Trois grands écrivains centenaires, François Mauriac, André Maurois, Jules Romains

Le 22 octobre 1985

Alain PEYREFITTE

Trois grands écrivains centenaires :
François Mauriac, André Maurois, Jules Romain

par M. Alain Peyrefitte

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADEMIES
le mardi 22 octobre 1985

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

       En 1885, la grande ombre envahissante de Victor Hugo rejette dans l’obscurité tous les événements concurrents. À elle seule, elle occupe la mémoire oublieuse des hommes. Victor Hugo s’est rendu coupable de détournement d’attention sur les personnes de Jules Romains, André Maurois et François Mauriac. En 1985, nous avons commémoré dignement la mort d’un génie que nos contemporains ont pleuré cent ans plus tôt ; mais nous n’avons pas le droit d’ignorer, comme on le faisait en 1885, que cette année-là fut un des plus riches millésimes de la littérature française.

Un anniversaire pour trois

Entre ces trois écrivains, il n’y aurait sûrement eu aucune trace de jalousie, à l’idée que leurs noms seraient un jour associés sous cette coupole. En voici pour preuve cette déclaration de François Mauriac, après son élection dans notre compagnie, où il fut le premier des trois à entrer : « Quand je pense à des confrères de mon âge, tels que Jules Romains ou André Maurois, j’ai un peu le sentiment de l’injustice. »

Non, ce n’était pas une injustice, puisqu’il était impossible qu’ils fussent élus en même temps. Et puisqu’ils furent ensuite réunis tous trois sous la Coupole, il est juste qu’aujourd’hui notre souvenir se partage entre tous les trois.

L’héritage du XIXe siècle dans la corbeille des nouveau-nés

Le 31 mai 1885, Jules Romains ne songeait pas à se plaindre que la glorieuse dépouille qui passait devant lui, pût un jour lui voler un peu de renom. Il avoua, par la suite, n’avoir conservé de ce jour qu’ « une impression des plus confuses ».

Euphémisme plein d’humour : il baignait encore dans le sein maternel. Mais peut-être a-t-il senti le cœur de sa mère battre un peu plus vite au passage de l’immense cortège des funérailles. Ni Mme Farigoule, ni Mme Herzog, ni Mme Mauriac, n’imaginaient alors que chacune d’elles portait un grand écrivain français.

Pourtant, si l’on examine sous quels auspices littéraires sont venus au monde les enfants de 1885, on s’étonnera plutôt que seuls trois d’entre eux aient accédé à la célébrité. 1885, décidément, ne se réduit pas à la mort de Victor Hugo. C’est aussi l’année du plus grand triomphe de Zola, avec Germinal. Celle de la Prose pour des Esseintes, le premier art poétique symboliste, signé par Mallarmé, chez qui se retrouvent, pour les fameux mardis de la rue de Rome, des jeunes gens plein d’avenir, comme Barrès, Gide, Claudel et Valéry.

C’est donc sous le triple signe du romantisme, du naturalisme et du symbolisme, que sont nés nos trois illustres confrères. Tout le XIXesiècle finissant paraît s’être penché sur leurs berceaux pour leur communiquer sa puissance créatrice et leur transmettre le flambeau de la littérature. Ils l’ont porté haut et lumineux jusqu’à nous, tout au long de leur vie.

Nés dans l’ancien monde, ils ont tout vécu de l’avènement du nouveau

Tous trois sont morts octogénaires. C’est le premier de leurs points communs. Ils sont nés dans un XIXesiècle où la vie quotidienne était plus proche de l’Ancien Régime que du monde moderne. Alors, n’étaient répandus ni l’électricité, ni le téléphone, ni l’automobile. La radio ou la télévision restaient à inventer ; tous progrès dont nous n’imaginerions guère pouvoir nous passer. François Mauriac se souvient d’avoir vécu son enfance à la manière de ses grands-parents. Il a souligné la brutalité des transformations techniques, dont, grâce à l’aisance de sa famille, il profita aussitôt.

Ils ont fait tous trois la même constatation stupéfiée, chacun dans son style propre : leur longévité à tous trois leur a permis de voir évoluer le monde, depuis l’éclairage à la lampe à huile jusqu’à la fée électricité, depuis la marine à voile jusqu’aux grands pétroliers, depuis le fiacre jusqu’à la fusée interplanétaire.

Comment ont-ils reçu ces bouleversements ? Dans la corbeille des cadeaux, le XIXesiècle avait laissé la confiance dans l’avenir de la science. Le progrès technique ne devait-il pas rendre le monde meilleur et permettre aux hommes de trouver enfin le bonheur ?

La philosophie de Jules Romains

Jules Romains, cet amoureux des villes et des foules ; André Maurois, ce fils d’industriel promis à prendre la succession de son père à la tête de l’entreprise familiale, auraient pu – plus que François Mauriac, viscéralement attaché à sa terre bordelaise – se laisser abuser par la mystique du progrès. Mais quel optimisme résisterait à deux guerres mondiales ?

La science, l’antidote le plus efficace contre la barbarie, pensait Renan. Quelle désillusion ! La civilisation ne serait-elle qu’un long et brillant détour pour aller de l’ignorance à l’apocalypse ?

Le discours que prononça Jules Romains en 1946 pour sa réception à l’Académie française, je ne l’ai pas lu sans émotion. Cet insigne écrivain, plus que tout autre héritier, avec l’unanimisme, de Victor Hugo, s’interroge, parvenu au faîte des honneurs. Lui qui avait salué l’avènement des groupes humains, des êtres collectifs, ne s’était-il pas trompé ? N’avait-il pas sous-estimé les maladies auxquelles sont sujettes les multitudes ? Hélas, rien ne fut plus unanime – sinon unanimiste – que la Première Guerre mondiale. Si ce n’est la Seconde, qu’aucun « homme de bonne volonté » ne parvint à empêcher. La liberté individuelle, l’insurrection de l’âme contre l’oppression collective, ne sont-elles pas les valeurs les plus importantes à affirmer, devant les totalités qui menacent de broyer la personne humaine ?

L’unanimisme peut prendre un tour très joyeux. Ainsi avec le sermon que, dans les Copains, prononce Bénin dans l’église d’Ambert, pour dénoncer l’hérésie, selon lui, qui préconise la chasteté au mépris du précepte de Jésus-Christ : « Aimez-vous les uns les autres ».

Et Bénin d’encourager les fidèles à aimer leurs prochains : « Qu’une épouse ne vienne point me dire : « Mon père, (...) mon mari ne manifeste aucun empressement (...) ». Je lui répondrais : « Le remède n’est-il pas entre vos mains ? » Et qu’un époux ne me dise pas : « Mon père, ma femme m’oppose une invincible froideur ». Je lui répondrais plus vivement encore : « Dieu vous a confié un champ. Un labourage nonchalant et superficiel, que n’ont point complété d’autres travaux, ne saurait produire une meilleure moisson ».

La foi pascalienne de Mauriac

François Mauriac se gardait de sermons aussi profanes. Il n’avait pas besoin, comme Jules Romains, de « se consoler de l’absence de la vie éternelle ». Lui qui n’a jamais cru trouver de mots trop durs pour stigmatiser dans ses romans l’oisiveté, l’avarice, l’ambition de ses personnages ; pour dénoncer la vanité de leurs occupations, la bassesse de leurs sentiments, la perversité de leurs désirs. Misère ! Misère de l’homme sans Dieu. Mais la Grâce n’est refusée à personne. Pas même à ceux qui prétendent ne pas aimer Dieu, car il faut être deux pour ne pas s’aimer. On n’échappe pas à l’amour divin.

Aucun dogmatisme pourtant, comme Mauriac sut le rappeler un jour à Aragon : « Ne croyez surtout pas qu’à mon sens, la sainteté soit toujours officiellement catholique. Le royaume de Dieu déborde les frontières de l’Église visible et je ne mets pas en doute que vous-même ne connaissiez des saints. » Derrière le sarcasme, la ferveur.

Pour Mauriac, les pires atrocités du monde ne peuvent abolir l’espérance, si l’on a la foi. Et mieux valait l’avoir pour regarder, sans désespoir, naître et grandir notre XXesiècle.

La sagesse sceptique de Maurois

Face à ses deux confrères – chacun mystique à sa manière – André Maurois incarne l’idée que l’on se fait de la sagesse, dans la tradition de Montaigne, qu’il admirait tant. Une sagesse que lui enseigna Alain et qui le place aux antipodes de la religion de Mauriac. Celui-ci ne disait-il pas : « J’ai toujours décelé dans Alain l’adversaire de ce qui m’importe le plus. »

Entre le spiritualisme laïc de Jules Romains et la ferveur pascalienne de Mauriac, Maurois aima la vie. Son intelligence, séduisante et souple, se plaisait à un scepticisme de bon aloi. Il croyait au bonheur. « Certes, disait-il, l’univers est immense, et nous sommes petits et faibles. Pourtant, nous avons prise. » Non, l’action n’est pas un vain divertissement. « Nous pouvons échapper au déterminisme universel, nous glisser entre les nécessités et nous créer un abri contre leur jeu fatal. »

En faisant son œuvre, l’homme trouve son bonheur : c’est dans l’œuvre et la vie des autres qu’André Maurois s’est aussi attaché à chercher, comme il le dit, « cette note particulière qu’émet toute âme humaine et qu’il est délicieux d’entendre résonner toute pure. » André Maurois était bienveillant, une rareté dans ce siècle de cris et de fureur ; un « tendre garçon », disait de lui son maître Alain ; un exemple de bonté dans cette époque cruelle.

Mystères de trois vocations

Comment Jules Romains, François Mauriac et André Maurois sont-ils devenus écrivains ?

Sonder leurs origines, examiner leurs enfances et leur formation, c’est se plonger dans un abîme de perplexité. Leurs racines ont poussé sur des terreaux si différents, leurs familles étaient de conditions si diverses, qu’il est impossible de repérer entre eux un facteur commun. Serait-il absurde de croire que l’on ne devient pas, mais que l’on naît, écrivain ? À quoi bon, dès lors, vouloir expliquer à tout prix ce que chacun porte en soi à sa naissance ?

La vocation de Jules Romains

Jules Romains comptait parmi ses aïeux un grand-père mémorialiste, dont les manuscrits ont été perdus. Son père était l’un des « hussards noirs » que la République recruta massivement à la faveur de la loi sur l’obligation scolaire. Fils d’instituteur sous la IIIe République ! Pouvait-on rêver meilleur sort pour s’élever par le travail et l’instruction ? De fait, ce qu’il est convenu d’appeler de brillantes études conduisirent Jules Romains à la rue d’Ulm et à l’agrégation de philosophie. Sa voie était toute tracée : l’enseignement – ou la littérature. Il fera les deux.

Mais l’écriture prend racine plus loin qu’une formation intellectuelle. Parisien originaire du Velay, Louis Farigoule est à la fois de la ville et de la campagne, à la fois son Jallez et son Jerphanion. Toutes les conditions étaient-elles réunies pour que naisse Jules Romains ? Non ! Il y fallait encore une révélation. Celle qui le saisit, un soir d’automne 1903, dans la rue d’Amsterdam, grouillante d’une foule bigarrée : le sentiment de fraternité et de totalité, la communion unanime. Illumination foudroyante, puisqu’elle décida du caractère de l’œuvre de Jules Romains : l’unanimisme était né.

Ce mystérieux et mystique éblouissement excepté, rien de plus naturel en somme, ni de plus logique – rétrospectivement – que la carrière de Jules Romains. Notre rationalisme est satisfait.

La vocation de Mauriac

Mais que dirions-nous de la vocation de François Mauriac ? Pourquoi un jeune bordelais, fraîchement débarqué à Paris, nouvellement reçu à l’École des Chartes, et qui rêvait, disait-il, « d’avoir une vie paisible dans quelque bibliothèque de province », pourquoi ce jeune étudiant prit-il la plume, un jour de printemps 1909, sur une table du bar du Palace des Champs-Élysées, pour rédiger sa lettre de démission au Directeur de l’École et écrire à sa mère qu’il allait se consacrer à la littérature ?

François Mauriac pensait tenir son goût pour les lettres de son père, disparu quand il n’avait pas deux ans. « Je ne l’ai donc pas connu, confie-t-il, lui de qui j’ai reçu, il n’en faut pas douter, la passion de lire et le don d’écrire. » Comme pour Jules Romains, on peut retrouver un ancêtre que la plume démangeait, ou chatouillait, ou gratouillait : un grand-oncle landais qui, dit-il « écrivaillait ». Et le père même de Mauriac « faisait de mauvais vers ».

Mais ne peut-on se demander, à l’inverse, si la foi, que François Mauriac reçut de sa mère, aurait survécu à la présence d’un père irréligieux au point de se faire servir – un détail que l’auteur du Nœud de Vipère n’oubliera pas – une côtelette tous les vendredis ? Privé de son inspiration chrétienne, il n’eût pas été le même écrivain. Eût-il été seulement écrivain ? Sa facilité à écrire, qui lui mérita un 18 à la dissertation française de licence – même si un zéro en grec le fit échouer à la première session – laisse à penser qu’un tel talent ne serait pas resté inexprimé. Mais eût-il été aussi fécond? Aussi profond ? N’aurait-il été qu’un romancier régionaliste ? En tout cas, il n’eût jamais écrit les Mains jointes, qui lui valurent la reconnaissance et le parrainage de Barrès.

La vocation de Maurois

Pour André Maurois, le cheminement de la vocation est encore plus obscur. Sa famille, juive et alsacienne, avait choisi la France en 1871. Son grand-père, suivi de ses ouvriers, avait recréé l’entreprise familiale de tissage à Elbeuf, près de Rouen. C’est là que naquit André Maurois. Il passa son enfance dans le culte de la Patrie, dans le souvenir de la France déchirée. Au lycée, une rencontre qui, peut-être, décida de tout : il est l’élève d’Alain, qu’il vénère comme un maître de sagesse. Il songe à une carrière de professeur de philosophie et passe la licence. Alain – tout en le mettant en garde contre sa trop belle facilité – le pousse à écrire, mais l’encourage d’abord à exercer un métier et des responsabilités, dont son œuvre future d’écrivain ne pourra que s’enrichir.

L’héritier d’une entreprise industrielle ne choisit pas sa vie : telle était alors la puissance paternelle. Il est appelé à prendre place dans l’usine pour apprendre à la diriger. Il y reste près de dix ans, jusqu’à la guerre. À défaut d’écrire, pendant ces années de latence, il lit. Il lit de tout. En quantités, si l’on peut dire, industrielles. Mais le démon de créer – et autre chose que des tissus – est le plus fort.

C’est au front, où il sert en qualité d’interprète auprès des troupes britanniques, qu’enfin, il écrira son premier livre : Les silences du Colonel Bramble. C’est déjà une œuvre achevée. Mais quelle lente et secrète maturation ! Il a alors trente-trois ans.

L’histoire d’André Maurois est celle d’une vocation différée. Ses dons naturels, contrariés, auraient pu ne jamais s’épanouir. Mais ils se sont affinés dans une mystérieuse alchimie intérieure, pour exploser au grand jour. Son coup d’essai fut un coup de maître.

Faut-il croire à la prédestination ? Je n’entrerai pas dans ce débat théologique, à jamais brûlant. Mais, pour un écrivain plus que pour tout autre, il me semble que l’on devrait pouvoir dire de son destin : « c’était écrit ».

Des œuvres immenses et diverses

Il ne serait pas imaginable d’évoquer dans ce triple hommage les œuvres immenses, si riches et si différentes, de Jules Romains, François Mauriac et André Maurois.

Les deux premiers avaient en commun des débuts poétiques que leur production romanesque fit oublier. Ces premiers poèmes n’étaient pourtant pas médiocres. Ceux de Jules Romains prétendaient même innover dans la forme, et rompre avec le symbolisme, en renouant avec l’expression directe des sentiments et des choses. Ceux de François Mauriac lui valurent d’être immédiatement admis dans le monde des lettres, grâce à l’admiration que leur porta Barrès. Mauriac s’est moqué de ses débuts de chérubin de sacristie, qui joue un fade cantique sur un petit orgue. Mais, si, par la sensibilité qu’ils révélaient, ces poèmes n’avaient pas été remarquables, eh bien, aurait dit La Palice, ils n’auraient pas été remarqués. Peut-on encore concevoir aujourd’hui qu’un jeune poète puisse accéder à la célébrité par un modeste recueil ?

François Mauriac et Jules Romains connurent également tous deux le succès au théâtre. Ainsi, ils furent avec le même bonheur, poètes, auteurs dramatiques, romanciers : comme Victor Hugo, ils surent s’illustrer dans les trois genres.

Singularité de Maurois

L’œuvre d’André Maurois est à la fois plus unie et plus singulière. Plus unie, parce qu’après ses débuts romanesques, il s’est rapidement affirmé comme le maître de la biographie historique. Le singulier n’est donc pas qu’il ait cultivé, comme ses deux compagnons, plusieurs genres, mais qu’il ait pu, dans des ouvrages qui appartenaient au même genre, chaque fois transformer sa manière.

Quel fut son secret, pour nous livrer les secrets de la vie de Disraëli ou Lyautey, de Shelley ou George Sand ? « Lorsque j’écris une biographie, dit-il, je me représente le héros, et la cohorte qui l’entoure, sur un immense trottoir roulant qui s’en va, lentement, implacablement, vers la vieillesse et la mort. Cette vision vous paraît triste ? Non, elle est apaisante et douce. Ne craignez rien, semble vous dire le biographe, la vie est faite de l’étoffe des songes et nos maux eux-mêmes auront une fin. »

C’est une grande leçon qui se dégage de toutes ces études. Une leçon d’humanisme, un art de vivre.

Non, rien de triste. Et aucun de nos trois écrivains ne céda jamais à une complaisante mélancolie. Ils étaient de nature trop vigoureuse pour ne pas, quand c’était nécessaire, faire entendre de puissants éclats de rire, ou se barder d’humour même sous sa forme noire.

Le canular

On se souvient des grandioses canulars, trop beaux pour être vrais, des Copains. À propos de ce chef-d’œuvre d’humour normalien, on a pu parler de « mystification transcendantale », où le mystère le dispute à la mystique.

La visite nocturne des Copains à la caserne d’Ambert est un chef d’œuvre du genre. Broudier, avec sa barbe de ministre radical ; Omer, en attaché militaire – « parce que, lui dit Broudier, tu as le nez rouge, ton faciès représente quelque chose à la fois de bilieux et d’alcoolique » ; Lamendin, un peu boudiné dans sa redingote de directeur de cabinet, mais : « un peu d’embonpoint, un certain avachissement de la chair et de l’esprit, je ne sais quelle descente de la cervelle dans les fesses, ne messiéent pas à un haut fonctionnaire ».

Les compères réveillent le colonel et les deux commandants de la caserne et commencent l’inspection par les lieux d’aisance de nuit. Ici commence un morceau d’anthologie de la littérature scatologique, qui ne peut décemment résonner sous ces voûtes. Déjà, le docteur Knock perçait sous le ministre radical.

La verve satirique

Nous avons tous en mémoire la verve assassine – on ne tue bien que par le rire – avec laquelle François Mauriac a épinglé sur son Bloc-notes, comme des papillons parmi les fleurs de rhétorique, les plus beaux spécimens politiques de la IVe République.

Un exemple : « Ma politique forme un bloc », aurait dit M. le Président du Conseil. Nous l’en croyons sans peine, nous qui sommes sous le bloc.

Ces mots sont si terribles qu’aujourd’hui encore, malgré la disparition des protagonistes, on hésite à nommer les victimes des traits de Mauriac, de peur de raviver des plaies qui s’étaient cicatrisées. Quelques jours après la phrase que je viens de citer, voici ce que la même victime pouvait lire à son sujet :
« Des amis qui l’ont vu lundi soir à la télévision, m’assurent que le président du Conseil a bonne mine. Me voilà tranquillisé. Je m’étais fait des idées. On s’attache aux gens malgré tout, fussent-ils des fléaux. »

Acharnement personnel ? Non pas. Chacun en prend pour son grade : « Quelle est, parmi les politiciens de la IVe République, l’espèce la plus nuisible : celle qui ne fait rien, ou celle qui fait quelque chose ? »

Mauriac est un maître de la sentence, qui tombe comme le couperet d’une sentence de mort : « Il ne suffit pas de n’être pas éloquent pour faire figure d’homme sérieux, et de ne pas savoir parler pour savoir penser. »

L’image la plus osée ne le rebute pas : « Les enquêteurs prolifèrent sur les scandales qu’ils ont reçu mission d’étouffer, pareils à ces coléoptères, appelés nécrophores, qui déposent leurs œufs dans les cadavres. »

Ne m’accusez pas, Messieurs, de parti pris, si ces citations paraissent avoir été écrites aujourd’hui. Voyez-y plutôt la preuve du génie de François Mauriac, dont les flèches sont plongées dans un venin d’éternité.

L’humour anglais

Avec Maurois, dans les Discours du Dr O’Grady, c’est une saveur toute britannique que nous goûtons, au récit des aventures de l’interprète Aurelle sur le front anglais, pendant la Première Guerre mondiale. Ce jeune homme cultivé est seul à apprécier les portraits du capitaine Beltara, peintre assez renommé, dont les modèles sont épouvantés par le résultat. Mais vient le tour d’Aurelle d’être croqué à l’huile : « C’est charmant, dit-il enfin, avec un certain embarras, c’est charmant, il y a des coins délicieux, toute cette nature morte sur la table, on dirait un petit Chardin, et j’aime beaucoup le fond ». Et André Maurois de conclure ainsi cet épisode, que je n’ai pu résister à l’envie de vous citer : « Baltara, qui était bonhomme, orna le visage de son ami du nez grec et de la bouche petite que lui avaient refusés les dieux. »

Le rayonnement international

Trois vocations, trois esprits, trois styles. Nés la même année, ces trois hommes ont traversé près d’un siècle de notre histoire et grandement contribué au rayonnement des lettres françaises dans le monde. François Mauriac fut couronné par un prix Nobel « pour l’analyse profonde de l’âme et l’intensité artistique avec laquelle il a interprété, dans la forme du roman, la trame de la vie humaine. »Jules Romains fut, dans les deux Amériques, une voix de la France quand elle gisait terrassée. André Maurois a été reconnu par les Anglo-saxons comme un des meilleurs connaisseurs de leur civilisation, comme s’il leur en avait révélé à eux-mêmes les secrets ressorts.

Cent ans après leur naissance, leurs œuvres ne comptent pas seulement parmi les fleurons de notre littérature. Elles appartiennent maintenant au patrimoine de l’humanité.