Le duc Louis de Broglie : témoignage sur l’homme que j’ai connu. Discours prononcé pour le centenaire de la naissance de Louis de Broglie

Le 15 juin 1992

Jean GUITTON

Le duc Louis de Broglie :
témoignage sur l’homme que j’ai connu

 

 

Quel grand mystère que le lien d’un auteur avec son œuvre ! Si grand que plusieurs ont préféré le nier ou le taire : des esprits aussi différents que Proust et Bergson n’ont pas admis qu’on ose parler de leur vie. Qu’Archimède ait connu des passions, cela ne peut à leur sens nous éclairer sur ses théorèmes. Je suis d’un avis tout contraire : je soutiens que pour pénétrer Archimède, il faudrait savoir les amours d’Archimède ; que pour comprendre le duc Louis de Broglie (et même la mécanique ondulatoire) il est utile de savoir son humanité.

 

Le hasard des rencontres (analogue au hasard des atomes) m’a permis de connaître le duc : j’ai pu surprendre le lion dans ses tanières. Broglie, certes, et les 40 000 livres de sa bibliothèque, et les 361 fenêtres, qui se fermaient chaque soir. Davantage, le Forez de l’Astrée, le Forez du Lignon, que sa sœur Pauline a chanté dans Comment j’ai vu 1900.1900-1990, quel siècle sans analogue dans l’histoire ! Quel abîme sépare 1990 de 1900 depuis la découverte d’un second feu caché dans le moindre grain de matière, qui peut tout libérer ou tout détruire ! Le Forez donc. Dans ma dixième année, j’avais été reçu à Contenson, comme un petit prince : Contenson ce second Broglie caché au cœur de la France, non plus féodal, mais romantique — et, pour le jeune duc, source des images qui excitent l’invention —, toujours imaginaire.

 

Le Forez donc, mais davantage Saint-Étienne, ma ville natale, où les Rochetaillée, par leur fortune, ont permis au duc Maurice de créer à Paris le premier centre atomique.

 

Louis de Broglie se défiait des philosophes, ces « abstracteurs de quintessence », qui ont souvent retardé le progrès des sciences. Lui qui ne s’est jamais trompé, se trompa pourtant une fois, lorsqu’il prédit à mon oncle Montauzan, qui était son notaire, que je ne serais jamais élu à l’Académie française. Le cœur a son secret, mon âme a son mystère. J’ai aimé le duc Louis, d’autant plus que je ne me savais pas aimé.

 

Comme elle est singulière et sans ressemblance dans l’histoire des sciences, la relation de Louis de Broglie avec la gloire — dont son ancêtre, Mme de Staël avait pensé qu’elle était une faveur prématurée, « le deuil éclatant du bonheur ». La plupart de ces prédestinés qui ont acquis ce que les hommes appellent « la gloire » sont issus des familles démunies des biens de ce monde. Ils sont « sans généalogie », comme Melchisédech. Mais quel fardeau que tant de gloires antécédentes — dans le triple domaine de la guerre, des lettres, de la grande politique ! Et, pour ajouter, un léger obstacle (plus difficile peut-être) celui de la gloire naissante de son frère Maurice.

 

Pour un esprit si fier, si pur et si lucide, il n’était qu’une évasion concevable : celle du cénobite, de l’anachorète, du moine. Il fallait quitter le monde, mais le quitter, comme avait fait saint Louis dont il portait le nom, sans le quitter, tout en demeurant au sommet des charges, des soucis, des honneurs. Il s’agissait d’unir les contraires, comme toujours il le fit, non pas en les juxtaposant, mais en les poussant à leur extrémité.

 

On se trompe en parlant de sa timidité. C’était tout autre chose. Je désire pour le peindre donner toute sa plénitude au mot pudeur, à l’exemple de Joubert ou de Max Scheler. La pudeur dispose un voile, une distance entre nous et nous-même. Elle semble nous éloigner des êtres, mais c’est pour atteindre leur intimité.

 

Qu’on n’imagine pas que la pudeur du duc ait affaibli son ardeur. Le duc demeurait lion, lion dompté. Son beau-frère, le comte de Pange, comparant Maurice et Louis, me disait : Maurice est porté à une douceur un peu mélancolique. Louis est un géomètre, parfois agressif, toujours impétueux. Ici encore les contraires en lui se complétaient en s’exaltant, comme deux flammes.

 

J’avais renoncé à m’entretenir avec le duc. Et, comme la peinture est pour moi un accès au mystère, j’avais entrepris de reproduire avec mes fusains et mes pinceaux son visage. Je crois que le visage d’un homme est la somme, tantôt radieuse, tantôt douloureuse de ce qu’il veut révéler et de ce qu’il veut dissimuler de lui-même. Vous devinez que, pour peindre le duc, je commençai par figurer les deux triangles symétriques de son col cassé. Que de tracas pour traduire ce visage intemporel, historique ; cette splendeur éteinte ! Je fus aidé par une « coquetterie », la ptôsis de son œil droit, qui accentuait son air distrait de contemplatif.

 

En contemplant ce contemplatif, je ne cessais de lui poser de muettes questions sur les problèmes qui, sous l’influence de Bergson, depuis mes vingt ans, m’avaient tant occupé : quelle est la relation du temps avec l’espace ; et, plus encore, avec l’éternité ? À mes yeux, la succession des moments du temps est illusoire. Avec Spinoza, j’estime que le tout de notre vie est déjà présent confusément dans chaque parcelle ; que nous expérimentons, que nous sentons que « nous sommes éternels ».

 

De quoi donc s’agit-il, sinon de passer d’une simultanéité finie (celle de la vie présente) à une Simultanéité infinie ? Je n’ai cessé de comparer le génie d’Einstein avec le génie de Broglie. Einstein a ramené le temps à l’espace ; ce qui permet de renverser le cours du temps. Broglie a fait tout autre chose. Pétri d’histoire, enraciné dans le passé, il a pu coïncider avec cette coulée des siècles, qui se précipite de la Genèse à l’Apocalypse, et que nous appelons l’histoire. Mais l’Apocalypse, dans la perspective divine, a précédé la Genèse. Le passé n’est jamais qu’une retombée de l’avenir : l’omega explique l’alpha. Rappelons que la maxime de la famille Broglie, c’est : « Pour l’avenir »...

 

Comme j’ai défini le duc Louis par la pudeur, je veux aussi le définir par l’élégance.

 

L’élégance est le nom discret (et, pour ainsi dire, le nom pudique) de la beauté. On parle d’élégance pour désigner les modes féminines : on parle d’élégance aussi pour les théorèmes. Le duc était élégant essentiellement.

 

Dans sa première enfance, par ses gouvernantes, il avait appris les langues de l’Europe. Plus tard, il assimila le grec et le latin : il dépassa la subtilité grecque, la solennité latine pour parler le français le plus pur. Il rédigeait avec soin ses moindres paroles publiques, et même ses improvisations. (En ce jour, comme il souffrirait d’apprendre qu’un des nôtres louant l’un des nôtres allait devoir s’exprimer en anglais sur le sol de France !) Le duc Louis nous a laissé un modèle incomparable de la langue des sciences : cristalline, diamantée, transparente et profonde — pouvant, dans les sujets les plus difficiles, instruire à la fois les savants et les simples. Peut-être dira-t-on qu’il vulgarisait ; je prétends, au contraire, qu’il ennoblissait.

 

Comme la suprême parole doit faire place au silence, comme la suprême marque d’amour est de taire son amour, la suprême élégance du duc Louis fut de se dissimuler sous une apparence commune. Il voulait passer inaperçu, être « comme tout le monde », combinant ici encore les contraires.

 

Il paraissait, vêtu à l’ancienne mode, avec l’inévitable col cassé, l’épingle de cravate munie d’une perle, la montre à gousset, le chapeau tout bosselé — le parapluie vraiment « incontournable »...

 

Dans la préface des Contemplations, Hugo s’est écrié : « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » Le cosmos, la société des autres, ce monde que nous croyons extérieur, ne sont-ce pas des projections de nous-mêmes ?

 

Les deux infinis, l’un de grandeur, l’autre de petitesse, celui du ciel au silence éternel, celui de la goutte d’eau, Pascal les avait d’abord découverts dans l’abîme de son cœur.

 

Nous ne saurons jamais comment les deux contraires immenses reposaient dans l’âme très secrète du duc Louis, mais nous savons que la coexistence des éléments contraires était pour lui comme pour Pascal, pour Leibniz et pour Hegel, le sésame incantatoire.

 

Je ne crois pas qu’il ait prononcé le mot amour. Et pourtant sa vie était tout entière et secrètement inspirée par le service des autres. Il était habité, comme les rois et les papes, par l’idée qu’il faudrait être « serviteur des serviteurs ». Il traitait ses « domestiques », ses huissiers comme des princes obscurs. Le mot de « domestique », il en restituait l’étymologie : le domestique était celui qui faisait partie de la maison. Au moindre correspondant, il répondait sur un pauvre papier blanc. Et je connais des êtres dont l’existence a été illuminée par une lettre du duc, qu’ils gardent encore comme un trésor.

 

Il pensait qu’il n’y a de vacance que pour le corps. Peut-on cesser un seul instant de comprendre, de chercher ou d’aimer ? Le duc n’a jamais pris un jour de vacances. Et pendant les chaleurs du mois d’août, il convoquait ses confrères de l’Académie des Sciences.

 

Le duc Louis de Broglie a vécu 94 ans. Croyant le couronner, selon les usages, on avait célébré ses 8o ans. Il avait encore quatorze années à vivre.

 

Il passa le cap des 90 ans : cap insolent, délicieux et fatal, où la perception que l’homme a du présent, du passé, du futur se transforme, si profondément. Car le passé devient une manière d’espace immense que la mémoire, comme chez Proust, parcourt en tous les sens. Quant au présent, il s’intensifie et s’évanouit. Tout se tend vers la frontière, si proche, du temps avec l’au-delà du temps. Et l’énigmatique devise des Broglie prend un sens sublime : « Pour l’avenir »...

 

Cette phase ultime de la vie humaine fut pour le duc pleine de ténèbre, de douleur et d’oubli. Un neveu privilégié (qui est pour moi un frère), ange de l’agonie, veilla chaque jour sur ses heures dernières. Le duc avait choisi ses funérailles : il désirait « discrètement mourir, un peu comme on s’endort », et ne déranger personne.

 

Maurice Genevoix, qui avait trois fois frôlé la mort dans les combats, disait qu’il était doux de mourir : car, dans l’ultime instant, la vie entière se déroule devant vous, comme un film paisible.

 

Qui sait si le duc n’a pas alors compris, avec une humble fierté, que ses pères allaient désormais descendre de lui ?

 

Pour parler une dernière fois avec Pascal, les grandeurs de chair s’évanouissent devant les grandeurs d’esprit ; et les grandeurs d’esprit devant les grandeurs de sainteté, de pur amour. Le duc Louis de Broglie a donné à la race des Broglie le sceau suprême, celui de sa raison d’être. Jadis Louis était le frère de Maurice. Désormais, et à jamais, Maurice est le frère de Louis.

À un biographe, le duc avait donné des consignes sévères. « Dites que je suis né à Dieppe ; aucun de ces détails biographiques qui n’intéressent personne : Seule, la Science ! »