Note sur les bandes dessinées

Le 25 octobre 1974

René CLAIR

Note sur les bandes dessinées

Séance publique annuelle des cinq Académies

par M. RENÉ CLAIR
délégué de l’Académie française

 

 

Georges Colomb, professeur de botanique, a publié, parmi ses divers ouvrages, des Leçons de choses en 650 gravures. En tête de ce livre, il écrit : « L’enfant est tout yeux. Ce qu’il voit le frappe plus que ce qu’il entend. » Il n’est pas surprenant que cette déclaration soit faite par ce Colomb qui, dessinateur sous le pseudonyme bien naturel de Christophe, a donné au Savant Cosinus une figure que l’on ne peut oublier.

Aujourd’hui comme hier, les livres et les journaux qui attirent le mieux l’attention des enfants sont composés de dessins. Mais aux quelques cahiers et livres illustrés publiés au temps de Christophe, ont succédé les « bandes dessinées » qui, comme le cinéma, ont conquis un public de tous les âges. L’un nous présente des ombres animées, les autres des images fixes mais mouvantes dans la continuité de l’imagination. Quelques traits et il n’en faut pas plus pour fournir un tremplin aux désirs et aux rêves.

Les bandes dessinées font penser aux mouvements qui s’immobilisent sur l’écran quand la projection d’un film est soudainement arrêtée. Elles sont un cinéma inanimé, comme la Tapisserie de Bayeux qui semble attendre, depuis le siècle de la Reine Mathilde, la baguette d’un metteur en scène magicien.

Ce que l’on nomme en France bandes dessinées s’appelle fumetti en italien. Mais l’expression française est fort plate et, d’autre part, l’italienne n’évoque rien d’autre que les traits en forme de ballon dont le texte d’un dialogue est entouré, ce qui ne convient pas aux images sans paroles. Le mot allemand bildstreifen n’est guère plus satisfaisant et l’appellation américaine comic strip, appliquée arbitrairement à des ouvrages de caractère dramatique ou sentimental, est de toutes la plus imparfaite.

Cette insuffisance de la terminologie révèle le peu d’estime accordé à un objet qui tout d’abord n’a pas semblé digne d’une définition convenable. Bandes dessinée, fumetti ou comics sont des expressions aimablement péjoratives. Ainsi au XVIIe siècle, on appelait bagatelles des divertissements impropres à figurer parmi les arts. De tout mode d’expression nouveau on commence par dire qu’il n’appartient pas à l’art. Il en fut ainsi pendant longtemps pour le jazz qui, selon certains, n’était pas de la musique.

Aujourd’hui encore la bande dessinée, aux yeux de beaucoup de gens, n’est rien d’autre qu’une pâture destinée aux analphabètes. Sans doute, nombre de bandes contemporaines sont d’une affligeante pauvreté, mais condamne-t-on la littérature tout entière en raison des piles de livres médiocres qui chaque saison s’amassent chez les libraires ? On ignore généralement qu’en Finlande, par exemple, le poète national, Mika Waltari a écrit pendant plus de trente ans les légendes en vers de la série de dessins pour enfants Kieku et Kaiky. Et aux États-Unis, John Steinbeck ne craint pas de déclarer que l’auteur de Little Abner, All Cap, est le plus grand satirique qui soit apparu depuis Laurence Sterne.

Les bandes dessinées se prêtent à tous les genres. Elles excellent dans les récits d’aventure et de science-fiction mais elles développent aussi des thèmes réalistes, comiques, historiques, fantastiques, humoristiques, poétiques, politiques, érotiques, que sais-je encore ? Elles prennent place parmi les moyens de communication de masse au même titre que la radio, le cinéma ou la télévision. Et, comme la pierre taillée ou l’os façonné par nos lointains ancêtres qui ont donné naissance aux ébauches de l’art, ces techniques sont devenues instruments de création. Dès maintenant on peut dire que la bande dessinée est un moyen original qui permettrait de créer à l’usage du plus grand nombre, de nouveaux Pantagruel, Gulliver ou Ubu, s’il se trouvait pour l’employer un Rabelais, un Swift ou un Jarry. Et c’est peut-être dans les bandes dessinées qu’on trouve les traces les plus révélatrices des fantasmes et des impulsions secrètes d’une époque.

En effet, on peut découvrir dès maintenant, à travers les caractères et les types qu’elles nous présentent, les goûts et les penchants de leurs lecteurs : entre le vertueux Tarzan, le roi de la jungle et Mandrake, sorte d’Arsène Lupin démoniaque, s’offrent au choix : Astérix le joyeux gaulois ; Tintin le curieux et son chien Milou ; Popeye le marin et sa fiancée Olive ; Barbarella, l’amazone de l’espace ; Flash Gordon et Lucky Luke, les justiciers ; Blondie la provocante ; Fritz le Cat le vicieux, sans oublier les vétérans Zig et Puce, contemporains des Pieds Nickelés et bien d’autres créatures humaines et animales qui figurent dans cette ample comédie aux cent actes divers et dont la scène est le papier imprimé.

La bande dessinée est-elle un phénomène sociologique ? Sans aucun doute, si l’on mesure l’importance de son empire dans le monde contemporain. Destinée d’abord aux enfants, elle a conquis le public adulte. Et un public dont le nombre peut faire rêver les écrivains. Certaines d’entre elles, qui sont diffusées dans les colonnes d’environ 2 000 journaux, touchent quelque 100 millions de lecteurs. En France seule elles occupent des dizaines de revues spécialisées qui totalisent un tirage de 20 millions d’exemplaires. Des expositions, des Sociétés, des cours d’Université et des thèses fort sérieuses leur sont consacrées. Les amateurs recherchent leurs éditions les plus rares et paient un prix élevé pour le précieux numéro qui manque à leur collection. Elles ont leurs fervents et leurs détracteurs également, passionnés. Les uns voient en elles un grand art populaire, un moyen de communication universel et même un instrument de pédagogie. Les autres dénoncent leur infantilisme, leur immoralité ou la vulgarité de leurs thèmes. D’un côté, on les accuse d’être une des causes de la délinquance juvénile ; de l’autre, on vante leur charme dépourvu d’artifices, la richesse de leur invention ou la poésie de leurs climats. Il est même des fanatiques qui prétendent qu’à l’avenir la bande dessinée a quelques chances de supplanter le roman.

Ce Little Abner que Steinbeck prise si fort, a fait naître dans son pays un véritable folklore. Chaque année les étudiants célèbrent le Sadie Hauwkins Day, imitant les habitants imaginaires du village inventé par All Cap et où, une fois par an, les filles poursuivent les garçons qu’elles ont choisis, et contraignent au mariage ceux qu’elles parviennent à attraper. Ce qui n’est pas sans faire une allusion précise à une réalité bien américaine.

Mais les fictions de All Cap ne sont pas les seules qui se soient greffées sur la réalité. Dans Terry et les pirates, série qui connut un grand succès au cours de la dernière guerre, une jeune Orientale prêtait ses charmes au service d’un espionnage fort néfaste aux intérêts des États-Unis. Un jour, l’auteur la mit patriotiquement à mort. Et les journaux qui publiaient Terry reçurent des lettres de protestation par centaines et des dizaines de télégrammes où s’exprimaient regrets et condoléances. On assure même qu’il y eut trois envois de fleurs pour les funérailles de cette charmante figure dessinée.

Qu’on ne nous parle pas à ce propos d’un inquiétant dérèglement de l’esprit. Rien de moins neuf que ces phénomènes. En tous temps et en toutes contrées les hommes ont eu besoin de héros. Ceux de l’Iliade et des chansons de geste sont les ancêtres de Superman ou des aventuriers de la science-fiction et Superman n’est dangereux que s’il est incarné par un être réel dont les portraits gigantesques se dressent au-dessus des foules. Ajoutons, en passant, que prêter des qualités humaines à des créatures formées de quelques traits n’est pas plus déraisonnable qu’attribuer des vertus idéales à un homme politique dont on ne connaît que les photographies.

Les personnages des bandes dessinées jouissent d’un précieux privilège. Ils vivent dans un éternel présent. Pour eux, le temps suspend son vol. On a connu par exemple certaine Juliette de mon cœur qui, pendant des années, traversa d’innombrables aventures sans qu’une ride effleure son visage. Les décennies ont passé sur Tarzan et ses muscles n’ont rien perdu de leur prodigieuse vigueur. Tintin est éternellement jouvenceau, Popeye continue de manger ses épinards avec un infatigable appétit et les déesses de la science-fiction circulent à travers les espaces infinis sans se soucier de l’âge plus que de la pesanteur.

Il n’en est pas de même pour leurs fidèles. À chaque génération appartiennent ses héros, Croquignol, Ribouldingue et Filochard, tout intemporels qu’ils soient, sont attachés à une époque qui n’est pas celle d’Astérix ou Spirou. Et naguère, avant que les bandes dessinées connaissent une diffusion sans limites, chaque pays avait ses figures favorites. C’est ainsi que les jeunes Américains qui avaient lu Outcault, les jeunes Français qui avaient lu Christophe, se sont trouvés côte à côte plus tard pour combattre les Allemands qui avaient lu Busch quand ils étaient petits. Devenus eux-mêmes les tristes héros de la plus incohérente des aventures ils ont pu s’apercevoir alors, s’ils se sont rappelé les lectures de leur enfance, que le sens commun n’est pas toujours du côté que l’on pense et que la folie exerce plus d’empire sur la réalité que sur la fiction.

Dans les trains de banlieue et dans le métro de New York, la plupart des voyageurs ouvrent leur journal à la page des dessins avant de donner le moindre regard aux nouvelles nationales et internationales. Que les uns s’indignent ! Pour d’autres ce spectacle est rassurant et l’on souhaiterait qu’il se présente dans tous les pays du monde. Il est plaisant de penser que des hommes, après les ablutions matinales, tiennent à prendre un bain de Jouvence et, au moment de regagner la place qui leur est assignée dans la termitière moderne, ont hâte de connaître les dernières nouvelles du monde surréel... Quant aux nouvelles de notre monde, celui où nous vivons réellement, ils n’ont qu’à lire les autres pages pour savoir qu’on a toujours le temps d’en prendre connaissance.