Discours sur les Prix littéraires de l'année 1971

Le 16 décembre 1971

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 16 décembre 1971

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

 

Mesdames,
Messieurs,

La tradition a des contraintes dont je puis mesurer, j’ose le dire, la perpétuité. Une année riche en lauréats, et d’autre part les limites immuables du temps qui m’est donné pour proclamer leurs mérites, voilà qui m’interdit les divagations oratoires et me rappelle d’emblée aux exigences de ma mission.

En décernant son Grand Prix de Littérature à Georges-Emmanuel Clancier, l’Académie a fait d’abord un acte de justice : elle a récompensé un serviteur des lettres et de la culture qui n’a cessé d’être actif et dévoué en demeurant humble et libre, en menant son action et en construisant son œuvre dans une parfaite indépendance d’esprit, loin des coteries et des partis, tenant plus à l’estime d’un cercle d’amis et de connaisseurs qu’aux succès de la foire sur la place et aux vulgaires délices de la notoriété. Les jurys se sont peu occupés de lui, les auteurs de manuels ont fait peu de bruit autour de son nom ; et cependant, il a bien travaillé et solidement construit.

Poète à la voix pure et personnelle dans les huit recueils qui vont du Temps des Héros à Terre de Mémoire, historien de la poésie aussi informé que sensible, enfin grand romancier au registre varié, il a ce mérite d’être, la plume à la main, un authentique représentant d’une littérature bien vivante dans le respect de la pureté de la langue et des règles du goût, et de figurer, d’autre part, un esprit originalement moderne dans le maniement des nouveaux instruments d’expression que sont la radio et la télévision.

Il convient de dire d’abord que notre lauréat est au point de départ un provincial, et plus précisément l’homme d’une province. Né en 1914 à Limoges, il y a fait ses études secondaires et il n’a pas vingt ans que sa voix est déjà entendue à Radio-Limoges. En 1937, il se fixe quelque temps à Paris, y noue ses premières amitiés littéraires, publie ses premiers textes aux Cahiers du Sud, et se marie. La guerre le ramène en Limousin. Il prépare une licence de lettres à Poitiers, puis à Toulouse. Il a lié des rapports étroits avec la revue Fontaine, qui défend courageusement la liberté des lettres à Alger. Il y écrit, il en devient le correspondant clandestin en France occupée, et c’est l’éditeur de Fontaine qui publie, en 1942, son premier roman, Quadrille sur la tour. À la libération, il réorganise, puis anime la radiodiffusion à Limoges. En dix ans, il enrichit sa bibliographie d’une douzaine de titres, recueils de poèmes, romans ou essais.

Contraste significatif : c’est sensiblement à la même époque, en 1955-1956, que Clancier, désigné par ses compétences d’animateur radiophonique, est aspiré par la capitale, où l’O.R.T.F. l’appelle à des fonctions importantes et qu’il publie son premier chef-d’œuvre romanesques, Le Pain noir, le plus profond et le plus touchant éveil en lui de son âme limousine.

Sa famille tenait de près à ses origines paysannes. Sa grand-mère Marie-Louise Reix, à la mémoire de qui son roman est dédié, ne savait pas lire, mais elle n’en avait pas moins une personnalité de femme forte, affrontée à la besogne et au devoir d’élever une famille dans des conditions dures, sans qu’elle eût laissé périr en elle un don proprement poétique, un émerveillement devant la beauté des choses, une imagination ornée de vieilles légendes et de belles histoires, et le talent inné de bien raconter. Ce génie des conteurs populaires n’est-il pas l’élément primitif de la poésie ? En tout cas, chez Clancier comme chez sa grand-mère, le conte et la poésie ne se séparent pas ; ils naissent d’un même feu de l’âme, ils se nourrissent de la même émotion de ressusciter dans les mots un passé retrouvé dans sa substance pure.

Passé lointain. La Tétralogie du Pain noir prend l’héroïne, Catherine, âgée de cinq ans, vers l’année 1875, dans la métairie des Jaladas, au cœur du Limousin. Dans une campagne rude et pauvre, les instruments et les conditions de travail, les nourritures, les usages, les mœurs avaient moins changé depuis les paysans de Le Nain qu’il ne changeront en trois quarts de siècle, des débuts de la Troisième République, encore largement rurale, à notre époque où triomphe la civilisation des machines, de la concentration urbaine, des antennes de télévision partout accrochées. Dans les années 80, le propriétaire bourgeois n’est pas moins âpre à exiger de son métayer la moitié de chaque gerbe de blé noir que l’était jadis le seigneur. L’argent est rare, les produits sont pauvres, les journées longues, les demeures sordides, l’instruction superficielle. Ce n’est pas tout à fait la misère quand les parents ont la santé et quand les enfants ne sont pas nombreux, mais c’est la vie pauvre. Est-ce pour autant la vie triste ? La vision de Georges-Emmanuel Clancier est ici d’une franchise et d’une exactitude remarquables. Aussi loin de l’optimisme idyllique de George Sand que du naturalisme noir de Zola, il ne cache rien de la peine des hommes qui labourent et fauchent à bras et qui se croient riches quand ils ont vu un louis d’or, cependant que les femmes usent rapidement leur jeunesse à d’écrasantes besognes de ménage qui ne les dispensent pas de se courber aussi sur la terre avarement nourricière ; mais il ne conclut pas que la dureté de leur existence et leur ignorance du monde encore à peu près complète les condamnent à la sauvagerie et à la bestialité ; au contraire, les rythmes naturels de l’existence rustique, la force des traditions, la soumission aux fatalités élémentaires entretiennent chez les meilleurs une simplicité d’âme, une spontanéité de cœur, une fraîcheur d’imagination qui les relient à un ordre humain, et la chaleur du foyer, les affections du sang, les sourires de la nature, le plaisir rituel des fêtes équilibrent les lois austères du labeur, de la souffrance et de la mort. C’est cette floraison possible d’humanité, de poésie même chez une simple fille des champs que le romancier a remarquablement évoquée dans le personnage de Catherine, sans jamais tomber ni dans l’attendrissement larmoyant ni dans la prédication édifiante. Au fur et à mesure qu’au long de quatre volumes se développe le cycle du Pain noir, Catherine avance dans sa propre vie en même temps que dans les événements d’un siècle qui bouleverse la condition paysanne ; la misère recule, le bonheur paraît plus facile ; mais outre que les progrès des structures sociales n’éliminent pas tous les risques de souffrance suspendus sur la créature humaine, ces progrès eux-mêmes apportent des épreuves nouvelles qui exigeront toujours le recours aux trois sources où Catherine a toujours puisé sa force : le courage, la bonté et la poésie.

Après la construction de cette grande fresque sociale, rattachée à son enfance, Georges-Emmanuel Clancier se divertit avec un recueil de nouvelles, les Arènes de Vérone, en 1964, et un roman, les Incertains, en 1966, où il utilise les raffinements de sa culture, de ses expériences devenues bourgeoises dans le monde des lettres, de l’art, du théâtre, de la radiodiffusion. Mais si sa vision du monde s’est élargie par les lectures et les voyages, sa philosophie de l’homme et de la vie est demeurée fidèle à elle-même. Il reconnaît, sensible chez les individus conscients comme chez les simples, une aspiration naturelle au bonheur, et il préfère ceux qui, selon le vers d’Apollinaire, veulent « explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait ». Mais il mesure sans illusions les forces qui menacent le bonheur : intermittences du cœur, exigences des devoirs, pesée des événements de l’histoire sur la vie privée et la paix intérieure. Reste à conserver les instants heureux au fond de la mémoire, comme au creux de la main des diamants où l’essence du bonheur se concentre, incorruptible : c’est ce que feront les amants d’Incertains quand, conscients des interdits qui les séparent, ils acceptent le renoncement, après s’être donné un court moment de félicité ; et si « ce qui ne fut qu’une fois », ils l’ont vécu dans une île ce n’est pas un vain symbole : peut-être les instants privilégiés de l’existence humaine ne sont-ils possibles que dans l’isolement, au sens étymologique du mot, dans un espace étroit enveloppé par les fatalités et les charges de la vie comme par l’immensité de la mer, sur laquelle il faudra bien repartir, mais en emportant un trésor.

La leçon qui se dégagera de l’Éternité plus un jour, et qui sera toujours accrochée au problème de la recherche du bonheur et à l’intuition de sa fragilité, apparaîtra pourtant plus complexe, plus accordée à l’intelligence d’un écrivain qui n’a cessé de réfléchir et de mûrir. Cet énorme roman, qui groupe trois volumes en un seul, écrit en quatre années mais fruit de méditations bien plus longues, a été publié en 1969 et peut être considéré comme la somme de la pensée et de l’art de Clancier. Il y prend cinq personnages en leur adolescence, vécue en province entre les deux guerres, et les accompagne pendant trente ans, dans leur éducation sentimentale, dans leur vie amoureuse, leurs carrières parisiennes, leurs voyages, leurs épreuves à travers les accidents de l’histoire et les mutations de la société. Le souci de lier les destinées individuelles aux contingences et aux évolutions de la vie collective, qui soutenait la fresque paysanne du Pain noir, se retrouve dans la fresque bourgeoise de l’Éternité plus un jour, le plus important étant toujours ce qui se passe dans la conscience et le cœur des hommes. Et ce qui se passe, c’est la suite des joies et des peines, des espérances et des déceptions, des feux et des ombres de l’amour. Mais le résultat positif de l’aventure n’est plus seulement, laissée dans la mémoire des âmes, la trace du bonheur perdu : il reste les enfants, qui ont commencé à leur tour, sous les yeux du narrateur, le grand jeu des rêves, des illusions, de la souffrance et du courage. « Maintenant, le rideau se lève sur Sylvie et sur François-Gérard. Maintenant, à vous de jouer, mes enfants, comme il vous plaira. » Cette suite de générations recommençant sur le même théâtre des comédies toujours éphémères et imparfaites, Georges-Emmanuel Clancier n’y voit pas une absurdité, mais au contraire une raison profonde, une chance inappréciable, une réalité de chair et d’âme qui continue.

C’est que ce poète regarde du côté de l’être, c’est que sa poésie, inséparable de l’œuvre romanesque qu’elle inspire et qu’elle baigne, nous crie une première chose toujours importante à entendre : la vie est virtualité de bonheur : « Pourtant nous l’aurons aimée la douce-amère — Nous l’aurons aimée de toute notre vie la vie — Avec son odeur, sa fraîcheur et sa joie des premiers matins — Quand la ville est promesse et l’aube une chanson. » Et elle nous livre aussi, cette poésie, une définition d’elle-même, assez proustienne au fond, qui la rattache à la sage exaltation des instants privilégiés et aux miracles de l’art pour les défendre contre le néant : « Oui, poème, terre de mémoire... humble retour éternel, Chant ou murmure pour arracher au temps un éclat de vie et le rendre (si fragilement, si dérisoirement) perpétuel éclat de langage. »

Le rapport que je viens de lire est de M. Pierre-Henri Simon.

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Normalien, agrégé de philosophie, haut fonctionnaire international, romancier, essayiste, journaliste, M. Jean d’Ormesson est trop homme du monde pour vouloir paraître se piquer de rien. Dans la vie, dans les Lettres, ou dans cette étrange diplomatie sans frontières à laquelle il appartient, il affecte des sourires et des pirouettes de jongleur. Les idées sont ses muscades. Il a toujours quelque paradoxe à tirer de sa manche, ou quelque pamphlet du fond de son chapeau. Toujours la culture et la civilisation ressortent, intactes et souriantes, comme deux gymnastes pailletées, de la boîte laquée où il a plongé ses yatagans. L’Académie, qui ne se laisse pas si aisément leurrer, et qui goûte assez l’humour, a fait à ce faux farceur la farce de le prendre au sérieux. Elle ne lui a même pas tenu rigueur d’être le neveu d’un de ses membres les plus sages, et les plus écoutés, aussi parfaitement « honnête homme » qu’on a coutume de l’être, depuis trois siècles, dans sa maison. Elle a donné à M. Jean d’Ormesson le Grand Prix du Roman pour La Gloire de l’Empire.

La famille littéraire de notre romancier-lauréat est également vaste et célèbre. Il cousine d’assez près avec les Copains de Jules Romains : il est allié aux Dubardeau de Giraudoux, mais non aux Rebendart. Et tout laisse soupçonner que le portrait de Clara Gazul figure en bonne place dans la galerie de ses aïeules.

Qu’est-ce donc qui a poussé M. d’Ormesson à bâtir tout ensemble un canular et une épopée ? J’incline à croire que devant telles écoles qui sont celles du creux romanesque, de l’absence de l’homme et du rien des choses, M. d’Ormesson a pris le contrepied et voulu faire le roman de la plénitude et de la totalité.

Certains ont-ils entrepris de nous persuader que c’était désormais tentative vraiment désuète et vaine que de construire des figures imaginaires dans des lieux et des temps véritables, puisque l’histoire, cette traditionnelle maquerelle du pouvoir, maquille le visage des siècles, puisque notre affligeante culture nous épaissit le cristallin et puisque le langage n’est signifiant que de l’insignifiance humaine ? « Qu’à cela ne tienne, répond Jean d’Ormesson en se frottant les mains. Moi, je vais tout fabriquer, non seulement mes héros, mais aussi leur contrée, leur passé, leurs guerres, et même leur littérature et même leur civilisation. Et puis, comme dans les chants homériques, je vais à tout propos faire intervenir mes divinités qui sont justement la culture, l’histoire, le pouvoir, le langage, que, moi, je ne renie pas. » Et de distendre la géographie, et de contracter les siècles, et d’inventer des batailles, des capitales, des dynasties, tout en empire plus vaste que tous ceux qui furent, l’empire qui aurait pu être si Alexandre ne s’était pas heurté à l’Indus et Napoléon aux Pyramides. En somme, de refaire le monde, ce qui est après tout le rêve habituel des conquérants et des vrais romanciers.

Mais M. d’Ormesson multiplie les clins d’œil pour nous assurer que c’est aux hommes qu’il destine sa leçon, pas à Dieu.

Il se délecte de confectionner un appareil critique de fantaisie, mais si bien apprêté que je gage que plus d’un lecteur au départ s’y laissera prendre, et cherchera dans le dictionnaire des auteurs l’historien Juste Dion, si abondamment cité, entre Diodore de Sicile et Dion Cassius, à moins qu’on le trouve plutôt du côté de Procope et de Justinien.

Magistral pasticheur, Jean d’Ormesson nous offre un savoureux pot-pourri de Salluste, de Corneille, de Gibbon, non sans y mêler quelques pétales encore frais de Malraux, de Toynbee et de Mao Tsé Toung.

L’étonnant, dans un si singulier ouvrage, c’est que l’on croit aux personnages et à leurs drames. Il y là de vrais héros, de vraies amours et de vraies tragédies, je veux dire des hommes, des femmes, des ambitions, des trahisons, des malheurs auxquels nous nous identifions. Or, c’est cela qui fait un roman, depuis qu’il y a des conteurs et des foules pour les écouter. Belle gageure tenue, en prenant tous les paris contraires. Il parait que le public, une fois de plus, ratifie notre jugement.

Peut-être, quand il publiera ses œuvres complètes, M. Jean d’Ormesson jugera-t-il bon d’alléger son ouvrage de quelques passages qui témoignent d’un peu trop de complaisance au savoir. Mais cela même ne nous a pas déplu. Les écrivains qui sont tout ensemble des érudits et des créateurs ne forment pas légion, et, généralement, les choses font qu’ils se retrouvent, tôt ou tard, parmi nous.

Ainsi opine M. Maurice Druon, auteur du rapport sur notre Grand Prix du Roman.

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En décernant le Grand Prix de poésie à Louis Brauquier, l’Académie a eu le sentiment de donner à un poète secret et discret le témoignage d’estime et d’amitié qu’il méritait. Plusieurs de nos confrères, au moment où le nom de Louis Brauquier fut évoqué entre nous, se trouvèrent réunis dans une commune ardeur pour parler de l’homme, de l’ami, du poète qu’ils avaient connus — la chaleur de l’accent en apportait la preuve — à Marseille. Voici ce qu’en dit l’un deux, M. Marcel Brion.

« L’inspiration principale des poèmes de Louis Brauquier lui vient d’abord de son enfance marseillaise, bercée par les rêves que les promenades le long du Vieux Port ou des quais de la Joliette nourrissent chez les adolescents attirés par le « grand large ». Plus tard, cette nostalgie juvénile a vu réaliser tous les songes : le poète a réellement navigué. Non plus en imagination, mais sur ces grands paquebots dont il a célébré l’élégance et la beauté.

C’est pourquoi, achève M. Marcel Brion, sa poésie a cette puissance de réalité vécue, de lyrisme concret, je veux dire suscité par les choses vraies, ces choses dont l’existence quotidienne est faite et que l’on magnifie par l’amour qu’on leur porte. »

Le voilà donc d’entrée de jeu débusqué, ce grand secret qui a nom la mer. Né à Marseille au début du siècle, commis en douane à 18 ans, Brauquier s’embarque à 24 avec le titre d’élève-commissaire de la marine marchande. Et c’est aussitôt, et pendant trente-six ans, le contact avec ce que le poète a appelé « la liberté des mers ».

La Liberté des mers, avec leur solitude,
Qui parleront toujours au sel de notre sang...

Si la vie de certains poètes se confond avec l’énumération de leurs amours, de leurs drames, ou tout simplement de leurs livres, la vie de Louis Brauquier serait plutôt une longue, une inépuisable liste d’escales : Alexandrie, Jaffa, Beyrouth, Colombo, Saïgon, Sydney, puis Tahiti, Panama, Nouméa, puis Shangaï où il demeure six ans, Madagascar, et j’en passe... Ce pourrait être aussi une liste de navires aussi longue, une litanie qui serait à elle seule un poème : Cordillère, Amazone, Louqsor, Bernardin de Saint-Pierre, Lapérouse, Champollion, Océania, Eridan, et tant d’autres.

Mais, aussi loin qu’il parte, c’est toujours à Marseille que le poète fait retour, c’est Marseille qui est l’ancre profonde du marin et c’est elle que le jeune soldat exilé en Allemagne occupée, puis le jeune élève-commissaire voguant sur la ligne d’Extrême-Orient, devait chanter dans ses deux premiers livres : Le Bar d’Escale, Et l’au-delà de Suez.

Ces deux recueils, tout remplis des souvenirs de la place de la Joliette et des Docks, des quais et de la statue de Victor Gelu « montrant tout son cœur les bouges/Autour de la Mairie », de Notre-Dame de Garde et de tous ces cœurs tournés vers elle.

Lorsque Marseille dort dans la torpeur d’été ;

habités de barmen « docteurs ès-alcools », vêtus « de blanc lilial », de filles, de marins anglais, de dockers mourant pour cause de chômage, ces deux recueils portent la trace évidente de ce que Gabriel Audisio a si bien appelé « l’éruption de la puberté poétique ».

Pourtant, entre cet appel enfiévré du premier livre :

Levons l’ancre, le soir est prometteur d’extases

et l’affirmation forte et orgueilleuse du second :

C’est un homme vivant qui part et se déchire
Comme un ciel sur les mâts ;
L’homme le plus tenté par l’amour des navires
Et la forme du monde...

on reconnaît à l’évidence le passage de la puberté poétique à l’âge d’homme.

Dix ans plus tard, en 1934, devait paraître dans les Nouvelles littéraires le grand poème du Pilote, dont le ton plus grave signale l’approfondissement d’une expérience. Un vieux pilote noir, près de sa fin, est brusquement visité par sa vie.

Dans sa mémoire, il n’y a plus qu’un seul navire,
Toujours le même et qui ne porte pas de nom.

Cette mémoire, qui vient ici s’imposer une dernière fois, est une des présences constantes de l’œuvre de Louis Brauquier. « Comme je vis à l’aise, a-t-il écrit, au cœur de la mémoire ! » Et encore : « La poésie n’a besoin de rien sinon de la mémoire des hommes pieux... cette mémoire où l’on thésaurise les beaux fragments de poésie qui ont une ressource inépuisable. » C’est grâce à elle et par elle que le poète continuera à vivre, lorsqu’il ne sera plus qu’un « fantôme facile

Qui ne dérange rien ni personne et ne fait
Pas de bruits effrayants au bout des couloirs vides
Mais attend au grenier qu’on ait besoin de lui... »

Qu’on se rappelle ce que Pierre-Henri Simon disait tout à l’heure de Clancier. La poésie ce serait donc cela : les traces qu’on laisse d’un voyage, la mise en mots et en musique d’une Odyssée secrète, le récit d’une fidélité, l’affirmation d’une permanence.

Signalons un dernier trait. Si l’on a pu quelquefois comparer Brauquier à Conrad, on pourrait tout aussi bien voir en lui un Pythéas artiste. Une des originalités de son œuvre c’est qu’il ait voulu, ce sont ses propres termes, « “ réhabiliter le négoce ”, dire aux marchands que leurs gestes sont beaux »... Il faudrait citer maints poèmes où Brauquier, avec une jubilation de tous les sens, évoque les marchandises, « choses méprisées par les poètes des étoiles » et qui deviennent grâce à lui tout à la fois objet d’échange commercial et d’échange poétique. Cette réunion dans un même culte de ce qui se vend et de ce qui se dit, explique peut-être aussi la réunion dans un même art du réel et du lyrique. Car la poésie de Louis Brauquier est une poésie essentiellement réaliste, qui a su retenir les leçons d’Apollinaire et de Cendrars, et qui ne parle qu’avec des mots réels et quotidiens du monde réel et quotidien. On pense au Virgile des Géorgiques et plus précisément à un Virgile qui eût été marin.

Le dernier livre de Brauquier, Feux d’Épaves est aussi, à mon sentiment, le plus remarquable : il témoigne d’un élargissement de l’inspiration du poète à travers sa propre mémoire. Sous les aspects toujours luxuriants d’une poésie du grand vent et du soleil, Feux d’Épaves s’ouvre sur le repos et se tourne enfin vers la terre :

Tous ces sentiers qui disparaissent dans les collines
Je les ai négligés quand j’étais anxieux
De savoir où allaient les grandes routes blanches...

En même temps qu’il fait retour au pays de son enfance, le poète redécouvre l’hiver, qui semble n’avoir cours que sur terre, et avec lui la limite, la clôture, l’angoisse de mourir :

L’hiver est un pays mortel. Toute la vie
Nous entassons contre lui des mythes solaires

Et nous sommes soudain tout seul devant les portes
De glace qui s’entrouvrent, et vont nous annuler...

Mais les réflexions mélancoliques du marin après son retour à terre n’auront pas le dernier mot. Feux d’Épaves, sorte de somptueux inventaire des terres parcourues, s’achève par une Genèse, au cours de laquelle le poète refait le voyage de l’homme dans le temps. Le monde lui apparaît alors comme une « épave immortelle », qu’une fois de plus il tâche à regréer. Regréer, recréer : c’est ici que se rejoignent, dans un même souci de permanence, la démarche du marin et celle du poète.

La voix du poète Louis Brauquier n’est pas de celles qui se forcent. C’est une de nos vocations que d’honorer les écrivains qui, sans tapage, sont allés à l’essentiel. Nous avons aujourd’hui le sentiment d’y avoir réussi.

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Nous disposions, cette année, de deux Grands Prix Gobert. Nous les avons attribués tous les deux : celui de 1970 à M. Michel Roquebert pour l’Épopée cathare — celui de 1971 à M. Michel Antoine pour le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV. Voici ce que dit du premier notre rapporteur, M. le Duc de Lévis Mirepoix :

« Le conflit qui s’est déclenché en 1209 sur la terre occitane et dont l’enjeu était la destruction de l’hérésie cathare eut pour conséquence, après soixante années marquées par des alternances de guerre et de paix, le rattachement de cette même terre au domaine français. »

On ne saurait mieux définir, avec autant de discrétion que de précision, l’objet de ce vaste ouvrage. Bien qu’il représente un immense travail de recherches et de réflexions, toujours fondées sur la plus minutieuse discussion des textes, l’auteur déclare qu’il s’est borné à raconter les événements.

Or, dans une des questions d’Histoire les plus controversées et les plus passionnées, aussi bien de nos jours qu’au XIIIe siècle, même un simple récit présentait des difficultés considérables.

Il nous parait après avoir nous-même, depuis de longues années, réfléchi à ce problème, qu’aucun historien n’est parvenu à dominer ces grands événements pour en donner une vue objective comme l’a fait M. Roquebert.

« On comprendrait mal, écrit-il, le sens profond de la Croisade et surtout celui de ses répercussions politiques, si on ne gardait présent à l’esprit le fait que, dans son principe et sa définition, elle fut dirigée non point directement contre les Cathares eux-mêmes, mais contre ceux qui les toléraient et qui rendaient, par là même, inopérante la législation répressive établie par les « Décrétales ».

Une des vues les plus intéressantes de ce livre est que, derrière la croisade, s’est profilée une politique qui eut ses possibilités et même ses grandes chances de réussite, l’extension du royaume d’Aragon à ce qui est aujourd’hui le Midi de la France, sous la forme d’un royaume transpyrénéen. Au contraire, après la disparition du roi d’Aragon se dessine et prend pied dans l’Histoire la politique contraire, qui est l’installation de l’Occitanie dans l’hexagone français.

Avant d’en venir là, l’auteur montre le point de départ de la Croisade qui fut d’abord « une guerre sainte », selon la conception classique des croisades et qui n’aboutit que par dérivation à une entreprise politique.

Aucune préméditation de la royauté française, représentée par Philippe-Auguste qui, en mauvais termes avec le Saint-Siège, refusa personnellement de l’aider. Et pourtant, il appartint à Saint Louis, son petit-fils, de recueillir les fruits d’une entreprise qui ne provenait pas de la monarchie, mais plutôt d’une sorte de fatalité favorable à son identification, pour de nombreux siècles, avec le destin national.

On a trop oublié — et l’auteur ne manque pas de le rappeler dans ses conclusions — que la Première expédition, celle de Montfort, après avoir pris l’aspect d’une foudroyante victoire, fut brisée devant Toulouse par la mort de ce chef de guerre et par l’héroïque contre-offensive de Raymond VII. Il fallu abandonner tous les territoires occupés, mais les événements restaient suspendus.

C’est au roi de France, à Saint Louis, qu’il appartenait de leur donner une solution politique.

Par l’étendue, par l’exactitude, par l’ordre savant de ses recherches, par le scrupuleux examen des conséquences, par la clarté du style, par la vivacité des scènes, cet ouvrage nous semble parfaitement répondre à la conception que l’Académie se fait du Grand Prix Gobert : distinguer une œuvre qui satisfasse les exigences de l’érudition, tout en restant accessible à la partie la plus éclairée du grand public.

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On rend volontiers le même hommage au livre de M. Jean Tulard, qui obtient le second prix Gobert 1971 pour sa Nouvelle histoire de Paris : le Consulat et l’Empire.

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Quant à l’autre premier prix Gobert, celui de 1971, il va à M. Michel Antoine, pour son ouvrage : Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV.

Cette thèse de 660 pages représente une quinzaine d’années de travail. Elle est, sans conteste, le livre le plus important, le plus neuf qui ait été consacré à la monarchie française du XVIIIe siècle. Cette monarchie est dite absolue, c’est-à-dire pure, sans alliage. Mais tous les juristes du temps s’accordent pour dire qu’elle est essentiellement différente des tyrannies que l’histoire nous présente. L’un d’eux écrit : « L’autorité suprême n’est que le droit de gouverner et gouverner ce n’est pas jouir, c’est faire jouir les autres ; c’est assurer, c’est maintenir contre la licence de la multitude les droits qui appartiennent à chaque individu... Les rois doivent plus à leur peuple que les peuples ne doivent à leur Roi... » Il en résulte pour le souverain une série d’obligations contraignantes : l’une d’elles est de ne rien décider sans s’être entouré de l’avis des personnes les plus qualifiées. Les premiers mots des édits royaux « Le Roi en son conseil » montrent l’importance du Conseil. Ou plutôt des conseils, car il y en a plusieurs. Leur fonctionnement sous Louis XV n’a jamais été étudié, parce que cette étude supposait d’immenses dépouillements, d’immenses et minutieuses recherches que M. Antoine a menées à bien, avec une patience, une méthode, une sûreté auxquelles l’Académie a plaisir à rendre justice, ainsi qu’à la maîtrise de l’exposé où l’on sent à chaque page l’auteur pleinement maître de son sujet.

M. de Boislisle jadis, en même temps qu’il éditait Saint-Simon, M. Desjardins ensuite dans la Revue de l’École des Chartes, avaient donné une première image critique des conseils réorganisés par Louis XIV. Mais le Conseil de Louis XV n’est plus celui de Louis XIV. Je ne peux pas énumérer toutes ces différences qui s’expliquent par l’effacement relatif du chancelier entre la mort de d’Aguesseau et la nomination de Maupéou, par les révoltes parlementaires, par les luttes des privilégiés contre un régime fiscal plus juste qui accrurent l’importance du Conseil des dépêches chargé des affaires du dedans, par la constitution des grandes administrations modernes qui, surchargeant d’affaires le pouvoir central, obligea le Roi à travailler, souvent, en particulier, avec un chef de service et l’amena à constituer à certain moment un comité de ministres, qui déblayait certaines affaires avant le conseil proprement dit.

M. Antoine nous convainc que Louis XV travailla beaucoup. La suppression de la charge de surintendant des finances faisait de lui le directeur du mouvement des fonds. Il a passé une partie de sa vie à signer et à vérifier des millions de pièces comptables. D’une façon générale, aucun roi n’a autant écrit que lui et la faiblesse du système était justement qu’il ne disposait pas d’un cabinet organisé, seulement d’un secrétaire pour les lettres de politesse. M. Antoine pense même, étant donné la complexité des affaires, qu’un premier ministre eût été utile. Enfin, il décrit avec précision ce qu’on a appelé le coup d’État Maupéou et qui était le début d’une modernisation générale du système, dont Bonaparte, bien instruit par le consul Lebrun, ancien secrétaire de Maupéou, tirera profit. Le livre de M. Antoine, modèle de la véritable thèse, celle qui fait avancer la connaissance historique, comptera parmi les grands ouvrages, ceux que l’on ne peut ignorer.

Tel est le sentiment, auquel a souscrit l’Académie, de notre confrère M. Pierre Gaxotte.

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De M. Pierre Gaxotte aussi ces lignes sur le Prix Louis Castex.

C’est la première fois, cette année, que l’Académie décerne ce prix, fondé à la mémoire d’un grand serviteur du pays, le colonel d’aviation Louis Castex, qui, ayant débuté à l’escadrille des Diables bleus pendant l’autre guerre, s’est consacré jusqu’à sa mort, survenue en 1968, à la reconnaissance des océans, pour le tracé des routes aériennes. Enthousiaste, convaincu, opiniâtre, il a procédé scientifiquement, méthodiquement, emportant un à un tous les obstacles. On lui doit la base des Açores, la base de Tahiti, le relais de l’île de Pâques. Si tant d’hommes peuvent aujourd’hui traverser les océans, si les chefs d’État peuvent se donner des rendez-vous par-dessus les mers, si durant la dernière guerre la bataille de l’Atlantique a été gagnée grâce à la base des Açores, c’est en grande partie à cet homme modeste qu’on le doit.

Le prix Castex doit être décerné à un ouvrage de voyages, d’aventures ou d’aviation. L’Académie a désigné M. Michel Peissel pour son livre Mustang, royaume tibétain interdit. Cet État, voisin du Népal, presque séparé du monde par les montagnes, offre sur son voisin l’avantage de ne pas attirer les drogués les plus intraitables et de présenter une civilisation originale, archaïque si l’on se réfère à l’outillage, séduisante si l’on songe aux mœurs. M. Peissel a raconté son voyage, ses découvertes, avec un talent et une simplicité, parfois avec une émotion auxquels on ne peut rester insensible. Son livre est beau par les paysages, imprévu par le pays, amical pour les hommes. Il se lit sans que jamais l’intérêt ne faiblisse. Telles sont quelques-unes des raisons qui ont emporté notre choix.

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Les prix dont je vais maintenant rendre compte sont eux aussi dans leur nouveauté. Je souhaite qu’on y reconnaisse le souci d’ouverture qui est le nôtre, moins sur tel ou tel genre défini, et ainsi plus ou moins conventionnel, que sur la littérature vivante, vivante et libre, et riche, où s’affirment dans leur diversité des tempéraments, des talents d’écrivains. Grands Prix de la nouvelle, de la critique, de l’essai, il semble, quant à moi, quant à nous, que nos choix répondent pour nous.

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Féerique avec Proust, écrit M. Maurice Druon, satirique avec Voltaire, fantastique, ou cruelle, ou morbide avec Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam, réaliste enfin, et jusque dans l’investigation du délire, avec Maupassant, la nouvelle a, dans la littérature française, de longues et éclatantes lettres de noblesse.

Pourtant ce genre, qui convient si bien à notre langue, semble souffrir d’un certain effacement, non pas chez les auteurs mais plutôt auprès des éditeurs, et cela peut-être parce que les recueils de nouvelles ne fournissent pas occasion à de vives batailles publicitaires. De la sorte, on pourrait croire que seules les écoles étrangères continuent de produire de grands nouvellistes. L’Académie a voulu réparer ce qui lui parait plus qu’une injustice, une erreur, et ramener l’attention sur les écrivains dont le talent s’accorde à cette forme de récit. De là ce Prix de la nouvelle, dont l’Académie ouvre le palmarès en le décernant, dans une belle unanimité, à M. Daniel Boulanger.

Celui-ci aligne déjà une œuvre bien fournie. On sait que, d’autre part, il a souvent recueilli la gloire des écrans où ses dialogues rapides et brillants ont fait le succès de maints films. Avec son recueil Vessies et Lanternes, qui vient peu après un autre d’égale valeur, Mémoire de la ville, il prend dans sa génération une place de choix, et qui n’est qu’à lui.

Nouvelles réalistes ? Les siennes le sont à coup sûr. D’un trait rapide et ferme, M. Boulanger sait camper un personnage, sa demeure, ses habitudes. Quelques lignes lui suffisent pour nous donner une impression de vérité presque palpable. Une grande économie de moyens, mais utilisés avec un maximum d’efficacité. Nouvelles fantastiques ? Également ; car l’auteur prolonge au-delà du normal la logique des caractères et des situations. Satiriques ? Oh ! combien ! Parce que, justement, en franchissant les frontières du possible, il fait apparaître le ridicule et l’absurde où nous conduiraient souvent nos comportements, si la nature n’y mettait obstacle. Nouvelles cruelles ? Oui, pour beaucoup ; mais de cette sorte de cruauté de constat qui trahit une grande tendresse pour la nature humaine.

En somme, Daniel Boulanger rassemble et unit toutes les tendances et toutes les ressources du genre. L’alliage d’une observation rigoureuse et d’une torrentueuse imagination fait l’éclat du métal dans lequel il coule ses histoires insolites. Aucune d’elles, étendue sur 300 pages, ne serait tolérable. Mais dans les dimensions propres à la nouvelle, certaines sont des chefs-d’œuvre, au sens plein du terme. Des exploits, disons le mot, de maîtrise.

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En décernant le Prix de la Critique à Kléber Haedens, peut-être l’Académie a-t-elle voulu rappeler que la critique, dont certains théoriciens voudraient faire une science, reste un art ; peut-être aussi a-t-elle voulu affirmer que, pour juger du talent d’autrui, il n’est pas mauvais d’avoir soi-même du talent.

Celui de Kléber Haedens a plus d’une face. Le Prix Interallié, naguère, a récompensé le romancier aussi naturellement que nous couronnons aujourd’hui le critique. Tout ce qu’a écrit l’auteur de L’été finit sous les tilleuls, malgré la variété des sujets qu’il traite et la diversité des milieux qu’il peint, atteste la même richesse de fantaisie et d’imagination, les mêmes qualités de liberté d’esprit et d’ironie sans amertume. Sa critique est essentiellement critique d’humeur ; mais qui se plaindrait de se trouver en face d’un homme, de ses réactions personnelles, et non pas devant une boîte de fiches éparpillant son contenu sur la table ?

C’est pendant la guerre, à Lyon, à moins de trente ans, que Kléber Haedens a eu sa première rubrique régulière, dans un hebdomadaire où quelques Parisiens avaient réussi à maintenir une certaine liberté de pensée et d’écriture, dans des circonstances matérielles et un climat moral qui ne s’y prêtaient guère. Coup sur coup, il publia son Paradoxe sur le roman et Une histoire de la littérature française. Ce dernier livre, dans ses 300 pages, ne prétendait évidemment pas épuiser le sujet ; mais, à un moment où la publication des nouveautés chômait un peu et où le public intelligent revenait aux valeurs, leurs durables Kléber Haedens lui offrait un bon guide. Cette esquisse, il l’a approfondie sur certains points, corrigée sur d’autres, et sa carrière est loin d’être achevée.

De même, le Paradoxe sur le roman, en trente ans, n’a rien perdu de son actualité. C’est qu’il était fort en avance, cet essai, lorsqu’il dénonçait, en 1941, les erreurs futures d’une École qui était encore dans les limbes, celle du Nouveau Roman. Je pense que Kléber Haedens fut le premier à écrire que les prétendus novateurs risquaient d’éliminer toute vie de la littérature.

Sans se presser, sans se croire tenu de produire un livre chaque année, comme les couturiers sortent leurs collections, Kléber Haedens a publié depuis plusieurs romans, comme Salut au Kentucky ou Adieu à la rose, où sa joie d’écrire prolonge sa joie de vivre. Attendons le prochain roman de ce sage qui s’est retiré, à six cents kilomètres de Paris, sur un de ces modestes coteaux de Castanet où, de gradin en gradin, le voyageur passe de la plaine toulousaine aux Pyrénées. Un pays vallonné où les tracteurs n’ont pas encore remplacé les bœufs et où, lorsque le vent d’autan veut bien ne pas souffler, la lumière est aussi fine que sous le ciel de la Grèce.

Ainsi s’exprime, par ma voix, notre confrère M. Jean Mistler.

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C’est à M. Marcel Arland que nous sommes redevables du rapport sur notre Grand Prix de l’Essai, M. Roger Judrin.

Roger Judrin écrit dans l’un de ses derniers livres, Journal d’une Monade : « J’ai noirci du papier, pendant vingt ans, sans être imprimé. J’ai barbouillé sous les tours de guet, dans mes prisons de Strasbourg, de Trèves et de Neubrandenbourg, des pages qui ne parlaient qu’à mon bonnet. Puis un petit nombre de lecteurs adoucit la solitude où il me faut entrer. Je ne suis pas né pour le chandelier, mais pour le boisseau. » Voilà chez un écrivain beaucoup de modestie, et sans doute une égale fierté. Un petit nombre de lecteurs, mais fidèles, mais fervents, peut assurer la durée d’une œuvre et d’un nom. Ce qui importe, ce n’est pas le chandelier, mais la chandelle ; quant au boisseau, il prend en ce moment les dimensions d’une coupole.

L’indépendance, la franchise, le refus des illusions, le souci d’un ordre dans l’ardeur ou dans l’amertume, le besoin d’affirmer ce que l’on tient pour vrai, ajoutez le goût et le don d’écrire : c’est Judrin et son œuvre.

Tels sont les caractères que l’on trouve déjà dans son premier récit : Dépouille d’un serpent, qui parut en 1955, et dans ses recueils de contes et nouvelles, comme son Spectateur passionné.

Il est moraliste jusque dans la fiction. Il l’est encore plus, on le pense bien, dans ses purs essais ou mélanges ; il s’y montre plus proche de lui-même et de nous, plus libre, plus singulier ; ainsi dans Moralités littéraires, avant tout dans ses deux plus belles œuvres : Goûts et couleurs et Journal d’une Monade, où il se qualifie et se découvre pleinement.

Gardons-nous d’omettre ses études de critique, d’abord parce qu’elles sont des plus remarquables, et puis parce qu’il ne s’y montre pas moins singulier. Lisez par exemple sa préface à un choix de Montaigne ; voilà un écrivain selon son cœur, et dont il goûte plus que personne l’esprit et le naturel, la leçon et la vive nonchalance. De là un portrait lucide et chaleureux ; de là encore une seconde figure, qui se dessine comme sans y songer : celle de Judrin. Sans doute, quand il n’aime pas un auteur, il peut l’accabler d’une insolence : l’auteur disparaît ; le critique, nous lui donnons tort. Reste Judrin, frondeur, obstiné, franc comme l’or et la trique, parfois dupe dans la crainte de l’être.

Reste surtout un écrivain peu commun. Écrire est pour Judrin « la grande affaire », user de cette langue dans sa précision et dans sa force, dans ses charmes et dans sa rigueur, dans sa haute et savante tenue comme dans ses tours familiers. Judrin écrit en virtuose : c’est son naturel, qui va jusqu’au défi et ne craint pas de sembler précieux. S’il se nourrit de concision, c’est pour frapper plus sûrement. Prompt, il surprend sa pensée à l’instant où elle naît, et voici les mots, les images, les tournures qui la portent, voici la flèche, le but et l’éclat. Et maintenant redoublons.

C’est dire que l’homme, l’essayiste et l’écrivain ne font qu’un. C’est à eux trois que va notre hommage.

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Je me plais à signaler, parmi nos autres grands prix, le prix Jean Walter, décerné cette année pour la huitième fois. C’est M. Roger Frison-Roche qui en est le lauréat. D’aucuns penseront que nous avons peut-être un peu tardé. Alpiniste, guide de montagne, grand voyageur, correspondant de guerre, maquisard, chemineau des pistes neigeuses du grand nord canadien, canotier sur les rapides de la dure rivière Mahanni, homme responsable, homme fraternel, nous lui devons maints beaux livres, depuis l’Appel du Hoggar et le célèbre Premier de Cordée. Les Montagnards de la Nuit, la Piste oubliée, le Rendez-vous d’Essendilène, chacun d’eux témoigne pour l’homme, pour son courage, sa volonté de se dépasser lui-même. Conteur au talent très sûr, il a su faire sentir le goût même de l’aventure, offrir aux jeunes enthousiasmes l’exemple d’un homme aux mains solides, solides comme celles de ses héros Servettaz et Ravanat, des mains qui ne lâchent pas leur prise, sur la pagaie, sur le piolet quand la tempête menace de faire chavirer le bateau ou dévisser la cordée. Voilà un bon prix Jean Walter, qui eût plu à son fondateur.

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Quant au Prix Pierre de Régnier, il couronne M. Jean-Claude Renard, dont la haute ambition, selon ses propres mots, est de « communiquer une certaine vision globale de l’univers intérieur et extérieur où le poète se meut lui-même ». « Recherche épuisante, envoûtante », commente M. Pierre Emmanuel, à laquelle « nous devons une poésie dont l’intention ne fléchit jamais, une œuvre, au sens plein du terme ».

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C’est à dessein que j’achèverai ce compte rendu traditionnel sur la médaille d’or du prix de la langue française et les deux prix du Rayonnement français que nous avons décernés, en hommage, à trois écrivains que je ne saurais dire étrangers, tant ils ont fait pour notre langue et pour notre culture française : MM. Franco Simone, Franz Hellens et Marcel Thiry.

Le premier, nous dit M. René Huyghe, est un de ces Italiens qui ont fait de la littérature française l’objet de leurs études, marquant ainsi la réciprocité du penchant qui a tourné tant d’écrivains français, parmi les plus illustres, vers la culture italienne. Une fois encore sont ainsi soulignés les liens étroits qui unissent la pensée comme la langue de nos deux pays.

Mais en M. Franco Simone nous devons saluer un esprit dont l’érudition ne s’affirme pas, comme il arrive trop souvent, en se rétrécissant sur un champ toujours plus étroit, mais, bien au contraire, en s’autorisant de vues sans cesse plus larges et plus amples. Par cette démarche même, il démontre la fécondité de l’enseignement de ses deux principaux maîtres parisiens, tous deux membres de notre Académie : le premier, Paul Hazard, fut l’un des initiateurs de la littérature comparée, le second, Étienne Gilson, n’a cessé de tirer des vues nouvelles du rapprochement des pensées philosophiques.

En s’attachant très tôt à la Renaissance, telle qu’elle s’est épanouie en France, M. Franco Simone était mu, certes, par le désir de suivre la destinée particulière qu’allait trouver dans notre pays un phénomène essentiellement italien à son origine. Directeur des Studi Francesi, il apportait ainsi des lumières nouvelles sur le développement de nos Lettres dans l’exercice de leurs échanges fructueux avec la Péninsule. C’était déjà démontrer l’opportunité de rapprocher et de faire communiquer des secteurs d’étude trop souvent refermés sur eux-mêmes.

Mais il devait aller plus loin dans cette volonté de dominer les problèmes en les amplifiant au lieu de les limiter. Il s’élevait progressivement à la notion même de l’humanisme considéré comme un des fondements de la culture dont nous sommes l’aboutissement. Dès 1949, la Conscience de la Renaissance dans l’humanisme français lui permettait de saisir la liaison de ces deux courants, destinés à se féconder mutuellement. Il Rinascimento francese, en 1961 puis en 1965, embrassait d’ensemble le mouvement d’idées ainsi créé, qu’une étude plus récente, en 1969, a poussé jusqu’à sa phase baroque.

M. Franco Simone a suivi sa retombée au seuil de notre temps. Dans la Biblioteca de Studi Francesi, qu’il dirige, il a montré la nouvelle collusion des arts français et italiens, à la fin du XVIIIe siècle et au seuil du XIXe. Une étude sur la littérature italienne dans « Corinne » l’a ramené aux Lettres. Avec Mme de Staël, il dégage un des chaînons qui, solidaire de ceux qu’il met à jour dans l’œuvre de Balzac, de Stendhal ou de Flaubert, retrace l’évolution de la donnée humaniste. Renan et l’Italie vient, tout récemment encore, d’en souligner une manifestation.

En effet, c’est La Crise de la tradition humaniste dans l’édification des littératures modernes (La Grisi della tradizione umanistica nella costruzione delle letterature moderne), étudiée en 1969, qui indique l’entrée de notre temps dans une voie différente, novatrice, mais périlleuse. Directeur de la section française de la collection « Civilisation littéraire du XXe siècle » (Civiltà Letteraria del Novecento), M. Franco Simone a donc non seulement dominé le problème de l’humanisme dans l’espace, par la méthode comparative, mais aussi dans le temps, par sa connaissance du présent unie à celle du passé.

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Je voudrais retenir, écrit M. Marcel Brion de Franz Hellens, pour l’appliquer à l’ensemble de son œuvre, à toutes les démarches auxquelles il fait allusion, et qu’il souligne, le titre d’un de ses livres les plus exquis et les plus émouvants : Le Fantastique Réel.

Aucune association de mots ne saurait dessiner d’une façon aussi vraie le rare génie de Franz Hellens. Visiteur des plages noires de la nuit, cosmonaute onirique des planètes inconnues, Franz Hellens est l’homme que conduit à travers les ténèbres fécondes la lueur de sa vision. Il y rencontre les fées et les magiciennes, il s’entretient avec Mélusine des mystères des métamorphoses et l’inconnu ne lui cache aucun des secrets dont il refuse aux autres hommes la connaissance. Chaque livre de Franz Hellens rapporte l’itinéraire d’une de ces expéditions auxquelles le poussent ce goût inné qu’il a du fantastique, et son impérieux désir de franchir les frontières pour s’approprier les vastes terres sans maître du songe nocturne et du rêve éveillé ; et, surtout, cette intense, incessante interrogation que dirige le voyant vers les régions les plus profondes de lui-même, et, pour cette raison même, les plus ignorées.

Par-dessus tout poète, et essentiellement poète, Franz Hellens est l’homme de ces retraites en son propre royaume de musique et d’images. Citerai-je des titres, espacés sur soixante années de création littéraire, depuis la Ville morte, qui est de 1906 jusqu’à Cet âge qu’on dit grand, qui est d’hier : Les Réalités fantastiques, Les Filles du désir, Fraîcheur de la Mer, le grand et sombre Nocturnal de 1919, La Vie seconde de 1945, Les Hors le Vent, un de ses livres les plus anciens et les plus authentiquement savoureux, Les Mémoires d’Elseneur, Les Fantômes vivants...

Vanité des bibliographies — j’ajouterais volontiers pour ma part et des discours de circonstance — qui nomment et ne savent retracer le goût secret et unique de chaque livre, le don inappréciable de chaque page. Dans ce recueil de contes, qui s’appelle Les Yeux du Rêve, et qui est, de loin, un des plus chers à mon cœur et à ma mémoire, je crois bien, que toute cette profusion de découvertes et d’inventions, dans toutes les provinces mal cadastrées de ce que l’on appelle, maladroitement, faute de mieux, l’irréel ou le réel, l’irréel et le réel, je crois bien que ce livre, le plus « brueghelien » de tous, par sa prodigalité de surprises et de cadeaux, reste ce qu’il y a de plus « franz hellens » dans toute cette longue suite de volumes dont chacun nous arrête et nous retient.

Pour conclure, détachons, de l’avertissement au lecteur des Yeux du Rêve, ce conseil mis par Hellens sous les yeux de qui va tourner les pages, et dont je voudrais qu’il fût pour tous la lampe placée au carrefour, celle qui instruit et empêche de s’égarer, ces quelques lignes, vieilles de dix ans.

« Toute vie humaine a besoin d’être éclairée de l’intérieur. Cette illumination se produit soudain et au moment où l’on s’y attend le moins. Le rêve comme le miracle, est un cadeau du ciel. Qui ne voit que l’auteur a tourné toute son attention sur la minute miraculeuse, laissant au lecteur de conclure. Qu’on veuille bien lui accorder que chacun de nous a connu, une fois au moins, son rêve-éclairant. »

« Rêve-éclairant. » Là est la clef-talisman de la poésie de Franz Hellens ; et de Franz Hellens lui-même, qui est toute poésie et rien que poésie. J’y ajouterai ces mots de Michel de Gheldorode dans une préface au Dernier Jour du Monde où il évoque « l’étrange sentiment de fraternité que le lecteur éprouve à l’égard de cet auteur qui nous peignit avec insistance la misère et la folie des hommes pour mieux masquer sa foi en leur tendresse et leur divinité ».

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Poète et romancier belge lui aussi, notre confrère Marcel Thiry, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale belge de Langue et de Littérature françaises, à qui nous avons été tout particulièrement heureux de décerner, comme nous l’avons décerné à Franz Hellens, notre grand prix du Rayonnement français. Ainsi se trouvent réunis dans un même palmarès deux des écrivains belges les plus importants de ce temps.

Toi qui pâlis au nom de Vancouver... Ce très beau titre du second recueil publié par Marcel Thiry — il avait alors 27 ans — renfermait aussi un art poétique auquel le poète allait rester fidèle toute sa vie. Musique, goût des lointains, qu’ils soient géographiques ou intérieurs, et de la confidence qui n’exclut pas le mystère. Toujours inquiet de définir l’essence de son art, Marcel Thiry, qui devait alors se sentir proche de Cendrars et d’Apollinaire, parlait de « prosaïsmes poétiques » et comparait ses poèmes à des anecdotes. C’était dire, par la même occasion, les prestiges du réel le plus concret aux yeux, aux mains, à l’oreille et au cœur de ce rêveur. Pour lui, la prose ne s’oppose pas aux vers, pas plus que la réalité ne s’oppose au rêve, et c’est dans la zone qui leur est commune que va s’inscrire toute son activité littéraire. On a d’ailleurs pu dire de Marcel Thiry qu’il était le poète du négoce terrien des bois, comme Louis Brauquier, dont j’évoquais l’œuvre tout à l’heure, était le poète du négoce maritime de la laine et de l’étain.

Romancier, l’auteur des Nouvelles du grand possible fonde sa recherche du fantastique sur une réalité qui sera en effet d’autant plus étrange qu’elle aura d’abord été ressentie comme plus quotidienne. Dans Échec au Temps, l’histoire, qui est tout de même la science des faits est comme sabotée ou corrigée (pour reprendre les termes de Roger Caillois) par l’imagination de l’auteur qui n’hésite pas à transformer Waterloo en victoire française. Mais l’obstination d’un physicien, descendant de l’officier anglais responsable de la défaite de Wellington, parviendra, grâce à Dieu, à rendre l’issue de cette bataille plus conforme à ce que nous en savons. Plus récemment, dans un très beau roman intitulé Voie-Lactée, Marcel Thiry nous racontait comment les grains de beauté qui parsèment le corps d’une jeune femme, au point d’en faire une voie lactée, se transforment en un cancer qui cause sa perte, mais continuent à vivre indéfiniment dans un laboratoire sous forme de millions d’étoiles que perçoit, comme une longue-vue la voie lactée, le microscope. Ici encore, toutes frontières abolies, mort et vie se rejoignent, se mélangent, et par la grâce d’une imagination sans entrave, nous comprenons peut être mieux l’extraordinaire et admirable complexité de notre présence en ce monde.

Je n’ai pu citer ici que quelques-uns des romans par lesquels se définit l’originalité de Marcel Thiry. De même, il me faudrait citer dix ou quinze recueils poétiques et suivre à travers eux le cheminement d’une inspiration extrêmement diversifiée. Je m’en tiendrai, par force et à grand regret, à un livre bilan, Le poème et la langue. Car c’est bien aussi de cela, de la langue, et plus précisément de la langue française qu’il s’agit.

L’activité poétique n’est peut-être au fond que la façon la plus précise et la plus efficace de défendre une langue en l’illustrant. Les poètes de la Pléiade ne sont pas si loin de nous. Lorsque Marcel Thiry parle de cette « résistance du poète à des sollicitations que des événements modernes viennent exercer sur la langue », ne confère-t-il pas à la poésie une mission de gardienne et de purificatrice du langage ? Le poème et la langue m’apparaît comme le livre du bon sens poétique, bon sens qui refuse tout à la fois les conformismes, les facilités et les fausses hardiesses. Quand Marcel Thiry rappelle le mot de Vlaminck, qu’il fait sien, désobéir, il veut que cette désobéissance n’aille pas sans règles. Etre poète c’est découvrir le fonctionnement d’un langage, ses structures, c’est révéler toutes les richesses et les possibilités des mots et de la syntaxe, c’est les charger ou les recharger de « tensions durables » et c’est, par là-même, assurer la continuité de la langue à son meilleur niveau, le meilleur.

Écoutons-le : « Platon, écrit-il à l’instant de conclure son livre, Platon n’a pas voulu bannir de sa République le poète comme tel ; ce qu’il condamnait, c’était la légende grecque, dont poètes et tragiques inventaient des interprétations que le philosophe jugeait mauvaises pour le peuple. Devant celui-ci, le poète peut dire : “ Ne serait-ce qu’en servant la langue, je te sers, car la langue est ton premier bien. ” C’est le premier bien, et le peuple qui le laisse dépérir, ou qui a l’infortune de le voir diminué par le fait injuste de l’histoire, s’en trouve diminué lui-même, et il en pâtit dans son âme ».

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Ainsi pourrais-je, devrais-je peut-être conclure moi-même cet obligatoirement long rapport. Marcel Thiry a raison, qui fait dire par Platon au peuple : « En servant la langue, je te sers, car la langue est ton premier bien ». Elle est le signe et le répondant, elle est la fleur d’une civilisation. Je me rappelle avoir ici même, l’année passée, l’année d’avant, dénoncé la nature et l’acuité du péril qui menace présentement notre langue, l’acharnement des attentats qui l’outragent dans son esprit même. Il n’y avait été besoin que de citations scrupuleuses, ramassées presque au hasard, cueillies dans l’air que nous respirons. Parmi toutes les pollutions, les nuisances dont s’avise et s’alarme — enfin — notre société, en voici une, moins évidente que les rivières mortes ou les vignobles empétrolés, non moins dangereuse. La barbarie, naguère définie comme « l’absence de civilisation » est en passe de devenir une barbarie active, une anti-civilisation. Elle renie et elle bafoue. C’est elle qui profane le monument aux morts de l’École normale supérieure. C’est elle qui ces jours mêmes, par la bouche d’un ancien ministre, conseillait un peu de patience à un questionneur parlementaire : « Pourquoi célébrer encore l’anniversaire du 11 novembre ? 1918, c’est loin... » Et voici l’édifiant commentaire « Un peu de patience, monsieur. Encore cinq ans, dix au maximum alors, plus d’anciens combattants, partant plus de 11 novembre... » Il semble que j’aie perdu de vue mon propos de tout à l’heure. Il n’en est rien. Nous revenons à son cœur même : Hermant, Bouvyer, Javal, mes trois camarades de notre turne de conscrits, tous les trois tués dès 1915, il me semble qu’ils me demandent des comptes. « En êtes-vous là ? Tout ce à quoi nous avions cru, cet immense désir nôtre et cet immense labeur aux fins de nous cultiver, de participer ainsi, dans l’élan même de notre propre vie, à un peu de mieux général, à des échanges désintéressés où se perçoive, si petit soit-il, un progrès de l’ensemble des hommes, le patrimoine spirituel qui nous avait été transmis, la langue qui nous avait été donnée pour continuer de le servir, de l’enrichir si nous pouvions, tout cela sera-t-il tué comme nous ? Ainsi, et par exemple, entre cent autres exemples, les instruments que multiplient nos techniques, le son, l’image, ce qu’ils appellent l’audio-visuel, au lieu d’être au service de l’esprit et d’une civilisation rénovée, rajeunie, mais continue, va-t-il l’être à celui d’une néo-barbarie ? » Et je voudrais répondre, et je réponds : « Nous avons de la mémoire, une longue mémoire. Et nous demeurons fidèles, avec ceux qui ont cru, comme Hugo, à la « traversée du désert, à la pelouse après les sables », contre ceux qui disaient naguère par la bouche d’un de leurs « seigneurs », Goering : « Quand j’entends parler de culture, je sors mon revolver. » Nous sommes de ceux qui honorons, comme des symboles deux fois vivants, les monuments aux morts profanés, les langues bafouées. Cinq ans, dix ans ?... Il n’importe guère. Car nous avons, Dieu merci, des enfants, des successeurs. Nous sommes nombreux d’un siècle à l’autre. Et c’est nous qui avons la vie dure.