Rapport sur les concours de l’année 1875

Le 11 novembre 1875

Henri PATIN

RAPPORT

DE M. PATIN

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1875.

 

MESSIEURS.

Nous ne pouvons, sans que se renouvellent en nous de bien douloureux regrets, inaugurer aujourd’hui le prix triennal fondé par M. Guizot, pour provoquer, pour récompenser de belles œuvres de critique, soit sur les grandes époques de la littérature française, soit sur la vie et les œuvres de ses grands écrivains. À l’étendue, à la variété du programme ont répondu tout d’abord les ouvrages de nombreux concurrents, dont plusieurs se recommandaient particulièrement à l’attention de l’Académie, ayant été précédemment, et plus d’une fois, honorés de ses récompenses. Elle s’est longtemps arrêtée à une docte, rapide, élégante revue de nos annales littéraires depuis leurs premiers commencements jusqu’aux temps de la renaissance, par M. Gidel ; aux tableaux qu’a retracés M. Paul Albert, en traits vifs, spirituels, mais parfois bien hardis, de notre dix-septième, de notre dix-huitième siècle ; à quelques-unes de ces notices où l’érudition curieuse de M. Édouard Fournier renouvelle si heureusement la biographie des écrivains et l’histoire de leurs œuvres. Son choix toutefois s’est fixé, après un mur examen, sur l’œuvre de tous points considérable, qu’un savant professeur de l’École des chartes, M. Léon Gautier, a consacrée spécialement à la Chanson de Roland.

Le sujet était digne d’un tel effort. Il s’agissait d’un monument de grande valeur, représentant, avec supériorité toute une époque littéraire, toute cette littérature épique, qui s’est produite avec tant de fécondité clans la France du moyen âge, et, par la France, dans l’Europe entière. Par ces épopées sans nombre, mais surtout par ce qui en est le plus remarquable comme le plus ancien spécimen, la Chanson de Roland, a été donné d’avance un éclatant démenti à l’arrêt, trop souvent répété, de l’auteur de la Henriade, que les Français n’ont pas la tête épique. Ils l’ont eue assurément, et plus que tous les autres peuples modernes, au temps où l’épopée était possible, naturelle, nécessaire même, où elle était comme appelée par l’état de la civilisation.

La Chanson de Roland a, depuis quarante ans, fort occupé nos critiques, et nos critiques de toutes sortes : car elle n’est pas seulement un objet de curiosité savante ; elle intéresse, à un haut degré, le goût littéraire, par des caractères analogues à ceux qui distinguent les poèmes homériques ; à cet égard, elle a obtenu le suffrage des juges les plus délicats, d’un Vitet, d’un Saint-Marc Girardin, d’un Villemain. De là bien des éditions déjà, bien des traductions en langage plus moderne, bien des commentaires. M. Léon Gautier a pensé toutefois qu’il y avait quelque chose à ajouter pour en compléter l’étude, en faciliter, en répandre la connaissance, et il en a fait le sujet du grand et beau travail, qu’a cru devoir, entre tous, distinguer l’Académie. Il y était des mieux préparés par son remarquable livre sur les Épopées françaises, auquel une autre académie, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, a durant plusieurs années de suite attribué, d’abord le second prix Gobert, et à la fin le premier.

M. Léon Gautier nous a donné ce que nous étions en droit d’attendre de lui. Nous lui devons, après d’autres éditeurs sans doute, d’autres interprètes, dont il serait injuste de ne pas tenir, comme il le fait lui-même, grand compte, un texte de la Chanson de Roland, habilement reconstitué, selon les procédés sévères, et avec les savantes ressources de la critique moderne, fidèlement autant qu’élégamment traduit, commenté enfin très-amplement sous des formes diverses : c’est d’abord tout un volume de notes philologiques, géographiques, archéologiques, on pourrait ajouter biographiques, car tous les personnages du poème, héros eux-mêmes. pour la plupart, d’autres chansons de geste du cycle carlovingien, y ont chacun leur notice, dans de rapides analyses de ces antiques épopées ; c’est, ensuite, pour ce qui concerne particulièrement la langue, un glossaire qui, venant en aide à la traduction, permet d’aborder le texte avec facilité et avec confiance ; c’est enfin, et surtout, dans une introduction de grande étendue, qui est, à elle seule, un livre, l’histoire du monument lui-même, de ses origines, lorsque se forme la légende qui en a fourni le sujet, de ses transformations, de ses vicissitudes, à travers les âges, jusqu’à ces restitutions de la critique contemporaine, poursuivies et, on peut le croire, achevées par l’auteur. Grâce à quelques-uns de ses devanciers, mais grâce surtout à lui, le chef-d’œuvre épique du XIe siècle, connu et apprécié, pendant longtemps, des seuls érudits, des littérateurs curieux, est entré, pour ainsi dire, dans le domaine public. On peut l’étudier dans les écoles ; les gens du monde peuvent le lire ; et, il y a quelques mois, il s’est trouvé, au Théâtre-Français, un auditoire tout préparé pour reconnaître et applaudir, dans la Fille de Roland, sa lointaine et légitime postérité.

La première attribution qu’il nous est donné de faire du prix institué par M. Guizot, se trouve par une heureuse fortune être un hommage indirect à la mémoire du fon­dateur. Ce texte précieux, matière de tant d’estimables, œuvres, et, en dernier lieu, de celle que nous croyons devoir récompenser, c’est M. Guizot qui, en 1833, pendant son premier ministère, a donné à M. Francisque Michel la mission de l’aller copier à Oxford et de le publier ; c’est à lui que le doivent la France et l’Europe lettrée. Si, au gré de nos vœux, sa vie s’était assez prolongée pour qu’il pût présider lui-même à la première application de ses dispositions généreuses, nous ne doutons pas qu’il n’eût lui-même proposé à notre choix l’habile interprète de la Chanson de Roland. Juge de M. Léon Gautier, pendant plusieurs années, dans l’Académie des inscriptions et belles-lettres, il a toujours porté un vif intérêt à ses travaux, et il a plus récemment témoigné de l’estime qu’il en faisait, lorsque dans son dernier ouvrage, si malheureusement interrompu, rappelant le désastre de Roncevaux, d’après l’histoire d’abord, puis d’après la légende, et citant même quelques strophes du vieux poëme, il en a emprunté la traduction au livre de M. Léon Gautier. Ce noble prix Guizot qu’il a le premier l’honneur d’obtenir, M. Léon Gautier a le droit de penser qu’il le reçoit de M. Guizot lui-même.

Un autre prix, d’institution nouvelle, est aussi décerné en ce jour pour la première fois, le prix de Jouy. En souvenir surtout du moraliste, qui, au temps de l’Empire et de la Restauration, a, pendant de longues années, charmé la société française par la chronique piquante de ses humeurs, de ses travers, de ses mobiles usages, le programme du nouveau prix le propose à un ouvrage, soit d’observation, soit d’imagination, soit de critique, ayant pour objet étude des mœurs actuelles. C’est un appel, et à ces recueils de pensées, à ces traités en forme, dans lesquels des observateurs curieux rassemblent les remarques que leur ont suggérées le spectacle du monde, le commerce des hommes, rendant au public, comme a dit le maître du genre, la Bruyère, ce qu’il leur a prêté, et à des productions où ces remarques, prenant un corps et un visage, se produisent sous les formes plus déterminées, plus vivantes de la comédie, du roman, de la satire. De telles productions, dépaysées parfois dans des concours dont la condition première est l’édification morale, peuvent plus librement aborder celui-ci avec la seule recommandation de la vérité et du talent.

À ce double titre, l’Académie a jugé très-digne du prix de Jouy un roman de M. Alphonse Daudet, déjà couronné par la faveur publique, et dont les nombreuses éditions n’attestent pas moins le mérite que le succès, Fromont jeune et Risler aîné.

Cette raison commerciale est le titre, spirituellement caractéristique, d’un roman dont l’action a pour théâtre une des régions industrielles et bourgeoises de la capitale, et même, ou peu s’en faut, l’intérieur d’une de ses ma­nufactures. Ces deux noms, enseigne honorée, que semblent réunir, avec la communauté des intérêts, une estime, une affection réciproques, se trouvent secrètement séparés par un terrible désaccord, une tragique antithèse. C’est, d’une part, ce qui crée et, au besoin, rétablit la prospérité d’une maison, l’intelligence, le travail, la probité : c’est, d’autre part, ce qui en précipite la décadence et la chute, les honteux égarements, les ruineuses dissipations du vice ; c’est l’honnête, l’innocente confiance frappée tout à coup, assassinée par la trahison domestique ; c’est, fléau commun des deux associés, une femme à l’âme frivole et perverse, par qui se consomme le déshonneur de l’un, l’infortune sans mesure et le désespoir de l’autre. Autour des personnages principaux se meuvent par groupes, en grand nombre, des acteurs, diversement intéressants, qui amusent, qui touchent, qui révoltent, et dont les types ont été fidèlement empruntés au modèle de la vie elle-même, de la vie parisienne. L’habile conduite de la fable, à la fois complexe et une, a permis à l’auteur de ménager à tous leur place dans l’ensemble, et d’exprimer en eux, d’un style vif et brillant, avec cette scrupuleuse recherche du détail, ce relief fortement accusé, qu’on aime aujourd’hui, de très-piquantes, mais parfois de bien affligeantes réalités.

Parmi les ouvrages auxquels l’Académie a préféré, sans hésitation, celui de M. Alphonse Daudet, deux lui ont paru assez distingués pour qu’elle ne crût pas pouvoir les passer sous silence dans ce rapport, Histoire de mon élève, par Renée de Vic ; les Patenôtres d’un surnuméraire, 2e édition, par Joseph Delaroa.

Le premier est encore un roman, mais un roman d’un caractère particulièrement élevé, gracieux et sympathique : à la délicatesse de la touche s’y fait facilement reconnaître la main d’une femme, comme aussi à quelque inexpérience dans la composition et dans le style un talent à son début. Une jeune âme, éprise de l’idéal et qui étouffe dans le milieu de pensées, de sentiments, d’habitudes vulgaires où elle est comme emprisonnée, voilà le sujet. De là, comme accessoire, ce qui n’était point étranger à notre concours, une spirituelle et agréable peinture des ridicules d’une petite ville, et, par surcroît, de la grande qui y a député quelques-uns plus de ses plus comiques représentants. Dans le livre de M. Delaroa, livre d’une philosophie un peu chagrine, mais d’une grande honnêteté de sentiments, sont repris avec une élégante vivacité et un tour original, sous forme de conseils, de préceptes le plus souvent ironiques, les vices, les méchantes pratiques de la société.

L’ordre de nos concours ordinaires nous amène au genre qui y tient généralement, ainsi que dans les préoccupations littéraires de ce temps, la première place, à l’histoire, et d’abord, par l’attribution du prix Gobert, à l’histoire de France, dont un généreux fondateur s’est proposé de faire un constant objet d’émulation pour nos plus éloquents, nos plus savants écrivains. Son attente n’a pas été trompée. Il ne s’est point rencontré d’année où l’éclatante récompense instituée par lui n’ait pu être justement appliquée à quelque grand et beau travail, soit sur l’ensemble de nos annales, soit, c’est le cas le plus fréquent, sur certaines parties, certains points de vue de cet ensemble. Telle a été, par exemple, dans les deux concours précédents, cette Histoire des États généraux, où M. Georges Picot a recherché et retrouvé la trace de ce qu’a fait la nation elle-même pour le progrès de ses lois et de son administration. Telle est, cette année, une Histoire du règne de Louis XIV, où M. Casimir Gaillardin, tout en suivant clans ses développements divers, dans sa complexité, le mouvement d’un grand siècle. a retracé particulièrement ce qu’a dû la France à l’action personnelle .du souverain par qui s’est poursuivie avec tant d’énergie, d’habileté, d’éclat, et longtemps d’heureuse fortune, l’œuvre de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin. C’est précisément aux premières prospérités, à la marche ascendante du règne que font assister les quatre volumes soumis à l’Académie et qu’elle a lus, comme le public, avec un juste intérêt. Deux autres doivent suivre, dans lesquels, selon l’heureuse expression d’un habile historien, rapporteur cette année de notre commission des concours historiques, dans lesquels l’auteur doit descendre, avec Louis XIV, la pente opposée, le revers de l’âge et de la fortune ».

Quand Voltaire, dans un de ses premiers chefs-d’œuvre, s’appliquait à reproduire une image de l’âge glorieux auquel Louis XIV avait présidé, avait imposé son nom, cet âge venait à peine de finir. C’était devant ses derniers sur­vivants, presque en contemporain, qu’il le célébrait, qu’il en faisait comme l’oraison funèbre, avec une partialité enthousiaste, touché surtout de sa grandeur et de son éclat. L’image est vraie sans doute et d’une vérité immortelle, mais que depuis, tant de confidences précieuses, curieusement recueillies par la critique historique dans les corres­pondances, les mémoires, les documents officiels, ont rendue incomplète. Un des principaux mérites de M. Gaillardin, c’est une connaissance personnelle et très-étendue, un emploi judicieux, équitable, libre jusqu’à la hardiesse, de tous ces témoignages. Par eux, sur les hommes, sur les choses, il sait le mal comme le bien, et il le dit de même, sans que puissent lui imposer le rang, la gloire, le charme même, avec une austère franchise, et non, parfois, sans quelque rudesse.

Si sévères que soient ses arrêts, on ne peut se défendre d’y souscrire. On a pensé toutefois qu’il avait passé la mesure à l’égard des jansénistes, dont partout, dans son livre, il se montre aussi préoccupé que l’a été Louis XIV lui-même, pendant toute la durée de son règne. Qu’ils aient prêté à la censure par des excès de doctrine, à certains égards, dangereux ; qu’à leur zèle religieux se soient mêlés, car ils étaient hommes, quelque sentiment d’orgueil, quelque amour de domination ; que dans l’emportement de la lutte contre des adversaires acharnés, ils ne se soient pas eux-mêmes assez abstenus des manœuvres de l’esprit de parti ; que par certains commerces compromettants, où ils cherchaient un appui, ils se soient donné les apparences de l’opposition politique et fait accuser de complicité dans les troubles publics, on peut l’accorder, et c’est déjà bien grave, à l’auteur. Mais était-il en droit de les représenter comme des conspirateurs en révolte permanente contre l’autorité et spirituelle et temporelle ? En les qualifiant aussi sévèrement qu’il l’a fait, dans maint endroit de son livre, a-t-il toujours accordé ce qui était dû d’estime et de respect à leur conviction profonde, à leur ardente charité, à la sainteté de leurs mœurs, à la gravité de leurs pensées et de leur parole, à des mérites singuliers qui doivent compter pour beaucoup dans l’appréciation de la grandeur morale et, intellectuelle du XVIIe siècle ?

Par un art de composition, bien digne d’être remarqué dans une œuvre si étendue et si complexe. M. Gaillardin a su se garder d’un grave défaut, justement reproché à son illustre devancier. Il n’a pas, comme lui, rompu l’unité du sujet par la séparation, l’isolement de ses éléments divers, distribuant dans des chapitres spéciaux ce qui concerne soit les guerres et les négociations, soit le gouvernement intérieur, les affaires ecclésiastiques et l’administration de la justice, l’armée et la marine, les finances, l’industrie et le commerce, les sciences, les lettres et les arts. Dans ses récits, dans ses tableaux, — ce sont les formes générales entre lesquelles alterne, selon le besoin, son exposition. — il a maintenu les faits de toutes sortes à leur date commune, il en a marqué l’action réciproque, et il a pu ainsi reproduire avec vérité et intérêt ce qui, comme on l’a dit, caractérise ce grand règne, « son activité multiple et continue[1] ».

Les lettres en ont été la plus éclatante décoration, et elles en sont restées la grandeur la plus durable. M. Gaillardin insiste naturellement sur leur histoire, que sa méthode renouvelle. Dans ses revues chronologiques, on distingue mieux ce que ne laissent pas assez voir les généralités de la critique : le ton des écrivains changeant avec la situation politique ; en regard des grandes œuvres, la foule des productions médiocres, leur disputant la faveur publique ; enfin, ne s’établissant qu’avec peine, et à la longue, malgré les opiniâtres résistances du faux goût, les lois de l’art véritable.

Cette Histoire du règne de Louis XIV, si bien étudiée, si bien conçue, et dans laquelle, à la rectitude de la pensée répond la gravité élégante du style, l’auteur l’a dédiée au lycée Louis le Grand, où, depuis plus de quarante ans, il occupe, et bien dignement, une même chaire, la chaire d’histoire. L’Académie est heureuse de pouvoir décerner tout ensemble et à l’œuvre, et à la carrière dont cette œuvre est le couronnement, la plus haute de ses récompenses.

Quant au prix de moindre valeur, mais si honorable lui-même, par lequel le baron Gobert a généreusement complété sa fondation, l’Académie a cru devoir le maintenir cette année à un ouvrage, où sont également rappelés, avec âme et avec talent, des souvenirs chers à la France, dont elle ne saurait trop s’entretenir, au Henri IV de M. de Lescure.

À nos souvenirs nationaux nous a encore vivement intéressés une remarquable Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, à laquelle a été décerné, sans contestation, le prix institué par M. Thérouanne pour l’encouragement des grands travaux historiques. Dans le premier volume, le seul qui ait paru, et dont ait pu s’occuper l’Académie, l’auteur remonte jusqu’à la conquête de la Gaule par César, et recherche comment y a été constituée la société sous les empereurs romains, au temps de l’invasion germanique et de la royauté mérovingienne. Le caractère principal de ce livre, c’est, avec une très-solide érudition, dans l’interprétation des faits qu’elle a rassemblés, rapprochés, ordonnés, une sagacité pénétrante, dégagée de toute préoccupation des idées, des systèmes modernes, et habile è saisir, aux époques les plus reculées, les traits d’un ordre social bien différent du nôtre : il abonde en vues originales, qui ne seront peut-être pas toutes acceptées sans réclamation, mais qui, alors même, éveilleront utilement les doutes de la critique savante et fourniront matière à ses controverses. Elles s’y produisent d’ailleurs sans autre parure que leur nouveauté même, dans un style simple, ferme, rapide, d’une élégance sévère. L’œuvre ne serait point signée, que l’Académie, se reportant aux brillants concours de 1865 y aurait reconnu sans peine l’auteur de la Cité antique, M. Fustel de Coulanges, maître de conférences à l’École normale supérieure, et, depuis quelques mois, — c’est sa récompense suprême, que nous n’avons pu devancer, — membre de l’Académie des sciences morales et politiques.

Deux de ses concurrents, sans lui disputer la première place, ont paru dignes de lui être associés par une distinction particulière. Une partie de la somme affectée au prix en a été détachée pour offrir à chacun d’eux, à M. Charles Yriarte, à M. Petit de Julleville, professeur à la Faculté des lettres de Dijon, une médaille de mille francs.

En écrivant, d’après des informations très-complètes et très-exactes, la Vie d’un patricien de Venise au seizième siècle. M. Yriarte nous a donné quelque chose de plus qu’une intéressante biographie. Ce Marc-Antoine barbare qu’il s’est appliqué, avec une passion d’érudit, d’antiquaire et même d’artiste, à faire revivre, avait, pendant sa longue carrière, passé par tous les emplois que pouvait, que devait remplir un membre de l’aristocratie vénitienne : la dignité de doge seule lui avait manqué. Son biographe en a pris occasion pour expliquer, dans de nombreuses pages, à la fois instructives et attachantes, l’origine, la nature de ces emplois divers, le jeu de tous ces organes de la machine politique la plus ingénieuse, la plus compliquée qui fut jamais, et à l’époque où elle a fonctionné avec le plus de régularité et de puissance.

Dans son Histoire de la Grèce sous la domination romaine, M. Petit de Julleville a traité doctement, agréablement un sujet dans lequel l’histoire proprement dite se confond avec l’histoire littéraire. Il eût pu donner à son livre, pour épigraphe, le mot célèbre d’Horace :

Grœcia capta ferun victorem cepit…

On y voit, dans un intéressant détail, comment la Grèce conquise a conquis ses vainqueurs à sa civilisation ; comment, particulièrement, elle est demeurée, jusqu’à l’invasion des Barbares, même en présence du christianisme triomphant, la métropole intellectuelle du monde romain. De curieux chapitres, les plus nouveaux de l’ouvrage, sont consacrés à ses écoles, toujours debout au milieu des bouleversements et des ruines, où ne cessent d’affluer des disciples de toute nation et de tout culte, où se rencontrent, aux derniers jours, avec Libanius et Julien, saint Basile et saint Grégoire de Nazianze.

C’est spécialement un livre d’histoire littéraire que celui auquel est décerné le prix de haute littérature fondé par M. Bordin. Dès 1867, l’attention de l’Académie avait été appelée sur ce livre, parvenu en ce moment à son sixième volume, sans être encore achevé. Il suffit de son titre pour expliquer une telle étendue. Voltaire et la Société française au XVIIIe siècle, c’est-à-dire la vie du plus illustre représentant de cet âge, cette vie si longue, si remplie, si agitée, si mêlée à tout le mouvement social en France et à l’étranger, dans les principaux centres de la civilisation européenne, voilà ce que M. Desnoiresterres s’est donné la tâche d’étudier, fort en détail, dans des documents sans nombre, publiés ou inédits ; ce dont il a tiré, d’année en année, des volumes d’une lecture attachante, sous ces dénominations particulières : la Jeunesse de Voltaire, Voltaire au Château de Cirey, Voltaire à la cour, Voltaire et Frédéric, Voltaire aux Délices, Voltaire et J.-J. Rousseau. L’Académie n’a pas cru, devoir attendre ceux que promet encore l’auteur sur un sujet si riche, pour lui offrir la récompense qu’elle destinait depuis longtemps à son agréable érudition ; à son sage esprit de critique, à la louable modération de ses jugements. Ce n’est pas un mérite qui soit devenu commun que de parler de Voltaire et du XVIIIsiècle comme il conviendrait de le faire à la distance où nous en sommes, sans autre souci que du vrai, sans excès passionné dans l’éloge comme dans le blâme, en se gardant des complaisances du panégyrique et, des violences de l’invective.

Je ne dois pas omettre ce qui a été un heureux épisode dans le grand travail de M. Desnoiresterres, un titre de plus aux dispositions favorables de l’Académie à son égard, son piquant volume sur la Musique française au XVIIIe siècle, sur Gluck et Piccini, et l’espèce de guerre civile dont leurs intraitables partisans donnèrent, pendant des années, jusqu’à la veille même de la plus grave des révolutions, l’amusant spectacle.

Avec les conditions morales attachées par M. Marcelin. Guérin au prix qu’il a fondé et qui porte son nom, ont paru s’accorder les généreuses convictions très-chaleureusement exprimées par M. Loudun dans ses Précurseurs de la Révolution. C’est en y ayant un juste égard, et sans s’associer, en des points au sujet desquels on est loin d’être d’accord, à toutes les idées politiques, à tous les jugements de l’auteur, que l’Académie, sur la somme que la fondation de M. Marcelin Guérin mettait à sa disposition, lui a décerné un prix de deux mille francs. Elle a voté, en même temps, deux autres de quinze cents francs chacun pour deux de ses concurrents dont les travaux ne lui semblaient pas pouvoir rester sans récompense.

Les deux volumes par lesquels M. Ferdinand Delaunay a ouvert toute une série d’importantes publications sur l’école des Juifs alexandrins, et qui ont pour titres, l’un Philon d’Alexandrie, écrits historiques, influence, luttes et persécutions des Juifs dans le monde romain, l’autre, paru plus récemment, Moines et Sibylles dans l’antiquité judéo-grecque, appartiennent à cette classe élevée d’ouvrages où l’érudition et la critique travaillent de concert à la solution de grands problèmes philosophiques et historiques ; ils comptent, et pour beaucoup, parmi ceux, dans lesquels on s’applique aujourd’hui à rechercher quel était l’état religieux du monde lorsqu’apparut le christianisme ; par quels progrès dans les doctrines, les idées, les sentiments, par quelles dispositions des esprits a pu être en certains lieux précédée et comme annoncée la foi nouvelle. Le travail de M. Delaunay, en ce qui concerne spécialement le mona­chisme juif et la poésie sibylline, a obtenu, en France et à l’étranger, sauf quelques dissentiments partiels, le suffrage des juges les plus autorisés ; il a été accueilli dans plusieurs des classes de l’Institut avec des témoignages d’estime, auxquels a cru devoir s’unir, par une de ses récompenses, l’Académie française, particulièrement sensible, comme il lui convenait, dans cette œuvre d’exposition, de discussion savante, à ses mérites littéraires, à la justesse de la pensée, à la convenance du ton, à l’élégante pureté du langage.

C’est avec la haute compétence d’un ancien magistrat, avec l’autorité d’un docte jurisconsulte, que M. Albert Du Boys a écrit, il y a quelques années, son Histoire du droit criminel des peuples modernes, et depuis, pour compléter son œuvre, dans les deux volumes couronnés par l’Académie, l’Histoire du droit criminel de la France, depuis le XVIe jusqu’au XIXe siècle, comparé avec celui de l’Italie, de l’Allemagne et de l’Angleterre. Son livre n’est pas seulement savant, exact, judicieux ; il est bien écrit, bien composé ; le sentiment du progrès dans l’administration de la justice s’y exprime avec intérêt, et des notices sur les grands criminalistes, des récits de célèbres procès criminels, y rompent à propos la continuité de l’exposition didactique.

Le retour triennal du prix Halphen, que son caractère élevé et moral rapproche des prix Bordin et Marcelin Guérin, a permis à l’Académie d’ajouter à la liste des ouvrages qu’elle vient de recommander par ses récompenses, un bon livre encore de M. H. Tivier, professeur à la Faculté des lettres de Besançon : celui où, d’après les souvenirs de son enseignement, il a exposé l’Histoire de la littérature dramatique en France depuis ses origines jusqu’au Cid. Il y traite spécialement du drame qui, après bien des trans­formations, au moyen âge, au temps de la Renaissance, dans la confusion littéraire des commencements du XVIIe siècle, devait aboutir à notre tragédie française. Il le fait connaître, à chaque époque, par des analyses, des extraits qu’il ne craint pas de multiplier et d’étendre clans l’intérêt de l’instruction ; il démêle, dans ces productions d’un art encore grossier, les éléments de l’œuvre tragique accomplie par le génie de Corneille. Ce n’est pas toutefois sans regretter qu’après la libre création du Cid, la rigueur des règles classiques et les gènes croissantes de la poétique du théâtre, lui aient interdit, ainsi qu’à ses illustres successeurs, d’en user désormais avec la même indépendance. On le voit, à la connaissance exacte des faits, à la sévérité des principes, s’allient, dans ce livre, des vues littéraires sagement libérales.

Dans le concours de cette année pour le prix de traduction fondé par M. Langlois, l’Académie a cru devoir faire à l’interprétation des grandes œuvres de l’antiquité une part qui, dans les concours précédents, n’avait pu encore lui être attribuée. Des treize traductions de nature variée et recommandables à divers titres entre lesquelles il lui fallait choisir, deux surtout ont fixé son attention : une traduction en prose du théâtre complet d’Euripide, par M. Pessonneaux, professeur depuis longtemps estimé, et traducteur laborieux qui, déjà par des versions de Sophocle, d’Homère, de Virgile, que distinguaient, comme sa nouvelle œuvre, une remarquable intelligence des textes, un haut mérite d’exactitude, avait rendu de nombreux et importants services aux études ; une traduction en vers des quatre premiers livres de l’Énéide, par M. Gustave de Wailly, littérateur connu par des succès au théâtre, et appartenant à une famille dont les membres se sont tous fait, depuis le commencement de ce siècle, un nom clans les lettres et ont particulièrement cultivé avec honneur l’art de traduire. Dans la comparaison attentive qui en a été faite, leurs mérites ont paru se balancer assez pour qu’il y eût lieu de partager entre les deux auteurs la récompense et, par ce partage, de couronner à la fois, dans M. Pessonneaux, une longue et très-estimable carrière de traducteur, dans M. Gustave de Wailly, un vif sentiment de la beauté antique et des efforts quelquefois heureux pour y atteindre.

Le prix Lambert est, selon l’intention du fondateur, une marque d’intérêt public qui s’adresse à la personne même d’un homme de lettres. Il peut être encore et il a été quelquefois une distinction indirectement adressée à son œuvre, faute d’une autre manière de la récompenser. En le décernant cette année à M. Éman Martin, l’Académie couronne, autant qu’il est en elle, son Courrier de Vaugelas, journal grammatical, très-digne du nom dont il se pare, où, depuis assez longtemps déjà, les singularités, les difficultés de l’usage sont savamment, ingénieusement expliquées ou résolues.

Ici doit prendre place l’attribution d’un prix qu’on peut regarder comme une annexe du prix Lambert. Il a été institué en 1873, par un de nos plus regrettés confrères, pour être décerné, non pas en son nom, mais, au contraire, sans que son nom soit prononcé, « dans l’intérêt des lettres ». L’Académie a pensé se conformer à son intention et agir, comme il l’avait recommandé, dans l’intérêt des lettres, en invitant au partage d’un tel prix deux écrivains depuis bien des années en possession de la faveur publique. L’un, dans le style le plus français, a su donner le tour le plus piquant à la censure maligne des hommes et des choses du jour, à l’observation familière de la nature, du cœur humain, de la société, aux fantaisies de la pensée rêveuse voyageant. non plus comme autrefois autour d’une chambre. mais autour dun jardin : l’autre a eu le don singulier de saisir. de rendre dramatiquement, avec une gaieté communicative. le caractère, la physionomie de certaines classes, de certaines situations sociales qui prêtent au ridicule, de les exprimer dans des types bouffons, d’une réalité saisissante, d’une vérité proverbiale, tels par exemple que ce personnage dont le nom seul rappelle à l’esprit l’imbécile confiance de la prud’homie vulgaire. Au premier, M. Alphonse Karr, a été offerte une médaille de deux mille francs ; au second, M. Henri Monnier, une médaille de quinze cents francs.

J’ai déjà prononcé bien des noms, rappelé bien des titres d’ouvrages, et je dois encore solliciter votre patiente attention pour une énumération nouvelle. Il me reste, en effet, à vous entretenir d’un concours, qui, par l’importance de la fondation et la généralité du programme, attire un nombre de concurrents toujours fort grand, et par suite donne lieu à une distribution, très-nombreuse aussi, de récompenses. On ne nous a pas envoyé, cette année, pour concourir au prix d’utilité morale, fondé par M. de Montyon, moins de cent quinze ouvrages, et, après un travail d’élimination, plusieurs fois recommencé, il ne s’en est pas trouvé moins de trente-neuf, généralement dignes d’estime, entre lesquels nous avons choisi, à grand peine, les dix dont je dois maintenant vous parler.

Ce sont d’abord deux morceaux distingués d’histoire littéraire. Leurs auteurs, M. Maurice Croiset, professeur au lycée de Montpellier, et M. Gaston Feugère, professeur au lycée Charlemagne, portent des noms qui devaient disposer bien favorablement l’Académie, à laquelle ils rappelaient les succès obtenus, dans les concours de 1874, par le frère de l’un et le proche parent de l’autre.

En traitant des idées morales dans l’éloquence politique de Démosthène, M. Maurice Croiset n’a pas prétendu, sans doute, faire de Démosthène un moraliste, lui attribuer un système de morale. Il a recherché seulement quel avait été, dans ses discours politiques, le rôle assurément très-grand, plus grand que chez aucun autre orateur, de ces idées morales par l’expression éloquente et quelquefois sublime desquelles le grave conseiller d’un peuple trop souvent frivole le rappelait au sentiment de ses devoirs civiques, à la pratique hasardeuse peut-être, mais nécessaire, de ce que demandaient de lui la justice et l’honneur. Cette morale patriotique, sous la forme durable qu’elle a reçue du grand orateur, peut encore profiter à bien d’autres qu’aux Athéniens, et le livre de M. Maurice Croiset, où elle est exposée, dans un style souvent élevé, qui arrive même quelquefois à l’éloquence, offrait avec l’objet du concours un rapport bien propre à frapper l’Académie et à déterminer son suffrage.

L’Étude de M. Gaston Feugère sur la vie et les ouvrages d’Érasme, dont il a fait pieusement hommage à la mémoire de son père, méritait d’être placée dans l’estime de l’Académie, auprès des livres autrefois couronnés par elle, où ce maître distingué a étudié avec science et avec goût quelques écrivains illustres du XVIe siècle, notamment Henri Estienne, Estienne Pasquier, la Boétie. C’est une monographie, de la même famille, exacte, judicieuse, bien écrite, d’une lecture à la fois instructive et agréable. Elle doit sans doute quelque chose aux nombreux écrits publiés antérieurement sur le même sujet, et dont l’auteur, on doit l’en louer, n’a pas négligé de prendre connaissance. Mais l’étude personnelle des ouvrages d’Érasme, et particulièrement de sa correspondance, en a fourni les principaux traits, choisis avec discernement, rendus avec justesse et offrant clans leur réunion, d’une des plus grandes, des plus curieuses figures de la Renaissance, diversement altérée par la passion des peintres, une image que la modération du pinceau a dû rendre plus ressemblante.

Au même rang, et de même avec attribution d’un prix de deux mille francs, ont été placés deux autres ouvrages d’un genre bien différent.

Le premier est un document parlementaire, devenu pour tout le monde un livre de grand intérêt. Par cette œuvre a été commencé, dans une partie importante de notre législation, un travail de reconstitution salutaire, auquel sous sa nouvelle forme elle associera efficacement la pensée publique. Les Établissements pénitentiaires en France et aux colonies, leur régime actuel, les réformes urgentes que réclame ce régime, voilà le sujet traité par M. le vicomte d’Haussonville, d’après d’exactes et complètes informations, avec des développements étendus que peut résumer cette question générale : jusqu’à quel point nos établissements pénitentiaires répondent-ils à la double condition de concilier avec la juste sévérité de la répression les droits de l’humanité, et d’autre part, d’opérer l’amélioration des cri­minels, ou du moins de ne pas les rendre pires ? De là, auprès de détails statistiques, de vues administratives, qui échappent à notre compétence, des considérations mora­les, justes et élevées, exprimées dans un style d’une gravité élégante, que l’Académie a surtout remarquées, et qui lui ont paru mériter à l’ouvrage, dans un tel concours, une des premières places.

C’est aussi d’une de ces places qu’elle a jugé digne un roman, de simple apparence, mais de réelle valeur, la Fille de Carilès, par Mme Colomb. L’intention morale y est évidente ; mais, comme il arrive trop souvent dans d’autres productions de ce genre, qui se contentent d’être édifiantes, et auxquelles on en tient compte, ce n’est point, il s’en faut, aux dépens de l’intérêt. La conception en est originale, les principales scènes touchantes, le style constamment naturel et agréable. J’aimerais à en raconter, à en citer quelque chose, pour justifier mes éloges ; mais, arrivé presque au terme de ce long rapport, et pressé, comme je le suis, par le temps, je dois me contenter de faire appel aux souvenirs des lecteurs que l’ouvrage a émus, a charmés, et ces témoins-là sont déjà bien nombreux.

Dans une seconde série d’ouvrages, auxquels ont été décernés des prix de quinze cents francs, le récit familier, la fiction romanesque, la composition poétique prêtent à la leçon morale des formes variées.

Vient d’abord le Journal d’un volontaire d’un an au 10e de ligne, par M. René Vallery-Radot. L’auteur y raconte, avec entrain et bonne humeur, dans un fort bon langage, comment s’est passée pour lui l’année de son volontariat. Rien ne lui a été épargné des fatigues, des privations, des ennuis de la vie militaire. Il en a connu même, et pour quels pauvres manquements : les sévérités. Eh bien, il a pris tout cela à ré : il a compris, il a pratiqué le volontariat dans l’esprit de l’institution, comme une école d’honnête fraternité, de patience, de discipline, une préparation utile à l’accomplissement des graves devoirs de la vie, au dévouement, aux sacrifices que la patrie doit maintenant attendre, dans ses jours d’épreuve de tous ses enfants. Ce livre, très-amusant, où abondent les scènes, les portraits comiques, est un livre de morale dont la lecture ne peut être que très-salutaire à notre jeunesse. Mais il est déjà trop tard pour la lui recommander. On en est à la cinquième ou sixième édition, et chaque recrue annuelle du volontariat sera l’occasion d’une édition nouvelle.

L’Histoire d’un âne et de deux jeunes filles est une sorte de roman-apologue signé du nom de Stahl. On y trouve sans surprise tout ce que ce nom promettait : une morale aimable, à la fois pratique et élevée, un mélange piquant de bon sens et d’imagination, cette sorte d’humour que peut admettre notre goût, l’art difficile de se rendre accessible et attrayant pour de jeunes lecteurs, sans renoncer aux suffrages de lecteurs d’un autre âge.

Quant aux Demoiselles du Ronçay, de M. Albéric Second, c’est un roman de mœurs, composé avec art, varié de ton, et dont le style, qui n’est pas sans avoir quelques défauts, ceux du temps, plaît toutefois par une vivacité spirituelle. L’observation n’v manque point : les partis qui se disputaient le gouvernement de la société dans les dernières années de la Restauration y sont peints avec vérité, bien qu’en traits un peu chargés ; ils y sont dramatiquement mis en scène. Une noble figure domine, celle d’un magistrat distingué, occupant dans une petite ville un humble siége, qui, par fidélité à ses convictions, au culte du juste et de l’honnête, se condamne héroïquement et simplement à l’obscurité, à la médiocrité, presque à la misère, à la ruine même.

Vient enfin un volume de poésies, dont le titre, Après la journée, annonce le caractère modeste et touchant. Les pièces qu’il contient ont été en effet composées, au retour de l’atelier, dans les courts moments qui séparent les heures du labeur journalier et les heures du sommeil. L’auteur, M. Hippolyte Matabon, dont une agréable préface, écrite par un de ses compatriotes de Marseille, M. A. Bayle, fait connaître l’intéressante histoire, a exprimé dans ses vers, au cours des accidents de sa vie, naïvement et non sans charme, ses pures affections de famille, ses joies faciles et les douleurs qui s’y sont mêlées, les sentiments d’une âme honnête, satisfaite à peu de frais, résignée sans peine à la médiocrité, sachant y chercher, y trouver un bonheur à sa portée, exempte surtout de ces mouvements de tristesse et d’envie, qui trop souvent tourmentent et aigrissent les humbles fortunes.

C’est de bonne heure que la vocation poétique s’est révélée chez M. Matabon, lorsque, attaché encore enfant une imprimerie, il préludait à ses futures fonctions de compositeur et de prote en portant des épreuves. Des vers qu’il y lut chemin faisant éveillèrent sa jeune imagination ; ses essais, longtemps cachés, parvinrent enfin à la connais­sance de ses camarades qui en furent à la fois charmés et honorés ; applaudis dans des réunions populaires ils le furent bientôt dans les cercles lettrés de la poétique Marseille ; deux pièces même, pièces d’élite, expression agréable et touchante d’affections, de souvenirs domestiques, le Vieux Fauteuil, les Lunettes de ma grand-mère, s’aventurant au dehors, s’en allèrent disputer et conquérir à Toulouse, dans les joutes littéraires des Jeux floraux, les fleurs de Clémence Isaure. Elles sont le principal ornement du recueil de M. Matabon, avec une autre pièce qu’il nous appartenait surtout d’y distinguer comme procédant d’une haute inspiration morale. Sous ce titre, les Champs et l’Usine, et dans un récit d’une invention heureuse, le poète y a éloquemment combattu cet attrait funeste qui entraîne loin des campagnes, vers les villes, leurs séductions malsaines, leur corruption, leur misère, tant d’infortunés travailleurs.

Les livres écrits spécialement pour l’éducation littéraire de la jeunesse ont été quelquefois admis au partage des récompenses instituées par M. de Montyon. L’Académie a pensé qu’il y avait lieu de leur faire une part dans le concours de cette année. Parmi ceux qui lui ont été adressés elle en a choisi deux, très-recommandables, à chacun desquels elle a attribué un prix de douze cents francs.

L’un est de M. Deltour, aujourd’hui inspecteur de l’Académie de Paris, et qui auparavant a longtemps professé la rhétorique dans ses lycées. Sous ce titre, Principes de composition et de style, il y a donné comme les mémoires de son intelligent et fructueux enseignement, expliquant comment il appropriait à l’esprit de ses leçons les préceptes reçus, par quelle méthode il initiait ses jeunes disciples à l’art d’écrire et, ce qui en est la condition, leur apprenait à penser.

L’autre livre, de M. Merlet, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand, est un des plus distingués parmi ceux qu’a fait publier, en grand nombre, la recommandation universitaire de tenir quelque compte dans les études des siècles plus ou moins littéraires qui ont précédé chez nous les siècles classiques. Il comprend deux volumes de mor­ceaux bien choisis, dont le premier est consacré à la prose, et le second à la poésie. Il comprend aussi une introduction, des notices littéraires, des annotations que recommandent la sûreté et la sobriété du savoir, la justesse, la finesse du goût, l’élégance du langage. C’est ce qui en fait une œuvre personnelle et justifie pleinement le titre donné au tout par l’auteur, Origines de la littérature française du IXe au XVIIe siècle.

Ces ouvrages ne pouvaient être regardés comme étrangers au concours. Dans celui de M. Deltour, il y a quelque chose de plus qu’une habile application des préceptes de la rhétorique. Il est animé par un sentiment qui le rend persuasif et efficace, un zèle affectueux, à la Rollin, pour les intérêts intellectuels de la jeunesse, qu’on ne peut séparer de ses intérêts moraux. C’est de la morale, comme du goût, que relèvent, dans l’ouvrage de M. Merlet, un grand nombre d’appréciations délicates, et aussi cette sorte de patriotisme littéraire, qui lui fait rechercher, avec une curiosité savante, dans les anciens âges de notre littérature, les titres peu connus, non-seulement dans les écoles, mais dans le monde, de l’ancien génie français.

Si longue qu’ait pu paraître cette revue, trop rapide cependant encore, de tant de bons ouvrages, j’y ajouterai une expression de regret pour quelques autres que l’Académie a dû écarter, ou ajourner, mais dont elle a souhaité qu’il fût fait au moins mention,  avec honneur, dans le rapport lu en son nom.

Les Familles et la Société en France avant la Révolution, d’après des documents originaux, par Charles Ribbe. Ce livre est certainement utile aux mœurs par les beaux exemples de sagesse et de vertu qu’il a dérobés à l’oubli et mis en lumière, par la conviction honnête et chaleureuse qui partout l’anime ; il s’est fait beaucoup lire et peut se recommander de bien honorables et bien illustres suffrages. Il s’y trouve malheureusement, sur les différences qu’on peut remarquer, au point de vue de la morale, entre les temps anciens et les temps nouveaux, sur les principes mêmes de notre ordre social actuel, sur tout l’ensemble de la civilisation moderne, des opinions que l’Académie a jugées excessives, et dont elle n’a pas cru devoir accepter, par l’attribution d’une de ses récompenses, la solidarité.

L’Adoption, l’Éducation, la Correction des enfants pauvres, abandonnés, orphelins ou vicieux, par le baron Charles Daru. C’est une œuvre posthume, continuée après la mort prématurée et si regrettable de l’auteur, dans le même esprit, un esprit de charité très-éclairé, par M. Victor Bournat. Elle se plaçait naturellement, par des intentions, des qualités analogues, auprès de celle de M. le vicomte d’Haussonville. Mais la ressemblance même, le commun caractère des deux ouvrages ne nous permettaient pas, à notre grand déplaisir, de les comprendre à la fois dans la liste de nos récompenses.

Le Chancelier Pierre Séguier, par M. René Kerviller, ancien élève de l’École polytechnique. Cette biographie, très- consciencieusement étudiée, et, à certains égards, nouvelle, d’un illustre magistrat, qui a eu beaucoup de panégyristes, mais n’avait pas encore eu d’historien, offrait un intérêt particulier à l’Académie, Séguier ayant pendant quelques années, de Richelieu à Louis XIV, présidé à ses destinées. Elle s’en est occupée, sans pouvoir la classer, comme elle le souhaitait, et se propose d’y revenir, quand paraîtra le nouveau volume annoncé par l’auteur, où, complétant ce qu’il a déjà raconté des débuts de l’Académie, il remontera de son second protecteur au premier, de Séguier à Richelieu.

J’ai épuisé le compte rendu de nos nombreux concours, un seul excepté, le plus ancien de tous, — il date de nos origines, — le concours pour le prix de poésie. Le sujet proposé était Livingstone, l’héroïque missionnaire, le grand voyageur, dont le nom a été souvent glorifié dans le con­grès qui réunissait naguère à Paris les représentants de la science géographique. La pièce couronnée va vous être lue et s’ajoutera dignement à ces justes hommages. L’auteur, M. Émile Guiard, y a moins insisté sur la partie narrative et descriptive du sujet que sur son grand caractère moral. Il a marqué avec force et élévation, dans des vers d’un tour précis, énergique, des vers de bonne école, je dirais volontiers de bonne race.

Le concours était nombreux ; de l’inspiration, du mouvement, des détails heureux ont désigné pour des mentions honorables deux pièces inscrites sous les numéros 82 et 105. La dernière est de M. Stéphen Liégeard, que ses succès dans les luttes poétiques des Jeux floraux ont élevé au rang des juges qui y président. L’auteur de l’autre ne s’est point fait connaître.

Vous l’avez pu voir, Messieurs, les bons ouvrages ne manquent pas aux récompenses, et, d’autre part, les récompenses, croissant toujours en nombre, leur offrent sans cesse des occasions nouvelles de se produire. Nous pouvons annoncer, dès aujourd’hui, que la fondation Archon-Despérouses, qui date déjà de plusieurs années, pourra, à partir de 1877, être appliquée à l’institution d’un prix annuel de philologie française. L’Académie sera ainsi mise à même d’honorer, plus directement qu’il ne lui a encore été donné de le faire, toute une classe d’ouvrages qui ont un titre particulier à son intérêt : ceux où, sous des formes très-diverses, lexiques, grammaires, dissertations, éditions critiques, etc., on s’applique aujourd’hui, avec tant d’ardeur et de méthode, à l’étude de notre langue et de ses monuments de tout âge. En 1881 sera inauguré un autre prix, fondé cette année même par Mme Botta, de New-York ; il doit revenir tous les cinq ans et, selon les intentions de la fondatrice, être décerné au meilleur ouvrage publié, dans l’intervalle, sur la condition des femmes. On n’apprendra pas, je pense, sans en être touché, quelle a été l’origine de cette fondation.

Mme Botta porte avec honneur un nom fort honoré des deux côtés de l’Atlantique. Son mari, professeur distingué de philosophie dans un des colléges de l’Union, est un fils de l’illustre historien que la France a enlevé à l’Italie par de hauts emplois, et dont Florence, à son tour, vient tout récemment de nous redemander les restes pour les places dans son église de Sainte-Croix, son Westminster, auprès des plus glorieuses sépultures. L’autre fils de l’historien, qui nous a lui-même appartenu, qui a servi la France dans un poste élevé, s’est fait surtout connaître comme voyageur, comme archéologue, et a attaché son nom à la découverte, à l’exploration savante des ruines de Ninive ; il est mort, il y a quelques années, correspondant de l’Institut. Touchant aux lettres par tant de côtés, Mme Botta ne leur est pas restée étrangère, elle y a pris place au premier rang par des poésies comptées au nombre des plus estimées de son pays. Elle m’excuser d’ajouter, comme introduction nécessaire à ce que j’ai le devoir de raconter, qu’elle a cette générosité de sentiments qui s’accorde si bien avec l’élévation du talent. Aux jours de nos malheurs, cette Américaine, demi-Française, pensant avec tristesse à ceux de nos compatriotes qu’ils devaient atteindre le plus cruellement, avait conçu la noble pensée de leur venir personnellement en aide ; elle s’était occupée de former, pour nous en adresser le prix, une collection de dessins originaux d’artistes distingués des États-Unis et de l’Europe : un album de photographies accompagnées de curieux autographes. Mais cette tâche pieuse, poursuivie avec persévérance, lui a pris plusieurs années d’efforts, et, quand elle a été accomplie, il était trop tard pour que le produit pût recevoir la destination à laquelle elle avait d’abord songé. Elle a dit en chercher une autre, qui peut être aussi l’expression de sa sympathie pour la France, et elle a fondé le prix que je viens d’annoncer. L’Académie lui en a témoigné une reconnaissance à laquelle il est bien juste que s’associe celle du pays lui-même.

 

[1] Villemain, Tableaux de la littérature au XVIIIe siècle, 17e leçon.