L’honneur n’est pas seulement le mérite

Le 22 octobre 2002

Erik ORSENNA

L’honneur n’est pas seulement le mérite

 Séance publique annuelle des cinq Académies

le 22 octobre 2002

 

       Moins de deux ans après vous avoir entretenus de la vertu, me voici contraint de discourir de l’honneur devant vous. Comme si notre Mère supérieure Hélène, décelant quelques manques majeurs dans mon vieux caractère, avait décidé, par ces exercices répétés, lexicaux et spirituels, de tenter une ultime offensive rédemptrice. Qu’elle soit remerciée pour ce nouvel exemple de son inépuisable sollicitude.

     Hélas.

     La tâche est plus rude encore qu’elle ne croyait.

     Car la fréquentation des palais, qui fut mon occupation favorite tout au long des années quatre-vingts, ne peut que gâter le jugement. Comment, face au spectacle quotidien de la chasse aux honneurs, garder du respect pour l’honneur ? Comment dans le même mot, séparer le bon grain du singulier de l’ivraie du pluriel ?

     Mille anecdotes me reviennent en mémoire.

     Dont cette célébration du centième anniversaire de l’Alliance française. Avec les services du protocole, nous préparions la cérémonie, sur la scène de Richelieu. Un fauteuil trônait au beau milieu, celui du président. Cinq autres, plus modestes, réservés aux ministres, s’alignaient sagement en retrait. Soudain, un secrétaire d’État s’avance : l’Alliance française fait-elle bien partie de mon domaine d’action ? Sans aucun doute. Alors pour l’honneur de mon département, tu ne pourrais pas faire avancer mon siège de quelques centimètres devant celui de mes collègues ?

     Le malheureux n’avait rien inventé. Sitôt qu’un être s’approche du pouvoir, il ne peut que rejouer l’une ou l’autre des mille saynètes déjà écrites par Saint-Simon. Mais sous Louis XIV, la France n’avait pas encore succombé à la passion des médailles. Notre génial mémorialiste n’a donc pas pu décrire le grand jeu de l’oie des récompenses nationales, cette progression pleine de règles et plus encore d’exceptions, de promotions soudaines et de stagnations cruelles.

     Ainsi, chaque conseiller de ma sorte recevait toutes catégories de personnages, dont quelques-uns illustres, hantés tous par le même pressant souci de leur boutonnière et la même interrogation torturante : pourquoi la République m’a-t-elle oublié ? S’ensuivaient des phrases de florilège. Comme cette entrée en matière, supposée engendrer mon dévouement à la cause : « Étant donné votre pseudonyme, je ne savais pas que le haut fonctionnaire dont j’admire l’action était aussi l’écrivain dont ma femme aime tant les romans d’amour. » Ou cette déclaration larmoyante : « De plus en plus, je sens le regard de ma vieille mère se poser sur le revers de mon veston. Je la vois bien compter sur ses doigts. Je connais ses pensées, je sais qu’elle s’inquiète. Mon fils est chevalier depuis déjà neuf ans. Si la rosette tarde, c’est qu’il a commis quelque chose de mal »

     Chers frères humains, qui oserait vous jeter la pierre pour ces gentilles faiblesses, ce touchant besoin d’être un jour distingué ? En tout cas pas moi, du haut de cet immodeste perchoir, brodé et chamarré comme je le suis, l’incarnation même du gourmand de reconnaissance.

     C’était, généralement, le mardi, vers la fin de l’après-midi. Bien endimanchés, et tout à fait intimidés, une dizaine de récipiendaires attendaient dans la salle des fêtes. Un très subtil cocktail mêlant célébrités et inconnus, un artiste légendaire de music-hall et un trésorier payeur général, un professeur au Collège de France jouxtant un coureur automobile, un médecin tiers-mondiste, le père de Jane Birkin, présent non pour sa paternité glorieuse mais pour sa belle guerre en Manche, une assistante sociale retraitée, sans oublier le quota obligé d’élus honoraires, d’enseignants rougissant et d’actrices totémiques, un soir Jeanne Moreau, la fois d’après Claudia Cardinale ou Anouk Aimée. Les familles des héros papotaient et lorgnaient vers le plantureux buffet dressé dans le jardin d’hiver attenant. Soudain, après parfois de longs quarts d’heure d’attente, l’annonce de l’huissier, « Monsieur le Président de la République », figeait l’assistance. On n’entendait plus que les très légers crissements des chaussures augustes s’approchant de la barre métallique du micro.

     Alors s’élevaient, dans le silence rouge et or de l’Élysée, ces longues phrases sinueuses de vieil enfant de la Charente, ces douceurs endormantes brusquement réveillées par un coup de patte imprévu, tout à fait dans la manière de Jarnac, ces cadences coquettement provinciales empruntées à Chardonne pour compter des ascensions balzaciennes, ces patelines intonations d’évêque pour prêcher non le carême ou la vie éternelle mais la Laïque ou la Sociale et les jouissances d’ici-bas.

     Ces mardis-là, une triple promenade nous était offerte. Promenade dans la langue française : ô ces dentales détachées comme des sculptures, ô ces fins de phrases indéfiniment chuintées ! Promenade dans l’histoire et la géographie de notre pays : ô, pour célébrer quelque grisâtre édile radical, ces grandioses évocations de Bibracte, capitale des Éduens, haut lieu de rassemblement de la Gaule combattante. Promenade enfin dans la biographie de chacune et chacun des impétrants : ô les parallèles imprévus entre un capitaine des pompiers et une harpiste de renom, ô les belles leçons de construction romanesque pour un petit conseiller culturel ébaubi.

     Et jamais une erreur, jamais le moindre oubli. Je puis en témoigner. J’étais l’un de ceux qui préparaient les fiches. Il n’avait jeté à chacune qu’un bref coup d’œil agacé : « Parce que vous croyez que j’ai besoin d’un pense-bête ? ». J’imagine que la nuit venue, les éléphants de Vincennes et d’ailleurs s’introduisaient subrepticement dans le parc et venaient demander à François Mitterrand les secrets de son implacable mémoire. À ma connaissance, on ne compte pas d’ancien ministre de l’Intérieur parmi les pachydermes.

     Sans doute, dans cette population fêtée, le taux de natifs de la Nièvre était-il plus élevé que la moyenne nationale. Quelle importance ? Un président n’a-t-il pas le droit d’exprimer sa gratitude à sa circonscription, à toutes celles et ceux qui lui ont année après année et contre vents et marées construit son marchepied électoral ? On m’a dit qu’aujourd’hui en Corrèze, rares sont les passants de quelque envergure qui n’arborent pas à leur veston un ruban de couleur en attendant mieux.

     Loin de moi l’idée de railler ces cérémonies et moins encore de moquer celles et ceux qui en étaient les héros ravis. Des existences étaient célébrées, le plus souvent valeureuses. Et la diversité des parcours montrait que l’excellence peut être atteinte de bien des manières et dans bien des occupations.

     Ajoutons, dérangeante coïncidence, qu’au moment même où s’installait le socialisme, une mode montait, celle de l’argent, l’argent roi, l’enrichissement rapide et joyeux de quelques-uns. Qu’on salue ainsi avec éclat, le mardi soir, une autre hiérarchie que celle du compte en banque empêchait les esprits attachés aux vieilles valeurs de tout à fait vitupérer l’époque et désespérer d’elle.

     D’avoir ainsi fréquenté les coulisses de la Récompense, un doute m’est pourtant demeuré. Lors de ces cérémonies solennelles, s’agissait-il d’honneur ou de mérite ? Accomplir sa tâche, du mieux possible, n’est-ce pas la moindre des choses ? Et pourquoi la moindre des choses mériterait-elle la croix ?

     J’ai donc décidé de mener, ailleurs que dans les palais, mon enquête, de remonter à la source, vers cette chère civilisation grecque, mère de la nôtre, et où l’honneur, dit-on, régnait. Bref, je suis allé interroger Jacqueline de Romilly. Un des privilèges de notre Institut, c’est d’y pouvoir questionner, sur tous les sujets qui comptent, quelqu’un de vraiment savant.

     – Madame, qu’est-ce que l’honneur ?

     La réponse, comme toutes les réponses, se trouve dans Homère. Prenez L’Iliade. Laissez-vous emporter jusqu’au chant XXII. Achille aux pieds légers depuis déjà longtemps poursuit Hector. Lequel, bien inférieur en force si personne ne le surpasse en intelligence et sagesse, se sent soudain abandonné.

     « Hélas ! Point de doute, les dieux m’appellent à la mort Et voici maintenant le Destin qui me tient. Eh bien ! Non, je n’entends pas mourir sans lutte ni sans gloire, ni sans quelques hauts faits, dont le récit parvienne aux hommes à venir.

     Il dit, et il tire le glaive aigu suspendu à son flanc, le glaive grand et fort ; puis, se ramassant, il prend son élan tel l’aigle de haut vol qui s’en va vers la plaine Tel s’élance Hector. »

     Tout est dit, l’honneur est ce bien moral conquis dans la lutte et qui permet à la fois d’acquérir la considération d’autrui et de conserver sa propre estime.

     Si vous le voulez, quittons Troie maintenant et descendons le temps.

     Été 1940, au beau milieu du Tchad, alors que le Destin dont parle Homère semble avoir aussi oublié la France, un jeune capitaine récemment baptisé Leclerc et presque autoproclamé colonel, coiffe un étrange képi sans forme et fait le serment de n’arrêter sa marche vers le nord qu’une fois Strasbourg libérée. Il a tenu parole.

     Plus à l’est, dans la rade d’Alexandrie, des bateaux anglais bloquent des bateaux français. Churchill veut éviter un nouveau Mers El-Kébir. Mais se méfie des intentions de notre flotte. Comment lui donner tort ? Pour l’instant, les passagers piaffent. Ce sont des Français libres, parmi les premiers, et ils veulent se battre. Ils s’évadent donc. L’un d’eux était le très jeune Gabriel de Sairigné, auquel hommage fut rendu, il y a trois jours, en Vendée.

     Ces deux groupes d’irréductibles se retrouveront dans le désert, les uns par la Cyrénaïque, les autres par la Tripolitaine, avant de remonter par l’Italie. Après Bir-Hakeim, ils feront pleurer le général de Gaulle. Une fois de plus, j’ai relu les Mémoires de guerre. « Mais voici que, dans la soirée, le général Sir Alan Brooke, chef d’état-major impérial, m’envoie dire : "le général Kœnig et une grande partie de ses troupes sont parvenus à El Gobi hors de l’atteinte de l’ennemi." Je remercie le messager, le congédie, ferme la porte. Je suis seul. Ô ! Cœur battant d’émotion, sanglots d’orgueil, larmes de joie ! »

     Plus j’y repense et plus cette formidable histoire africaine, à laquelle, faut-il le rappeler, ont participé deux d’entre nous, me semble exactement illustrer l’honneur. L’honneur recouvré d’un pays et l’honneur de ceux qui ont permis cette renaissance. La grandeur, car l’honneur c’est toujours se redresser et la durée de l’engagement, car l’honneur n’est pas un coup de tête. Ce fascinant mélange de oui et de non, non à la négation de soi-même et oui aux valeurs qui méritent de risquer sa vie pour elle. Des valeurs de vie, ô combien, en l’espèce, puisqu’il s’agissait de se libérer non seulement de troupes ennemies mais de la plus terrible des barbaries. Et quel plus beau symbole que l’un de ces combattants précités ait reçu, plus tard, le Nobel de médecine ?

     Car, faut-il le rappeler, la recherche de l’honneur ne doit jamais exonérer de l’examen vigilant des fins poursuivies. Où trouver de l’honneur dans cette vengeance imbécile qu’on nomme « meurtre ou dette d’honneur » ? Et où de la grandeur lorsque la coquetterie prend le relais et inspire des conduites stupides ?

« Lui cependant méprise une telle victoire.
Tient la gageure à peu de gloire.
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. »

     Vous avez reconnu l’idiot lièvre de la fable, nouvelle confirmation, s’il en était besoin, qu’avec Homère et La Fontaine on sait tout de nos congénères.

     Ainsi va l’honneur de nos jours. Méprisé par le cynisme ambiant, il veut se défendre. Quitte à se dégrader lui-même, accepter qu’on baptise de son nom des attitudes qui sont seulement normales. Mais n’est-il pas certain, après tout, qu’une légère boursouflure des ego, est plus utile à une société que le règne terrible du « n’importe quoi » et le cancer du « tout se vaut » ?

     Mesdames et Messieurs,

     Permettez-moi une ultime requête. Intercédez, s’il vous plaît, auprès de notre Mère supérieure Hélène. Qu’après la vertu et l’honneur, elle m’impose un exercice tout aussi difficile pour moi et plus encore, peut-être, ennemi de ma nature, le silence.

     Dans cette attente, et pour me préparer à l’épreuve, je clos, enfin, mes lèvres.