Rapport sur les concours de l’année 1936

Le 17 décembre 1936

René DOUMIC

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

du jeudi 17 décembre 1936

RAPPORT SUR LES CONCOURS LITTÉRAIRES

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

Messieurs,

On dit beaucoup aujourd’hui que la poésie se meurt, que la poésie est morte. On accuse le terre à terre de la vie moderne qui ne se prête guère aux envolées du lyrisme. Vous savez, vous, que la poésie ne meurt pas, et pour donner un témoignage éclatant de votre foi en ses destinées, c’est à un poète que vous avez attribué votre Grand prix de Littérature.

Poète d’une espèce particulière, qui ne tient pas boutique de poésie, et que l’austérité de ses fonctions publiques semblait même écarter du commerce des muses. M. Pierre Camo a fait une carrière de magistrat à Tananarive. Mais, pour qui a l’âme d’un poète, tout devient matière à poésie : c’est des sentiments créés en lui par son éloignement de la patrie que M. Camo a tiré le meilleur de ses chants. Ses recueils, le Jardin de la Sagesse, les Roses d’Emyrne, le Livre des Regrets, d’autres encore, réunis aujourd’hui sous le simple titre de Poésies, forment un livre unique qui a sa place au premier rang de notre trésor poétique.

L’amour et la mort sont les thèmes éternels qui alternent ici avec les douceurs du pays natal, les attraits renouvelés des voyages, l’arôme aigu de l’exotisme et d’inoubliables portraits de jeunes femmes, dont la grâce est plus voluptueuse de nous faire goûter la mélancolie de ce qui ne dure pas plus que le fruit et la fleur. Le poète sait que tout bonheur est une promesse de deuil, et, par là, par le mouvement de ses vers dont les alexandrins déferlent sur les mystérieux rivages, il s’apparente aussi bien à un Du Bellay et à un Ronsard, qu’à un Leconte de Lisle et un José-Maria de Heredia.

Pierre Camo est le poète des regrets. Chaque fois qu’il rejoint l’île lointaine où ses fonctions l’appellent, ce lui est souffrance amère de quitter la France. Et pareillement, chaque fois qu’il retourne vers son cher Roussillon et ses montagnes aimées, il ne voit pas non plus sans un serrement de cœur s’éloigner l’île où il fut heureux et qui lui révéla une part de la beauté en ses puissances naturelles.

Nul, plus que cet amoureux de la vie, n’a mis de piété à ployer les genoux sur la pierre des tombes. Quelques-uns de ses plus beaux vers sont dédiés à la mémoire de ceux qui ont quitté la vie terrestre pour cette autre vie qui est celle d’en haut ; et il me semble que le Tombeau de Gauguin lui a inspiré une des œuvres qui unissent et résument ses dons les plus secrets et ses émotions les plus musicales :

Il repose dans la douceur océanienne,

Au fond d’un golfe bleu, sous des bois inconnus,
Sans qu’autour de sa tombe autre chose ne vienne,
Que le bruit de la mer et le pas des pieds nus...

Tristesse de l’exil, nostalgie de la douce France, amour du vert laurier, l’Académie sait gré à M. Pierre Camo d’avoir donné une expression nouvelle, et la plus personnelle qui soit, à des sentiments dont vit cette poésie qu’elle sait assurée de ne jamais mourir.

 

C’est à un poète encore que vous avez accordé un de vos prix d’Académie de cinq mille francs, à l’un des plus populaires parmi les représentants de la jeune équipe.

De bonne heure passionné par la lecture des poètes, de tous les poètes de chez nous, ce que M. Tristan Derême a appris à leur école, c’est que la suite de notre poésie constitue une longue tradition dont il est vain de chercher à s’écarter. Les thèmes sont toujours les mêmes, pour l’excellente raison qu’il n’y en a point d’autres. Quant aux règles, et fussent-elles les plus sévères, elles sont non pas des entraves, mais des moyens d’expression. Et c’est la juste condamnation des efforts qui se multiplient aujourd’hui pour désorganiser la technique du vers français.

Ces théories, maintes fois exprimées, nous promettent une poésie qui, pour très moderne qu’elle soit, respecte les cadres traditionnels Le premier recueil de M. Tristan Derême, Verdure dorée, était fait du souvenir de ces amours légères et passagères, qui, parce qu’elles ne sont pas l’amour, ne laissent après elles qu’une mélancolie qui n’exclut pas une pointe, d’ironie. Des livres qui suivent, le meilleur sans doute et du charme le plus pénétrant, est le recueil d’élégies qui s’intitule le Livre de Clymène. C’est quelque chose comme le poème de l’absence.

Clymène est en voyage.
Une rive inconnue attend ses pieds légers.

Le poète rêve de cette amante lointaine dont pour lui plane sur toutes choses l’image immatérielle. Paysages, menus faits de la vie quotidienne, se teintent de nuances nostalgiques. Telle est cette rêverie vague que berce la musique d’un vers aux notes assourdies.

Poète, alors même qu’il a résolu d’écrire en prose, dans des recueils qui s’intitulent le Poisson rouge, l’Escargot bleu, le Violon des Muses, M. Tristan. Derême ne peut endiguer le flot des vers qui affluent sous sa plume, vers qui tantôt sont de lui, et tantôt sont empruntés à des poètes choisis de préférence parmi ceux dont il est aujourd’hui l’ultime et l’unique lecteur.

Si enfin il s’est plu à nous retracer l’enfance de Patachou, petit garçon, c’est que l’imagination de l’enfant a plus d’un rapport avec celle du poète. Comme le poète, l’enfant vit dans une féerie perpétuelle : le miracle est pour lui l’aspect ordinaire du monde ; tout lui est nouveau et tout l’enchante ; et ses bulles de savon ont l’éclat et la fragilité des rêves. Réjouissons-nous qu’il y ait encore dans notre vieux monde, de ces grands enfants qui jettent sur l’univers des regards neufs et candides, et le parent des merveilles dont leur imagination est la magicienne.

Je note encore d’importants prix de poésie à M. Henry Dérieux, pour son recueil Face à face, plein du souvenir des joies de la vie et de résignation aux volontés du Seigneur, et à M. André Mary, pour le Livre nocturne où il tente de ressusciter de vieux mots qui, morts depuis longtemps, ont chance de l’être pour toujours, quels que soient les regrets qu’ils ont laissés après eux.

Ainsi, vous avez fait cette année à la poésie une part exceptionnellement large. Le vieux professeur que je suis retrouve en sa mémoire le mot de Pline le jeune sortant d’une de ces matinées poétiques qui préfiguraient dans l’antiquité celles de la Comédie française : Magnum proventum poetarum annus attulit, l’année a produit une ample floraison de poètes.

 

Vous n’avez pas été moins généreux pour les romanciers. Le Grand prix du Roman à M. Bernanos, pour le Journal d’un curé de campagne dont il nous transcrit les pages désolées. C’est la douloureuse histoire d’un petit prêtre qui porte dans un corps malade une âme d’apôtre et de saint. Dans la paroisse où il s’est échoué, il voudrait faire régner la paix du Seigneur et répandre le pur amour dont déborde son cœur. Hélas ! il se heurte à l’incompréhension des uns, à l’hostilité des autres. Ses confrères eux-mêmes, qui sont d’ailleurs d’excellents prêtres, désapprouvent les élans de son mysticisme ; la consigne serait-elle la même dans tous les corps constitués : « Surtout, pas de zèle ? » Ministre trop zélé, il voudrait aux enfants du catéchisme « parler du Seigneur comme d’un merveilleux ami, qui souffre de nos peines, s’émeut de nos joies, partagera notre agonie, nous recevra dans ses bras, sur son cœur ». Il est accueilli par la résistance des garçons et la raillerie des filles. Ses allures déconcertent : un chef ? non, un rêveur, un poète, — un anarchiste ! D’ailleurs gauche, malhabile, mine chétive, portant sur son visage ravagé les signes du mal qui le ronge. A la manière des timides, quand il se décide à agir, c’est par impulsion et sans mesure. Une mère est accusée de haïr sa fille, le souvenir d’un fils qu’elle a perdu ayant tari chez elle les sources de l’amour. Affolée par les adjurations du prêtre, elle jette au feu le cher médaillon où elle gardait une mèche de cheveux blonds du petit mort. Le prêtre s’applaudit d’avoir réconcilié une âme avec l’espérance. Seulement, pour une cardiaque de telles scènes ne sont pas recommandées : elle meurt clans la nuit. Une terrible responsabilité pèse sur l’imprudent curé et le rend impossible dans la paroisse. Il est temps qu’il soit emporté par ce mal d’estomac dont les crises se rapprochent et qui n’est autre que l’implacable cancer. Des scènes tragiques entrecoupées de considérations théologiques sur la vie intérieure, la nature du péché, l’esprit de prière, un style heurté non toujours sans obscurité, font de ce roman, si c’en est un, un livre d’une forte originalité et d’une réelle puissance dans le genre noir.

 

L’Académie ne dispose que d’un prix du roman ; mais elle a, pour sortir d’embarras, la précieuse ressource des prix d’Académie. Elle en a créé, cette année, jusqu’à trois, chacun de la même valeur que le prix du roman lui-même.

M. Émile Baumann, écrivain catholique, est suivi avec ferveur par un public d’élite, qui trouve dans son œuvre, outre la profondeur et la sincérité du sentiment religieux, l’art, d’un écrivain de race.

Ce qui frappe chez lui, c’est que la doctrine n’est pas extérieure à l’œuvre ; ce n’est pas une thèse, qu’il y défend, une argumentation en faveur d’une idée politique, morale ou sociale : c’en est l’âme même. Ses personnages vivent, sentent et pensent en catholiques, sont conçus et représentés selon toute la rigueur du dogme. Son réalisme, qui part des réalités les plus immédiates pour aboutir aux réalités surnaturelles, ne s’arrête que devant le mystère. Écrivain religieux, il ne mutile ou n’altère jamais la nature pour l’accommoder à une idéologie préconçue. Ses ecclésiastiques, ses paysans, ses hobereaux vendéens, dans la Fosse aux lions, ses bourgeois, ses industriels et ses prêtres lyonnais, dans l’Immolé, font de lui un animateur de types humains d’une vie intense et complète.

 

M. T’sertevens est un conteur de qualité rare. Sa double origine, flamande et méridionale, se reflète dans les deux aspects de son talent, l’âpreté de certaines de ses peintures et son goût pour les pays de lumière. C’est au lendemain de la guerre qu’il publia son premier livre, tout lyrique : les Sept parmi les hommes. Ils sont sept uniquement soucieux de gouverner les hommes selon les intérêts de l’État et le respect de l’individu : l’auteur prend soin de nous avertir que ce n’est pas une histoire d’aujourd’hui. Il a d’ailleurs moins de goût pour l’observation du réel que pour l’évasion dans le rêve. Son Vagabond sentimental est de ceux qui savent combien l’illusion l’emporte sur la réalité. Hanté par le merveilleux, il continue de peupler le monde de demi-dieux, centaures, nymphes des sources et des bois. Sur les routes d’Italie où il vagabonde de ville en ville, ayant fait une chute où il perd connaissance, il s’émerveille au spectacle de jardins enchantés où il goûte, auprès d’une autre Armide qu’il appelle Erigone, les joies du parfait amour qu’il a tant et si vainement cherché. Au réveil, rendu à la grisaille de la réalité, il ne vivra plus que pour retrouver ces jardins de féerie dont il ne doute pas qu’ils existent, et y revoir Erigone venir à lui « dans sa robe fleurie, précédée de ses parfums et du tintement léger de son bracelet ». Tant il est vrai que, le meilleur de l’amour, c’en est le rêve.

Cet excellent romancier est en outre un grand voyageur, et quand je vous aurai dit que, de ses randonnées en Europe, en Afrique, dans l’Amérique du Sud et en Océanie, il nous rapporte des Itinéraires qui sont le résultat, non d’un coup d’œil jeté en passant, mais de longs séjours, j’aurai indiqué d’un mot ce qui le distingue de beaucoup d’écrivains voyageurs d’aujourd’hui et de toujours.

 

Et je saisis avec joie l’occasion que vous m’offrez de témoigner de la haute estime où s’accordent les connaisseurs pour un romancier qui s’est toujours tenu loin des officines où se fabriquent les réputations. Fidèle à son village du Peyrat-de-Bellac, M. Charles Silvestre ne quitte guère ce Limousin qui est pour lui ce qu’ont été pour d’autres la Normandie ou l’Anjou, la Provence ou la Bretagne.

Si vous lui demandez d’où lui est venu l’éveil de la vocation littéraire, il vous parlera de l’émotion que lui causa une première lecture de Lamartine, il vous citera Homère et Virgile. Mais, ses vrais maîtres, ce sont « les êtres et les choses de chez lui, une rivière, un bel arbre, les animaux familiers et sauvages », comme ce sont les types de l’âme paysanne qu’il a côtoyés dès l’enfance. Il n’est que de lire les articles qu’il donne au journal le Temps, pour goûter la saveur de ses tableaux de la vie rustique.

Dans la même atmosphère et le même milieu sont nés les récits du romancier. Or, ici, un problème se pose. De coutume, et si diverse que soit l’œuvre d’un conteur, certains traits s’y retrouvent où s’accuse une même personnalité. Au contraire, les romans de M. Charles Silvestre se classent en deux groupes, les uns tendres, idylliques, optimistes, Aimée Villard, fille de France, — l’Amour et la mort de Jean Pradeau, — la Belle Sylvie, — Prodige du cœur, — le Démon du soir, les autres, âpres, violents, pessimistes, tels M. Terral ou le Nid d’épervier. D’où vient et comment s’explique, chez un écrivain, un si évident contraste entre ses deux manières Un juge particulièrement autorisé, puisqu’il est lui-même un maître du roman, M. Marcel Prévost, déclare qu’« il y a une énigme Charles Silvestre. Si l’on compare le Nid d’épervier au roman précédent du même auteur, ils n’ont pas l’air d’avoir coulé du même style. Le roman précédent, le Passé d’amour, était l’histoire tendre, discrète, en demi-teinte, d’une passion réciproque entre gens mûrs qui, s’étant connus jeunes, se retrouvent trop tard... Le Nid d’épervier est un des récits les plus âpres, les plus hardis et les plus forts que j’aie lus depuis longtemps. Il fait penser à Balzac, à Barbey d’Aurevilly, à Ferdinand Fabre. » Le mot de l’énigme, puisqu’énigme il y a, serait peut-être que, la réalité étant mêlée du meilleur et du pire, une œuvre n’est largement humaine qu’à condition de suggérer l’un et l’autre. Mais peut-être aussi n’est-il pas indispensable de trouver un mot à toutes les énigmes, et suffit-il à l’éloge d’un écrivain que son nom ait pu être rapproché de celui de nos plus fameux conteurs.

A ces grands prix, joignez la partie du prix Paul Flat réservée à un jeune écrivain plus près de trente que, de quarante ans. La Pierre philosophale, de M. Bertrand de la Salle, est un roman d’une contexture très originale, où l’auteur nous présente, sans vaine complaisance, l’analyse de la mentalité, souvent déconcertante, de la génération nouvelle : œuvre de début, pleine de promesses.

Ainsi, vous avez fait, au roman lui aussi, une belle place, et, dans la mesure du possible, réagi contre l’opinion trop répandue que le roman français paie aujourd’hui son long succès par une sorte d’épuisement.

 

Nul, au contraire ne conteste l’heureux développement des études historiques. Pour le grand prix Gobert, vous avez discerné une œuvre de la plus solide érudition et de la forme la plus attrayante, l’Histoire de Bretagne, par M. Durtelle de Saint-Sauveur. L’auteur remonte aux temps préhistoriques qui virent s’élever sur la terre armoricaine dolmens et menhirs, et conduit son exposé jusqu’à nos jours. Il souligne, depuis la réunion de la Bretagne à la France, l’esprit de particularisme jaloux qui domine son histoire et suffit à expliquer la résistance opiniâtre qu’elle oppose au pouvoir central, chaque fois qu’elle le surprend à faire trop bon marché des libertés bretonnes. Ce sera, au XVIIe siècle, la révolte du papier timbré, que devra réprimer l’ami de Mme de Sévigné, le duc de Chaulnes ; au XVIIIe, l’opposition du Parlement et la lutte de la Chalotais contre le duc d’Aiguillon ; aux approches de la Révolution, l’adhésion aux idées nouvelles, mais le jour où la liberté religieuse sera violée par la Constitution civile du clergé, la chouannerie, à laquelle ne mettra fin que le retour à la paix des âmes réalisé par le grand acte que fut le Concordat de Bonaparte.

Mais, comme le remarque le savant professeur, l’histoire d’une province ne tient pas entièrement dans son histoire politique et officielle. « La Bretagne luttant pour ses franchises ne doit pas faire oublier la Bretagne qui travaille, la Bretagne qui peine, la Bretagne qui prie. »

Cette Bretagne-là est celle des grands aventuriers, un Jacques Cartier débarquant aux rives du Saint-Laurent pour planter la croix écussonnée de fleurs de lys sur l’emplacement où s’élèveront Québec et Montréal. Celle des héros de la guerre de course, de Duguay-Trouin à Surcouf. C’est la Bretagne du pèlerinage de Sainte-Anne d’Auray et du culte des vieux saints. Celle aussi des maîtres en l’art d’écrire, de Lesage à Chateaubriand et de Lamennais à Renan. C’est le pays, enfin, de cette noblesse bretonne qui, vivant sur ses terres, ne les quitte que pour le service de Dieu ou pour celui du Roi dans son armée et sur ses vaisseaux, mêlée qu’elle est à cette population paysanne qui ahanne rudement sous un ciel mélancolique.

Qu’il existe encore aujourd’hui un sentiment breton, l’auteur en convient et conteste seulement qu’il s’oppose au patriotisme français. De leur alliance, il ne veut d’autre preuve que celle du sang versé pour la France, pendant la Grande Guerre, par les soldats et les marins bretons. « 240.000 d’entre eux ont donné à la patrie française le témoignage suprême au prix de leur vie. » Aussi bien, il n’est aucun d’entre nous qui n’ait en sa mémoire l’épopée de Dixmude, menée par le breton Ronarch et chantée parle breton Le Goffic.

 

Un très beau livre et très neuf, consacré à Richelieu, vaut à M. Émile Fidao le prix Estrade Delcros, de 8.000 francs. Le rôle que joua le cardinal dans le développement de l’esprit français, en même temps que dans l’épanouissement de la conscience française, n’avait jamais encore été mis en un tel relief, à la lumière des œuvres mêmes de Richelieu, et aussi des témoignages contemporains, favorables ou même hostiles au cardinal. Au moment où l’Académie vient de fêter le troisième centenaire de sa fondation, elle ne pouvait laisser sans récompense l’effort méritoire du nouvel historien de Richelieu.

 

Mais, par dessus toutes les autres, les questions qui passionnent la curiosité des chercheurs, ce sont celles qui touchent à l’histoire napoléonienne. Lui partout, lui toujours. Le livre de M. Émile Dard sur Napoléon et Talleyrand est l’étude la plus pénétrante, et, en dépit de son impartialité, voulue, l’une aussi des plus favorables qui aient été consacrées au subtil et énigmatique homme d’État. En artiste qu’attire la difficulté, l’auteur s’est attaché à peindre cette figure hautaine et complexe de grand seigneur d’ancien régime, amené, par le sentiment de sa supériorité joint à son dédain aristocratique, à se placer en dehors et au delà du bien et du mal. Il n’a dissimulé aucune des tares de « l’impudent personnage », son immoralité foncière et sa vénalité. Il l’a montré, dans son duel avec Napoléon, semant sous tous les pas de l’Empereur des embûches secrètes, pour en venir, à Erfurth, à la trahison complète. Et il le dit sans ambages : « Cette trahison payée ne saurait être assez flétrie, alors que le sang français coulait. »

Mais voici la contre-partie. Eût-il été désintéressé, Talleyrand n’aurait pas agi autrement. Et c’est ce qu’il y a, dans son cas, de merveilleux : que le plus corrompu des hommes ait pu conserver intacts ses dons d’intelligence claire et de jugement droit. Ni des choses, ni des gens, pas même d’un Napoléon et de sa gloire, il n’a été dupe. Persuadé que l’aventure napoléonienne est sans issue, rien n’a pu le faire dévier de sa ligne de conduite : ramener la politique française dans sa voie traditionnelle, et sauver, dans la mesure du possible, « le patrimoine rassemblé par nos rois ».

La thèse est habilement présentée, et il est vrai qu’en pareille matière la méthode s’impose d’écarter la question de sentiment. Encore faut-il que le sentiment ne soit pas mis à trop rude épreuve. Et la duplicité du serviteur qui trahit tour à tour tous ceux qu’il serti et finalement qui vend son maître à l’étranger, n’a pas cessé d’apparaître sans excuse à la conscience française.

 

C’est, au contraire, par le plus loyal et complet dévouement à l’Empereur que se recommande à nous un cardinal Fesch. Personnage de second plan, dont Frédéric Masson, qui savait tout de l’histoire napoléonienne, a pu écrire : « Fesch reste un inconnu pour l’histoire. » M. Latreille nous le fait connaître dans son beau livre : Napoléon et le Saint-Siège (1801-1808) : L’ambassade du cardinal Fesch à Rome. Cet oncle de Napoléon était-il un médiocre ? « C’est moi qui mène les affaires, disait l’Empereur à Caulaincourt. Je suis donc assez fort pour tirer un bon parti des hommes médiocres. De la probité, de la discrétion et de l’activité, voilà tout ce que je demande. » Ce tout, il le trouvait chez le frère de Laetitia, complété par un robuste bon sens. Pour le juger à sa véritable valeur, il importe de tenir compte de la délicatesse, pour ne pas dire de la fausseté de la situation où il se trouvait, placé entre Napoléon et le Saint-Siège, dans la quasi impossibilité de concilier deux devoirs en si complète opposition. M. André Latreille l’a fait supérieurement, dans un livre qui ne révèle pas seulement une figure pittoresque, mais qui renouvelle l’étude de la politique ecclésiastique et de la diplomatie italienne de Napoléon. L’Académie a été heureuse d’y retrouver les qualités qui lui ont rappelé les beaux travaux du père de l’auteur, le professeur Camille Latreille de la Faculté de Lyon.

 

De l’histoire politique et religieuse, nous passons à l’histoire littéraire. Deux importants volumes nous y attendent, que M. Raoul Morçay consacre à la Renaissance française. C’est, comme on sait, d’Italie qu’est parti le mouvement, et c’est à un homme qu’en appartient tout l’honneur : tout est venu de Pétrarque, cher à notre regretté Pierre de Nolhac. Pétrarque est le père de cet humanisme qui devait, cent ans plus tard, pénétrer chez nous, introduit par d’admirables érudits, tel un Guillaume Budé, favorisé par la création du Collège de France, et dont le premier effet sera d’éveiller la ferveur de la Pléiade et de restituer la grande poésie dans son éminente dignité.

Mais ce n’est encore qu’un commencement. Les lecteurs de M. Morçay s’étonneront peut-être, au premier abord, que, d’un livre qui s’intitule la Renaissance il ait consacré une partie à l’étude d’un Descartes et d’un Corneille. Or, telle est justement l’idée directrice de son travail et à laquelle on ne peut que souscrire : c’est de montrer qu’en dépit d’oppositions apparentes, — un Malherbe, un Boileau prenant parti contre Ronsard, — un même mouvement se poursuit pour aboutir à cette réussite merveilleuse qu’est notre littérature du Grand Siècle. C’est toujours l’humanisme, mais transformé par une lente élaboration et qui reçoit chez nous ses lettres de grande naturalisation.

On ne saurait trop remercier M. Raoul Morçay d’avoir ainsi rétabli la continuité entre les plus belles périodes de notre histoire littéraire, dans une étude de la plus sûre érudition, pour la plus grande joie de ceux qui gardent pieusement le culte de notre idéal classique.

 

Vous savez, Messieurs, quelle est la mode d’aujourd’hui. L’an 1936, qu’on hésite à qualifier d’an de grâce, ramène le centenaire de Jocelyn. M. Henri Guillemin le célèbre à sa manière en consacrant au « joli petit poème » de Lamartine — l’expression est du poète lui-même — huit cent quatorze pages in-8° d’un texte serré ; elles ne vous ont pas effrayés ; ce sont, au goût du jour, dimensions modestes pour une thèse de doctorat : comme des romans-fleuves, nous avons des thèses-fleuves.

Lamartine nous a confié en termes assez vagues qu’il a pris pour modèle son voisin de campagne, l’abbé Dumont, curé de Bussières, et pour sujet l’aventure amoureuse qu’aurait eue sous la Terreur cet abbé qui d’après lui n’était encore que séminariste. M. Guillemin nous apporte des renseignements beaucoup plus précis et aussi plus fâcheux sur ce mauvais prêtre — car il était bel et bien prêtre — qui, chargé par le comte de Pierreclos de donner des leçons « de lecture, d’écriture et de religion à la plus jeune de ses filles, Mlle de Milly, séduisit son élève et en eut un enfant ». « Honteuse et déplorable aventure », ainsi que la qualifiait une personne de la famille, et dont il saute aux yeux combien elle a peu de rapport avec la chaste idylle de Jocelyn et de Laurence dans la solitude et la blancheur des neiges alpestres.

C’est la conclusion à laquelle est arrivé M. Guillemin et dont il n’est que juste de lui faire honneur. « Qu’on ne dise pas, écrit-il, le vrai Jocelyn s’appelait Dumont ; mais ceci seulement : il y eut un prêtre qui s’appelait Dumont et que Lamartine a beaucoup aimé, et c’est en songeant à lui que le poète se mit à rêver d’un poème... qui prit forme, grandit et se développa librement sans plus rien devoir ou presque au personnage réel qui l’avait inconsciemment suscité. » Et non moins justement il remarque que si le personnage créé par Lamartine ressemble à quelqu’un, c’est à Lamartine lui-même. C’est avec le souvenir des funérailles de sa mère qu’il a composé celles de Laurence, et c’est avec son âme de gentilhomme terrien qu’il a écrit l’admirable épisode des Laboureurs.

Ainsi se trouve posée une question qui intéresse au plus haut point les méthodes de la critique littéraire. On sait l’importance qu’a prise aujourd’hui la « critique des sources » ; encore ne faut-il pas qu’elle nous détourne de la critique de l’œuvre elle-même. C’est l’un de vous, M. Henry Bordeaux, qui, parlant en votre nom à la cérémonie organisée à Mâcon pour le centenaire de Jocelyn, en a dénoncé les excès. « C’est, a-t-il dit, une des innombrables mystifications de l’histoire littéraire. Car il n’y a rien à faire, les critiques et les érudits continuent et continueront sans nul doute à négliger l’œuvre d’art pour lui chercher des sources, soit dans la vie intime de l’écrivain, soit dans ses rencontres. » Et renseigné par sa propre expérience, il précise que l’anecdote n’est qu’un point de départ, l’éveil donné à l’imagination de l’écrivain dont l’œuvre, clans toute la force du terme, est une création.

Que nous importe, en effet, ce que furent dans leur vie mortelle, l’humble employée que rencontra Lamartine à la manufacture des tabacs de Naples, une Julie Charles, besoigneuse, solliciteuse enragée et phtisique, un abbé Dumont, pauvre homme et prêtre coupable, ombres vaines confondues dans la foule anonyme, sans personnalité, sans existence propre ? Seuls existent une Graziella, figure adorable de l’amour ingénu, une Elvire immatérielle, un Jocelyn, type élu de la famille des purs, créés par le génie du poète à l’image de l’idéal qu’il porte en lui. Aux sources biographiques joignez les sources livresques, souvenirs de lectures, réminiscences où l’on veut voir autant d’emprunts ; ainsi dissoute en ses éléments supposés, démembrée, déchiquetée, disjecti membra poetae, l’œuvre disparaît. Or, c’est elle que nous demandons à la critique de nous faire comprendre et admirer, dans son unité vivante, dans son intime harmonie et dans son éternelle jeunesse.

 

C’est une biographie, la plus minutieuse et la plus suggestive, que Vega — pseudonyme d’une charmante femme, elle-même poète délicat — nous présente dans son Henri Heine peint par lui-même et par les autres.

Prenons le poète au lendemain de la révolution de juillet, alors qu’il entre à Paris par la porte Saint-Denis. Tout de suite, c’est un ravissement : tous les hommes sont polis, toutes les femmes — ne sont pas rousses, — mais sont belles et souriantes. « C’est une ambiance noble, donc séduisante, comme la population elle-même. » On sait notre engouement pour les gloires qui nous viennent de l’étranger. Paris fait fête à son hôte allemand. Thiers, Mignet, Mme Jaubert, la Belgiojoso, Théophile Gautier, Balzac, le traitent en ami. Buloz l’attache à la Revue des Deux Mondes. C’est là qu’il publie son livre De l’Allemagne, en contre-partie à l’Allemagne de Mme de Staël. Car il connaît trop bien ses compatriotes pour ne pas mettre notre naïveté en garde contre de dangereuses illusions. « Prenez garde, Français On ne vous aime pas en Allemagne... Tenez-vous toujours armés. Demeurez tranquilles à votre poste, l’arme au bras. J’ai été presque effrayé quand j’ai entendu dire dernièrement que vos ministres auraient le projet de désarmer la France. » Et ces lignes ne sont pas, comme on pourrait le croire, datées de 1936...

Or, c’est à Paris qu’Henri Heine va faire la rencontre de son destin, non pas à vrai dire dans les salons de Paris, mais dans un passage proche du Palais de Justice, à travers la vitrine d’un petit magasin de chaussures. Une belle fille y tenait l’emploi de vendeuse, teint éblouissant, de grands yeux noirs, de superbes dents blanches, beauté vulgaire, fraîche et plantureuse. Cette Crescence-Eugénie Mirat, qu’il va, en l’épousant, rebaptiser du prénom plus distingué de Mathilde, était de basse origine et complètement illettrée. Point méchante et qui soignera bien son mari, mais sotte et criarde, scènes, larmes, attaques de nerfs, cassant avec ses dents le bord des verres d’eau qu’on lui faisait ingurgiter. Telle qu’elle était, et qu’il la voyait, Heine ne cessa de l’aimer. Amour maudit dont il avouera lui-même : « Je suis condamné à n’aimer que ce qu’il y a de plus bas et de plus insensé. »

Cependant la maladie allait s’abattre sur lui, et changer ses dernières années en un cruel martyre, dont il plaisantait, comme de toutes choses. « Mes yeux fermés, écrit-il à Mme Jaubert, mes joues creuses, ma barbe délirante, ma démarche chancelante, tout cela me donne un air agonisant qui me va à ravir. Je vous assure, j’ai en ce moment un grand succès de moribond. »

De cette étude, d’un détail très poussé et très pittoresque, se dégage une physionomie toute en contrastes. Cet Allemand, exilé volontaire, reste — et c’est un trait que souligne justement son nouveau biographe — profondément allemand. Le mélange d’une sensibilité excessive et de l’esprit le plus sarcastique ; une tristesse incurable et une gaieté cynique ; ce goût du morbide qui est au fond du romantisme. Aussi peut-on s’associer au jugement qui sert de conclusion au livre de Vega : « Nous avons subi le charme de cette étrange personnalité, tantôt si répulsive, tantôt si attirante, et le sentiment qui l’emporte sur tous les autres, devant ce grand poète, ce pauvre homme et cette terrible destinée, est celui d’une profonde, d’une infinie pitié. »

 

Parmi nos prix d’ensemble, le prix Née, à M. Lucien Corpechot, récompense une carrière de journaliste dont il évoque les Souvenirs en deux volumes, dont le second fait revivre devant nous la figure de deux parmi les plus illustres de nos confrères, Paul Bourget qui aimait à s’entretenir avec lui de toutes choses, dans le paisible cabinet de travail de la rue Barbet-de-Jouy, dans le décor ensoleillé de Costebelle ou dans la magnifique demeure de Chantilly pleine du grand souvenir du duc d’Aumale, et Maurice Barrès qu’il accompagnait dans ces promenades où l’auteur des Déracinés et des Bastions de l’Est faisait, sur son déférent interlocuteur, l’essai des idées où s’affirmait la continuelle ascension du son âme de grand Français.

Le prix Vitet au brillant critique, Eugène Marsan, que la mort allait trop tôt enlever à l’amitié et à la gratitude de tous les lettrés.

Pour le prix d’éloquence, l’Académie avait proposé cet émouvant sujet du Génie colonisateur de la France. Il a été traité avec ampleur et hauteur de vues par M. Marc Belaud, professeur adjoint à l’École primaire de Saint-Jean-d’Angely.

En quelques pages, l’auteur retrace dans ses grandes lignes l’effort poursuivi à travers les siècles, depuis François Ier et Richelieu, et magnifie l’œuvre collective où émergent les noms d’un Champlain et d’un Dupleix en attendant ceux d’un Faidherbe, d’un Gallieni, d’un Lyautey, à laquelle ont concouru le génie des explorateurs, la bravoure des soldats, le dévouement des missionnaires, et que nous rendent chère et sacrée tant de gloire moissonnée, tant de souffrances, tant de sang héroïquement versé.

Mais ce n’est pas un chapitre d’histoire qu’il s’agissait d’écrire et les faits n’étaient là que pour illustrer ce que l’auteur appelle « la vocation coloniale » de la France. Il y voit un effet de ce naturel sociable qui est le nôtre et de « ce besoin que nous avons de propager notre amour de l’humanité. » On ne saurait mieux dire, et, sans vouloir rabaisser l’effort colonial d’autres pays, plus justement constater « qu’aucun n’y a mis autant de son âme et prodigué autant de son cœur ».

L’auteur n’ignore d’ailleurs pas les mouvements qui, depuis ces années dernières, travaillent l’Orient. Et à cette question « De quoi demain sera-t-il fait ? », il répond : « Quoi qu’il arrive, la France, grâce au génie colonisateur de ses fils, aura accompli tout son devoir de puissance tutrice, et poursuivi sa haute mission spirituelle. »

Paroles éloquentes, mais dans leur simplicité. Car on se trompe souvent sur le sens de ces mots « Prix d’éloquence », et quelques-uns croient y discerner un appel à une rhétorique conventionnelle et surannée. Faut-il leur rappeler ce que Pascal a dit de la vraie éloquence qui se moque de l’éloquence ? Tout ce que nous demandons à nos futurs lauréats, c’est qu’ayant à traiter un sujet que nous nous efforçons de choisir parmi les plus intéressants, ils témoignent d’en avoir senti l’intérêt, et si c’est l’un de ceux où la fierté de la France est engagée, que sous la trame unie du style se perçoivent les battements d’un cœur français.

 

Le Grand prix de Langue française, institué « pour reconnaître les services rendus au dehors à la langue française », au Collège Saint-Joseph d’Antoura (Liban) dont le supérieur est depuis trente-deux ans le R. P. Sarloutte, lazariste.

Depuis la fondation de ce collège, qui remonte à plus d’un siècle, dix membres de l’Académie ont été ses hôtes et nous ont laissé leur témoignage. En particulier, pour ne parler que des morts, Lamartine dès 1837 dans son Voyage en Orient et, soixante-dix ans plus tard, Maurice Barrès dans son Enquête aux pays du Levant ont rendu un magnifique hommage à ces missionnaires qui servent si bien la France. Avant la création du Collège d’Antoura dans la Syrie et le Liban en dehors de l’arabe, on ne parlait guère que l’italien. C’est ce collège qui a répandu dans ces contrées l’usage de notre langue et notre culture.

Le P. Sarloutte est l’une des grandes figures françaises de l’Orient. Il y est aimé et vénéré. Dès qu’il apparaît dans n’importe quelle ville ou village, on s’empresse autour de lui. Ainsi le collège dont il a, par son prestige personnel, singulièrement .accru l’importance et l’action, est-il un ardent foyer d’influence française. Supérieur et professeurs complètent leurs leçons par leur exemple : ils font aimer la France qu’ils aiment de tout leur cœur. Ils enseignent, non pas seulement la langue et la pensée de notre pays, mais son Aine, qu’on retrouve dans toutes leurs paroles et dans tous leurs actes.

 

Combien de livres encore, dont j’aurais aimé à parler et pour lesquels je ne puis que m’excuser auprès de leurs auteurs sur le peu de place dont je dispose ! Mais il en est un que vous ne me pardonneriez pas d’avoir paru négliger, s’il est vrai qu’il est probablement le plus important de l’année, à en juger par l’intensité de l’émotion qu’il a soulevée dans un immense public. C’est le livre du docteur Carrel : l’Homme, cet inconnu.

L’éminent chirurgien doit une célébrité universelle à ses découvertes et à la réussite d’opérations audacieuses dont le succès paraissait impossible. Aussi sa parole prend-elle une singulière autorité, pour être celle d’un des plus grands savants de l’heure présente. Et puisque lui, qui connaît de l’homme tout ce qu’on en peut connaître, avoue que l’homme est pour nous un inconnu, qui aurait l’impertinence de ne pas l’en croire ?

Or, tandis que les sciences des choses inanimées, mathématiques, physique et chimie, réalisaient des progrès vertigineux, la science la plus rapprochée, celle de nous-mêmes, restait rudimentaire. Cependant, un monde se construisait, une civilisation s’élaborait en dehors de la connaissance de l’homme, de sa nature et de ses besoins. Le résultat, nous l’avons sous les yeux : une civilisation scientifique, industrielle, échafaudée au rebours des conditions naturelles de l’existence.

Ouvrons les yeux au tableau que nous en trace le docteur Carrel. Oui, nous avons l’automobile et l’avion, l’électricité et la T. S. F., et nous en sommes justement fiers. Mais l’homme en est-il meilleur ou plus heureux ? Est-ce sur les progrès de cet ordre que nous pouvons compter pour nous apporter « la moralité, l’intelligence, la santé, l’équilibre nerveux, la sécurité et la paix » Tout au contraire, et le docteur Carrel passe en revue quelques-unes des erreurs les plus funestes de la société moderne.

L’importance et la cohésion de la famille compromises. Le dogme de l’égalité démocratique en contradiction avec toutes les leçons de la nature. La diminution du sens moral. « Ceux qui distinguent le bien et le mal, qui travaillent, qui sont prévoyants, restent pauvres et sont considérés comme des êtres inférieurs. Souvent, ils sont sévèrement punis... Si un homme a économisé un peu d’argent pour sa femme et l’éducation de ses enfants... cet argent lui est volé par des financiers entreprenants. Les gangsters sont protégés par les politiciens, et respectés par la police. »

De même en est-il du sens de la beauté, qui peut en effet disparaître chez des peuples qui autrefois l’ont possédé à un haut degré. « C’est ainsi que la France détruit ses beautés naturelles et méprise les souvenirs de son passé. Les descendants des hommes qui ont conçu et exécuté le monastère du mont Saint-Michel ne comprennent plus sa splendeur. Ils acceptent avec joie l’indescriptible laideur des maisons modernes. »

Abaissement partout. « La primauté de la matière, l’utilitarisme, qui sont les dogmes de la religion industrielle, ont conduit à la suppression de la culture intellectuelle... L’énorme diffusion des journaux, de la radiophonie et du cinéma a nivelé les classes intellectuelles de la société au point le plus bas. La radiophonie surtout porte dans le domicile de chacun la vulgarité qui plaît à la foule. » Sombre tableau, dont on voudrait pouvoir dire que les couleurs sont chargées mais qui, à tout le moins, atteste l’angoisse d’un grand esprit au spectacle d’une civilisation menacée de faillite.

Pouvons-nous encore remonter la pente, échapper au cataclysme dont se multiplient les signes précurseurs ? Il n’est que temps et c’est à une sorte de croisade que nous convie le docteur Carrel. aujourd’hui, écrit-il, les principes de la civilisation industrielle doivent être combattus par nais avec le même acharnement que l’ancien régime par les Encyclopédistes... Il est impératif d’arrêter immédiatement la transformation du fermier, de l’artisan, de l’artiste du professeur et du savant en prolétaires manuels ou intellectuels ne possédant rien que leurs bras ou leur cerveau. Ce prolétariat sera la honte éternelle de la civilisation scientifique. »

Pour combattre cette civilisation engagée sur une voie désastreuse, c’est quand même à des savants que le docteur Carrel fait appel, à une élite de savants non pas spécialisés dans une seule étude, mais embrassant l’encyclopédie du savoir humain, laquelle peut s’acquérir dans l’espace d’une vie mortelle, et capables par cela même d’adapter une civilisation nouvelle à la connaissance de l’homme.

Cet appel sera-t-il entendu C’est beaucoup d’avoir poussé le cri d’alarme. L’Académie a tenu à souligner l’avertissement pathétique lancé à tous les coins d’un monde défaillant par un livre qui est lui-même une somme du savoir humain, et dont chaque pape, pleine d’idées et pleine de faits, mérite d’être méditée par quiconque ne s’est pas fait une règle, coupable autant que commode, de rester sourd aux craquements qui se font entendre dans notre édifice social.