L’éloge de l’ombre

Le 27 octobre 2009

Erik ORSENNA

L’éloge de l’ombre

 Séance publique annuelle des cinq Académies

le 27 octobre 2009

 

       Il était une fois, vers 230 avant Jésus-Christ, un directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie. Il avait pour nom Ératosthène. On lui avait rapporté qu’à Syène, aujourd’hui Assouan, dans le sud de ce pays d’Égypte, le soleil, certain jour de juin, tombait droit dans les puits, accompagné d’aucune ombre.

Or chez lui, bien plus au nord, à cette même date du solstice d’été, l’ombre demeurait.

Depuis des siècles, les meilleurs esprits de ce pourtour méditerranéen avaient compris que la Terre ne pouvait être que ronde. Mais comment mesurer sa circonférence ?

Ératosthène réfléchit. Et si la réponse à la question que tout le monde se posait se trouvait dans l’ombre ?

Sur une place de sa bonne ville d’Alexandrie, il se mit à mesurer l’angle que faisait cette ombre, le 21 juin, avec la verticale. On le crut devenu fou. Mais il avait son idée. Il demanda aux chameliers combien de temps leur prenait pour venir de Syène et quelle distance parcouraient chaque jour leurs bêtes.

Il divisa, il multiplia, il trouva un chiffre.

Et c’est ainsi, grâce à l’ombre, que fut pour la première fois évaluée la taille de notre planète. Avec une erreur inférieure à 10 %. La faute non pas à ses calculs mais aux chameaux. Vous l’avez peut-être remarqué si vous avez emprunté pour venir jusqu’ici ce moyen de transport, le pas de ces animaux manque de régularité.

L’intelligence de cette expérience ne laisse de fasciner. Quel plus bel exemple du pouvoir de la simple intelligence humaine ? Et quelle meilleure preuve de la fécondité de l’ombre ? Quelle reconnaissance plus certaine de la généalogie du savoir : l’alliance indéfectible entre la lumière et son revers, l’ombre ?

Quatorze siècles suivirent d’obscurantisme. Lequel n’est pas l’ombre mais son contraire : le refus de la vérité.
Quatorze siècles durant, écrasé par le diktat de la religion, on s’obstina à tenir pour plate notre Terre.

Ainsi les hommes portent en eux cette double énergie qui les fait en même temps chercher la connaissance et s’acharner à ne pas savoir. Et, quand ils finissent par apprendre, ils s’arrangent pour s’aveugler et ne tirer ainsi aucune conséquence de ce qu’ils viennent de découvrir.

L’obscurantisme n’est pas mort. On dirait même qu’il renaît. Dans des régions croissantes du monde, on se bat pour revenir au Moyen-âge qui serait le lieu des seules vraies valeurs authentiques.

Chez nous, une autre logique se fait jour. Elle suit une ligne absolument inverse puisque appuyée sur la démocratie la plus sourcilleuse, le respect scrupuleux de l’opinion de chacun. Et pourtant, voici qu’elle aboutit à des résultats presque aussi pernicieux : c’est le fait de considérer toute connaissance comme suspecte. Michel Serres le dit bien : la charge de la preuve s’est inversée. Autrefois, le savant, le sachant, c’est-à-dire celui qui avait passé sa vie à travailler sur des hypothèses et à les vérifier avec patience et honnêteté imposait naturellement son autorité. On s’inclinait devant sa science qu’on constatait supérieure à la sienne. Aujourd’hui tout savant, tout sachant doit passer devant une sorte de tribunal où il doit présenter ses excuses de tant savoir. On le conteste, on le discute. Pourquoi pas ? Mais souvent on le soupçonne, on l’imagine impliqué dans d’inavouables complots. Vous imaginez bien qu’en tant que romancier je n’ai rien contre la magie de la fiction et son pouvoir irremplaçable pour expliquer le monde. Mais avouons que je m’inquiète quand je vois tant de gens tenir pour vrai le Da Vinci code. Plus besoin de compétence, ni d’expérience, ni d’aucune preuve à ce qu’on avance : on a tous droit égal et voix légitime au chapitre. La toile, alias le net vous ouvre grand ses bras. Vous pensez que les attentats du onze septembre n’ont jamais eu lieu ? Bienvenue dans mon émission, développez votre point de vue devant des millions de téléspectateurs. Vous avez la certitude qu’aucun homme n’a jamais marché sur la lune mais que la scène a été reconstituée par la Nasa dans un désert du Nouveau Mexique ? Quelle stimulante idée ! Venez donc nous en parler.

Ce mépris tranquille du Réel, cet oubli des sanctions ne vous rappellent-ils pas un autre univers de notre modernité, celui des dérives de la Finance ? Quand on peut faire n’importe quoi et, sans aucun risque, en tirer de gros profits pourquoi ne pas dire n’importe quoi et y gagner cette autre monnaie de notre temps, la célébrité ?

Bref, les Lumières sont malades.

J’aimerais vous dire, pour ne pas trop vous gâter ce mardi après midi, que les dernières nouvelles de l’ombre sont meilleures. Hélas !

« J’aime, dit Stendhal, j’aime les pays où l’on a besoin d’ombre ».

J’entends déjà exulter les passionnés du bronzage. Oui, vive Stendhal ! Et vive le soleil ! Embarquons-nous au plus vite vers le Sud : les seules destinations qui vaillent sont celles d’où l’on revient brûlés.

Il me semble bien que ces jolis cœurs n’ont rien compris. Stendhal veut dire que l’ombre est un pays en lui-même, l’unique vraie patrie des timides, le milieu le plus propice aux amours et aussi aux mauvaises actions.
Or le taux d’ombre décline.

Qu’on jette un peu de jour enfin sur les pratiques des paradis fiscaux, à la bonne heure ! Si la nouvelle est vraie, qui ne s’en réjouirait ?

Mais quelque chose me dit que ce louable objectif ne sera pas encore atteint, et loin de là, que nous serons déjà sous entière surveillance. Relisez Orwell. Nous avançons à grands pas vers l’avenir qu’il a décrit.

Un président que j’ai servi aimait écouter aux portes, je veux dire aux téléphones. J’avoue bien volontiers que cette pratique n’est pas défendable mais je remarque dans le même temps qu’elle s’est beaucoup raffinée.

Qui peut aujourd’hui demeurer encore assez naïf pour croire de bonne foi posséder une vie privée ?

Je me souviens d’une de nos séances du dictionnaire. Nous examinions la longue liste des exemples accompagnant le mot « renard ». On sait que cet animal est, depuis le fond des âges, considéré comme pourvu de la plus vive intelligence et donc capable des plus surprenantes fourberies. D’ou cette expression qui fit nos délices : « se confesser au renard ». Celui qui se confesse au renard confie un secret à une personne qui, contrairement à sa promesse de confidentialité, va s’empresser d’aller le colporter par la Cour et la Ville.

Et si nous étions cernés de renards ?

Et si nos chers ordinateurs étaient autant de renards qui n’avaient rien de plus urgent qu’aller révéler nos données personnelles, nos choix de consommateurs, nos préférences sexuelles aux instances publiques ou aux sociétés privées qui savent quel usage en faire ?

À chaque « clic » se précise votre profil. On sait tout de vous, on connaît vos choix, avant même que vous les ayez exprimés. Vous luttez contre un fichier d’informations, vous vous débarrassez de celui qui portait le doux nom d’Hedwige. Voici que, chassé par la porte, il revient par les fenêtres. Après s’être dédoublé : maintenant, ils sont deux. Vous écoutez la justification du ministre : votre sécurité est à ce prix. Vous hochez la tête. Mais une part de vous frissonne.

Bon, vous dites-vous, faisons la part du feu. Il me reste au moins mon sanctuaire, le plus intime de mon intimité : mon dossier médical. Je réfrène mon rire, pour que vous n’en soyez pas blessé. Comment, à votre âge et donc conscient des choses, pouvez-vous encore imaginer que vous êtes le seul avec votre médecin à connaître le secret de vos artères, les derniers chiffres de vos constantes biologiques, la beauté de vos perspectives pulmonaires fraîchement sorties du scanner ? Ah les coffres forts ne sont plus ce qu’ils étaient ! Les monte-en-l’air sont tous des ingénieurs. Une fois numérisée, aucune information n’est plus protégée. Votre seule chance, c’est que personne ne s’intéresse à vous. Maigre consolation.

Étrange paradoxe de notre époque hantée par la consommation : la double nécessité du profit et de la protection conduit à envahir ce qui pouvait paraître comme l’ultime refuge de la propriété : le sanctuaire de la personne.

La distinction n’est plus entre vie privée et vie publique mais entre vous et moi, les gens normaux et tous ceux qui, d’ores et déjà, ont presque tous les moyens pour tout connaître de nous.

Mille exemples récents me reviennent en mémoire qui montrent à quel point nous n’avons pas pris la mesure des bouleversements en cours. Vous achetez des livres numérisés. À tout moment votre vendeur, Google pour ne pas le citer, peut détruire quand il le souhaite tel ou tel livre de votre bibliothèque qui ne serait plus de son goût ou de celui des autorités. La technique de l’autodafé aussi a progressé. Quant à la télé réalité, elle vient de franchir en Angleterre une nouvelle étape en organisant la délation générale.

Qui peut supporter cette sorte de folle transparence ?

Quelle est la part d’ombre minimum en dessous de laquelle un être humain ne peut survivre ?

L’un des privilèges d’occuper, un temps, les palais de la République, c’est de pouvoir choisir un ou deux tableaux dans les collections nationales. Ils agrémenteront votre bureau et convaincront vos visiteurs de l’étendue de votre culture. C’est ainsi que, trois ans durant, j’ai vécu sous le regard bienveillant, mais ô combien exigeant de Pierre Soulages.

Quand le rayonnement devenait trop vif de celui qu’on appelait « Dieu », quand le vertige du pouvoir me faisait perdre pied, j’allais me planter devant l’œuvre. Sa sévérité, ses vibrations lentes me guérissaient de toutes les agitations mauvaises et remettaient vite les urgences à leur place, subalterne.

Il me semble que ce tableau m’a ouvert l’une des portes du Japon.

Junichiro Tanizaki est né en 1886. À vingt quatre ans, il publie une nouvelle qui fait grand bruit. Elle s’appelle tatouage. Suivront de nombreux romans où Tanizaki explore certaines régions secrètes de l’amour, dont Le goût des orties et ce chef-d’œuvre Neige légère.

Agacé fortement par la passion occidentale pour le clinquant, lequel est sans doute la véritable origine étymologique du mot bling-bling, il écrit en 1933 L’éloge de l’ombre.

Je m’y réfugie chaque fois que je sens me surveiller un œil nouveau.

Je vous ai trop inquiétés, cet après midi. Acceptez, pour vous aider à retrouver vos esprits, que je vous entraîne dans la maison de plaisir Sumiya de Shimabara. Écoutons notre guide. Ne craignez rien, les enfants mêmes peuvent entendre ce qui va suivre :
« Il régnait dans cet établissement une certaine obscurité dont je ne puis oublier la qualité ; c’était dans une vaste salle qu’on appelait, je crois, la « salle des pins ». Les ténèbres dans cette pièce immense, à peine éclairée par la flamme d’une unique chandelle, avaient une densité d’une toute autre nature que celle qui peuvent régner dans un petit salon. À l’instant où le pénétrai dans cette salle, une servante d’âge mûr, aux sourcils rasés, aux dents noircies, s’y trouvait agenouillée en train de disposer le chandelier devant le grand écran. Derrière cet écran qui délimitait un espace lumineux de deux nattes environ, retombait, comme suspendue au plafond, une obscurité haute, dense et de couleur uniforme, sur laquelle la lueur indécise de la chandelle, incapable d’en entamer l’épaisseur, rebondissait comme sur un mur noir. Avez vous jamais, vous qui me lisez, vu la couleur des ténèbres à la lueur d’une flamme ?... Elles paraissent faites de corpuscules comme d’une cendre ténue, dont chaque parcelle resplendirait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il me sembla qu’elles allaient s’introduire dans mes yeux et, malgré moi, je battis des paupières. »

« J’aimerais, dit Tanizaki, j’aimerais tenter de faire revivre cet univers d’ombre que nous sommes en train de perdre. J’aimerais allonger l’auvent de cet édifice qui a nom « littérature », j’aimerais en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible… Je ne prétends pas qu’il faille en faire autant pour toutes les maisons. Mais je crois qu’il serait bon qu’il en reste, ne fût-ce qu’une seule, de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, eh bien, je m’en vais éteindre la lumière. »

Et moi, ce mardi, je voulais vous faire ce cadeau d’ombre.