Les moines de Tibhirine. Discours sur la vertu. Séance publique annuelle

Le 6 décembre 2001

Jean-Marie ROUART

Les moines de Tibhirine
 

 

 

     Madame le Secrétaire perpétuel,
     Messieurs,

     Comme il est passionnant le grand voyage des mots à travers le temps. Que de péripéties les accompagnent ! Ils font de bonnes et mauvaises rencontres. Leur destin est hasardeux. Il y a ceux qui naissent sous une bonne étoile et les maudits, les pestiférés. Ils ressemblent à des personnes. Comme elles, ils ont une bonne ou une mauvaise réputation. Et c’est ce qui est advenu au malheureux mot qui nous occupe aujourd’hui : la vertu. Je parle de la grande, car la petite vertu ne s’en est pas trop mal tirée. Elle garde un air mutin, coquin, suggère le porte-jarretelles et les dessous troublants de La Perla. La vertu, la grande, baigne, elle, dans une atmosphère austère et déprimante. Elle sent le renfermé, la naphtaline, la province rance, la France moisie. D’autres mots ont aussi eu de la chance, comme tendance, jeune, performant, moderne. Voilà des mots sexy, affriolants, dynamiques, la mode les adule, tout le monde a envie de les inviter à danser. La vertu semble faire tapisserie dans son coin comme une ingrate vieille fille qui ne trouvera jamais de mari.

     Qu’elle se console, la malheureuse, elle n’est pas la seule à avoir connu des vicissitudes. Le mot honneur par exemple : lui non plus n’est pas à la fête. Il sent la vieille culotte de peau, le scrogneugneu. Il fait vieux jeu. On ne veut plus de lui. Parfois même on le moque. Comme la princesse Bibesco : le jour où on lui épingla la légion d’honneur sur son corsage, peut-être piquée au vif, elle s’exclama : « La poitrine des femmes n’est pas faite pour l’honneur. »

     Depuis Voltaire et Nietzsche la vertu apparaît comme un péché contre la vie. On soupçonne même Balzac de ne pas souscrire à la vertu intransigeante de son héroïne, Mme de Morsauf, qui en meurt, de consomption et de non-consommation. Cette conception de l’amour platonique, aujourd’hui, au temps de Houellebecq et de Catherine Millet, nous semble aussi lointaine et anachronique que la grammaire grecque dont Jacqueline de Romilly tente à grands cris de conjurer la disparition dans les études secondaires.

     Aussi ce discours sur la vertu, faut-il beaucoup de vertu, au sens étymologique cette fois de courage, pour le prononcer. Quant à être vertueux, c’est une autre histoire.

     Mais que dire sur la vertu ? On prend le risque d’enfoncer des portes ouvertes. Les prestigieux confrères qui m’ont précédé dans cet exercice de haute voltige ont souvent employé la ressource qui est de mise pour des sujets aussi délicats que rebattus : l’humour. Le dernier en date, Érik Orsenna, a déployé tant de verve et de talent primesautier qu’il m’a définitivement coupé cette voie.

     Donc abandonnant l’humour, j’ai décidé d’être sérieux. Mais ne soyez pas inquiets. D’abord parce que le promoteur de ce périlleux exercice, M. de Montyon, homme prévoyant, qui connaissait les bornes de la résistance humaine, a impérativement demandé que dans cet éloge l’orateur n’excédât jamais le quart d’heure de lecture ; mais aussi parce que les hommes que je vais évoquer devant vous ont porté la vertu à un si haut degré de perfection qu’elle finit par rejoindre un mot plus vaste, indémodable, que l’on ne peut galvauder tant il est lié à une inquiétude qui se mêle à une aspiration éternelle : l’amour.

     C’était une grande bâtisse un peu austère mais chaleureuse et accueillante, construite en face d’un des plus beaux paysages du monde : les palmiers, les mandariniers, les rosiers se dessinaient devant les montagnes enneigées de l’Atlas. Des sources, une eau claire, irriguaient le potager. Il y avait aussi des oiseaux, des poules, des ânes, la vie. Des hommes avaient choisi de s’installer dans ce lieu loin de tout mais proche de l’essentiel, de la beauté, du ciel, des nuages. Ce n’étaient pas des hommes comme les autres : ils n’avaient besoin ni de confort, ni de télévision. Ce qui nous est nécessaire leur était inutile, et même encombrant. Ce qui nous occupe, le profit, l’argent, le pouvoir, ne les intéressait pas. Un trait les distinguait plus encore de nous : ils se préoccupaient très peu d’eux-mêmes mais beaucoup des autres. Des phénomènes. Ils n’avaient pas de femmes. Ils formaient une sorte de communauté. Occupés par les travaux de la terre, ils donnaient l’hospitalité, apprenaient l’agriculture à leurs voisins, et ils les soignaient car l’un d’entre eux était médecin. Parfois ils chantaient. Leur langage semblait un peu désuet et d’une étrange candeur : ainsi appelaient-ils les pillards cruels, intolérants, qui les menaçaient «les frères de la montagne » et ils désignaient la police tout aussi intolérante et barbare qui poursuivait ces brigands comme « les frères de la plaine ». Oui, ils avaient une singularité en plus de celle d’être pris entre deux feux, deux violences, deux intolérances, c’est que non seulement ils ne portaient pas d’armes pour se défendre, mais ils répondaient à la violence par la douceur, à l’offense par le pardon. Dans cette terre qui ressemblait tant au paysage de la Bible et à sa loi brutale : « vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie », ils s’efforçaient d’apporter la douceur de l’Évangile : « Aime ton prochain comme toi-même ». « À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre ; à qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique ; à quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien, ne le réclame pas. » Ils étaient les seuls à tenir ce discours. Il n’est pas étonnant qu’ils aient été vus comme des provocateurs et des esprits dangereux. Ils mettaient la paix au-dessus de tout, et les hommes ne voulaient, ne veulent que la guerre.

     Cette grande bâtisse face à la chaîne de l’Atlas, dans les montagnes de la Chiffa, près de Médéa en Algérie, abritait des moines trappistes de l’ordre cistercien. C’était un monastère devenu un prieuré. Il s’appelait Tibhirine, ce qui en arabe signifie le jardin. Les moines maintenaient la présence des vertus de l’Évangile en face d’un islam que certains voulaient réquisitionner au service de la violence et qu’ils dévoyaient. Les moines savaient qu’ils couraient un grand risque. Souvent ils avaient peur. Ils ne souhaitaient pas mourir. Ils n’avaient pas l’ambition de devenir des martyrs. Les vertiges d’un suicide collectif ne les attiraient pas. Ils voulaient vivre en continuant à être ce qu’ils étaient, sans abdiquer devant la force et devant la violence.

     Car autour d’eux des gens mouraient assassinés. Des catholiques, mais aussi beaucoup d’autres innocents. Une certitude les habitait : celle d’être d’une faiblesse plus forte que la force, une faiblesse si forte qu’elle était capable de désarmer les hommes en armes. S’il le fallait, ils étaient prêts à payer cette croyance au prix de leur vie afin d’épuiser le mal par leur sacrifice, certains de susciter dans le cœur de leur meurtrier une étincelle, cette attrition ou cette contrition qui est la première marche du rachat et du salut. Dans un poème, ils se sont définis comme « les obscurs témoins d’une espérance ».

     Ils avaient confiance. Contre l’évidence, contre toute réalité, ils se sentaient protégés. De tout leur cœur ils voulaient faire confiance à ce Coran dont se réclamaient les hommes qui les menaçaient, ce Coran où il est écrit : « Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes. » C’était autant dans les hommes qu’ils gardaient confiance qu’en cette autre religion qu’ils connaissaient, dont ils estimaient le message spirituel au point d’associer souvent leurs prières à celles de leurs frères musulmans. Ne se définissaient-ils pas comme « des priants au milieu d’autres priants » ? Le muezzin et les cloches semblaient se répondre dans un écho de fraternité comme le carême et le ramadan, suscitant même selon l’expression du prieur « une émulation réciproque ».

     Le 24 décembre 1993, tandis que les moines préparent Noël, six islamistes armés ouvrent la porte à coups de pied et font irruption dans le monastère. À leur tête, Sayah Attia qui vient d’assassiner quelques jours plus tôt, de manière atroce, douze ouvriers croates qui avaient pris l’habitude de fêter Noël au monastère. Le prieur, Christian de Chergé, leur demande de sortir afin que les armes ne troublent pas la paix du lieu. Ils finissent par lui obéir. Leur chef, hérissé de vindicte et de fanatisme, est un fauve indomptable. Les moines regardent ses mains : ils croient y voir le couteau ensanglanté qui a mutilé leurs amis croates. Sayah Attia soumet au prieur trois exigences que les moines ne peuvent accepter sans se renier. À chaque demande Christian de Chergé répond avec affabilité et fermeté « non » ou « pas comme ça ». Devant ce refus, Sayah Attia emploie l’argument auquel nul n’a jamais résisté devant lui. Menaçant, il s’exclame : « Vous n’avez pas le choix. » Mais la réponse qu’il entend doit ouvrir en lui un abîme de perplexité. « Si, dit le prieur, j’ai le choix », signifiant ainsi que la menace de la mort ne lui ôte en rien l’exercice de sa liberté. Et peut-être raffermi à l’idée d’avoir troublé ce cœur qui ne connaît que la haine, le prieur poursuit : « Nous sommes en train de nous préparer à célébrer Noël, et Noël pour nous, c’est la naissance du Prince de la paix et vous venez, comme ça, en armes. » Sayah Attia, confus, murmure : « Excusez-moi, je ne savais pas. » Il serre la main des moines et s’en va. Quelques mois plus tard, tombant dans une embuscade organisée par « les frères de la plaine », il mourra après une longue agonie. Étrangement, il ne fera pas appel au moine médecin qui, bien sûr, l’aurait soigné. Arrêté par quel sentiment nouveau de dignité ou de noblesse ? Nous ne le saurons jamais.

     Les moines venaient de voir passer l’ange de la mort. Mais cette visite qui les avait rempli d’effroi, leur avait aussi donné confiance. Ils avaient senti poindre dans le cœur de ce criminel une sorte de lueur.

     « D’abord, s’exclamèrent-ils presque joyeux, il ne nous a pas tués. » C’est dire si peu de chose suffisait à réchauffer leur espérance. Cet affrontement venait de leur apporter la confirmation de ce qu’ils pensaient : ils étaient protégés par leur faiblesse. Elle désarmait la violence.

     Le prieur, Christian de Chergé, a alors adressé une lettre à sa famille qui apparaît comme son testament spirituel. D’abord s’insurgeant contre les dangereuses confusions, il écrit : « Je sais les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes et ses extrémistes. » Et il conclut, pardonnant d’avance à son futur assassin : « Dans ce Merci où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus, amis d’hier et d’aujourd’hui Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. »

     Depuis longtemps les moines hésitaient à partir. À contrecœur, ils finirent par s’y résigner. Leur vocation n’était pas de mourir. Un vote entre eux les montra partagés. Comme ils avaient été partagés aussi, cette nuit-là, entre l’effroi et l’espoir.

     Le 26 mars 1996, une vingtaine d’hommes en armes encerclent le monastère. Ils emmènent avec eux le prieur et les six moines. Commence l’attente. Pour eux un long calvaire. En Algérie, il tombe rarement des nouvelles heureuses. Deux mois plus tard, après plusieurs propositions de les échanger, le G.I.A. annonce dans un communiqué : « Nous avons tranché la gorge des sept moines. » On retrouvera leurs restes mutilés dans des sacs, sur la route de Médéa.

     La mort de ces moines succédait aux assassinats des quatre Pères Blancs de Tizi Ouzou, de frère Henri Vergés, de deux sœurs espagnoles de Bab El-Oued, et précédait celui de Mgr Claverie, l’archevêque d’Oran, deux mois plus tard.

     Ces hommes, comment définir leur sacrifice ? Il semble que le mot vertu soit trop petit pour eux, trop étroit pour contenir leur cœur. Aucun d’entre eux n’souhaité mourir ni devenir un martyr. L’un d’eux, à Tibhirine, avait affiché un texte de Thomas Becket à la porte de la chapelle : « Le martyr ne désire plus rien pour lui-même, pas même la gloire de subir le martyre. »

     Ce qu’ils ont subi à la suite de tant d’autres, comme le père de Foucauld, le père Maximilien Kolbe à Auschwitz, pourrait nous faire haïr le monde. Ce monde qui tue des enfants, des vieillards, des civils désarmés, pourquoi épargnerait-il des moines ? Au contraire, dans la nuit, ils ont fait naître une lumière qui ne s’éteindra jamais. Victimes innocentes, ils ont partagé ce sort avec des milliers et des milliers de leurs semblables en ce monde, mais, loin de s’en indigner, ils ont accepté cette violence injuste pour clamer leur foi dans des valeurs plus fortes que la haine et redonner ainsi de l’espoir. Ils ont retourné l’arme de leur bourreau pour tenter d’ouvrir son cœur à l’amour qu’il n’a pas connu. Ainsi de leur mort naît la vie, une infime chance de vie spirituelle. Dans un univers où tout est échange et profit, ces moines ont cette particularité d’avoir tout donné contre rien. Pour rien, si ce n’est pour assumer l’une des plus belles qualités humaines : témoigner que l’individu, si misérable soit-il, s’il cultive la grandeur qu’il a en lui peut atteindre au sublime, rejoindre Dieu qui n’est peut-être que son visage magnifié. Leur exemple nous fait croire en l’homme au moment où si souvent nous désespérons de lui. Paul Valéry disait que les grands artistes augmentent « le capital de l’esprit ». Les moines de Tibhirine, symbole de tous les martyrs de l’Algérie, ont augmenté ce capital de l’âme sans lequel l’humanité risquerait l’asphyxie. Grâce à eux, nous pouvons respirer. De la nuit de la terre, de l’Algérie, ils nous ont légué un bien plus précieux que tout : leur espérance.