Réponse au discours de réception de M. François Weyergans

Le 16 juin 2011

Erik ORSENNA

Réception de M. François Weyergans
 

 

Monsieur,

Vous voici.
Vous voici enfin !
Élu le 26 mars 2009, reçu aujourd’hui, 27 mois plus tard.
Nous avons failli attendre.
Pourtant, la manière dont vous aviez mené campagne, tambour battant, semblait indiquer une vive impatience à nous rejoindre.

Las, les prétextes ont commencé.
C’était le choix du tailleur, qui vous torturait trop.
C’était la période de l’année, redoutable, disiez-vous, pour les allergies. C’était une mauvaise configuration des astres.

C’était surtout la rédaction de votre discours, dont la seule idée vous plongeait dans les affres.

Vous êtes même allé jusqu’à me mettre en cause, moi, celui qui, joyeusement, qui, fébrilement, qui, impatiemment, s’apprêtait à vous recevoir. Rappelez-vous, vous avez osé évoquer l’improbable, la multiplicité supposée de mes voyages. Comme si je ne vous préférais pas, François Weyergans, au Congo et même au Turkestan chinois !

Sur ce dernier point, votre dossier n’est peut-être pas si mauvais. Et je saisis cette occasion, ô combien solennelle, pour faire amende honorable, comprenant enfin la raison pour laquelle madame le secrétaire perpétuel, notre mère supérieure, m’a confié le soin de vous souhaiter la bienvenue au nom de notre compagnie. En une sorte d’exercice spirituel, dont notre époque, hélas, a perdu la pratique, elle voulait me punir de mes absences en m’obligeant à m’occuper d’un retardataire chronique.

Je vous avais lu, monsieur, et vous ai beaucoup relu ces dernières semaines. Entre autres grandes qualités diverses, que je m’en vais célébrer sans tarder, vous avez à l’évidence le génie de l’esquive.

Demandez à vos amis de l’administration fiscale – à ce propos me vient une question : comment avez-vous pu oublier de les inviter en votre jour de gloire, eux qui ont vu comme ils m’ont vu si souvent gêné, j’allais dire, emprunté ? –, demandez à vos autres grands amis éditeurs, les à-valoir octroyés par ceux-ci n’ayant souvent pour seule fonction, nous le savons bien d’expérience, qu’apaiser l’avidité toujours renaissante de ceux-là, demandez-leur : tous sans exception, tous se souvenant de vous sourient aux anges.

Jamais, de leur existence, ils n’ont rencontré une telle inventivité, une telle drôlerie, une telle fausse innocence pour justifier un délai, et appeler à la patience.

À ma connaissance, un seul être humain vous surpasse dans l’excuse. Il s’appelle Jean-Louis Ezine, l’écrivain rare et magnifique, critique et chroniqueur et remarquable cycliste amateur, chaque année dompteur du mont Ventoux (parmi d’autres sommets). Est-ce pour cette raison, le goût des moyens de transport lents, qu’il a toujours grand mal à remettre à temps ses textes ? Un jour, il arrive à son journal tenant penaud entre l’index et le pouce un petit morceau de papier déchiré.

– Qu’est-ce cela ? lui demande son rédacteur en chef, plus éberlué que furieux.
– « Modiano et la géographie », l’article que tu m’avais demandé.
– Pardon ?
– J’arrivais de chez moi, Pontault-Combault. Je me suis arrêté un moment pour faire provision de vision bucolique avant de pénétrer dans la grande ville. Un troupeau paissait dans un champ.
– Et alors ?
– Une des vaches s’est approchée. Je ne me suis pas méfié. Je tenais mon article. Elle me l’a arraché.
Il faut oser.
Vous avez ce genre d’audaces que la langue française appelle bellement culot, ou aplomb ou toupet.
Pour cela, d’abord, je vous salue.
Et puisque tout de même vous avez fini par rejoindre votre fauteuil numéro 32, tout est bien.
Commençons par le début.
Qui êtes-vous, François Weyergans ?
Quelque chose me dit que la réponse, si réponse il peut y avoir, est plus dans vos livres que dans l’état civil.
Donnons juste quelques traits, pour avoir un cadre.
Naissance en 1941, à Bruxelles.
Chers amis, ne croyez surtout pas certaines interviews de notre François où, à la grande surprise de sa mère, il indique toutes sortes d’autres origines, dont Copacabana.
Enfance partagée entre la Belgique et Avignon.
Votre grand-père Weyergans habitait Cologne et, d’abord forgeron, s’orienta vite dans la fabrication de locomotives.
Votre père vous donne tôt le goût des livres et du cinéma. Il était écrivain, libraire, éditeur et critique.
À 18 ans, vous montez à Paris où, solitairement, vous préparez l’Institut des hautes études cinématographiques, le célèbre IDHEC.
Vous y êtes reçu 1er. Neuf mois plus tard, vous en êtes renvoyé, à l’ahurissant motif suivant : réalisation d’un film alors que vous deviez vous consacrer tout entier et uniquement aux études.
Qu’importe ! Ce court métrage sur Béjart reçoit un prix en Italie et Truffaut en dira : « Durant 18 minutes, j’ai compris la danse. » Votre légende commence et votre carrière cinématographique est lancée en même temps que vous entrez comme critique aux Cahiers du cinéma.
Si j’ai bien compté : 15 films, pas moins, auxquels il faut ajouter vos contributions à l’émission mythique Dim Dam Dom, qui nous font regretter, ô combien, certaine télévision d’antan.
Et la jalousie que j’avais de vous, déjà grande, s’est encore accrue lorsque j’ai consulté la liste des actrices à qui vous aviez dit, entre autres mots doux, « moteur ».
Michèle Mercier, Marianne Faithfull, Annie Duperey, Anne Wiazemski, Veruschka et celle que, sachez-le, je ne vous pardonnerai jamais, écoutez bien, Bianca Jagger !
Mais à toutes, oserais-je vous dire que je préfère Delphine Seyrig.

Pauvres familles d’artistes torturées par les lubies, les manies, les cyclothymies et l’égoïsme infini du Créateur !
Pauvres parmi les pauvres, maudites même, les familles qui voient naître en leur sein cette espèce de serpent qu’on appelle un écrivain ! D’après ce que vous m’avez avoué, monsieur, votre père vous a suggéré voire enjoint, peut-être même supplié de vous en tenir au cinéma, lequel impose plus de distance à l’autobiographie.
Connaissant les pratiques cannibales des romanciers, il savait que, si vous choisissiez d’écrire, il deviendrait, de même que sa femme et ses filles, vos sœurs, sujet inépuisable de vos livres.
Il n’avait pas tort.
Oui, souffrante et glorieuse famille Weyergans, explorée, sous toutes les coutures, par l’œil implacable et jamais rassasié de son grand François !
Grâce à vous, monsieur, qui n’avez cessé de l’ausculter, elle est devenue l’une des mieux connues du grand public.
Quelle génitrice ne préférerait fuir à l’autre bout de la Terre quand on lui annonce sans ménagement la parution du prochain ouvrage de son fils sous un titre des plus inquiétants, Trois jours chez ma mère, avant de sombrer, bien sûr larmes aux yeux, dans l’admiration la plus éperdue et la reconnaissance éternelle quand ledit livre et son fils bien-aimé reçoivent le prix Goncourt ?
De quelle pathologie cette inlassable passion pour ses proches est-elle le signe ?
L’heure de la franchise a sonné.

Psy

M’en voudrez-vous, monsieur, si je révèle aux deux ou trois personnes qui, dans cette brillante assemblée, ne vous auraient pas encore lu et par suite n’auraient pas encore pris connaissance de certains dérèglements de votre psychisme, oui, me pardonnerez-vous, monsieur, si par avance je leur révèle ce que cachent aujourd’hui votre air réjoui, votre beau costume et la maîtrise du discours que nous venons d’entendre, au jour et à l’heure prévus en dépit de toutes les paroles ricaneuses qu’on pouvait entendre ici, quai Conti, ces dernières semaines (« Ce discours, l’aura-t-il fini ? Moi, je le connais, je pense qu’il ne l’a même pas commencé »), injustes et méchantes rumeurs que vous venez, magnifiquement, de contredire, bref, monsieur, me tiendrez-vous durable rigueur de constater que vous êtes ce qu’il est convenu d’appeler dans les manuels de médecine, comme dans la vie courante et les films de Woody Allen, un névrosé ?
Vous me direz que cette qualité n’est pas votre monopole, que moi-même, qui vous accueille, je suis à l’évidence atteint du même mal et sous sa forme la pire, la lancinante, et que, considérant de nouveau cette toujours brillante assemblée, on peut voir ici et là quelques exemples de cas dont la gravité vaut bien celle du vôtre. J’ai les noms et les preuves et le montant des dégâts. Ils seront dans mes mémoires.
Mais rougirez-vous, monsieur, de charmante confusion, d’humilité malmenée et de fierté secrète, si je vous dis aussi que de cette névrose vous avez tiré une souveraineté, une sorte de chevalerie ?
Et je connais des gens de parfait équilibre mental qui, vous ayant rencontré, veulent, jaloux, vous ressembler illico. Ils se précipitent chez le psy et lui présentent cette improbable requête : je vais trop bien, docteur, pouvez-vous me faire aller mal, si possible aussi mal que lui ?
La tâche est difficile car, ne nous le cachons pas et notre compagnie vous a élu en connaissance de cause : votre névrose est profonde. Vous voulez un exemple parmi cent ? Écoutez.
Comme je viens de vous l’avouer, j’ai des dons certains pour la maladie mentale. Mais François Weyergans me surpassant de beaucoup dans ce domaine, je préfère, au lieu de paraphraser, lui passer la parole, comme je vais le faire souvent au cours de cet après-midi. Que vaut le commentaire face à l’exemple ? À ce sujet me revient une terrible question de François Truffaut précédemment évoquée : « On n’a jamais vu un enfant rêver de devenir critique de cinéma. »

« L’agoraphobie m’empêchait d’exercer quelques-uns de mes talents : regarder les femmes dans la rue – ma spécialité –, rêver devant toutes sortes de vitrines, me sentir heureux tout simplement parce que je suis en train de marcher. Descendre acheter le journal était devenu un problème. Pour les cigarettes, ça allait, j’achetais plusieurs cartouches à la fois. Traverser le carrefour de l’Odéon devint aussi dangereux que si j’avais été un des premiers soldats obligé de débarquer sur la plage d’Arromanches. Ne parlons pas de la place de la Concorde : autant vouloir traverser le désert de Gobi dans sa longueur (1500 kilomètres). Si je m’éloignais de plus d’une cinquantaine de mètres de la porte d’entrée de notre immeuble, j’étais persuadé que j’allais m’évanouir. J’avais l’impression de manquer d’oxygène, mes muscles respiratoires n’allaient pas tarder à être paralysés. Je m’appuyais aux façades et je progressais centimètre par centimètre, dans un état de tension extrême. Je renonçai vite à ces efforts démesurés – je n’y renonçai même pas, j’en devins incapable et je me vis contrains de me réfugier à la maison.
[…]
J’aimais prendre le métro, mais d’un jour à l’autre mes crises d’angoisse m’en interdirent l’accès. […]
Je dus me placer sous la sauvegarde des chauffeurs de taxi. Les taxis étaient “sécurisants”, pour employer un mot apparu dans le champ psycho-social de cette époque. […]
Quand j’appelais un taxi par téléphone pour qu’il me conduise de la rue de l’Odéon au Trocadéro, il n’y avait aucun problème, mais les taxis refusaient de me prendre quand je leur demandais de me conduire au bout de la rue. J’agitais un billet de banque sous les yeux du chauffeur : “Avancez-moi de deux cents mètres et c’est à vous !” Il se méfiait, fermait les portières de l’intérieur et démarrait en trombe. On me répondit même : “Je vais te conduire chez les fous, si tu insistes.” Le petit trajet est le chemin de croix de l’agoraphobe.

Aussi, quand je voulais aller rue de l’Ancienne-Comédie ou rue de Condé – à trois minutes à pied de chez moi pour quelqu’un de normal, ou pour un agoraphobe guéri, ou pour un agoraphobe tenant un chien en laisse –, je disais au chauffeur de me conduire à l’autre bout de Paris, ou je m’écriais d’un air affairé : “À Orly ! Dépêchons-nous ! Mon avion décolle dans cinquante minutes !” et, dès que la somme inscrite au compteur était suffisamment élevée, je disais : “J’ai oublié mon passeport !” (dans la version du départ pour Orly) ou : “J’ai une course plus urgente à faire, ramenez-moi du côté de l’Odéon”, afin de me faire déposer à deux cents mètres de mon point de départ, là où je souhaitais me rendre depuis le début. Combien de fois Tina ne fut-elle pas obligée de venir me chercher dans des endroits où j’avais réussi à arriver mais d’où je ne pouvais plus repartir, notamment aux heures de pointe, quand je ne trouvais pas de taxis !
Tina fut d’une grande gentillesse avec moi, du moins jusqu’au jour où elle déclara : “Je n’ai jamais été heureuse avec toi !”. »

Quand on est aussi malade, vous tomberez d’accord avec moi qu’il vaut mieux consulter dans l’urgence et si possible le meilleur des praticiens, même s’il n’est pas donné.
De cette obligation naît votre rencontre, quotidienne, parfois même trois fois par jour, près de 3 ans durant, avec Jacques Lacan. Vous en avez tiré un chef-d’œuvre en forme de double portrait, le vôtre et le sien.

« J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas seulement au lit. »

Arrêtons-nous là un instant.
Qui, lisant cette phrase, ne souhaiterait devenir l’ami de l’homme assez téméraire, et assez lucide, pour l’avoir écrite ?
Puisque, décidément, cet après-midi, il s’agit d’amour, me revient en mémoire une page d’Aragon, qui commence son « Carnet de la blanchisseuse », l’un des textes de Théâtre/Roman.

« C’est drôle. Bien des femmes ont été folles de moi. Je n’ai jamais aimé que les autres. Celles qui aiment se laisser aimer. Celles qu’on ne pourra jamais avoir. Celles des bras de qui l’on sort comme d’un rêve, pas si sûr que cela jamais ait pu se produire. Celles d’un regard qui rétablissent la distance infranchissable. Celles dont on n’est jamais certain qu’elles diront quand se revoir ou si elles viendront aux rendez-vous qu’elles donnent. Celles dont on sait toujours qu’elles n’ont que permis, que daigné… que, pourquoi ce jour-là, mon Dieu, pourquoi, supporté ma folie ? Les femmes qu’on n’aurait pas le droit après de reconnaître ou de saluer d’un simple clin d’œil. Qui me donnent le sentiment que tout fut par erreur, ennui, lassitude, inattention peut-être.
Les femmes de l’impossible. »

Pardon pour cette digression. C’est votre faute à vous, monsieur, qui les aimez tant, les femmes et les digressions, jusqu’à, me trompé-je ? parfois les confondre.
Revenons à nos moutons. Je veux parler de Jacques Lacan.

« J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas seulement au lit.
– Et c’est pour ça que vous me tirez du mien ? Avez pas honte de forcer ma porte à pareille heure ? Pouviez pas attendre le rendez-vous de d’main ?
Il bâillait, dissimulait mal son pyjama sous un blazer de flanelle verte : joli accueil, et il n’était pas encore minuit, pourtant ! Il avait beau tempêter, je m’avançais dans son appartement jusqu’au seuil du cabinet où venait comparaître le Tout-Paris des biscornus, et où moi-même j’avais mes habitudes. Mais il ne l’entendait pas de cette oreille, et il entrouvrit une autre porte, nullement capitonnée, celle-là. Il me poussa dans un local sensiblement plus vaste et plus à l’abandon que l’habituel cabinet de travail.

– Je vous reçois, bon, bon, mais allez, en vitesse ! Je suis docteur en médecine, d’accord, mais faut pas pousser…, monologuait le charlatan.
“Charlatan”, le mot est un peu dur pour ce courageux praticien, cet ancien chef de clinique, ce fauteur d’hérésies dans différents congrès européens où il brandissait des phallus en guise de foudre pour s’introniser le Jupiter d’une science sans Minerve jusqu’à lui.

Mais ne soyons pas intarissable sur ce monsieur que je nommerai dorénavant comme je le surnommai du premier coup : le Grand Vizir, à cause d’un personnage de dessin animé qui jouait de vilains tours à un Mister Magoo aussi sympathique et myope que moi.

Le Grand Vizir, donc, referma la porte tout doucement, comme pour éviter de réveiller quelqu’un, alors que chacun le disait célibataire… Nous étions dans une salle à manger désaffectée […].
Un sofa, ex-pensionnaire de la salle des ventes, s’efforçait de rivaliser ici avec le divan de l’autre grotte aux Fées […].
Le Vizir se précipita et glissa sous mes fesses un petit carré d’étoffe blanche qui sert d’habitude aux psychanalystes pour protéger leurs appuis-tête contre la bave de leurs névrosés, genre de sollicitude que l’on rencontre encore dans les hôtels de passe quand la patronne file un essuie-main amidonné à la pute qui vous fait monter. »

Suivent 538 grandes pages de la même eau : drolatiques autant que profondes, impitoyables et tendres, la chronique la plus libre et la plus aiguë qui soit d’un homme engagé dans deux des rares aventures qui changent la vie : une psychanalyse et un grand amour. Pour ceux que les prénoms enchantent, je vous indique que celui de cette passion-là de notre insatiable François est Charlotte, dont il dit, entre autres joliesses : « Nous allions au lit comme on va au cinéma. »

L’un des charmes les plus précieux de votre écriture, monsieur, c’est qu’elle a, mine de rien, chemin faisant, sans jamais s’appesantir, le chic pour nous apprendre des choses, la plupart inutiles, mais qu’importe ?
Vous êtes, monsieur, un maître de la digression, un géant du coq à l’âne, j’irais jusqu’à tenter un péripatéticien véritable, c’est-à-dire quelqu’un qui enseigne en marchant.
Prenons l’exemple de Franz et François.
Tout en vous renseignant sur l’insondable des relations père/fils, vous apprendrez successivement que dans son ouvrage La Musique consolatrice, le trop oublié Georges Duhamel, l’auteur de tant de nos dictées, explique Jean-Sébastien Bach en se référant au boogie-woogie ;
Que le célèbre psychologue suisse Jean Piaget avait commencé à publier dès l’âge de 11 ans et que son premier article concernait une certaine espèce de moineau albinos ;
Que le père Teilhard de Chardin, qui dit un jour la messe en plein milieu du désert de Gobi, passa toute sa vie, si on résume, à chercher les empreintes digitales de Dieu sur les squelettes d’australopithèques ;
Que le vrai connaisseur de whisky saura, dès la première lampée, reconnaître la différence entre l’eau de source des Highlands du Nord et celle des Orcades ;
Que le cabinet Godillon frères s’occupe, à la satisfaction générale, de « recouvrements judiciaires » ;
Que le prix Femina 1938 fut attribué à Félix de Chazournes pour son troublant roman Caroline ou le départ pour les îles ;
Que dans la plaquette Lettera Amorosa, signée René Char, trois mots, soudain, au beau milieu d’une page, ragaillardissent une journée partie pour être morne : « ta fascinante lingerie » ;
Que dans le film américain Le Chant de Bernadette le rôle de la sainte Soubirous est tenu par la très sexy Jennifer Jones ;
Qu’un certain jour de septembre 1973, un mélange de tristesse et d’étonnement passa dans le regard de Pierre Mendès France. Chez Gallimard, vous signez côte à côte votre service de presse, lui Science économique et lucidité politique et vous votre Pitre. Et le directeur commercial de la maison venait d’annoncer à celui que tout le monde appelait président alors qu’il avait gouverné seulement 7 mois qu’aucune campagne de publicité n’était prévue. D’où l’étonnement et la tristesse du président.

Et si vous voulez tout savoir des serpents les plus dangereux, lisez les pages 86 et 87 de Trois jours chez ma mère. Je cite.

« J’allais voir ce qu’on disait du boa dans le Larousse familial […]. Je lus qu’un boa n’est dangereux que par sa grande taille et sa force. « Que par » ! Comme si la force et la taille n’étaient rien ! À la suite de quel rêve ou de quelles rêveries en suis-je venu à penser que ma mère était un boa constrictor que je me sentais capable d’apprivoiser si les choses tournaient mal, un boa qui ne s’attaquerait pas à moi, un boa angélique, en quelque sorte. Mais les boas peuvent avoir envie de vous serrer très fort par pure et simple gentillesse, comme font la plupart des mères, et bien entendu la mienne, et on meurt étouffé. Malgré la peur je n’étais pas mécontent d’avoir une mère qui était un boa constrictor. Les mères de mes amis faisaient semblant d’être infirmières ou secrétaires. Celui-là ne savait pas qu’en rentrant de l’école il se jetait dans les bras d’un crotale atroce, crotalus atrox, ni celui-ci qu’il demandait à un serpent à lunettes de l’aider à faire ses devoirs. Je pris soin de ne manifester aucune méfiance apparente à l’égard de ma mère. Je me montrai plus gentil qu’avant. S’est-elle rendu compte que je redoublai d’affection pour elle dans les mois qui suivirent ma découverte ? Mais je ne comptais pas me laisser dévorer si facilement. Il allait falloir, pour tenir tête à ma mère, que je devienne un serpent à mon tour… […] Je fis une liste de serpents intéressants : le serpent tigre (très irascible), le mamba noir (agile, très dangereux), le mocassin d’eau (excellent nageur, très redouté, n’hésite jamais à attaquer, morsure presque toujours mortelle), le bitis gabonica (un des serpents les plus redoutables du monde). »

Vous apprendrez aussi comment, chez François Weyergans, « réduire une tête humaine, [c’]est moins difficile qu’on ne croit. Il faut casser les os du crâne en prenant garde de protéger la peau du visage avec des feuilles de palmier. On fait sortir les os et la cervelle par l’orifice du cou, et puis on gratte bien l’intérieur. Remplie de sable et de cendre, la tête rapetisse en quelques heures. Voilà ce qui passionnait un petit garçon qui cachait bien son jeu. Je n’allais même pas lire Le Petit Prince de toute ma vie ».

Et vous, mesdames et messieurs, je ne sais pas mais moi j’ignorais, avant de vous avoir lu, monsieur, que « bisbille » vient de l’italien bisbiglio, qui veut dire « murmure ». Vous avez compris que je pourrais continuer des heures et qu’une promenade avec François Weyergans ne s’achève jamais.
Vous objecterez qu’aucune de ces informations ne changera votre destin, sauf peut-être l’origine de « bisbille ». Mais toutes réunies, je veux dire saupoudrées au fil des pages, elles donnent à la lecture tout à la fois de la profondeur et de la liberté. Et immanquablement le souvenir vous revient de ces heures de l’enfance passées à feuilleter le catalogue des armes et cycles de la manufacture de Saint-Étienne, la preuve que tous les voyages étaient possibles à condition de bien s’équiper pour ne manquer de rien une fois dans la jungle.

Sexe

Monsieur. Puisqu’à ma connaissance aucun enfant n’est présent, puisqu’en conséquence nous sommes réunis entre adultes dont je veux croire qu’ils sont tous avertis, je peux maintenant aborder LA question grave et gênante. Ma pudeur ou mon hypocrisie m’empêchant de prendre seul cette responsabilité, je me cacherai derrière la silhouette massive et le sourire malicieux de Raymond Queneau.
Il paraît que l’encyclopédiste et père de Zazie vous aurait un jour demandé : « Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas un peu trop de sexe dans votre livre ? »
On est pudibond, quai Conti. Et l’époque ne prête pas à la gaudriole. D’autant que notre mère supérieure veille. À mon grand regret, je ne vais donc pas vous conter toutes les pratiques humaines, trop humaines relatées par François Weyergans tout au long de son œuvre, à toute heure du jour et de la nuit et dans tous les lieux possibles.
J’ai seulement dressé, comme des serpents, la liste des prénoms Katlÿne, Marie-Pierre, Dolorès, Melissa, Mlle Moonen, Louise, Juliette Chavoz, Kim (violoncelliste australienne), Lisa Peltomoa (actrice finlandaise), Togawa Kimiko (vendeuse dans une papeterie de Tokyo : « Je te jure si tu couches avec une autre Japonaise »), Maude (sœur d’un libraire d’Ottawa), Kate Streeter (pianiste anglaise). Et je laisse à votre imagination le soin d’imaginer ce qu’on peut faire avec une papetière nipponne ou une violoncelliste australienne pourvu, bien sûr, qu’elle soit consentante, voire même demandeuse.
Sachez seulement et j’espère que cette devinette vous incitera à lire et relire notre nouveau confrère, sachez qu’il répond à l’une des questions qui me taraudent depuis des années : y a-t-il un érotisme belge ?
Et apprenez que, bien cachée dans l’un des centres des impôts de notre capitale, à vous de découvrir lequel, vous attend une créature de rêve.

« “Une jeune femme qui portait une minirobe moulante, zippée dans le dos, et qu’il avait d’abord prise pour une contribuable aux abois comme lui, lui avait demandé de la suivre dans un bureau surchauffé et aussi nu qu’un parloir de prison. Elle avait ouvert le dossier qu’elle tenait à la main et il avait reconnu sa dernière lettre : il l’aurait soignée davantage s’il avait su qu’elle tomberait sous les yeux d’une lectrice aussi ravissante. La jeune employée du ministère de l’Économie lui annonça qu’ils allaient remplir ensemble le formulaire ‘Octroi de délai de paiement’. Elle lui demanda de faire tout de suite un chèque : ‘Au moins mille cinq cents euros.’ Dix mille francs ! Quand elle se pencha vers lui : ‘Vous avez apporté votre chéquier, je suppose ?’, il s’aperçut qu’elle ne portait pas de soutien-gorge sous le décolleté pigeonnant d’une robe qui ressemblait plutôt à un maillot de bain. Il rata un premier chèque qu’il déchira aussitôt et qu’il fit disparaître dans la poche droite d’un superbe pantalon de velours acheté quelques jours plus tôt. Il était si troublé qu’au moment de remplir l’ordre, au lieu d’écrire ‘Trésor public’, il avait commencé d’écrire ‘seins triomphants’. Il était temps qu’il se reprenne. […] Il appela à la rescousse l’imperturbable Kant dont il avait récemment relu quelques pages pour les besoins du roman qu’il écrivait. Kant n’était pas homme à se laisser impressionner par une absence de soutien-gorge et, dans sa Critique de la faculté de juger, il s’interroge sur les mécanismes mentaux qui font dire : ‘Voici une belle femme.’ Eh bien, d’après lui, il n’y a rien d’autre à penser que ceci : Dans la forme féminine – ce n’est jamais Kant qui vous parlera de formes généreuses ou voluptueuses –, la nature représente de belle manière les fins de la constitution féminine. Il conseille de s’appuyer sur un concept, afin que l’objet soit pensé par un jugement esthétique logiquement conditionné. Comment adopter un point de vue logiquement conditionné quand on rate un chèque parce qu’on regarde des seins, professeur Kant ? […] Elle avait de jolis yeux, une jolie voix, un joli rouge à lèvres, une jolie robe, une jolie poitrine, une jolie écriture et – il venait de la faire rire – un joli rire. Peut-être aussi un joli mari et deux jolis enfants, une jolie petite fille et un joli petit garçon.”
J’ai signé l’échéancier en sachant bien que, dès le mois prochain, je ne pourrai pas le respecter. Elle s’en doutait puisqu’elle m’a dit : “Si vous avez un problème, appelez-moi.” Dans la rue, je me suis répété son prénom. Elle s’appelle Claire-Marie. »

Cher François Weyergans.
Longtemps on a préféré vous croire. Ça nous était plus facile.
Le personnage que vous nous présentiez, la fable du paresseux maladif, nous rassurait. Chacun sait que ricaner permet de ne pas s’interroger sur soi-même. Mais bas les masques, monsieur.
J’ai compté.
Vous avez réussi à achever une trentaine d’œuvres, quinze films, qui tous ont surpris par leur nouveauté du regard et leur liberté, leur ton. Et douze livres qui chacun, hélas je ne peux rendre compte de tous, nous a transportés dans un univers à nul autre pareil, qui tient à la fois de Lewis Carroll, de Kafka, de Sacha Guitry et de La Rochefoucauld.
Chacun de ces opus a marqué les esprits.
Alors désolé pour vous, je dois à la vérité de révéler à cette assistance et au-delà, urbi et orbi, votre nature véritable.
Vous êtes un faux flâneur, François Weyergans, en fait un travailleur compulsif, tendance stakhanoviste.
Vive la névrose !
Qu’est-ce qu’une psychanalyse réussie ? Celle qui libère, en soi, l’écriture.


 

Macaire

J’ai gardé pour la fin l’un de mes livres préférés, qui ne ressemble à aucun des autres, un livre où on ne rit pas, on ne couche pas, on ne vit pas dans des capitales européennes, on ne paie pas un Grand Vizir pour explorer les mystères de l’âme. Le livre dont je parle, cet incongru dans l’œuvre ou peut-être son secret, fédérateur, caché de l’ensemble, est un livre de ferveur. C’est le portrait d’un homme à la recherche de la sainteté. Rien moins.
Vous m’avez dit de ce livre : c’est peut-être mon dernier, alors que dans votre bibliographie, il est le quatrième.
Et si le livre était pour vous, avant l’heure, votre Vie de Rancé, l’aboutissement, le détachement ?
Nous sommes en Égypte au IVe siècle ap. J.-C. Naissance de Macaire, pauvre parmi les pauvres et fils, petit-fils de pauvres.
Macaire est vendu comme esclave. Il travaille sur un chantier où l’on fabrique des bateaux plats qui vont sur le Nil. Il s’enfuit. Il sert d’assistant à un magicien terrifiant. En échange d’or extorqué aux parents d’enfants défunts, il fait mine d’entrer en communication avec ces petits morts. De nouveau Macaire s’enfuit. Il s’associe à une troupe de pilleurs de tombes. Encore il doit fuir. Un prêtre l’accueille et lui raconte l’histoire de Jésus, qui le frappe d’étonnement. Macaire décide de gagner le désert et de s’y faire moine.
Cinquante ans plus tôt, 270, saint Antoine avait inauguré cette ascèse de tout abandonner pour aller prier au milieu des sables.
Çà et là, pourvu que le lieu soit isolé et si possible montagneux, se créent des monastères. Certains compteront plus de 600 moines.

« Enfin il aperçut le désert et se sentit heureux. IL se laissa aveugler par la lumière. Devant lui s’étendait une plaine caillouteuse qui l’enthousiasma. À l’horizon, des montagnes couvertes de roches détritiques lui rappelèrent celles où il s’était aventuré autrefois, lorsqu’il violait des sépultures. Il n’y avait plus un seul arbre. Il se souvint que quand on revient du désert et qu’on voit de nouveau des arbres, on est frappé par leur vulgarité. Ces excroissances végétales gênent ceux qui se sont mesurés à un infini de pierre et de sable. Il s’avança allègrement. Il se demanda s’il aurait rejoint le soir même les premiers rochers érodés qu’il distinguait en lissant les yeux, et s’il trouverait un hypogée où s’abriter. »

Ce livre, Macaire le Copte, est le récit de cette vie au désert.

« Vers la fin, il laissa un lézard creuser un trou dans le sable, tout près de lui. […] L’homme et l’animal passèrent souvent des journées côte à côte. Un matin, Macaire tira le lézard hors de son trou : il était mort, la tête violacée.
Quand vint l’hiver, Macaire s’étendit sur le dos et regarda le ciel, qui était blanc. Il lui sembla que ses yeux devenaient le ciel. Il avait des yeux immenses et vides. Il n’avait plus de regard, il n’exerçait plus sa mémoire visuelle.
Il lui arrivait de pleurer. C’était une nécessité pour ses yeux.
[…]
Chaque jour, il se souvenait de quelque chose de moins.
[…]
Il ignorait que des personnes instruites, venues d’Italie, de Palestine ou de Cappadoce avec leurs écritoires et leurs calames, recueillaient en Basse-Égypte les paroles mémorables des Pères du désert, et les inscrivaient sur des parchemins. Il ne savait pas qu’on se souvenait de lui et qu’on évoquait son nom avec révérence à Antioche et à Éphèse. Il ne savait pas que les récits de sa vie, excessifs et exagérés, se répandaient partout, et qu’on lui prêtait des miracles qu’il n’avait jamais faits, des tentations qu’il n’avait jamais eues. Il ne savait pas non plus qu’on le croyait mort.
Si on lui avait demandé : “Le Fils est-il égal au Père ?”, il aurait répondu : “Le Fils et le Père sont les deux yeux du même visage.” […]
Il ignorait que l’évêque d’Antioche avait payé une fille publique pour qu’elle débauche, pendant le concile, l’évêque de Cologne. […]
Il ignorait aussi qu’il était le contemporain d’Ephrem le Syriaque, un ermite qui avait écrit trois millions de vers en l’honneur de la Vierge Marie pendant que lui, Macaire, peinait pour transporter des pierres.
Il ne savait plus sous le règne de quel empereur il vivait. Il ne pensait jamais au Christ mort et ressuscité. Il ne faisait plus de différence entre la mort et la résurrection. Il avait oublié la mort comme il était en train d’oublier Dieu.
Il priait toujours, assis ou accroupi, accomplissant les gestes que son corps réclamait, des gestes automatiques qui le maintenaient en vie.
Il n’aimait plus rien. Il ne s’ennuyait jamais. »

Comment, au souvenir de Macaire, ne pas penser à ces chrétiens d’Orient que, l’un après l’autre, on assassine ou chasse ?
Se pourrait-il que le si beau printemps des peuples arabes réinvente avec la liberté la tolérance ?

Monsieur, ouvrier docile de notre mère supérieure, je m’apprêtais à l’accueil d’un confrère et peu à peu, au fil de vos pages lues et relues, je me suis aperçu que c’était un frère qui m’était donné.
Monsieur, pour cette forme de franchise qu’on appelle le courage, pour vos explorations de nos parts d’ombre, pour votre manière inimitable d’écrire comme on se promène et qui ressemble à la danse, pour votre insatiable gourmandise des femmes et de l’entièreté de la vie, pour la vaillance de vos fausses paresses, pour la vraie chevalerie qu’est votre gaieté, pour la bienveillance de vos sourires, pour votre audace de tout dire, pour les surprises et les cadeaux de votre inépuisable érudition, pour l’émotion qui sourd de chaque phrase, pour les si bouleversants portraits d’un père et d’une mère, si présente, si précieuse, pour ce petit peuple qui, fidèlement vous entoure et vous protège, notamment de vous-même, ces quatre sœurs (pas moins !), vos deux filles aux prénoms tellement évocateurs, Métilde, Camille, et vos deux dernières merveilles, Basile et Zoé, pour Danielle, pour votre hommage à ce qui nous est sans doute inatteignable à nous, les écrivains, ces insupportables adolescents, enfants gâtés, éternels insatisfaits, oui, peut-être d’abord pour cela, votre hommage à la constance, la générosité envers et contre tout d’une compagne, bref, pour la proximité, pour l’humanité qu’on ressent à vous lire, les larmes aux yeux et le rire au cœur, soyez remercié, François Weyergans et bienvenue !