Réponse au discours de réception de M. Max Gallo

Le 31 janvier 2008

Alain DECAUX

 

Réception de M. Max Gallo

 

Monsieur,

Tout le démontre : vous n’ignorez rien des règles que notre compagnie doit au cardinal de Richelieu et auxquelles nous obéissons de notre mieux. Je ne sais si l’on vous a informé : nous sommes quelques-uns, ici, à cultiver l’une d’elles avec constance. Elle vient de Jacques Chastenet et Maurice Druon nous en a transmis l’usage. Pour être accueilli à l’Académie française, il faut démontrer sa notoriété, son talent et sa courtoisie. Les deux premières exigences vont de soi. La troisième ne demande qu’un peu de réflexion : nous allons fréquenter le nouvel élu pendant des années...
Qui oserait vous dénier la notoriété ? Le nombre de vos livres et leurs tirages font de vous l’un des écrivains les plus célèbres de ce pays. Le talent ? Il jaillit de toutes vos pages. La courtoisie ? Il suffit de vous rencontrer un instant pour n’en plus jamais douter.
Vous avez été élu, Monsieur, au 24e fauteuil de cette académie qui, sans les décès en nombre qui nous ont accablés ces derniers temps, devrait compter quarante membres. Tel que vous êtes, avide de tout connaître et tout savoir, vous n’avez pas dû tarder à vous pencher sur la liste de vos prédécesseurs. Je présume que le premier regard vous aura laissé réjoui, voire triomphant. Ce n’est pas rien que de succéder à Colbert, à La Fontaine, à Marivaux, au poète Sully Prudhomme, au mathématicien Henri Poincaré, à Jean-François Revel ! Après quoi, cette liste, vous l’avez relue. Hélas ! Vous avez constaté alors que le tout premier nom – au temps de Louis XIII – n’est autre que celui d’un certain Silhon ; que, sur cette liste, on trouve un Clérembault qui n’est pas le compositeur ; un Massieu, un Pastoret, un Houtteville. Peut-être vous êtes-vous attristé. Rassurez-vous : nous tous ici avons connu le même sort. Ainsi se présente l’Académie française. Stendhal lui-même qui, hélas ! ne fut pas des nôtres montre, dans Le Rose et le Vert, une dame assise dans un dîner à côté – je cite – d’un « écrivain peu connu qui, en cette qualité, voulait entrer à l’Académie française ».
Il me reste à vous découvrir un avantage dont on parle peu : vous pénétrez en un lieu plus favorable qu’aucun autre à la rencontre d’hommes et de femmes qui, ailleurs, auraient rarement eu l’occasion de se croiser. Nous sommes, les uns et les autres, si différents !
Soyez donc averti : d’ores et déjà une place vous a été attribuée dans la salle de nos séances. Sachez qu’elle est immuable. Elle ne vous sera ôtée que le jour – assurément lointain – où l’on posera votre épée sur votre cercueil.
Ne négligez pas ce double voisinage. Il ne dépend pas de vous seul qu’il soit fructueux mais, j’en suis assuré, aucun de vos compagnons ne vous refusera sa sympathie. Le plus réticent ne pourra résister à la vivacité de votre pensée, à la chaleur qui émane de tout votre être et, plus encore, à cette modestie restée identique depuis le temps où je vous ai connu, bien avant La Baie des Anges, votre premier best-seller. Vos succès n’y ont rien changé.

Qu’est-ce qu’un roman historique ? Zélateur, vous le savez, d’Alexandre Dumas, je me suis convaincu très vite que, se présentant ouvertement comme tel, le roman historique porte en lui ses lettres de noblesse. De grands auteurs l’ont cultivé et des chefs-d’œuvre en sont nés. En revanche, il faut proclamer que l’histoire romancée, genre hybride et masqué, trompe le lecteur en lui faisant accroire qu’elle est vraiment de l’histoire.
C’est d’évidence du roman historique que vous pouvez vous réclamer. Celui-ci remonte à la plus haute antiquité. Notre confrère André Roussin, qui fut mon ami et montrait tant d’esprit, aimait présenter Homère comme l’ancêtre de tous les romanciers historiques. L’Iliade, poème épique, se fonde sur une guerre nullement imaginaire : celle de Troie. « Ne peut-on pas dire – je cite Roussin – qu’Homère prit avec l’époque d’Agamemnon et de Priam autant de libertés – sinon plus – qu’Alexandre Dumas avec celle de Louis XIII et de Buckingham ? Il n’est pas absurde de penser, ajoutait-il, que, dans une mythologie guère différente, le vaillant, l’invincible d’Artagnan est un lointain descendant – au talon près – du vaillant et invincible Achille. »
J’ai trop longtemps méconnu que le premier roman historique indiscuté fut celui d’Alexandre le Grand, écrit à Alexandrie, en grec, au IIe siècle de notre ère. Dans cette histoire fabuleuse du plus illustre des conquérants, déjà l’imaginaire se glissait au sein du réel. Traduit plus tard en latin, puis en roman – c’est le cas de le dire –, les poètes du XIIIe siècle, en l’adaptant à leur tour, se sont servi, pour la première fois, de vers de douze pieds. Ainsi naquirent les alexandrins.
Qui douterait que l’Écossais Walter Scott soit le premier romancier historique des temps modernes ? À partir de 1814, on lui doit un nombre prodigieux d’ouvrages : lequel d’entre nous oublierait Ivanhoé ou Quentin Durward ? Ses livres lui ont procuré une gloire universelle. Quand le jeune Alexandre Dumas, alors troisième clerc chez un notaire de Villers-Cotterêts, eut l’audace, muni seulement d’une pièce de vingt francs, de partir pour Paris afin d'atteindre la gloire au travers de la littérature, la seule porte qui se soit ouverte à lui fut celle d’un bureau au Palais-Royal. Constatant sa belle écriture, on l’a engagé comme copiste. D’où ce mot spécifiquement dumasien : « Je vais vivre de mon écriture. Un jour je vivrai de ma plume ! »
Les Français lisaient depuis longtemps les traductions de Walter Scott. Telle est la raison, sans doute, pour laquelle un des collègues de bureau du jeune Dumas s’écria devant lui :
– La France attend le roman historique.
Reconnaissons-le : la boutade n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd.

Non seulement les Français ont toujours apprécié ce genre littéraire mais la connaissance de l’histoire en France lui doit beaucoup. Si l’époque de Louis XIII et de Louis XIV est si familière à nos concitoyens, n’est-ce pas parce qu’ils l’ont découverte dans Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne ? Le Moyen Âge a cessé de leur être impénétrable depuis qu’ils ont lu Les Rois maudits. Votre œuvre entière, Monsieur, a rendu claires bien d’autres périodes de notre histoire.
Le mieux, ici, est de vous écouter : « Mon projet, écrivez-vous, est de rendre vivante une personnalité. Tout en étant respectueux des apports de la recherche historique, je fais en sorte, par l’écriture, par la composition du récit, que le lecteur, peu à peu, pénètre tous ses aspects. Qu’il acquière ainsi de son sujet une connaissance presque charnelle ainsi que l’intelligence d’une période historique. »
Tout est dit.

À la façon de Zola pour les Rougon-Macquart, vous avez fait précéder le premier volume de La Baie des Anges d’un tableau généalogique. Ainsi est-il possible de se retrouver parmi les membres abondants de la famille Revelli. À l’origine, trois frères venus du Piémont : Carlo, vingt-huit ans ; Vincente, vingt ans ; Luigi, fils tardif, dix ans. Pour fuir le chômage, ils quittent l’Italie en 1888. De Mondovi à Nice, ils voyagent naturellement à pied : « Ils venaient de là-bas, écrivez-vous, le pays de la montagne. Ils marchaient au milieu de la route, la veste rejetée sur l’épaule cachant la musette de toile, les manches de la chemise blanche retroussées à mi-bras. Ils regardaient loin devant, au-delà des broussailles, des arbres secs, des pentes de galets soudés par la terre jaune, suivant des yeux la crête vers laquelle montait le chemin et qui fermait l’horizon comme un mur de clôture hérissé de tessons. » De telles lignes permettent de déceler, dès vos débuts de romancier, votre don des images fortes et des sentiments qui en découlent. La Baie des Anges est un superbe roman.

Qu’ont de commun les Gallo avec les Revelli ? Les uns et les autres sont des immigrés italiens. Les frères Gallo, tous trois tailleurs de pierre, rejoignent Nice, comme les Revelli, dans les dernières années du XIXe siècle. L’un d’eux est votre grand-père.
Votre mère – vous l’avez beaucoup écoutée – répétait que les siens avaient travaillé « depuis qu’ils avaient su se tenir debout ». Elle ajoutait : « C’étaient des bêtes de somme, des gens comme eux. Qu’est-ce qu’ils avaient à vendre ? Leur force. » À Nice, votre grand-père fut de ceux, au milieu de quelques dizaines d’autres, qui se campaient au petit matin, place Garibaldi, dans l’espoir qu’un patron, passant parmi eux, arrête son choix, désigne les plus vigoureux, dicte son prix. « Comme du bétail », ponctuait votre mère.
Pour vous percer à jour, j’affirme que lire l’histoire de Joseph Gallo, votre père, s’impose. Tous les siens l’appelaient Djé. Cela s’écrivait J-é mais se prononçait Djé. Vous lui avez rendu le plus bel hommage qu’un fils puisse adresser à son père. Non seulement vous avez écrit l’histoire de sa vie mais, à celle-ci, vous avez donné un titre révélateur : Djé, histoire modeste et héroïque d’un homme qui croyait aux lendemains qui chantent.
À onze ans, le fils d’immigré obtient, premier de sa classe, son certificat d’études. Son instituteur – qu’il vénère – aurait bien aimé le pousser, comme on disait. Il y a renoncé. De quelle façon, en ce temps-là, convaincre un ouvrier de se priver d’un salaire attendu ? Apprenti chez un plombier, Djé devient le gosse à tout faire qui, bousculé, injurié du matin au soir, apprend le métier à coups de pied dans le derrière. Deux ans plus tard, toujours apprenti, il entre chez un électricien. Il s’y trouve bien. En cinq ans, il en sait plus que des compagnons plus anciens et frappe son patron par sa rapidité d’exécution. Ce n’est que par instinct ; il le sait et s’en irrite. Il économise pour acheter un Manuel pratique du monteur électricien, par Laffargue et Jumeau. Un monument de 1 066 pages. Vous le possédez toujours, Monsieur.
Joseph Gallo sympathise avec un ouvrier de trente ans, un certain Dufourcq qui, lui, a suivi des cours d’électricité. Frappé par tant de précocité, Dufourcq lui propose une association. L’équipe ne tarde pas à être connue, les entreprises l’engagent volontiers. Ainsi votre père a-t-il participé à l’électrification des grands hôtels de la promenade des Anglais. Il découvre ce qu’il a toujours ignoré : le luxe et même un luxe qui éclabousse. Comment ne pas comparer le train de vie des princes russes, des lords anglais et des millionnaires français avec l’existence des gens qu’il côtoie depuis qu’il est né ? Ce constat, Dufourcq l’a fait, lui, depuis longtemps. Il explique à Djé ce qu’est la lutte des classes. Il lui prête des livres et, à la fin, lui fait lire Marx. Du coup, Djé adhère au parti socialiste qui – à l’époque – est révolutionnaire. Sur la page de garde du fameux Manuel pratique du monteur électricien, il inscrit, de la sage écriture apprise à l’école communale : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
En 1914, Djé est mobilisé dans la Marine de guerre : « Ils m’ont pris plus de six ans de vie », se plaindra-t-il lors de sa démobilisation, car six mois après l’armistice son bateau naviguait toujours. À l’instar des mutins de la mer Noire, l’équipage était prêt à s’insurger. Il fallait à sa fureur un porte-parole. Ce fut Djé. Il a dû remplir sa mission avec vigueur puisqu’on le jugera et condamnera à une peine légère : la guerre était heureusement finie !
Redevenu civil, il retrouve avec passion sa chère électricité, agrandit son entreprise mais n’oublie rien. En 1920, après la scission de Tours, il adhère au parti communiste.
Il s’est choisi une épouse italienne, originaire de la région de Parme. Vous naissez, en 1932, d’un père communiste et d’une mère qui, pas un instant, aurait imaginé que le baptême ne vous fût pas administré.

C’est donc maintenant de vous seul, Monsieur, que nous allons nous entretenir. À l’école primaire, on vous reconnaît des facilités. Le lycée vous attend. Djé vous interroge :
- As-tu une idée de ce que tu veux faire plus tard ?
- Oui.
- Et quoi donc ?
- Officier mécanicien dans la Marine.
Profonde réflexion de votre père, suivie d’une décision dont on ne peut contester l’extrême logique :
- Je t’inscris dans un collège technique.
Vous allez donc découvrir en même temps des professeurs et des machines. Cela ne vous suffit pas. Dès l’âge de quinze ans, inspiré par Dumas, Hemingway ou Jack London, vous ne cessez d’écrire des romans dont, bien sûr, rien ne subsiste. Même, à seize ans, vous rédigez un essai sur ce thème audacieux : De Gaulle égale-t-il Bonaparte ? Vous passez victorieusement votre bac mathématiques et technique. Depuis longtemps, vous ne pensez plus à la Marine. Votre père est toujours communiste. Vous l’êtes devenu vous-même.
La radio recrute des techniciens. Si vous vous présentez au concours, est-ce parce que l’on y traite parfois de littérature ? Vous êtes reçu. Vous vous réjouissez de ne pas quitter Nice mais, en 1951, l’avancement fait de vous un contrôleur des installations de la télévision. Il vous faut donc devenir parisien. La télévision vous séduit. Vos supérieurs vous prédisent un brillant avenir. Quelle sera leur déception quand, moins de trois ans plus tard, vous démissionnez. Il est clair que vous vous sentiez gêné aux entournures. Seules vous habitaient la littérature et l’histoire. Vous auriez pu, à l’instant, vous installer à votre table et, sans tarder, vous mettre au travail. L’idée ne semble pas vous avoir caressé. Selon vous, pour écrire, il faut recevoir une formation littéraire reconnue. Vous vous inscrivez donc à la Sorbonne. Vous interdisant de demander de l’argent à votre père, vous vous faites engager comme maître auxiliaire dans un lycée. Une licence en histoire ne vous suffit pas. Vos professeurs sont désormais Ernest Labrousse, Pierre Renouvin ou Raoul Girardet. Vous passez aisément l’agrégation d’histoire. Ceux qui, surtout jaloux de vos succès, ont exprimé des doutes sur le sérieux de vos connaissances feraient bien de s’en souvenir. Nommé, à vingt-huit ans, professeur au lycée Masséna de Nice, vous retrouvez avec bonheur votre ville natale et un Djé dont les soixante-dix ans n’ont pas effacé la soif de savoir. Au point que votre frère et vous l’abonnez au journal Le Monde. Il le lit chaque jour intégralement. Chaque fois que vous lui rendez visite, il commente l’actualité en posant la même question :
– Tu as vu ça ?
Est-il toujours communiste ? Les atrocités staliniennes dénoncées par Khrouchtchev l’ont gravement touché. Comment croire encore aux lendemains qui chantent ? Il ne veut pas pour autant renoncer à l’espoir. Et vous ? À vingt-quatre ans, vous le quittez, ce parti. Vous vous en êtes expliqué : « Je ne suis pas entré au parti communiste comme un fils de bourgeois qui a des complexes de classe mais comme fils d’ouvrier confronté à des inégalités insupportables. Le jour est venu où j’ai trouvé absurde de rester communiste. »
Nommé, en 1965, maître assistant à la faculté des lettres de Nice, vous demeurez clairement un homme de gauche.

Dès l’enfance, vous avez ressenti pour Mussolini et son régime une antipathie instinctive. Cette réalité vous pèse à ce point qu’elle devient le sujet de votre thèse : Contribution à l’étude des méthodes et des résultats de la propagande fasciste dans l’immédiate avant-guerre. Lisant indistinctement le français et l’italien, vous vous êtes informé à la source. Vous en savez bien davantage que la plupart des Français. Pourquoi ne pas consacrer un livre – votre premier – à un tel sujet ? Ce fut L’Italie de Mussolini.
Rien de commun avec ce que vous écrirez plus tard. J’y vois l’œuvre d’un universitaire avide d’utiliser ses sources et qui, les faisant parler, prend soin d’affirmer son impartialité. Vous montrez clairement la mascarade initiale muée en tragédie. Les fascistes ne se contentent pas de faire boire de l’huile de ricin à leurs adversaires, ils tuent. Ils tuent beaucoup. J’admire le calme immense avec lequel vous nous faites trembler.
Prenons-y garde : de temps à autre la mise en valeur d’une situation, la peinture aiguë d’un personnage tel que Mussolini déversant des torrents sonores du haut du balcon de la place de Venise ; cela et bien d’autres choses font naître un suspense qui, d’évidence, annonce le genre et le style que nous apprécions en vous.
Ce qui frappe, c’est que, durant plusieurs années, vos livres restent de la pure histoire : en 1967, L’Affaire d’Éthiopie ; en 1969, Histoire de l’Espagne franquiste ; en 1970, Cinquième colonne ; en 1971, Tombeau pour la Commune et La Nuit des longs couteaux. Déjà, le rythme se précipite.
Un essai publié en 1968 montre de votre part un intérêt accru pour la vie politique : Gauchisme, réformisme et révolution.

Quand Djé mourra, le 16 mars 1986, à quatre-vingt-treize ans, il aura pu lire vingt-huit de vos livres. Vous le montrez à l’hôpital, « son bras droit, maigre, blanc, les veines trouées par les piqûres de perfusion, pendant le long du lit. Les doigts étaient repliés comme s’il avait voulu mourir le poing fermé ». Après avoir embrassé son visage exsangue, vous vous souvenez d’avoir saisi ce poignet et découvert, tatouée sur la face intérieure de l’avant-bras, une ancre de marine portant dans l’anse deux dates : 1914 et 1917. Au-dessous, cette inscription presque effacée : « Vive la Révolution ! » Je vous cite encore : « J’ai placé le bras sous le drap et suis allé marcher dans le parc de l’hôpital, mon poing dans la bouche pour ne pas hurler. »

Nourri dans la noble science de l’histoire, pourquoi avez-vous tout à coup ressenti le besoin, voire la nécessité, de vous consacrer au roman historique ? Pour le comprendre, il faut se souvenir que les auteurs préférés de votre enfance étaient des romanciers. Ne pas oublier non plus que votre premier roman, Le Cortège des vainqueurs, est pétri d’histoire et que les quatorze suivants sont tous historiques. Nous découvrons en même temps cette puissance de travail démesurée dont peut-être vous ne soupçonniez pas la réalité.
Le premier volume de La Baie des Anges a paru en 1975 ; le deuxième et le troisième dans la seule année 1976. Chacun de ces deux derniers tomes est un livre épais, mêlant des dizaines de personnages et des situations multiples, allant de la fin du XIXe siècle jusqu’à notre guerre d’Algérie. Qui pourrait, comme vous, avec un talent qui ne se dément jamais, démêler tant de fils et soutenir autant de destins en l’espace de deux années ? Vous ne vous en cachez pas. Au contraire. À la dernière page du dernier tome, je lis cette précision que certains ont peut-être prise pour un aveu naïf, mais qui vient du plus profond de votre sincérité : vous énoncez le lieu, Paris, et la date, 1975, auxquels vous avez commencé. Ensuite vient le lieu, Speracedes et la date, 1976, auxquels vous avez achevé.

Vous êtes redevenu parisien. On vous propose une chaire à l’université de Vincennes mais vous êtes las des universités. Vous préférez devenir maître de conférences à l’Institut d’études politiques, autrement dit Sciences-po, ce qui n’affaiblit en rien le rythme de vos publications : des livres, bien sûr, mais aussi des articles. Collaborateur régulier de L’Express, vous y rencontrez Jean-François Revel. Je n’y reviendrai pas puisque, sur ce sujet, vous nous avez tout dit. Vous tenez la rubrique « essais et documents » pendant une dizaine d’années. Revel s’étant brouillé avec L’Express, vous quittez l’hebdomadaire en même temps que lui.
François Dufay a vu en vous un « homme-fleuve », comme on dit roman-fleuve. Seul Dumas a écrit davantage, mais il requérait souvent l’aide de Maquet. Vous êtes tout seul, Max Gallo. Vous vous levez à 4 heures du matin et travaillez tant que l’inspiration vous soutient.
Il est rare que l’une de vos histoires tienne en un seul volume. Il vous en faut au moins deux et souvent trois. Cela ne vous a pas suffi : vous êtes passé à ce que vous appelez des suites romanesques, livres différents mais se situant tous dans le même contexte historique. Y entrent : Les hommes naissent tous le même jour, deux volumes ; La Machinerie humaine, 10 volumes ; Bleu, blanc, rouge, trois volumes ; Les Patriotes, quatre volumes ; Les Chrétiens, trois volumes ; Morts pour la France, trois volumes ; L’Empire, trois volumes ; La Croix de l’Occident, deux volumes ; Les Romains, cinq volumes.
Marcel Thiébaut, qui fut directeur de La Revue de Paris, me disait un jour : « Il y a ceux qui publient beaucoup et mal, ceux qui publient peu et bien. Rares sont ceux qui publient beaucoup et bien. » Vous en êtes, Monsieur.
Dans vos romans historiques, l’invention ne trahit jamais la vérité et même, parfois, ajoute à nos connaissances. J’ai, entre autres, apprécié votre suite intitulée La Croix de l’Occident. Le thème se situe en ce XVIe siècle dont Agrippa d’Aubigné disait que les enfants « avaient Satan pour nourrice ». En Français égocentriques que nous sommes, nous ne voulons y voir que nos guerres de Religion, le massacre de Wassy, les Guises catholiques et les Bourbons protestants, des assassinats en cascade – Coligny, le duc de Guise, Henri III – et, en apothéose, la Saint-Barthélemy. Il vous suffit, au début du premier volume, de décrire la bataille de Lépante – en quels termes, avec quelles images ! – pour nous convaincre de notre erreur. L’évènement majeur du XVIe siècle, c’est le moment où s’affrontent la flotte du sultan turc et celle de la Sainte Ligue chrétienne. François Ier étant l’allié du sultan, la France n’est pas à Lépante. Vous mettez en scène des chevaliers français qui, se battant pour leur foi, sont contraints de rompre avec le roi de France et d’affronter l’Infidèle aux côtés d’Espagnols, de Génois et de chevaliers de Malte. Le Turc règne sur l’Afrique du Nord, où s’entassent les chrétiens réduits en esclavage. D’autres chrétiens rament sur les galères du sultan. Le chef de la marine turque est un chrétien converti à l’islam. C’est infiniment moins simple que nous l’avons cru. Vous nous jetez au plein de deux croyances mais aussi – et surtout – de deux civilisations. Vous nous coupez le souffle, Monsieur.

Vous fuyez la monotonie. À plusieurs reprises, vous vous êtes éloigné du roman historique pour revenir à la biographie. Formé, comme plusieurs générations d’étudiants, à l’école de Mathiez, j’ai voué à Robespierre un véritable culte dont je conserve plus que des bribes. Votre Robespierre, histoire d’une solitude aurait pu me choquer. Bien au contraire ! Garibaldi m’a toujours fasciné. En vous lisant, j’ai cru l’avoir croisé dans son île en votre compagnie. Votre Grand Jaurès, votre Jules Vallès, votre Rosa Luxemburg sont des livres de plain-pied avec l’espoir que leur titre a pu susciter.
Jugeant que vous ne pouvez enfermer certains personnages géants dans les trois ou quatre cents pages d’une biographie classique, vous élargissez votre territoire. Ainsi, en 1997, nous donnez-vous un Napoléon en quatre volumes : nous avons droit au Chant du départ, suivi du Soleil d’Austerlitz, lequel est tenaillé par L’Empereur des rois et aboutit, bien sûr, à L’Immortel de Sainte-Hélène. Huit cent mille exemplaires vendus ! Toute la France s’en est entretenue : « Avez-vous lu le Napoléon de Gallo ? » Entre Napoléon et les Français, il existe des affinités peu niables mais, quand vous passez par là, vos lecteurs se muent en fils adoptifs de l’Empereur.
À peine avez-vous conduit Napoléon au tombeau et vous cherchez à mettre en scène un héros qui soit à sa mesure. Vous le trouvez sans mal : c’est De Gaulle. Les dates de publication parlent d’elles-mêmes. Le dernier tome de Napoléon paraît en 1997 et c’est en 1998 que le premier volume de De Gaulle est en librairie. Qui va pouvoir prendre le relais ? Victor Hugo bien sûr. Premier des poètes français – le perfide hélas d’André Gide est oublié –, monstre sacré, détenteur d’un record inégalé – celui des rues de France à son nom –, il a droit à deux tomes qui sont écrits et publiés en une seule année.
Vous ne dissimulez nullement que vous chérissez les grands hommes. « Parler des grands hommes, dites-vous, c’est toujours parler de la nation. »
La vie, dans ses aspects les plus quotidiens, nous force à définir notre origine. Les questionnaires que nous remplissons sans cesse portent souvent cette interrogation : nationalité ? Et nous répondons : Français. En ce qui vous concerne, vous devriez écrire : profondément Français. À la France s’attachent toutes les fibres de votre corps, toutes les vibrations de votre esprit. Vous lui avez consacré des livres entiers comme si la France méritait, elle aussi, une biographie : Fier d’être français ; L’âme de la France ; et même : L’Amour de la France expliqué à mon fils.
Faut-il voir dans cette passion un nationalisme exacerbé ? Nullement. Ceux qui voudraient mettre en danger la démocratie vous font horreur. Il y a des pays que vous n’aimerez jamais, d’autres qui ont votre sympathie, parfois votre amitié, mais votre amour unique, c’est la France.
À ceux qui vous comprennent mal, vous avez répondu : « Il faut bien que quelqu’un monte sur le ring et dise : "Je suis fier d’être français !" » Vous y êtes monté.
L’un de mes amis aimait la France au point d’estimer que ses frontières étaient providentielles. Il n’en démordait pas et, si je tentais de le détromper, il se fâchait. Grand réalisateur de télévision, cet ami s’appelait Stellio Lorenzi. Il était fils d’un immigré chassé d’Italie par le fascisme. À une époque où le débat sur l’immigration prend la place que nous savons, faudrait-il admettre que ce phénomène, dans certains cas, soit à l’origine d’un amour plus absolu que les autres ?

Tant de succès ont fait de vous le familier des plateaux de télévision. Bernard Pivot reconnaît aujourd’hui que vous détenez, à égalité avec notre confrère Jean d’Ormesson, le record de participation à ses émissions. C’est sur le plateau d’Apostrophes que, vers la fin des années 1970, vous avez croisé François Mitterrand. Faut-il situer ici le début d’une carrière politique ?
En 1981, le même Mitterrand est élu président de la République. Les socialistes niçois cherchent un candidat qui puisse, de son piédestal, faire tomber Jacques Médecin, député-maire depuis des décennies. À Nice, La Baie des Anges a quasiment fait de vous un demi-dieu. Vous seul pouvez chasser le despote. On entreprend votre siège, vous répondez en vous inscrivant au parti socialiste. À Nice, votre campagne est restée dans les mémoires. Jean-Pierre Chevènement vous écoute et vous reconnaît comme « l’un – je le cite – des plus remarquables orateurs de notre époque : du coffre, dit-il, de l’inspiration, de la culture ». Vous n’écrivez jamais vos discours – à l’exception, bien sûr, de celui que nous venons d’entendre – et vous avouez : « Parler, faire un vrai discours, prendre une salle, la maîtriser, faire en sorte que pas une tête bouge, c’est un plus grand plaisir que d’écrire, parce qu’on y ajoute le plaisir physique. »
Aisément, vous êtes élu député des Alpes-Maritimes. Vos fidèles ont attendu la suite. Elle est venue moins de deux ans plus tard. François Mitterrand, remarquable expert en relations publiques, vous appelle à rejoindre le gouvernement de Pierre Mauroy en tant que secrétaire d’État et porte-parole. Vous choisissez pour directeur de cabinet un certain François Hollande. Ainsi découvrez-vous, autrement que par les livres, les pièges internes du pouvoir. Il n’est jamais mauvais pour un historien de les étudier de l’intérieur.
Vous avez fait rapidement le tour de ces dédales. Vos responsabilités ministérielles vous empêchaient d’écrire : vous n’avez pu longtemps le supporter. En 1984, vous quittez le gouvernement. Vous acceptez néanmoins un mandat de député européen que vous exercerez pendant dix ans. Qui l’a rappelé quand vous avez fait campagne pour le non à l’Europe ? Entre-temps, vous quittez le parti socialiste pour fonder, avec M. Chevènement, le Mouvement des citoyens, dont vous devenez même, en 1992, le président. Toujours député européen, vous voici souverainiste. En 2005, vous voterez non au référendum sur la Constitution européenne. Ce non de votre part et le oui de la mienne entraînera entre nous un léger froid, le seul et fort court, qui n’a en rien nui à notre amitié. Deux ans plus tard, la télévision vous montrera, à la Cascade du bois de Boulogne, auprès de l'actuel président de la République à peine élu. Dans un très beau discours, vous célébrerez les trente-cinq jeunes résistants qui, le 16 août 1944, ont été fusillés là.
Je ne trouve pas négligeables trois lignes au verso de la couverture de votre dernier livre, ce Louis XIV publié à l’automne dernier : « Max Gallo n’exerce plus de fonction politique depuis plusieurs années et se consacre tout entier à l’écriture. » Seules les personnes éloignées du monde littéraire attribueront cette phrase à l’éditeur.

L’un de nos confrères n’avait pas voté pour vous. Quelque temps après votre élection, il a confié être finalement satisfait que vous nous ayez rejoints. La raison qu’il a fournie n’est étrange qu’au premier abord :

– L’élection de Gallo a enrichi la conversation nationale.

Explication de texte : les médias ont abondamment commenté cette élection et ont insisté souvent sur votre évolution politique. La franchise étant l’un des traits de votre caractère, vous n’avez pas songé à la dissimuler. Nous nous sommes vus, quant à nous, entraînés dans les débats, plus souriants que déplaisants, qui en ont découlé. En suivant à la trace votre parcours, je me suis convaincu quant à moi que cette évolution n’a rien contenu, jamais, que l’on pût qualifier de politicien.
J’avais lu et relu Jean-François Revel et m’étais émerveillé de son intelligence. Je dois à l’Académie de l’avoir rencontré et d’avoir mieux discerné sa finesse et – disons le mot – son charme. Au fait, n’a-t-il pas évolué, lui aussi ? D’abord rédacteur des pages littéraires à France-Observateur, publication fortement ancrée à gauche, il achève sa carrière de journaliste à l’hebdomadaire Le Point qui, sans être à la droite de la droite, est loin d’être à gauche. Clemenceau, d’abord blanquiste, n’a-t-il pas, en tant que président du Conseil, brisé des grèves et, plus tard, en proclamant superbement : Je fais la guerre, ne l’a-t-il pas gagnée ? Adolescent, Victor Hugo ne jurait que par le roi et, jeune poète, mettait en vers le sacre de Charles X. N’a-t-il pas fini idolâtré par toutes les gauches dont il était devenu le chantre ?
L’évolution des idées politiques n’est-elle pas avant tout un signe de liberté d’esprit ?

Êtes-vous pour autant une personnalité parisienne ? Ce n’est pas votre genre. On ne peut pas mener à bien une œuvre comme la vôtre et dîner tous les soirs en ville. Vous êtes marié, vous avez eu deux enfants, Anne et David. Notre vote vous avait fait nôtre depuis trois jours lorsque, vous rencontrant, je vous ai trouvé radieux. Je me suis dit : « La joie de l’élection perdure. » Alors, vous vous êtes écrié : « Mon fils vient d’obtenir l’agrégation d’histoire. » Tel père, tel fils.
Dans les années 1970 ou 1980, vous convenez que, voyant dépérir les vieilles religions et, plus particulièrement, la catholique, vos doutes ont pris le dessus : pouvait-on leur concevoir un avenir ? Vous souhaitiez avec bien d’autres « que la religion fût ensevelie sous ses compromissions avec les pouvoirs ». Quand quelqu’un citait devant vous la prophétie de Malraux – qu’il n’a jamais prononcée d’ailleurs – selon laquelle le XXIe siècle serait religieux ou ne le serait pas, vous vous moquiez.
Or vous avez traversé une tragédie familiale. Votre fille aînée, Anne, s’est donné la mort. Elle avait seize ans. Il n’est pas de jour – vous me l’avez confié – sans que cette brûlure vous déchire. Anne n’était pas sortie intacte de mai 1968. Elle se cherchait, s’égarait. À l’annonce de cette mort, vous vous êtes précipité dans l’église Saint-Sulpice, la plus proche de chez vous, vous avez récité les prières de votre enfance que vous aviez crues oubliées. « Elles me revenaient en mémoire, dites-vous, comme les seules paroles capables non pas d’atténuer la douleur mais de me faire accepter ce qui m’apparaissait inconcevable. »
Une pensée de saint Augustin a plus tard ouvert la voie à une évolution de plus. Vous aviez souhaité l’inscrire en épigraphe de l’un de vos livres, avant d’y renoncer. Cette pensée, la voici : « La terre porte les humains comme des feuilles. Elle est pleine d’hommes qui se succèdent. Les uns poussent tandis que d’autres meurent. Cet arbre-là non plus ne dépouille jamais son vert manteau. Regarde dessous, tu marches sur un tapis de feuilles mortes. »
Lors de la cérémonie du baptême du fils d’un ami cher, vous n’avez manqué aucun des gestes de l’officiant. Quand il vous a vu, presque seul, rester dans la nef, cet officiant, le père V – l’initiale suffit –, est venu s’asseoir auprès de vous. Vous avez parlé tous deux jusqu’à la nuit. « Ce ne fut pas une confession », dites-vous aujourd’hui. Le père V avait lu vos derniers livres et y avait repéré des phrases et même, disait-il, « des vides entre les mots ». Selon lui, il était temps que vous renouiez les fils.
Il s’est levé. Vous vous êtes levé. Vous êtes sortis tous deux de l’église. Vous vous êtes arrêtés au haut des marches. Le père V s’est une dernière fois tourné vers vous :
– N’oubliez pas. Saint Bernard a dit : « Ce n’est pas dans la connaissance qu’est le fruit, c’est dans l’art de le saisir. »
Quelques jours plus tard, vous avez commencé à écrire votre suite sur les chrétiens.

Pour vous avoir connu depuis longtemps, Monsieur, je suis en droit d’affirmer à mes confrères que vous êtes le plus tolérant des hommes. C’est à ce titre aussi que je salue votre venue parmi nous. Nous sommes ici une compagnie qui, se nourrissant de ses dissemblances, ne peut vivre qu’en liberté.
Alors, vive la liberté, Monsieur !