Réponse au discours de réception de Henri Gouhier

Le 22 novembre 1979

Jean GUITTON

Réception de M. Henri Gouhier

 

Monsieur,

Depuis plus de trois siècles l’Académie subsiste, comme un grand vivant identique à lui-même, grâce à la succession ininterrompue de ses membres. Et, pour assurer cette continuité, elle laisse souvent agir le hasard, les caprices du sort. Il arrive parfois qu’elle préfère une sorte d’hérédité et de filiation. C’est ainsi qu’Edouard le Roi fit ici l’éloge de Bergson, comme vous allez louer Etienne Gilson, qui fut votre maître.

En 1921, lorsque je vous ai connu, j’étais aussi l’étudiant de M. Gilson, qui venait d’arriver en Sorbonne. L’École Normale de 1920 ressemblait à un caravansérail étrange, où voisinaient de jeunes innocents qui n’avaient pas fait la guerre avec des vétérans revenus du front où ils avaient reçu le baptême du feu, comme sont parmi nous nos deux Secrétaires Perpétuels, Maurice Genevoix et Jean Mistler. Vous aviez failli participer à l’offensive de Lorraine en novembre 1918, quand l’armistice survint ; et vous avez repris vos études, à peine interrompues. Pendant un demi-siècle j’ai suivi votre carrière, calme, régulière et montante. J’ai lu vos ouvrages quand ils paraissaient, en même temps que ceux de M. Gilson. Vous étiez tous les deux des laborieux, qui ne pouvaient se reposer du travail que par le travail. Et comme j’aime à réfléchir, au sens physique et presque optique de ce mot de réflexion (c’est-à-dire à voir dans un être le reflet d’un autre être, sachant que beaucoup d’étoiles sont des étoiles doubles), je voudrais dire comment je me représente vos deux visages et vos deux essences singulières.

Vous ne vous ressemblez pas le moins du monde. Si j’étais La Fontaine, j’écrirais volontiers une fable : le Lion et l’Agneau. Le lion, dis-je, car c’est bien en forme de lion que Gilson m’apparut, secouant sa crinière, affirmatif et même dogmatique, truculent, plantureux, débordant de vie et de certitude, jouissant de ses paradoxes. Et vous, discret, réservé, courtois, aimant à persuader et ne contredisant presque jamais. Il m’est arrivé de faire passer des thèses en Sorbonne avec vous et de vous entendre ensevelir sous des éloges un travail que vous m’aviez dit être médiocre. Inversement, je vous entendais chercher des poux dans la fourrure d’un bel angora. Votre nature tranquille comme le miroir d’un lac rétablissait l’égalité entre les personnes, comme vous le faites dans vos livres entre les génies. Peut-être avez-vous un fond d’indifférence ? Je retrouverai ce trait de caractère bientôt ?

Au contraire, Gilson, chez qui nous admirions une férocité courtoise, un bon sens à la Diogène, la joie de contredire, le désir d’être seul, même parmi nous, à penser ce qu’il pensait. Sur ce point Gilson était le moins thomiste des disciples de saint Thomas, s’il est vrai que le génie de saint Thomas fut de concilier.

Lui était bourguignon, vous presque champenois. Lui capitaine au long cours, bourru, bienfaisant, rendant généreusement le service qu’il avait refusé tout d’abord. Bûcheron allant dans la forêt abattre quelques chênes. Vous préfériez faucher inlassablement les blés, contourner les obstacles et dissoudre les difficultés avec un certain sourire.

Je tiens que, pour définir un esprit, il faut dévoiler sa manière de souffrir et sa manière de sourire. L’ironie, cette distance légère que les Grecs nous ont appris à mettre entre l’esprit et son objet, chez Gilson elle était soudaine comme l’éclair, parfois mélangée d’amertume. Votre ironie est douce, effacée, à peine sensible. Votre style n’est jamais amusant ; souvent il est amusé. Dans l’adversité, Gilson faisait penser à Jacob luttant avec l’ange ; et vous plutôt à Isaac qui n’osait questionner Abraham et portait avec douceur le poids du sacrifice. Je vous applique en secret les mots par lesquels Bossuet définissait Nicolas Cornet, docteur en Sorbonne : « Sage, tranquille et posé : homme modeste et pacifique. »

Après l’amour, rien n’est plus tendre que l’amitié, en qui d’ailleurs tout véritable amour s’achève. Et, parmi les amitiés, comme elle est féconde, silencieuse et rare celle que suscite chez un homme l’admiration qu’il a pour un maître ! Plus forte, dirai-je, que la filiation : car on ne choisit pas son père, alors qu’on choisit son maître. Une amitié de ce genre a fondé la philosophie, avec Platon, qui établit dans le jardin d’Académos la première Académie, — et qui inventa ce genre littéraire assez artificiel du discours d’éloge, auquel après tant de siècles je m’exerce encore.

M. Gilson quitta la Sorbonne pour le Collège de France, où il trouva le divin loisir. Vous avez toujours supporté la charge de l’enseignement universitaire, et en particulier celle de la direction des thèses, labeur immense. Malgré cela, vous poursuiviez votre œuvre d’écrivain et d’historien. Les portraits des philosophes que vous avez tracés composent une galerie. On peut les voir ensemble comme dans un musée intelligible, et tracer à travers ces portraits un portrait de vous-même dont vous n’avez pas, sans doute, une claire conscience. Vous cherchiez à connaître les philosophes moins dans leur essence que dans les accidents de leur histoire, et souvent dans leurs faiblesses plus que dans leur génie. Vous les éclairez d’une lumière oblique et d’un rayon d’érudition qui renouvelle souvent leurs visages.

J’ai relu après cinquante ans cet essai sur Descartes, votre premier livre. Vous écriviez alors aussi un opuscule sur Maurice Barrès, qui consola Barrès alors qu’il avait la tristesse de se croire méconnu par la jeunesse. Au reste, Barrès et Descartes se ressemblent par la solitude et la désinvolture. Écrire un livre d’histoire original, c’est briser une idole. M. Gilson avait fait voir que Descartes, sans le savoir ni le vouloir, était pénétré de scolastique. Et vous allez prouver que ce même Descartes, sans trop le montrer, était un catholique sincère, et non pas un athée virtuel qui portait le masque de la religion.

Vous allez même plus loin. On opposait souvent le précurseur, le novateur, le révélateur de la « conscience » à un Descartes judéo-chrétien encore soumis à l’Eglise et à ses mythes. Vous rétablissez l’unité de Descartes en montrant que c’était la même raison, fortifiée par la méthode des géomètres, qui démontrait l’existence de Dieu, d’une part, et d’autre part la rationalité mathématique du cosmos. Au fond, votre Descartes, c’est celui de Péguy, ce « cavalier français » ni grec ni médiéval (très peu cartésien) qui déduisait la physique de la mathématique comme le feront plus tard Einstein et Louis de Broglie, afin de nous rendre «maîtres et possesseurs » par la technique de la nature ; ce que présentement nous constatons. Car nous avons pu voir une fois de plus que ce sont les penseurs les plus abstraits, les plus purs, qui transforment les techniques. Le feu nucléaire est issu d’une équation écrite à la craie sur un tableau noir. Descartes a transformé le monde avec une assurance calme, un orgueil secret et de la candeur. « Son regard tranquille, dites-vous, s’est porté sur l’univers, et il ne l’a pas trouvé trop grand pour lui. » S’il m’était permis de situer Descartes dans l’Église de Vatican II, il faudrait dire qu’il était un progressiste en ses théories et en ses méthodes, un traditionnel en religion, teinté de traditionalisme dans sa pratique, au demeurant plein de prudence et de précaution, et ne désirant pas braver la foudre romaine et subir le sort de Galilée. Tel est, ce me semble, votre Descartes.

Les plus grands génies philosophiques ont la candeur de croire, vous venez de nous le rappeler, qu’avant eux l’on était dans la nuit et qu’ils apportent enfin la solution. Il est vrai que Descartes pouvait le penser pour lui-même ! Je ne vois pas de génie aussi novateur en Europe.

 

Vous laissez bientôt Descartes pour Malebranche, qui sera le sujet de vos deux thèses de Doctorat et l’occupation de vos belles années.

Descartes et Malebranche, ces frères si différents ! « Je contemple, dit Malebranche, avec toute l’attention dont je suis capable l’idée vaste et immense de l’être infiniment parfait. » Descartes aurait pu écrire cela lui aussi. Mais l’infini dont parle Malebranche, c’est l’infini de Dieu révélé à Moïse et à saint Jean. Dans une longue introduction à l’œuvre de Malebranche, vous ramassez toutes ses pensées autour d’une seule pensée : celle de la gloire de Dieu. (Pour le dire en passant, votre premier acte est souvent, dans vos livres, le meilleur ; les conclusions vous lassent.) Dieu est le seul être qui puisse s’aimer égoïstement. Il jouit seul de sa gloire, qui est tout intime. Mais vous nous faites voir comment cette gloire essentielle illumine les domaines où elle se répand en dehors d’elle-même, comment Malebranche renouvelle par là les problèmes de la « vision en Dieu », voire même de l’étendue, qui devient « intelligible », et de la causalité, qui est presque reniée dans la créature. Votre Malebranche, aussi candide, mais plus angélique que votre Descartes, raisonneur, entêté, mystique, demeure téméraire, comme ont été souvent les Pères de l’Oratoire jusqu’à Gratry ou Laberthonnière. Une pensée de Malebranche que je crois juste, mais qui semble contredire le symbole de Nicée, est que le Verbe se serait « fait chair » même si Adam n’avait pas péché, Dieu ayant soif pour sa gloire d’un adorateur infini.

S’il est vrai que le dernier devoir d’un penseur chrétien soit de tout concilier, Malebranche peut être tenu pour unique en son genre. Ne séparant guère la pensée de la prière pure, servi par cette langue française épurée déjà par l’Académie et qu’il porte au plus haut degré de la transparence, Malebranche cherche à concilier deux vues contraires : l’explication mécaniste de Descartes et l’illumination de saint Augustin, — qui est un platonisme ou plutôt un plotinisme christianisé. Quel programme ! Après tant d’autres, vous exposez d’une manière plus érudite que vos prédécesseurs ce théocentrisme si voisin du panthéisme dont il s’écarte infiniment, où le logos de saint Jean se confond avec la raison qui se murmure en nous, où la grâce (comme plus tard chez Blondel, son dernier disciple) achève la nature.

Ton Verbe est le séjour de nos intelligences
Comme ici-bas l’espace est le lieu de nos corps.

Ces vers de Vigny dans la Maison du Berger, vous les illuminez longuement.

Au printemps 1921, Emile Boutroux, qui devait mourir quelques mois plus tard, était venu à l’École Normale pour nous transmettre la flamme, nous engendrer à la philosophie. Son esprit conciliateur cherchait à unir saint Augustin, Malebranche et Spinoza. Je me souviens encore de cette parole de Boutroux sibylline et profonde, qui rend la grâce intelligible, qui résume peut-être tout Malebranche, si vous me l’accordez. La voici : « Nous ne pouvons cesser de nous vouloir nous-mêmes que si Dieu condescend à se vouloir en nous. »

 

C’est en réfléchissant sur vos trois premiers ouvrages, achevés avant vos trente ans, que vous avez conçu le projet d’une histoire, parallèle à celle de Bremond, et qui aurait pu s’appeler : Histoire philosophique du sentiment religieux en France. Le temps était venu, les premières pierres étaient posées. Et vous inscriviez en sous-titre de votre thèse sur Malebranche les mots Expérience religieuse. Je me souviens d’avoir entendu un de vos juges critiquer cette expression d’ « expérience religieuse ». De fait, le mot d’expérience aurait-il plu à Malebranche, lui qui n’avait jamais eu de nuit de Novembre comme Pascal, lui qui se défiait des miracles, considérant que le plus grand miracle du monde était qu’il n’y avait pas dans le monde de miracles, parce que la gloire de Dieu se manifestait par la simplicité et la régularité de ses lois ? Armstrong l’aurait approuvé, lui qui l’autre jour nous disait sa surprise devant le calme de l’ordre des choses. Au contraire de Malebranche, Pascal était attentif aux miracles ; il était sensible aux expériences, qu’elles soient mathématiques, physiques, morales, mystiques. C’est en 1971 seulement que vous publiez vos commentaires sur Pascal. J’y ai constaté un aspect inconnu de votre talent : celui du détective amateur. A la manière d’Edgar Poe, vous aimez dénouer les énigmes. Les œuvres et la vie de Pascal n’en manquent pas. Vous n’abordez pas Pascal directement. Avec votre rayon oblique, vous le cernez, vous vous penchez sur les problèmes si difficiles du miracle de la Sainte-Epine, du pari, surtout de la mort et de la signature du formulaire. Avant de vous lire, je croyais avoir compris le pari de Pascal, qui consiste selon moi à parier sans risque, en se disant : « Si je gagne, je gagne tout : si je perds, je ne perds rien. » Après vous avoir lu, je suis tout embrouillé. Je mesure alors la différence de nos deux esprits. Moi, je suis tenté de simplifier les choses complexes. Vous, tout au contraire, selon l’usage des commentateurs, vous murmurez toujours : « Cela paraissait simple mais c’est fort compliqué. »

Fénelon, vous ne pouviez manquer de le faire figurer dans cette galerie. Mais comment saisir cet être insaisissable, même pour lui-même, si peu français, ayant acclimaté dans la Gaule trop romaine la nonchalance grecque, — ni classique, ni novateur, et sur lequel tout a été dit plusieurs fois ? Le rayon oblique apparaît lorsque vous éclairez le cygne par le vautour, je veux dire : Fénelon par Heidegger, en montrant qu’il y avait chez Fénelon une expérience du vide et du non-être, ce qui rendait son abandon à la grâce plus pur, parce que plus intime et plus désintéressé. Vous n’avez aucune peine à montrer que Fénelon était encore un augustinien. Partout vous retrouvez saint Augustin, qui était déjà présent dans le cogito de Descartes comme dans le cri de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », comme dans l’axiome de Malebranche : « Tu m’es plus présent que je ne te suis présent. »

 

Vous voilà maintenant en face de Jean-Jacques Rousseau. On pourrait croire que vous abordez un autre univers ; mais pour vous l’expérience religieuse occupe aussi Rousseau, qui est un Malebranche inversé : à la place du Verbe il a mis l’homme social, son Contrat et son Vicaire. Ainsi fera Kant lecteur de Rousseau, qui fait tourner les choses autour de l’homme, et non plus l’homme autour de l’être.

Maine de Biran, quelle destinée inconcevable et propre à faire réfléchir sur le hasard et la postérité ! Il vivait dans le même temps que Napoléon, ce petit Sous-préfet périgourdin qui a surtout consigné dans son Journal, comme Amiel ou du Bos, ses échecs, ses impuissances, mais aussi comment il faisait effort, comment il prenait une habitude, comment il expérimentait, au-dessus de la vie de son corps et même de la vie de son esprit, une troisième vie, celle de la grâce ; comment la vraie psychologie doit se faire en hauteur, étudier les échanges et les reflets de ces trois vies toutes présentes en nous. Avec raison vous avez appelé les expériences de Maine de Biran des conversions. A l’heure où Napoléon conquérait l’Europe, il entreprenait une conquête plus difficile : celle de ces trois mondes. Marx et Freud devaient aussi la refaire, mais en sens inverse, puisque le plus haut niveau de notre être, celui de l’art et de l’adoration, leur semble une transposition, soit de l’économie soit de l’instinct.

Naturellement, vous deviez aller de Maine de Biran à Bergson, qui voyait en lui sa première figure.

Mais, avant d’aborder Bergson, vous aviez fait un très long détour ; vous aviez consacré plusieurs années (et, si j’ai bien compté, neuf mille pages) à l’étude d’Auguste Comte, le fondateur du positivisme. C’était un sujet en or, offrant à l’érudition une matière considérable et satisfaisant par surcroît un penchant ironique de votre nature ; le sourire est le repos des esprits graves ; il y a du plaisir à retrouver dans les génies un élément frivole, maniaque, et quelque faiblesse. A cet égard, l’étude d’Auguste Comte est incomparable. « Du sublime au ridicule, disait Napoléon, il n’y a qu’un pas. » Ce pas, Comte l’a souvent franchi.

Pourtant, avec d’inévitables sourires, vous nous retracez cette passion lucide d’Auguste Comte pour Clotilde de Vaux, qui donna naissance, après la mort de la muse, à une liturgie mathématique de l’amour. Tout à l’heure, vous nous racontiez l’histoire d’Héloïse et d’Abélard, sur laquelle Etienne Gilson, cet homme rude, s’est penché avec tant de tendresse et de pitié. Je me suis parfois demandé si, dans toute « religion de l’Humanité », même marxiste, il n’y avait pas une présence latente de la Féminité. « Nous nous aimons, donc nous sommes. Et, parce que nous nous aimons et que nous sommes, apparaîtra une Humanité... divine. » Tel est le principe (inavoué) d’Auguste Comte. Mais est-ce vraiment encore une fois, je le demande, une « expérience religieuse » ?

Bergson ! Ce penseur égal aux plus grands, et que quelques-uns ici ont eu le privilège de connaître. Nous avons le souvenir de sa voix lente, aspirante, flûtée, mélodieuse, un peu magique. Il renouvelait tout ce qu’il touchait ; il augmentait en nous la joie. Il était maître de la langue : et les phrases que vous citez ont la densité, le nombre, le charme d’un beau vers. Votre livre sur Bergson, plus ramassé que vos autres ouvrages, fait face à un problème difficile : l’évolution de Bergson. Lorsque parut le livre des Deux Sources, je surpris un entretien entre M. Gilson et M. Brunschvicg, lequel paraissait perplexe et attristé. « Je ne puis comprendre, disait-il à Gilson, comment Bergson rétrograde du Dieu de Hegel au Dieu de Moïse. Au Dieu en genèse il substitue le dieu de la Genèse. » Vous nous montrez que Bergson n’a pas changé en profondeur. Vous l’avez relu ; vous avez trouvé dans ses œuvres des pierres d’attente, des pressentiments de cette découverte qu’il fit peu à peu d’un « Dieu créateur et libre ». Vous montrez que Bergson a toujours été frappé par ce qu’on pourrait appeler la dégradation du spirituel, cette « entropie » qui convertit la qualité en quantité, la durée en temps, la mémoire en matière, l’élan vital en espèces vivantes, le mystique en politique, — comme si Bergson avait retransmis l’intuition des prophètes juifs, qui concevaient l’histoire comme une sorte de fusée lancée dans l’espace des temps, — et dont le peuple élu était la tête chercheuse, le petit reste, — lequel se continuait dans la société des grands mystiques, dont Jésus était « le chef ». Ce qui explique, comme vous le montrez, que Bergson se soit acheminé vers « le Christ des Evangiles » ; bien plus, vers le baptême catholique, qu’il aurait reçu, a-t-il écrit dans son testament, s’il n’avait pas voulu demeurer parmi les Juifs, ses frères persécutés : car il considérait le catholicisme « comme le développement du judaïsme ».

J’ai été le témoin de ce cheminement que vous laissez prévoir par plusieurs textes, — dont le plus émouvant, le plus secret est la lettre qu’il écrivit à Daniel Halévy en 1939 à propos de Péguy, dont il disait, parlant sans doute de lui-même : « Tôt ou tard, il devait venir à Celui qui prit à son compte les péchés et les souffrances de tout le genre humain. » Telle fut l’expérience religieuse d’Henri Bergson. Et, dans son cas, le mot d’expérience a toute sa force, Bergson faisait appel à des données positives : et cette expérience devait le conduire à la religion des prophètes et de Jésus, qui était à ses yeux la religion par excellence. Mais est-ce bien, je vous le redemande, la même expérience, la même religion que celles d’Auguste Comte ? Vous le suggérez, lorsque vous nous dites que le calendrier révolutionnaire marquait la fin de l’ère chrétienne, que l’autel de la Raison à Notre-Dame annonçait le Système de Politique positive d’Auguste Comte. Et dans votre premier livre, assez sibyllin mais sincère comme toute pensée adolescente, vous nous parlez, avec Maurice Barrès, du panthéisme, comme étant le fruit sans cesse renaissant de l’émotion religieuse. Vous sembliez hésiter sur votre jeune Colline inspirée entre le Dieu qu’on prie et le Dieu qu’on est, entre la transcendance et l’immanence. Je vous demande encore : le mot expérience religieuse est-il pris dans le même sens ?

Pour exprimer ma pensée profonde sur ce problème (le plus grave peut-être de toute philosophie), je voudrais avoir recours à un souvenir, qui ne me quittera jamais. Parfois, dans nos existences monotones, intervient une rencontre unique en son genre, où l’on voit les Idées se traduire dans des personnes incarnées, et s’opposer comme dans la tragédie. En 1933, M. Loisy avait répondu aux Deux Sources par un ouvrage intitulé : Y a-t-il deux Sources ? Bergson aimait la paix, il ne voulait pas critiquer la critique de M. Loisy. Il me chargea d’aller à Moutier-en-Der, où M. Loisy s’était retiré, pour faire Part à son collègue de ses observations. Alors s’engagea un dialogue des morts, dont voici la substance :

M. Loisy. — J’ai été prêtre. Je croyais en la divinité de Jésus-Christ. Mes études exégétiques m’ont ouvert les yeux. Désormais, le Christ n’est plus pour moi que le symbole de l’humanité dans laquelle nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes.

M. Bergson. — J’ai été positiviste ; à vingt ans, je n’admettais que les données immédiates, les résultats des sciences. L’approfondissement de l’expérience intérieure et extérieure m’a amené à l’idée d’un créateur, puis d’un amour créateur cherchant des êtres à aimer.

M. Loisy. — Mon expérience ne vous a-t-elle donc pas suffi ?

M. Bergson. — Mon expérience ne vous a donc pas éclairé ?

Pieusement, pour clore cet entretien, Loisy me remit un tome de son bréviaire.

J’allai plus tard sur sa tombe. Et sous son nom, comme pour vous donner raison contre moi (pour définir la parenté de la foi divine et de la foi purement humaine), j’ai lu ces mots gravés sur la pierre : « Moi qui ai gardé, Seigneur, ta volonté dans mes vœux... » (Qui tuam in votis tenui voluntatem.) Vous avez reconnu l’écho de Renan dans ses Souvenirs ; disant qu’il n’avait pas manqué aux engagements de sa tonsure Dominus pars hereditatis meae. « Tu es demeuré, Seigneur, la part de mon héritage. »

Ici je désire faire une halte, ouvrir une parenthèse en parlant de vos pensés sur le théâtre.

Le démiurge, en vous façonnant, hésita sans doute entre deux destinées, celle de la philosophie et celle d’une carrière théâtrale. Vous n’avez pas été tenté comme M. Gilson par la musique ou par la peinture ; mais vous avez été un passionné du théâtre, depuis que votre grand-mère vous menait voir au chapiteau d’Auxerre les Capitaine Fracasse, qui passaient dans la ville de Marie-Noël. Depuis 1920, je vous ai connu avide de représentations théâtrales plusieurs fois par semaine, et poussant ce vice impuni jusqu’à rédiger après le spectacle, dans la nuit, un article perspicace. Votre intelligence ne pouvait voir sans comprendre, que dis-je ? sans recréer, que dis-je ? sans publier vos jugements sur les pièces de théâtre, même si ceux-ci ne devaient guère être lus. Ce que je devinais alors, c’est que vous étiez hanté par l’idée d’un ouvrage que nul encore n’avait écrit depuis Aristote : non pas une esthétique du théâtre, mais une philosophie de l’œuvre théâtrale et cinématographique, où vous expliqueriez la différence de la tragédie et de la comédie, des larmes et du rire ; où vous distingueriez ces agents si divers, si rivaux, de l’œuvre théâtrale que sont l’auteur, l’acteur, et davantage cet inconnu, ce manitou occulte et tout puissant qu’on appelle le metteur en scène.

Je suis sûr que vous avez parfois pensé que l’historien de la philosophie est un metteur en scène, à tel point que je me suis demandé si les deux occupations de votre vie, l’histoire et le théâtre, n’étaient pas (comme l’espace et le temps dans la philosophie de Kant) les formes a priori de votre sensibilité : l’espace, forme théâtrale, le temps, forme philosophique. Oui, il m’est même arrivé de supposer, hypothèse insolente, que vous aviez parfois considéré les philosophes comme des marionnettes de la comédie divine et humaine, et que nous jouons comme le fait le Créateur une comédie tragique appelée « l’histoire ». Ces maîtres de la comédie humaine que sont les grands dramaturges, ceux qui savent exciter nos rires, nos sanglots et nous procurer parfois le plaisir des larmes (je songe à Platon, à Dante, à Balzac), vous les gardiez à l’esprit. Et dans vos nuits, après la représentation, je suppose que vous vous demandiez si la vie elle-même n’est pas un songe, si les grands philosophes que vous aviez étudiés n’étaient pas des histrions somnambules, criant qu’ils ont trouvé ce qu’ils ne cherchent plus, —en somme si nos pensées ne sont pas nos passions, un instant travesties.

Vous avez résisté à cette tentation, qui excitait aussi Valéry, Giraudoux et Jules Romains, peut-être aussi l’auteur d’Hamlet. Mais ceux-ci n’avaient pas le devoir du philosophe, qui est, selon Malebranche, de chercher la vérité.

 

Allons plus avant et posons-nous les questions ultimes.

J’ai parcouru la galerie de vos portraits. Je les ai comparés. Je les vois maintenant tous ensemble. Et je voudrais vous dire mon inquiétude.

Car il m’est arrivé de me demander s’il n’y avait pas quelque paradoxe dans votre méthode historique impartiale, objective, sereine, presque glacée. A-t-on raison d’étudier les sources, les aventures, les passions inavoués d’un philosophe (prenons l’exemple d’Aristote), en n’accordant pas un seul regard, pas une seule considération, un seul jugement au seul objet qu’Aristote avait en vue : la connaissance de la vérité ? En mathématique, l’histoire intime d’Euclide, d’Archimède ou d’Einstein, en quoi peut-elle nous éclairer ? L’histoire critique ‘0 d’une pensée, comme les modernes depuis un siècle nous la proposent, n’est-elle pas une longue infidélité à la Pensée ?

En écoutant jadis M. Lanson décoder les sources de Lamartine, je me demandais s’il n’expliquait pas tout Lamartine si ce n’est Lamartine lui-même. Cette question je me la pose de nos jours en lisant les explications freudiennes, marxistes, formelles ou structuralistes, que l’ingéniosité de mes contemporains a poussées jusqu’à la perfection. A mon sens, ces « sciences humaines » expliquent tout sur le mécanisme du génie, de la création, de l’amour, mais rien sur l’essence du génie, de l’amour, de la création.

Dans les nombreux discours que vous avez faits sur votre méthode, vous avez dit modestement que la philosophie n’existe pas d’une manière historique, qu’il existe seulement les philosophes et leurs visions successives et changeantes, dont vous proposez de faire la magique histoire. Les grands philosophes, dites-vous, croient être des avènements ; ma tâche consiste à démontrer que ces avènements sont des événements.

C’est le point où je me sépare de vous. Il me semble que, dans les Champs-Elysées, ceux que vous avez étudiés avec tant de ferveur s’étonnent de lire chez vous tant de curiosité sur l’accident et tant de silence sur l’essence. Le débat n’est pas nouveau. Il porte sur le partage que l’on doit faire dans la philosophie de la connaissance sur la part du sujet et la part de l’objet. Nous avons vu cet éternel débat s’introduire jusque dans la Physique des quanta et des ondes où l’on se demande si l’observateur ne modifie pas l’objet observé. Mais ce même débat était présent dans le procès que Marcel Proust faisait à Sainte-Beuve.

Je crois voir le réel et vous venez me parler de mes « visions ». Je crois saisir le vrai et vous venez me parler de mes songes. Vous me montrez mes sources, mes repentirs, mes défaillances, mes doutes. Et je vous demande de me juger hors de moi-même, et seulement sur mes œuvres.

Quand je vous reproche un excès de modestie, je vous entends me reprocher trop de suffisance.

Nous voici arrivés l’un et l’autre à la fin de notre carrière en ce monde. Nous avons voué nos vies à l’enseignement de la philosophie, c’est-à-dire à la recherche de ce qui est vrai. Et nous pouvons comprendre l’axiome d’Héraclite, plein de mystère et de vérité

« l’harmonie invisible a plus de prix que l’harmonie visible »

Harmonia phanérès aphanès kreittôn.

C’est ainsi que nous nous complétons par nos différences :

Vous vous êtes consacré avec une héroïque patience à une « histoire de la philosophie ». Vous avez laissé à d’autres, plus téméraires peut-être, le soin de porter un jugement sur les pensées, de faire « une philosophie de l’histoire ».

Il m’arrive de réfléchir sur le caractère épisodique de la philosophie. Elle est une réussite improbable, vulnérable. Car il ne faut pas se dissimuler que, la philosophie est un accident dans l’histoire, qu’elle demeure fragile et toujours menacée. Elle eût pu ne jamais paraître ! Pour se préadapter à la vie et à la mort, au temps et à l’éternité, l’humanité eût pu se contenter (comme elle le faisait avant Platon) des seules techniques et des seules mystiques. Et, de nos jours (plus que jamais, peut-être) l’improbable philosophie est menacée de disparaître, — l’humanité pouvant se séparer en deux familles d’esprits : celle des marxistes et celle des mystiques. Ainsi se fermerait cette improbable parenthèse qui, dans la nuit de l’histoire, de Socrate à Heidegger, fut un éclair de vingt-cinq siècles.

Mais disparaître, c’est toujours renaître sous des formes différentes, plus riches et plus compréhensives. J’espère que la philosophie renaîtra après la crise présente, selon la loi des rythmes et des recommencements. M. Gilson et vous, vous vous êtes occupés à ressusciter le passé, mais vous saviez bien que le passé est inséparable du présent, que la seule chose qui dans le passé nous passionne, c’est que nous y cherchons l’image obscure de l’avenir. Les philosophies médiévales que M. Gilson a restaurées, les philosophies cartésiennes ou positives que vous avez explorées, peuvent être tenues pour des figures et des annonces d’une philosophie à venir, plus synthétique et mieux informée (après Hiroshima) et dont nous pouvons tracer la silhouette. Je me représente notre époque comme analogue à celle où vivait saint Augustin au moment de l’effondrement de la Cité romaine : on croyait tout perdu, alors que tout allait commencer, — ou plutôt recommencer.

Napoléon III avait demandé à Ravaisson de faire un tableau de la philosophie passée, présente et même future. Vous nous avez rappelé ce texte fameux, que vingt générations ont su par cœur. En 1867, Ravaisson écrivait : « A bien des signes il est donc permis de prévoir comme peu éloignée la prédominance de ce qu’on pourrait appeler un réalisme positiviste spiritualiste ayant pour principe générateur la conscience que l’esprit prend en lui-même d’une existence dont il reconnaît que toute autre existence dérive et dépend, et qui n’est autre que son action. » Pourquoi n’entreprendriez-vous pas cent ans après, avec quelques disciples, une fresque analogue à celle, de Ravaisson ?

J’aperçois chez vous un second souffle, une jeunesse ultime qui va vous obliger, vous travailleur incessant (comme celui dont vous avez tracé le juste éloge), à travailler encore. Je vois confusément les livres que vous pourriez ajouter aux vôtres pour que votre « histoire de l’expérience religieuse dans la philosophie française » soit presque complète. Je suppose une étude sur Ravaisson, sur Lachelier, sur Boutroux. J’en espère une sur Jules Lequier, maître de Renouvier le philosophe de la prédestination. J’augure un ouvrage sur Blondel et sa vaste descendance, sur Maritain et l’école thomiste, sur les héritiers chrétiens de Bergson, Edouard Le Roy et Jacques Chevalier. Je ne parle pas de Teilhard de Chardin qui est, comme Melchisédech sans généalogie. Votre cycle serait accompli, — jusqu’à l’ère de l’atome et de l’informatique où tout peut sur notre planète inventive le perdre, ou se retrouver.

Et vous achèveriez cette fresque en caractérisant une dernière fois la pensée de M. Gilson. Vous exprimeriez la conviction profonde, ce paradoxe de toute philosophie chrétienne, qui veut que la foi, au lieu d’obscurcir notre raison, la précise, l’éveille et la purifie. Tel était, selon M. Gilson, l’esprit du Moyen Age. Emile Mâle et Joseph Bédier avaient ouvert la voie. Etienne Gilson continua leur œuvre, donnant à la cathédrale son portail royal.

La lettre E est une lettre vraiment métaphysique. Dans la constellation des E, qui brille sur la nuit du Dictionnaire, j’ai relevé les mots : Essence, Existence, Evolution, Eternité. Comme j’ai regretté l’autre jour votre absence, lorsqu’on a tenté de définir le mot Expérience !

Déjà, parmi vos confrères des Sciences morales, auxquels tant de liens m’attachent, — et singulièrement parmi les philosophes, — vous avez pu acquérir une certaine expérience académique. Vous allez maintenant en commencer une seconde. Qu’elle soit douce, qu’elle soit tranquille ! qu’elle soit amicale, conforme à votre essence pacifique ! Qu’elle soit heureuse ! Qu’elle soit longue !