Le témoignage et l’imaginaire

Le 22 octobre 1996

Jean-Denis BREDIN

Le témoignage et l’imaginaire

 par M. Jean-Denis Bredin
délégué de l'Académie française

Séance publique annuelle des cinq Académies

le 22 octobre 1996

 

La Vérité ! La voici qui s’approche, à peine vêtue d’un voile, d’un voile transparent. Elle a le regard de l’eau pure, le teint limpide, la démarche claire, ses doigts semblent de cristal. Où va-t-elle, la Vérité sublime, la Vérité terrible ? Va-t-elle écouter dans un temple ce Dieu qui la porte et qui parle pour elle ? Va-t-elle, sur une place publique, encourager les despotes qui gouvernent en son nom ? Court-elle dans un prétoire soutenir ce témoin qui va lever la main, prêter serment de ne dire qu’elle ? Ou simplement cherche-t-elle, pour surprendre leurs mots, deux amants qui s’aiment et se sont juré de ne jamais se mentir ?

C’est sous notre Coupole qu’elle est venue aujourd’hui, pour entendre parler du témoignage, ou peut-être pour nous interrompre et en parler mieux que nous. Le témoignage dit être son enfant, son disciple, son miroir. Les religions le savent, et les sciences, et les arts, et l’histoire, et la Justice : parler du témoignage, c’est parler de la vérité.

Regardons-le d’un peu plus près le témoignage, ce personnage étrange, regardons-le, fier, imposant, porteur de lumières. Observons quelques-uns de ceux qui se servent de son nom, qui se dissimulent sous son beau manteau.

Voici le témoin qui ment. Il est le plus simple des faux témoins, peut-être le moins inquiétant. Il ment par intérêt, par passion, par peur, il ment noblement ou honteusement, mais il ment. La vérité peut dormir tranquille. Ce mensonge n’est pas le sien.

Plus alarmant est le témoin qui ne reconnaît pas la vérité et le mensonge. Il ment par disposition, par habitude, parce qu’il ne sait faire autrement. Le mensonge est sa vérité. Ou encore, il invente la vérité, il la reconstruit avec des morceaux de mémoire, il y ajoute les pièces manquantes sans le savoir, il croit dire la vérité, celle qu’il a vue de ses yeux fermés, celle qu’il a entendue de ses oreilles sourdes.

Plus redoutable encore est le témoin dont le témoignage est forcément vrai, car il est convaincu de tout ce qu’il dit. Les mots qu’il prononce deviennent vérité. Ment-il jamais, cet idéologue qui enseigne la vérité, ce journaliste qui ne peut faire autrement que rendre publique la vérité, ce politique qui dit vrai puisqu’il parle ? Ils sont innombrables, les témoins qui ne parlent qu’au nom de la vérité. Elle peut protester, qu’importe, ils disent vrai en se passant d’elle.

Mais le pire tourment de la vérité, il vient sans doute de l’imaginaire. L’imaginaire s’insinue de tous côtés, il habille le témoignage, il y ajoute, il y retranche, il le transforme, il le déguise. Ceci sera mon témoignage : « Je jure qu’il pleuvait ce matin-là ». Mais du temps je fais ce que je veux, je confonds tous les matins, et je ne supporte pas qu’il pleuve, et le soleil et la pluie se ressemblent quand ils se rencontrent, peut-être devrais-je avouer qu’il faisait très beau cet après-midi-là. Demain je vais témoigner. Une dernière fois j’assemble mes souvenirs, ces images, ces bruits, ces émotions qui ressemblent à des souvenirs. Je me récite mon témoignage. Je me le raconte. Je dors avec lui et il me fait rêver. Au matin je vais l’écrire — par précaution — puis le lire, mais les mots s’emparent de lui, les mots l’emportent, la vérité devient ce qu’ils veulent.

Ainsi, notre mémoire n’est-elle jamais seule, seulement menacée par l’oubli. Elle s’évade avec l’imaginaire, ils vont ensemble, ils s’affrontent, ils se persuadent, ils jouent avec nos souvenirs. Ils joueront avec eux jusqu’au jour où nous témoignerons. Ce témoignage est-il vrai ? Est-il faux ? Que signifie cette étrange question ?

Mais voici que l’imaginaire, qui sait son empire sur la vérité, décide à son tour de se faire témoignage. La vérité semblait soumise à l’imaginaire, et c’est maintenant l’imaginaire qui semble conquis par la vérité, qui rêve d’en prendre ce qu’il en veut.

L’imaginaire vérité, elle inspire l’artiste, le romancier, le poète, tous ceux dont l’imagination sait cultiver les champs infinis du témoignage. Voici le miracle de l’œuvre d’art, que la vérité doit consentir, qu’elle peut même admirer : le vrai est à ce point confondu à l’imaginaire qu’il n’est ni possible, ni même sérieux de prétendre les séparer.

Faux et vrais aveux ? Fausses et vraies confidences ? Vraies et fausses confessions ? « Je veux montrer à mes semblables », nous avertit Rousseau entamant ses Confessions, « un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme ce sera moi. » Mais vite ce témoin de soi nous raconte comment il a appris à dissimuler, à mentir, à tout dérober à la vérité. À son tour Musset se confesse à nous : « J’ai à raconter à quelle occasion je fus pris d’abord de la maladie du siècle », mais cet enfant du siècle ne sait pas qui il est. « Qu’était-ce donc, s’interroge-t-il, que cette créature qui m’apparaissait sous mes traits... ? Mon pauvre visage que j’apercevais me regardait avec étonnement. »

Fausses ou vraies correspondances ? Préfaçant son premier roman, Madame de Staël nous explique que les lettres qu’elle a recueillies, la correspondance qu’elle publie, ont été écrites dans le commencement de la Révolution. Germaine de Staël ne croit pas bien sûr à la vérité de ce qu’elle écrit, et ses lecteurs sont priés de ne pas la croire. Delphine est un roman, ses lettres sont imaginaires, à moins qu’elles ne disent secrètement la vérité sur Germaine. Subtile alliance du vrai et de l’imaginaire : chacun prend la place de l’autre. Les romans sont innombrables qui disent faux en prétendant dire vrai, vrai en prétendant dire faux, faux et vrai à ce point confondus que chacun parle de l’autre. « Tout est faux », nous prévient Tolstoï, pour mieux conduire ce vrai procès qu’il nous raconte dans Résurrection. Et cet autre procès auquel nous fait assister Camus dans L’Étranger, il symbolise l’imaginaire devenu vrai. Nous écoutons les vrais témoins, les faux témoins qui déposent, et c’est peut-être Camus, déguisé en avocat, qui nous dit de nous méfier : « Tout est vrai, commente-t-il, et rien n’est vrai. » Voici la vertueuse vérité devenue la compagne de l’imaginaire...

Et bien sûr le « je », ce pronom tant avide de se confesser, de faire confidence, de s’étendre sur un divan, ce « je » si commode pour parler de soi, si commode pour ne pas parler de soi, ce « je » intarissable, il tient la clef qui ouvre la porte sur ce couple inséparable. « Je ne fais que semblant de vivre », nous raconte Gide alors qu’il est au plein cœur de sa vie très agitée. Il nous a prévenus, nous invitant à lire ses Paludes : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent... Ce qui surtout m’y intéresse c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, cette part d’inconscient que je voudrais appeler la part de Dieu... Attendons de partout la révélation des choses, du public la révélation de nos œuvres. » Vous qui me lirez, sachez que le vrai et l’imaginaire seront ce que vous voudrez qu’ils soient.

Observons-en quelques-uns de ces témoins imaginaires, qui nous ont parlé d’eux, jamais parlé d’eux, toujours parlé d’eux. D’eux s’ils l’ont voulu ? D’eux si nous l’avons voulu ?

L’avocat impérial Ernest Pinard requiert, au nom de la loi morale, contre Monsieur Gustave Flaubert. Qu’est donc, nous dit-il, l’aventure d’Emma Bovary ? La glorification de l’adultère. « Platitude du mariage, poésie de l’adultère », c’est cela l’histoire de cette femme que le péché réussit même à embellir. « L’art sans règle n’est plus l’art », s’indigne le fougueux procureur, « c’est comme une femme qui quitterait tout vêtement. » Mais l’avocat de Flaubert proteste. Monsieur Flaubert est un homme honnête, il a fait un livre honnête, il a voulu exciter à la vertu par l’horreur du vice, et de toute manière Madame Bovary n’est rien, ni personne, elle n’est que la fille malheureuse de l’imagination du romancier. Madame Bovary n’est personne ? « Il y a peu de femmes, écrit Flaubert à Louise Colet, que, de tête au moins, je n’aie déshabillées jusqu’au talon. J’ai travaillé la chair en artiste et je la connais... » Il va plus loin : « L’adultère est mûr, on va s’y livrer (et moi aussi j’espère alors) » ; et plus loin encore : « Aujourd’hui... homme et femme tout à la fois, je me suis promené sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils disaient... et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leurs paupières noyées d’amour. » Qui est-elle donc, Emma, cette femme trop souffrante ? « La Bovary c’est moi. » Vrai sans doute, faux peut-être, car voici le témoignage contraire : « Bovary est un tour de force : sujet, personnage, effet... tout est hors de moi. » C’est moi. Ce n’est pas moi. Et Monsieur Homais, qui est-il, attendant sa croix d’honneur, est-il un peu chacun de nous ? Et Charles Bovary, qui met son malheur sur le compte de la fatalité ? Où est Flaubert ? Où sommes-nous ?

Mais ne regardons pas du côté des passions et des plaisirs, où peut-être l’imaginaire et le vrai se retrouvent trop volontiers. Pour mieux mesurer le témoignage, observons la Justice, venons assister à ce Procès qui ressemble à tous les autres. Qui êtes-vous, s’il vous plaît, Joseph K., et Monsieur Kafka vous connaît-il ? Monsieur Kafka, quel crime avez-vous commis ? De quel procès s’agit-il ? « Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la Haute Cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? » Ces deux messieurs penchés tout près de votre visage, joue contre joue, et qui vont vous mettre à mort, vous diront-ils enfin le vrai, fini l’imaginaire procès ? Joseph K. incarne l’accusé de tous les temps, de tous les systèmes, qui a soutenu son rôle jusqu’au bout. Vous êtes, Monsieur Kafka, un innocent coupable, né coupable, présumé coupable, fait pour être assassiné. De vous, de tous les autres, le cimetière juif de Prague nous parle, comme vous nous parlez, écrasé sous l’horreur du vrai, du vrai devenu l’esclave de l’imaginaire.

Doucement enfermé dans sa chambre, le petit Marcel vient-il enfin nous rassurer, et porter vrai témoignage à la manière d’un enfant très sincère ? Il s’est couché de bonne heure, il attend le baiser du soir de Maman qui redescendra trop vite, il voudra la rappeler, lui dire « Embrasse-moi une fois encore », mais elle prendra son visage fâché. L’écriture dit chaque sensation, chaque odeur, chaque lumière, on entend le temps passer à la pendule, on respire la tasse de tilleul, on goûte la madeleine, mais l’on nous apprend que ce témoignage, si vrai, si méticuleux, il est, lui aussi, celui de l’imaginaire. « Je pense tant de choses différentes, confesse Proust, que vraiment on ne peut penser que tout est moi. » L’heure, l’espace, le goût, le bruit, les nuits sans sommeil, les jours passés trop vite, les soirs démesurés de l’été, les gâteaux, les rayons du soleil, les clochers, les arbres, tout est envahi par l’imaginaire. La vie est devenue le roman, et le roman la vie. Il est vain de se demander si le vrai l’emporte du côté de chez Swann, ou si l’imaginaire préfère le côté de Guermantes. Souvenirs enfouis qui se croient vrais, souvenirs transformés par la mémoire, souvenirs tronqués, souvenirs imaginés, tous travaillent à l’œuvre d’art. Vrai ? Faux ? Qu’importe. Telle est enfin la victoire de l’imaginaire. Il fait le vrai. Sans doute se sert-il du vrai tel qu’il fut, de ses vestiges, de ses images, de tout ce qui constitue, disait Proust, « l’édifice immense du souvenir », ce palais hanté. Qu’est-ce que le vrai ? Qu’est-ce que l’imaginaire ? Chacun invente l’autre. Seule la mort les éloigne, peut-être. Proust appelle Céleste, au petit matin de ce printemps 1922. « C’est une grande nouvelle, lui dit-il. Cette nuit j’ai mis le mot « fin »... Maintenant je peux mourir. » La fin du livre, la mort de l’écrivain séparent-ils enfin le vrai de l’imaginaire ?

Voici que la Vérité s’en va ! Elle quitte cette Coupole qui peut-être a trop douté d’elle. Elle me semble un peu sombre. L’Oubli l’a maquillée, le Mensonge caché derrière une colonne n’a pas cessé de la guetter. La Vérité paraît pressée. Peut-être a-t-elle rendez-vous avec l’Imaginaire. Est-elle malheureuse, est-elle amoureuse ? Elle est moins rayonnante, plus timide, plus inquiète que lorsqu’elle est venue. Elle commence à ressembler à la vraie vérité.