaires, les rêveries des nakoudas arabes, des matelots somalis, des guerriers danakil, s’y mêlent merveilleusement aux aventures de ce Français qui voulut et osa vivre une vie de hardiesse, de solitude et de liberté.

Ces divinités dangereuses lui ont été favorables. Aujourd’hui encore, à quatre-vingt-sept ans, le feu sacré le défend contre l’âge. Il a gardé le pas léger et prompt, la chaleur du regard, la vivacité de l’humeur, la passion océane qui, voilà plus d’un tiers de siècle, m’avaient ému si fort.

Et quand, par les froides journées de Paris, il va engoncé dans un manteau pesant, c’est torse nu que je le revois, sous le soleil de la mer Rouge, à la barre de son boutre qui s’appelait l’Ibn-el-Bahar, ou le Fils de la Mer. »

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Nous avons, cette année, décerné deux Prix du rayonnement français. Vous savez désormais quels services, et de quel ordre, nous entendons ainsi mettre à l’honneur. Un Prix nouvellement créé répond d’abord à une intention. Si cette intention initiale se révèle, à l’expérience, heureuse, le Prix, en quelque sorte, se met à vivre comme de lui-même, prend de lui-même sa personnalité. Sa réalité devient sa définition la meilleure, et ce n’est plus un règlement, mais des noms, eux aussi bien vivants, j’oserai dire des états de service qui répondent pour lui désormais.

De nos deux lauréats de cette année, l’un est M. Roger Caillois. Jean Paulhan nous propose de lui ce portrait, plus ressemblant que les photographies auxquelles il fait allusion :

« Roger Caillois n’a pas dans la réalité l’expression diabolique que lui prêtent à l’ordinaire les photographes. Pourtant il en aurait tous les droits.

Il n’a pas manqué d’auteurs, de nos jours, pour s’attacher à des événements singuliers ou baroques. Chesterton parle d’un homme qui aurait trois yeux, d’un oiseau qui aurait trois ailes. Charles Ford a passé sa vie à consigner sur cent quarante mille fiches tous les faits damnés (disait-il) qui venaient à sa connaissance : soucoupes volantes, averses de grenouilles, arbres mangeurs d’oiseaux, et les autres. Je ne dis rien des divers ouvrages de science-fiction, que chacun connaît. Mais Caillois est singulier entre tant d’écrivains singuliers.

Certes, l’insolite exerce sur lui un attrait invincible. Il traite, entre autres sujets, de l’incertitude qui nous vient des rêves et de l’ambiguïté des mots, du mythe de la mante religieuse et du sadisme des hommes, du mimétisme des insectes et de nos déguisements, de la pantomime dans ses rapports à l’extase. Cependant c’est d’une façon toute personnelle qu’il aborde ces problèmes difficiles...

... qu’il les aborde, et souvent (à mon sens) les résout. Ce n’est, en aucun cas, en les réduisant à quelque mystère plus profond : il n’est fait allusion, dans ses essais, ni au Dieu de Chesterton, ni aux mondes supranaturels de Charles Ford. C’est en les confrontant à des faits analogues, et non moins mystérieux d’apparence, mais qui relèvent d’autres techniques ou sciences. Bref, il s’inspire d’une connaissance en zigzag, qu’il appelle très justement science diagonale : tantôt faisant appel à la minéralogie et tantôt à l’esthétique, tantôt à la zoologie ou à l’ethnographie, les corrigeant l’une par l’autre et tirant clarté de leurs rencontres imprévues.

Voilà qui exige une science peu s’en faut universelle. Et plus encore qu’une science, une foi dans la science peu commune. Mais Roger Caillois n’est pas inégal à la tâche qu’il s’est fixée.

Pour tout dire, il n’a jamais douté de l’unité de notre monde. Qu’il y ait, de l’homme à l’insecte, de la pierre au chêne et du sauvage à l’homme civilisé, une continuité qu’il nous reste à dégager, c’est ce dont Caillois nous donne dans ses œuvres plus d’une preuve.

D’autres qualités encore ont retenu sur Roger Caillois l’attention de l’Académie. Rédacteur en chef de la revue Diogène, qui paraît chaque mois en trois langues, secrétaire général de l’Unesco, fondateur de l’Institut français de Buenos-Aires, directeur de plusieurs collections d’auteurs ibéro-américains, Caillois ne montre pas moins le goût de l’étranger que le goût de l’étrange. Ses conférences ont révélé, à Berlin comme à Londres, à Beyrouth comme au Caire, le goût d’une naissance méthodique, et pourtant sensible. Ses ouvrages ont été traduits en anglais, en espagnol, en allemand, en japonais, en yougoslave, en italien. Ils sont écrits, ai-je besoin de le dire, dans une langue parfaitement correcte, concise, lucide, et qui prête à la règle comme à la maxime.

Il dit ainsi : « Je m’attache à un merveilleux qui se nourrit de la connaissance plutôt que de la craindre. » Il ajoute : « C’est encore un anthropomorphisme que d’exclure l’homme de l’univers, et de le soustraire à la législation commune. »

 

L’autre lauréat du Prix du Rayonnement français est M. Marcel Raymond, que nous présente M. Jean Guéhenno.

« M. Marcel Raymond a été longtemps professeur à l’Université de Genève. Il y a quelques années, l’Académie royale de Belgique tenait à reconnaître ses titres en faisant de lui l’un de ses membres. La critique de la poésie contemporaine est toujours éclairée par un grand livre qu’il publia, il y a trente ans, De Baudelaire au Surréalisme. Il n’a plus cessé depuis de publier, en France ou en Suisse, des ouvrages sur l’histoire de notre littérature. Surtout, il a pris une très grande part à l’édition des œuvres de Jean-Jacques Rousseau à la Pléiade. Il a été enfin, pendant longtemps, l’un des animateurs de ces « rencontres internationales de Genève » qui, en septembre, sont l’occasion de vastes débats en français sur la crise contemporaine. Ainsi peu d’hommes ont mieux servi que lui, en Suisse et dans le monde, la pensée et la civilisation françaises. »

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C’est à dessein que je ne sépare point, de MM. Roger Caillois et Marcel Raymond, deux grands serviteurs étrangers du Rayonnement français, à qui l’Académie a voulu rendre un particulier hommage par attribution de sa grande médaille d’or.

« Le professeur Justin O’Brien, nous dit M. André Maurois, est un des Américains qui ont le plus contribué à la diffusion aux États-Unis de la littérature française. Il l’a enseignée d’abord à l’Université de Harvard, puis à Columbia University (New York). Il occupe à Columbia la chaire de Littérature française depuis 1943. Il est le chef de la section française et a formé d’innombrables étudiants qui sont devenus à leur tour des amis fidèles de notre langue.

Il a publié de nombreux livres, en particulier sur André Gide dont il a introduit et traduit l’œuvre. Pour sa remarquable traduction du Journal d’André Gide, il a reçu le Prix Denyse Clairouin. C’est lui aussi qui a traduit et présenté Camus, Montherlant et publié des Morceaux choisis de Proust. Les nombreux articles consacrés par lui à des auteurs français vont être réunis en un volume.

Pendant la guerre, sa connaissance de notre langue lui a valu de diriger la section française de l’O.S.S. (service de renseignements) d’abord à Washington, puis à Londres et à Paris. Il est devenu lieutenant-colonel et a été décoré pour services de guerre à la fois de notre Légion d’honneur et, aux États-Unis, de la Légion du Mérite.

Notre pays et notre littérature n’ont jamais eu un ami plus fidèle, plus chaleureux ni mieux informé. »

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M. Wladimir d’Ormesson rend ainsi hommage, en notre nom, à Mme Victoria Ocampo :

« La grande médaille d’or décernée à Mme Victoria Ocampo n’est qu’un juste hommage que l’Académie française se plaît à rendre à l’un des écrivains étrangers dont l’action, l’œuvre et le talent ont le plus contribué au rayonnement de la culture française.

Mme Victoria Ocampo occupe une place de choix dans les lettres de la République argentine. Essayiste, critique, conférencière, elle n’a cessé de s’imposer à l’attention de l’élite intellectuelle internationale. Paul Valéry et Paul Claudel — pour ne citer qu’eux — n’éprouvaient pas seulement de l’amitié pour elle, mais de l’admiration.

Victoria Ocampo a fondé à Buenos-Aires la revue « SUR » — le Sud — dont l’autorité et l’influence littéraire sont comparables à celles que la N.B.F. a exercées entre les deux guerres. Dans le ravissant récit qu’elle a intitulé : Le vert paradis, Victoria Ocampo, évoquant son enfance, a écrit : « J’ai commencé à lire en français... Peau d’âne, Les malheurs de Sophie, Le Capitaine Hatteras... c’est-à-dire que j’ai commencé à pleurer et à rire en français. Les fées et les ogres ont parlé pour moi en français. Les explorateurs parcouraient un univers en noms français. Et, plus tard, les beaux vers pour moi furent français et aussi les romans où pour la première fois je voyais des mots d’amour... Comment me séparer de mon enfance sans couper toute communication avec l’essence même de mon être, sans m’appauvrir absolument, définitivement, de ma réalité et de sa source ? »

Et encore cette phrase, aussi exquise qu’émouvante, tirée du chapitre « Les Mots » : « Les mots français sont les seuls que j’aime à presser sur le papier, car ce sont les seuls qui, pour moi, sont pleins d’images. »

En prononçant à son tour le mot « gratitude », l’Académie française rappelle tout spécialement que pendant la plus douloureuse période de notre histoire, Victoria Ocampo entretint au loin, avec passion, la flamme française dans la nuit. »

 

Messieurs, je vais avoir achevé. Comme chaque année, je dois me refuser la joie personnelle de signaler ici, publiquement, les mérites respectifs de chacun. Que de noms me retiendraient au passage ! Le colonel Castex, Jean Drouillet, de chers et bons camarades de Normale, André Ducasse, historien de la guerre des Balkans, Jacques Meyer, du 11 Novembre... Évoquer l’œuvre monumentale d’un René Béhaine, d’un Louis Chaigne, louer l’admirable traduction que nous donne Mme Marcelle Auclair des Œuvres de sainte Thérèse d’Avila, ou le volume si informé, riche, vivant, indispensable, que Maurice Andrieux consacre à la Sicile, comment le faire en quelques mots ? Je pense à des amis étrangers, romanciers ou poètes, Robert Goffin, Roger Lemelin... Que tous me pardonnent mon silence ! Du moins le Palmarès que va lire, selon l’usage, le Chancelier de l’Académie, cette année M. Marcel Brion, va-t-il tous les réunir, les Parisiens, les provinciaux, les amis de terres lointaines qui nous ont aujourd’hui rejoints, Mlle Meija Lehtonen, venue ici de Finlande, le docteur Serge Tsouladzé, excellent traducteur du grand poète Roustaveli, qui est venu, lui, de Géorgie, les réunir, disais-je, dans un même souci, un même zèle, j’oserai dire une même mission, celle de servir une civilisation, une culture de vocation universelle, les nôtres, et par conséquent un langage, le nôtre, qui en est l’expression sensible jusqu’à se confondre avec elles.

Il n’y a guère, — quelques jours —, un journaliste de la radiodiffusion me demandait « ce que je pensais » d’une initiative ministérielle, assez récente pour que l’écho ne m’en fût pas encore parvenu. Il s’agissait précisément de défendre la langue française contre les attentats de toute sorte, inconscients ou prémédités, qui en menacent l’intégrité et qui, de proche en proche, faute d’y avoir pris garde à temps et veillé à en pallier les déplorables conséquences, risquent de la défigurer.

J’ai répondu à mon interlocuteur que j’étais enchanté d’apprendre, de sa bouche, une nouvelle aussi encourageante, aussi parfaitement accordée à notre propre sollicitude ; que l’Académie tout entière s’en réjouirait certainement avec moi et qu’à un tel cri d’alarme, suivi sans doute d’un tel appel, elle serait d’autant plus heureuse de répondre « Présente ! », qu’elle y est prête depuis trois cents ans.