Discours sur les prix littéraires de l'année 1960

Le 17 décembre 1960

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le samedi 17 décembre 1960

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

L’on conviendra volontiers avec moi qu’il faut garder une confiance robuste dans la mission des dispensateurs de prix, singulièrement dans les chances, qui leur restent d’accorder au moins mal le culte des belles-lettres et le souci de l’équité, pour avoir encore le courage, dans le tumulte et la confusion du monde littéraire d’aujourd’hui, de choisir, de désigner et de couronner des lauréats.

Est-ce à dire que les choses y aient tellement changé depuis une, deux, dix générations et sans doute bien davantage ? En leur fond, certainement pas. Il y a toujours eu des querelles des Anciens et des Modernes, des Classiques et des Romantiques depuis qu’il y a des hommes, et qui peignent, chantent ou écrivent. Nous, le savons, et que ces batailles ne se conçoivent pas sans passion, et que cette passion même est un signe de vitalité.

Il y a toujours eu aussi, chez cette gent réputée irritable, un souci du public on ne peut plus naturel, plus, ou moins vif assurément selon les individus, mais qui les porte, en général à ne point trop se dérober aux suffrages et à l’applaudissement. On rapporte qu’Hérodote en personne, à Olympie, debout sur les marches de l’arrière-temple de Zeus, ne dédaigna point de lire les livres de son Histoire devant les Hellènes assemblés. Et ceux-ci, en l’acclamant, montrèrent que leur goût était bon. Mais ils firent un succès non moindre au sophiste Gorgias, alors fameux, et lui élevèrent une statue dans l’Apis. Et ils firent un autre succès, cette fois presque délirant, à un certain Pérégrinos, dit Protée, un histrion à demi fou, et qui le devient tout à fait, puisque la rage de faire parler de lui le poussa premièrement à proclamer qu’il se précipiterait dans les flammes d’un bûcher, secondement à dresser ce bûcher, à l’allumer, et finalement à s’y jeter.

Mais si les hommes changent peu, ou par mues si obscures et si lentes qu’elles échappent aux yeux des contemporains, les mœurs, les modes, le rythme du temps et des jours les devancent en quelque sorte, tout au moins les entraînent, les contraignent, et modifient ainsi en fait le comportement qui leur serait naturel. C’est une des raisons, je suppose, pour lesquelles nous avons pu voir, dans le temps d’une génération, — autant dire en un clin d’œil, — une série, une chaîne de mutations brusques affecter le monde littéraire. Mutations générales, on l’entend bien, ample crise universelle, fièvre sourde et profonde dont frémit la planète entière, mais à laquelle chaque petit monde particulier réagit, si l’on peut dire, spécifiquement.

C’est ainsi que nous avons assisté, que nous continuons d’assister, jour après jour, à une prodigieuse éclosion d’écoles littéraires nouvelles, de chefs-d’œuvre, et peut-être à défaut de talents, de génies. Qui de nous, je vous le demande, Messieurs, qui ne se sente parfois suffoqué par le déferlement de volumes dont les vagues successives, à la lettre, ne nous laissent plus le temps de souffler ? Cette sorte de discrimination tranquille, de collaboration implicite où le critique et l’amateur de livres trouvaient ensemble le loisir de savourer ce qu’ils lisaient, de céder à leur « vice impuni », et qui, sans prétendre jamais à une équité absolue qui n’est point de l’humaine nature, évaluaient du moins les statures, situaient les plans et ménageaient les perspectives, comment nous seraient-elles possibles ? Et même aux hommes dont le métier est justement de discriminer, parmi la foule des manuscrits, ceux qui sont dignes d’être retenus, promus, comme le disait naguère l’un d’entre eux, à la dignité de la « chose imprimée » ? Le temps est passé, semble-t-il, des beaux paris de l’édition, ceux qui jouaient sur les chances d’un homme, après les avoir éprouvées, pressenties, c’est-à-dire aimées. En cette ère de loterie nationale, il semble que le hasard annexe des domaines dont il devrait être proscrit et que l’obsession du gros lot, suscitant un nouveau type de joueurs, pousse ceux-ci à souscrire d’un coup tous les billets jetés sur le marché, dans la crainte de manquer le bon.

On l’entend bien : De telles remarques, si je me les permets ici, ne sont point pour excuser d’avance, en alléguant les, difficultés du choix, l’incertitude qui nous aurait guettés et les erreurs que nous pourrions avoir commises. Réelle ou feinte, l’humilité n’y a point de part. Mais je voudrais, à l’instant, parler de nos lauréats de l’année et dire de mon mieux, — c’est mon rôle, — les mérites qui pour chacun d’eux ont fixé nos préférences, orienter vos esprits et, je l’espère, vos sympathies vers certaines préoccupations, certains soucis et certains vœux qui ont été, me semble-t-il, ceux de notre compagnie.

Car ce n’est sans doute point par hasard que l’on retrouve chez les uns et les autres, sous la diversité des talents individuels, des traits communs, une disposition de l’âme, un engagement particulier dont j’ai été pour ma part frappé, et que je relèverai, si vous le voulez bien, chemin faisant.

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C’est à Madame François Porché qu’est allé, cette année, notre Grand Prix de Littérature. Je veux dire à Madame Simone : car c’est ce nom, — qui ne le sait ? — qu’elle a rendu allégrement célèbre, à la scène comme comédienne, comme auteur dramatique, à la radio comme professeur incomparable, dans les Lettres comme romancière, comme mémorialiste, et j’en passe ; car je devrais au moins ajouter : célèbre parmi tous ceux qui ont eu le privilège, la rencontrant et l’écoutant, d’admirer un don de présence singulier, où se confondent les prestiges d’une mémoire fidèle au point d’en être impitoyable, d’une lucidité trop aiguë, trop avertie pour n’être pas toute pénétrée d’indulgence, d’un don verbal rapide, aigu, quelquefois foudroyant, mais qui n’expliquerait pas, à lui seul, cette sorte de génie de conversation que l’on aime à saluer en elle ; don d’échange, généreux, chaleureux, don de présence vivante, je l’ai dit et j’y reviens, s’il est vrai que ce don même vivifie et parfois enfièvre, enfièvre jusqu’à la brûlure, toute son œuvre d’écrivain.

Et pourtant, à l’en croire, tout cela ne serait qu’apparence : un masque, une « habitude chinoise » de cacher derrière un perpétuel sourire une aptitude à souffrir qu’elle dit elle-même sans limite. Peut-être cette aptitude est-elle commune à tous les enfants ; peut-être suffit-il, pour en déceler la profondeur, d’un malheur hors des lois naturelles, d’un tête-à-tête précoce avec la mort, d’un choc émotif cruel dont l’horreur ne s’effacera plus. Mais il y faut aussi une vitalité puissante, une intelligence courageuse dont la rigueur ne transige ni ne plie. C’est pénétrer dans un domaine changeant, mystérieux, différent pour chaque créateur. Mais quel artiste curieux de soi, s’il suit la pente de ses propres pas, qui ne se voie ainsi ramené vers les chemins de son enfance

Force est toutefois de reconnaître que ce courage, cette vigueur de l’intelligence, il est rare qu’une jeune femme les porte comme d’emblée à un tel degré de tension. Quelle intimidante précocité ! Elle a vingt ans, elle est mariée à un homme mûr, qui vient un jour à crier devant elle son horreur physique de la mort. Il a un recul de tout le corps, accompagné d’un geste des bras comme pour repousser l’assaut d’un chien furieux. Et il dit « Pouah ! », tandis que l’expression de son visage trahit le dégoût, l’épouvante. Alors c’est elle, presque une enfant encore, « toute pénétrée qu’elle est de la vanité de notre déambulation terrestre », qui parle comme on rêve à voix haute, dans un « calme abandon » où elle avoue des craintes semblables, mais victorieusement surmontées, où elle évoque le souvenir de son amour pour un père trop tôt disparu, ses désespoirs, sa solitude, et qui enfin rend la bravoure à cet homme, à ce frère humain que défaisait l’angoisse. On conçoit que celui-ci lui dise, à l’instant de lui souhaiter « bonne nuit », son admiration étonnée devant une perfection qui unit à tant de jeunesse une expérience si étrangement précoce.

Madame Simone, avant d’être Madame Le Bargy, avait suivi à la Sorbonne le cours du philosophe Boutroux et celui d’Émile Faguet, au Collège de France ceux de Janet, de Ribot, assisté, à la Salpêtrière, aux expériences de psycho-pathologie qu’y poursuivait ce dernier. Sans le hasard, dont elle nous dit qu’il a commandé sa vie, elle fût peut-être, en dépit des tabous qui régnaient alors dans les milieux bourgeois, devenue médecin psychiatre. Elle y eût, sans nul doute, excellé. Car cette tension, cette avidité, cette rigueur, on les retrouve dans toutes les entreprises qui jalonnent son existence, quels qu’aient pu être les hasards venus à la traverser. De l’institution Petitdemange au lycée Racine, où elle connut ensemble et à plein « la joie de s’instruire et l’ambition d’être nommée première », du lycée Racine au Collège de France et de la Salpêtrière à la scène, de la scène au roman, du roman à la chronique des mœurs, au témoignage du mémorialiste, rien en somme où elle n’excelle, ne se jette et ne se voue (c’est elle qui parle) « violemment ». Même si c’est en effet le hasard qui détermine, à un moment donné, son choix, même si ce choix lui reste, en quelque sorte, étranger, en désaccord secret avec ses goûts les plus profonds et les plus vrais, elle l’accepte, elle va jusqu’au bout, avec le même acharnement tranquille, la même émulation où elle trouve encore en elle-même son modèle et sa rivale.

Un défi la pousse vers la scène. Ayant vu Bartet dans le rôle de Camille (celle de Musset), elle ose dire à son mari, avec une effronterie et une sincérité sans nuances, que la Divine joue « pauvrement ». Et Le Bargy, bougon, de lui répondre : « Joue donc toi-même un peu, pour voir. » Trois semaines plus tard, au théâtre municipal de Reims, la jeune femme entre en scène sous la coiffe, le corsage ajusté et l’ample jupe de Camille. Au baisser du rideau, Le Bargy se prononce, « avec l’admirable générosité qui commandait ses jugements professionnels ». « Retiens bien ceci, lui dit-il : ou tu renonces à tes travaux sur les fous et deviens comédienne, ou tu es folle toi-même. »

Madame Simone devint comédienne, et elle le resta trente ans. Avec ardeur. Et avec détachement. Il faut demander à elle-même, aux pages où elle l’a confié, le secret de cette dualité. On y verra la rigueur que j’ai dite, le tranchant d’une analyse qui évoque la lame du scalpel, et qui donne à penser qu’à ses aptitudes de psychiatre elle eût tout aussi bien associé celles du chirurgien. Mais non, la voici romancière. Par hasard et par contrainte encore. Il faut que son mari, — c’est le poète François Porché, — l’enferme pour qu’elle consente à se lancer, à fixer sur la page les histoires qu’elle raconte, qu’elle invente depuis l’enfance. Paraissent alors le Désordre, Jours de colère, le Bal des Ardents. Toute la République des Lettres en frémit. Toute la critique ne ménage pas la louange. C’est qu’il s’agit d’un talent accompli, ardent et fort, sans repentirs, sans balbutiements, et dont les premiers fruits, déjà, sont ceux de la maturité.

Sans doute devrais-je, ici, me faire l’écho de ces louanges, entrouvrir les pages de ces livres sur le monde qu’ils suscitent et imposent avec l’autorité des vrais talents, des créateurs de fictions irrésistibles, de mythes menteurs plus vrais que le vrai. Nous aussi, sensibles à tant de dons, nous ne saurions les oublier dans l’hommage de notre Compagnie. Mais je tiens que chaque lecteur, collaborant au roman qu’il lit, même s’il accepte de subir les charmes d’un envoûtement consenti, redevient en définitive le juge de son propre vertige. On a parlé, à propos des romans de Madame Simone, de personnages saturniens. Je m’en souviens, sans pouvoir préciser qui l’a dit. Mais je sais que c’est Madame Simone elle-même, évoquant ses propres personnages, les ombres et les fulgurations du drame où elle les dévoile à nos yeux, qui explique par « la fatalité de la naissance et un bruissement furieux du sang » le climat « torride » où ils se débattent et souffrent.

De tant d’éloges, et de si mérités, je veux retenir ici le mot dont Henri de Régnier salua Jours de colère, quand le roman parut en 1935. « C’est un livre, dit-il, qui ne ressemble à aucun autre. » Je vois là, quant à moi, un maître-mot, critère redoutable aux œuvres médiocres ou banales, mais règle d’or qui justifie.

Croirons-nous encore Madame Simone, lorsqu’elle nous dit que sa première pièce, Emily Brontë, est née d’une amicale « provocation » de Gaston Baty ? Alors, vive le provocateur ! D’autant que suivirent Rosiers blancs, chez Marcel Herrand ; la Descente aux Enfers, au théâtre Pigalle ; En attendant l’Aurore, à la Comédie-Française. L’expérience de la scène qu’avait aussi Madame Simone, et qui lui a inspiré des pages magistrales en prolongement au Paradoxe de Diderot, devait servir l’auteur dramatique dans l’évocation de transports dont elle avait été, comédienne, l’« ordonnateur » lucide en même temps que la « proie enivrée ».

Ainsi, quoi qu’elle entreprît, à quelque tâche nouvelle que la condamnassent le hasard, l’occasion, l’amitié ou la tendresse, elle y portait la marque d’une personnalité hors du commun, la même ardeur, les mêmes exigences. Mais j’oserai, quant à moi, exprimer une préférence, une dilection particulière pour ses livres de souvenirs. C’est là qu’elle s’est vraiment, — elle le dit elle-même, — délivrée. C’est là que fait merveille l’acuité de son double regard, celui des veux, auquel rien n’échappe, celui d’une intelligence qui n’a rien oublié des êtres qu’elle a connus, observés, des expériences qu’elle a vécues, vécues à plein, sans précautions, sans marchandages, avec une loyauté magnifique. L’autre roman, Sous de nouveaux soleils... J’avais lu ces livres étonnants lors de leur publication. Les scrupules d’un rapporteur consciencieux m’ont amené, ces derniers jours, à les reprendre. Mais ce sont eux, à la lettre, qui m’ont repris. Alors que, pressé comme nous le sommes tous par des journées précipitées, haletantes, j’escomptais une promenade rapide au fil de pages vivement feuilletées, j’ai tout relu, j’ai oublié le temps, soucieux seulement de mon plaisir. Des portraits ? Voici, entre cent autres, celui de Pitou, le factotum de Madame Sarah Bernhardt :

« C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, de taille moyenne, le crâne rectangulaire, le cheveu noir, plat et sec, la joue cramoisie, les yeux bombés, interrogateurs et craintifs, la voix rauque et la bouche énervée sous l’empire d’une constante inquiétude. Souffleur par ordre, téléphoniste par curiosité, violoniste par goût, sixième rôle par pauvreté, homme de confiance par dévouement, valet de chambre par préférence et souffre-douleur par vocation, il se voyait hebdomadairement chassé vers minuit sous l’inculpation de paresse et d’insuffisance. Le lendemain il resurgissait, dans le même costume passé du bleu au verdâtre, pompeusement cravaté de noir, et les ongles assortis. »

Ai-je choisi ? Alors comme j’aurais pu choisir, dans l’espace de quelques pages, des silhouettes gravées d’une même pointe, mordues par la même eau-forte : Valentine Feydeau, fille du romancier de Fanny et sœur du vaudevilliste fameux ; Louise Abbema, la femme peintre, jugeant et conseillant du haut de son col dur ; et la comtesse de Najac, idolâtre de Sarah, coiffée de violettes de Parme, sous le menton un énorme nœud de tulle qui mettait la tragédienne hors d’elle-même.

— Exprès ! Exprès pour qu’on nous confonde ! fulminait-elle, à peine son admiratrice, prenant congé, avait-elle franchi la porte.

Et, faisant bouffer le nuage de tulle blanc qui noyait son propre visage, elle courait à la fenêtre, tirait largement les rideaux : ainsi le peuple qui guettait sa sortie, les yeux levés vers l’entresol lumineux, éviterait-il les confusions sacrilèges et reconnaîtrait-il, sans erreur possible, son idole. La scène vit, semble naître d’elle-même, sans que se sente la moindre sollicitation extérieure où risquerait se trahir même l’ombre du meneur de jeu. Qu’il s’agisse de Réjane ou de Lucien Guitry, de Bataille ou de Berthe Bady, le ton ne faiblit pas, toujours vif, aigu, personnel, faisant mouche presque infailliblement, étonnant de bonheur ou plutôt de pénétration, d’objectivité creusante et que l’on sent, d’instinct, équitable. Même lorsque le trait s’acère, même quand la blessure saigne un peu, c’est encore ce sentiment qui prime, d’équité naturelle, en vérité, si l’on ose dire, involontaire. Citerai-je encore ? Voici un homme de Lettres, un écrivain d’idées, aux jugements durs et comme adamantins. « Fallait-il, dit Madame Simone sans paraître presque y toucher, fallait-il trouver dans la gravité de ses préoccupations intellectuelles le motif pour lequel il se tenait toujours la tête un peu penchée, comme tirée vers le sol par son poids ? En fait je ne [le] vis pas un seul jour regarder le ciel ou les arbres... Jamais il ne porta les yeux plus haut que l’endroit où posaient ses pieds. » C’est ce même écrivain qui s’attira un jour, devant moi, un ... autre mot que je n’ai pas oublié. C’était à l’une de nos ambassades, dans un pays proche et ami, à la fin d’un déjeuner où sa verve féroce, sa hargne constante et tendue avaient fini par nous gêner tous. On servit le café. Avec une souriante gentillesse, la femme d’esprit qui nous recevait, ce jour-là, de l’un à l’autre offrait le sucrier.

— Merci, Madame, dit l’homme chagrin.

— Pas le moindre morceau ?

— Non, Madame, j’ai du diabète.

Le mot partit, pour notre soulagement unanime :

Enfin ! ... Un peu de sucre, quand même !

Je regrette de n’avoir pas le loisir de lire ici les pages admirables où Madame Simone évoque ses rencontres, traversées de contretemps, de malentendus, d’incidents véhéments jusqu’à en paraître incroyables, ses rencontres manquées aussi, avec Eléanora Duse. Si elle n’a rien écrit d’aussi achevé, d’aussi littérairement parfait, elle n’a rien écrit non plus, et il est difficile de rien écrire, qui soit plus secrètement émouvant, qui donne davantage à rêver, à méditer sur notre condition d’hommes et le mystère de nos destinées. « Comparée à cela, a-t-elle confié un jour à Madame Sarraute, une vérité transposée, romancée, masquée, me paraît d’une extrême futilité. »

Elle a confié aussi un jour, à ses lecteurs, qu’elle « croit tout ce qu’on [lui] affirme, hormis les louanges ». C’est bien pourquoi je me suis méfié. Comment récuserait-elle le témoignage de ses propres œuvres et celui du talent que l’on y voit briller, qui est le sien, et dont Henri de Régnier disait, bon juge, « qu’il ne ressemble à aucun autre » ?

Je voudrais ajouter un dernier mot. Madame Simone a fait campagne pour obtenir notre Grand Prix de Littérature. Mais c’était en 1910. Le candidat pour qui elle s’est battue, pour qui elle a rompu des lances avec une générosité dont nos prédécesseurs ont pu apprécier la fougue, s’appelait Charles Péguy. Je suis sûr que sa fidélité m’approuvera d’associer ce souvenir à l’hommage que nous rendons à notre Grand Prix d’aujourd’hui.

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Monsieur Christian Murciaux s’est vu décerner, cette année, le Grand Prix du Roman de l’Académie française, pour Notre-Dame des Désemparés. Nous connaissions ici Monsieur Murciaux. Nous suivions, depuis des années, l’effort de ce bel écrivain, de cet artiste anxieux et pur, résolument et librement inactuel, soucieux, bien au-delà des modes, de ses propres curiosités ; je veux dire de ce qui répond le mieux, de ce qui consonne le mieux au tempérament qui est le sien, et dont sa recherche patiente, sans cesse en quête des échos les plus riches et les plus révélateurs, renouvelle sans cesse les approches pour son plaisir et pour le nôtre.

Je voudrais, sur ce point, préciser mon sentiment. À se fier aux seules apparences, il semblerait que l’inspiration de Monsieur Christian Murciaux, et ainsi ses livres successifs, obéiraient à des curiosités plus faciles, aux caprices d’un dilettante de culture très étendue, très raffinée, très éclectique, d’un épicurien de vocation que blesserait l’actualité et qui répondrait à ses disgrâces par la fuite vers le passé, vers l’exotisme, vers des formes de vie et vers des civilisations plus colorées, plus harmonieuses, plus exaltantes, en l’occurrence libératrices. Mais les apparences sont trompeuses, s’il est vrai, malheureusement, que la majorité des lecteurs s’en tiennent là. C’est un des grands mérites de Monsieur Christian Murciaux de n’avoir rien accordé à des considérations de cet ordre. Mais je pense qu’en revanche, s’il y a une justice littéraire, il lui en sera tenu compte.

Je pourrais alléguer ici la distinction dont il vient d’être l’objet, la plus haute dont nous disposions pour un écrivain de vocation, comme lui en plein essor ; et ainsi louer en le louant la perspicacité de notre choix. Mais mon dessein présent est tout autre. Dire que Monsieur Murciaux peut faire crédit au verdict de ses lecteurs, c’est croire, tout bien considéré, que ce jugement lui est dès maintenant équitable ; et ainsi, en définitive, que sa persévérance a triomphé des préjugés, de l’inclinaison naturelle qui entraîne, je l’ai dit, la majorité des gens qui lisent sur la pente du moindre effort, des apparences et des jugements tout faits.

Comment ne pas discerner en effet, à le suivre de livre en livre, que cette dispersion est trompeuse, qu’elle révèle tout au contraire une constance singulière, obstinée, une fidélité sans faille à un désir de connaissance, à un sentiment des valeurs où le décor, le temps, les mœurs ne sont plus que ce qu’ils doivent être : des éclairages changeants sur des visages, des cœurs et des âmes qui ne changent point ; au mieux les révélateurs d’une vérité qui est et qui reste de l’homme sous le chatoiement des apparences.

C’est à cette conclusion, pour lui si hautement honorable, qu’aboutira tout lecteur attentif de Monsieur Christian Murciaux. Des nouvelles de la Fontaine de vie, le premier livre qu’il ait publié, à celles du Douzième Imam, des Paradis perdus, qui nous entraîne parmi des nihilistes russes sous le règne d’Alexandre II, aux Fruits de Chanaan, où nous suivons l’exode des pionniers de la Nouvelle-Angleterre, s’il est vrai que l’aisance du ton s’assouplit, que la maîtrise technique du conteur et du romancier s’affirme, c’est au service des mêmes constantes, d’une même recherche qui prospecte, en profondeur, les secrets des passions d’où procèdent les drames humains, et ces « essences psychologiques » où chacun de nous, vivants, peut reconnaître son reflet.

Mais, si la sympathie pour un auteur et pour une œuvre et l’estime où nous le tenons interviennent dans notre choix, c’est à un livre, à un roman, que doit aller notre Grand Prix annuel du Roman. Notre-Dame des Désemparés est un livre d’accomplissement. Roman historique, dont les péripéties dramatiques évoquent la guerre civile entre phalangistes et républicains espagnols, roman hispanisant, qui s’ajoute à tant d’œuvres françaises où passent les sortilèges et les envoûtements de l’Espagne, roman dépaysant, puisqu’il nous mêle à la vie des terriens de Valence, en pleine Huerta plantureuse, laborieuse, ardente au travail, au plaisir. Mais ni la documentation historique, la plus poussée, la plus scrupuleuse et la plus objective qui puisse être ; ni le goût le mieux accordé aux brûlants prestiges de l’Espagne ; ni l’habileté du plasticien, familier des chefs-d’œuvre des peintres, apte comme eux à sentir et à rendre la transparence d’un ciel, la beauté des formes, les jeux grisants des ombres, des lumières, des couleurs et des reflets, pas un seul de ces dons qui asservisse à ses facilités un artiste assez maître de soi pour les contrôler un à un, et pour les utiliser tous au service de sa création.

À vrai dire, et Monsieur Murciaux le sait mieux que personne, cette maîtrise est douloureuse, âpres et durs sont les chemins où l’artiste se voit entraîné par l’ambition d’y parvenir. Même dans ce roman achevé, dense et chaud, on perçoit encore, au début, la rigueur des disciplines, et les petites places douloureuses qu’ont laissées certains sacrifices. Mais peu à peu, mystérieusement, tout s’accorde. Il semble que le romancier n’ait plus qu’à se laisser porter. Plus de tension, plus de romancier même, oserait-on dire ; à notre tour, nous sommes pris, entraînés. Le nombre, les thèmes, les images, la contagion et la brûlure du drame, des drames qui interfèrent, s’appellent l’un l’autre, retentissent l’un sur l’autre, tout s’ordonne comme dans une symphonie ; ce labeur, cette sûreté, cette richesse et ces dons, tout s’efface et se laisse oublier au seul profit de l’œuvre d’art.

Je parcourais, il y a peu, des articles, des comptes rendus consacrés à Monsieur Murciaux et à ses livres. Je l’y voyais rapprocher tour à tour de Tourgueniev, de Flaubert, de Tchékov, de Tolstoï ; il prenait « la voix de Shéhérazade » ; il « rappelait un peu Gobineau ». Je me sentais tenté, à mon tour, de risquer un parallèle : avec Elémir Bourges, par exemple ; ou encore avec Rembrandt jeune, le fastueux mari de Saskia, épris des lourdes soies, des pierreries, des fourrures, des parfums, des aiguières au flanc doré. Mais je suis revenu, Dieu merci, à Notre-Dame des Désemparés, à la Vierge « des suppliciés, des fous et des innocents » parmi son peuple de la Huerta ; à la procession de mai où elle oscille sur la foule délirante « comme un bateau sur une mer démontée » ; à Juanito, à son éducation sentimentale, à Pablo, Joselito, Agustin, Encarnacion, à tous ces hommes de chair et de sang pris et roulés dans un vaste drame collectif, en un temps de paroxysme propre à porter leurs passions d’hommes jusqu’à leur pointe la plus aiguë, à les révéler à eux-mêmes dans leur vérité la plus vraie. Pas de thèse, pas de doctrine, pas d’implication politique : une magnifique épaisseur d’hommes ; non pas une, mais maintes « vies de rechange », comme a raison de le dire Murciaux. S’étant voué à ses personnages, il leur a confié son livre après s’être « changé » en eux. Cela nous vaut cette réussite, cette œuvre d’un artiste qui a oublié ses richesses au bénéfice de sa foi d’artiste. Sa plus belle récompense, il l’a sûrement trouvée le jour où sa main a signé ce vrai, ce grand et beau roman. Nous sommes très heureux, quant à nous, d’avoir souscrit à ce contentement-là.

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Monsieur Roger Dion se voit décerner notre Grand Prix Gobert pour son Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle. Monsieur Dion, ancien normalien, est professeur à la Sorbonne, où il assure depuis 1915 un cours de géographie politique, et, depuis 1948, professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire de géographie historique de la France. J’ai eu, voilà un bon quart de siècle, l’occasion et le privilège d’une première rencontre avec lui. Il venait de publier sa thèse de doctorat, consacrée au Val de Loire. C’était une thèse de géographe, saluée déjà comme l’ouvre d’un maître par un Lucien Febvre, un Albert Grenier, illuminante même aux yeux d’un homme épris d’abord de poésie, enrichissante de page en page par les perspectives neuves à chaque instant ménagées, le plaisir de mieux comprendre et presque de découvrir un pays et des hommes depuis longtemps familiers. Des essais devaient suivre, aussi riches de vues originales, de suggestions non moins substantielles par la façon d’appréhender les faits dans leur réalité et leur continuité vivantes, au lieu de les solliciter : Formation du paysage rural français, Orléans et l’ancienne navigation de la Loire, Usines et forêt, les frontières de la France ; et, déjà en 1943, en manière de préambule à l’ample synthèse d’aujourd’hui, Grands traits d’une géographie viticole de la France.

Dans ses leçons comme dans son œuvre, Monsieur Dion s’est attaché à montrer les liens étroits qui la géographie à l’histoire. Rien de plus révélateur, à cet égard, que l’ouvrage magistral que nous venons de couronner. C’est d’abord, comme son titre l’indique, une histoire des progrès de la vigne et de la viticulture en France, depuis la dissémination, à la fin de l’ère quaternaire, de la vigne folle ou sauvage, cette lambrusque qu’a chantée Ronsard en la mariant à l’aubépin,

Vêtu jusqu’en bas
Des longs bras
D’une lambrusque sauvage,

jusqu’à nos jours.

À la Gaule, comme à tout l’occident, c’est la Grèce qui donna le vin, non plus le jus acide de la lambrusque, mais le jus capiteux de la treille, de la vigne savamment taillée. Par la Campanie, par Marseille, les cépages d’origine grecque atteignirent nos rivages, nos coteaux. Mais c’est du règne de Probus, vers la fin du IIIe siècle, que date l’expansion prodigieuse du vignoble sous notre ciel. Il y a suffi d’un décret abrogeant les lois protectionnistes qui, jusqu’alors, assuraient les privilèges des vignerons d’origine italienne. On provigne, on obtient des cépages (gelu maturescens) qui résistent à la gelée ; et surtout, — innovations gauloises, — on substitue aux amphores d’argile des tonneaux de bois, aux celliers de plain-pied de profondes caves souterraines. De Gaillac, de Bordeaux, de Beaune, déjà vignerons depuis longtemps, la vigne progresse, atteint le Berry, passe la Loire, atteint l’Yonne, enjambe la Seine, touche la Moselle, festonne les rives du Rhin. Cartes, descriptions, analyses, tout porte sens, s’éclaire : on voit intervenir, jouer leur rôle des faits proprement humains dont l’importance frappe tout à coup : proximité de villes populeuses, de ports, de grandes voies navigables. L’on s’avise que cette importance ne compte pas moins dans l’histoire du vin que les facteurs naturels, la qualité des sols, le climat, l’exposition des sites. C’est mettre du même coup en relief l’intelligence de nos vignerons, leurs facultés de discernement, leur énergie industrieuse. C’est surtout, à partir d’une histoire particulière, en apparence très limitée, enrichir l’histoire générale de notre pays.

Sur l’intervention personnelle des Capétiens en faveur d’une culture si profitable à leur royaume, sur la façon dont le souci qui fut le leur de favoriser le commerce des vins a infléchi leur politique et accéléré l’accession des villes au statut communal, sur la création, du fait du vin et dès le XIIe siècle, de nouveaux types de navires dont la capacité fut désormais évaluée en tonneaux, c’est grand plaisir de suivre un tel guide et de lui faire, au fil de l’attrayant chemin, confiance. C’est le gouvernement de Louis XIII qui, le premier, frappa d’une taxe les vins qui entraient dans Paris. Il s’agit d’une de ces mesures que l’on disait, déjà, « impopulaires ». Qu’en advint-il, grand Dieu, lorsque la Trésorerie de Louis XVI, entre autres expédients financiers, choisit de reculer les limites de l’octroi ? C’était en novembre 1788. Dès le mois de janvier suivant, les amateurs de vin des quartiers périphériques commençaient à s’agiter. Ce fut parmi ces buveurs mécontents que les émeutiers de juillet, le 12, le 13, entre le faubourg Saint-Martin et le faubourg Saint-Antoine, recrutèrent les troupes de choc qui, le 14, prirent la Bastille.

Si j’ajoute que Monsieur Dion use d’une langue souple, élégante et nuancée, que l’érudition du savant ne bride jamais la plume de l’honnête homme, j’aurai dit que cette année encore le Grand Prix Gobert de l’Académie est un bon, un parfait Prix Gobert.

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Notre Grand Prix de Poésie va, en 1960, à Monsieur Philippe Chabaneix, pour l’ensemble de son œuvre. Est-ce sa naissance aux antipodes, sur un bateau des Messageries, dans la rade australienne d’Albany, qui devait lui mettre au cœur, avec le don de poésie, la nostalgie des îles entrevues, et les mirages d’un bonheur que déçoit toujours l’horizon ? Marie et Jacques Nervat, ses parents, avaient publié au « Mercure », alors qu’il avait sept ans, un recueil de poèmes intitulé Les Rêves unis. Prescience ou vœu, leur petit garçon allait bientôt poursuivre et prolonger leurs rêves. Ses jeunes années se passent en Nouvelle-Calédonie. C’est le pays d’un autre poète, son aîné d’une dizaine d’années, avec lequel son art n’est point sans affinités. Francis Carco, le Carco de l’Ile Saint-Louis, devait, bien des années plus tard, préfacer un choix de poèmes de son compatriote Chabaneix. Mais je pense moins, disant ce mot, à l’île des mers océaniennes, ou au Paris de la rive gauche qu’ils ont aimé tous deux, senti et compris tous deux, du Point du Jour au Pont Mirabeau, qu’à cette patrie commune où se rencontrent les élégiaques, sensuels et tendres, habiles et prompt à voiler d’un sourire la « peine profonde », comme disait le pauvre Lélian, qui les point et qui les tourmente.

Il y a dans cet art, tout ensemble, une perfection technique très subtile, un sertissage invisible et précis, et une frange indéterminée, une aura « soluble dans l’air » qui rejoint la sensibilité du lecteur et vient le faire participer, directement, personnellement, au frémissement d’où le poème est né. Cela échappe à l’analyse. Et c’est tant mieux. De même serait-il vain de s’évertuer à dénombrer les thèmes de cette inspiration. Il n’y en a pas, si l’on songe à des cosmogonies, à des méditations ordonnées, à la démarche d’une pensée philosophique, ou religieuse, ou partisane. Pas d’autres thèmes que les plus ordinaires, ou les moins inattendus, l’amour, la mort, le désir, le regret, ceux de l’élégie justement, échos de cette patrie où, dans les rameaux bleus de Cythère, chante encore le moineau de Lesbie. On a parlé, à propos do Monsieur Chabaneix, de Nerval, de Toulet. Cela encore n’éclaire rien. Dans ses cadences, dans son accent, son timbre, le charme de ce poète est de lui et n’est que de lui. Pourquoi vouloir expliquer le monde, quand il suffit de vivre et de chanter ? Tout, alors, devient thème, occasion. Le poète devient « centre de tout », « écho sonore » que passent émouvoir les vibrations d’avance accordées à son cœur, son cœur d’homme entre tous les hommes.

Musique des mots, romance presque « sans paroles » qui continue de « frissonner doucement » comme la chanson de Zéno dans la forêt d’Eviradnus, après que la voix s’est tue ? Voici :

Aimé des oiseaux, le jardin
d’Inès était plein d’herbes folles,
Où l’on voyait chaque matin
Passer trois jeunes Espagnoles.
L’une venait de Manacor,
Les deux autres de Pampelune ;
Et je rêve d’elles encor
Par de neigeuses nuits de lune.

Mélodie du regret, où s’étouffe, et palpite, et s’apaise un souvenir qui n’est pas dit ?

Le souvenir d’une amoureuse,
Divine enfant des anciens jours,
Se mêle en songe au frais velours

De cette rose ténébreuse
Que je respire lentement
Et qui dans son parfum m’apporte
Comme un secret d’étoile morte

Tout un passé doux et dormant.

Ou encore :

Flamme au secret des nuits errante,
Il est, en allant vers le nord,
Dans la forêt sombre qui dort

L’eau d’une source transparente,
Dans la forêt sous les rameaux,
Flamine au secret des nuits errante,
L’eau d’une source transparente
Qui de l’amour guérit les maux.

Images du monde, visions familières et concrètes, qui s’entrecroisent et se répondent, et qui mystérieusement se fondent en un émoi vague et profond, on ne sait quelle oppression sourde, à la fois pénible et douce...

Trente recueils de poèmes, depuis les Tendres amies jusqu’aux Musiques du Temps perdu, une longue fidélité à soi et à la poésie, un talent exquis et rare, un art assez savant et assez discret tout ensemble pour dérober ses sortilèges au lieu de les étaler, voilà quelques-uns des mérites qui ont inspiré notre choix. Je les rends à Monsieur Philippe Chabaneix, en regrettant de devoir me priver du plaisir d’évoquer tous les autres.

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Car me voici au point de sentir, comme chaque année, le remords de me montrer, à mon corps défendant, si discursif et si injuste. C’est une pénible épreuve, pour un homme qui connaît d’expérience le tourment de l’écriture, de s’astreindre aux impératifs d’une circonstance comme celle-ci. L’on voudrait échapper à la contrainte des minutes, ne se montrer ni péremptoire, ni sommaire. Et, déjà, l’on est l’un et l’autre. Bientôt, je laisserai la parole à notre chancelier, qui va lire à votre intention le palmarès de nos lauréats. Mais je voudrais encore, auparavant, m’accorder un privilège d’amitié.

Ce n’est pas l’Académie française, mais l’Institut dans son ensemble qui décerne tous les trois ans, sur la proposition des Académies, les Prix Osiris. Notre compagnie, cette année, avait proposé au choix de l’Institut de France l’un des siens, qu’une longue, éprouvante maladie retient depuis trop longtemps loin de nous. Son aide, sa gentillesse nous manquent, sa courtoisie, son talent, son jugement qui unit toujours la richesse de la culture à la générosité du cœur. L’assemblée générale de l’Institut, unanime, a souscrit à la proposition de l’Académie française d’attribuer cette année l’un des trois Prix Osiris à Monsieur Jean-Louis Vaudoyer. Celui-ci m’a écrit pour me prier de dire à nos confrères son émotion et sa joie. Que les nôtres lui soient fraternelles.

Dans le même sentiment d’amitié qui nous fait nous réjouir de ce qu’il advient d’agréable, ou de flatteur, à tel des nôtres ou à ses très proches, je veux nommer aussi le beau poète, à l’inspiration frémissante, tendre et grave, qui a signé Nelly Adam un recueil de poèmes intitulé Mezza voce, méditatif, lourd de souvenirs, d’expérience humaine et de sagesse résignée, confidences murmurées, à mi-voix en effet, mais d’une voix dont l’accent nous devient aussitôt très proche, trouve le chemin du cœur et l’émeut durablement.

Nous avons, comme chaque année, pensé à nos amis de l’étranger, nos amis et ceux de nos Lettres, de notre langue, qu’ils servent bien et qu’ils illustrent, Canadiens, Belges, Mauriciens. Qu’ils sachent combien leur fidélité nous touche. Qu’ils voient, dans le salut et dans l’hommage que nous leur adressons, le signe d’une même fidélité et celui de notre gratitude. L’une de nos médailles honore, hélas ! un disparu, notre confrère Luc Hommel, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale belge de langue et de littérature françaises. Ceux qui ont connu ce grand juriste, ce sage administrateur, cet homme bon, dévoué, souriant et généreux, ceux qui ont lu les livres de cet historien pénétrant et solide qui, entre autres mérites, a eu celui de redécouvrir, en quelque sorte, et de remettre à sa vraie place, entre Froissart et Commynes, l’étonnant Georges Chastellain, qui a fait sien le « Siècle de Bourgogne » et brossé, dans le Grand Héritage et dans la Duchesse Junon, les deux portraits si vivants de Marie de Bourgogne et de Marguerite d’York, tous ceux-là partageront la peine et le regret de nos confrères de l’Académie royale et ceux des Lettres belges, qu’endeuille sa mort prématurée.

L’Académie française, Messieurs, s’est réjouie cette année d’avoir trouvé les ressources suffisantes sinon encore pour mettre ses Prix littéraires en harmonie avec le poids du nouveau franc, du moins pour les soustraire un peu à l’ironie ou à la cruauté des chiffres. Ce n’est, nous l’espérons, qu’un commencement. Elle s’est réjouie aussi d’avoir pu fonder un prix nouveau. Vous allez entendre, en effet, proclamer à notre palmarès un Grand Prix du rayonnement de la langue française. Ce Grand Prix, nous l’avons, pour la première fois, attribué à Monsieur Marc Blancpain. Monsieur Blancpain, universitaire de formation, a professé, au sortir de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, à l’École internationale de Genève et au Lycée français du Caire. C’était déjà, sans doute, le signe d’une vocation qui devait se révéler pleinement, exemplairement, vers la fin de la dernière guerre, lorsque Monsieur Blancpain fut appelé par Monsieur Georges Duhamel, en septembre 1944, au secrétariat général de l’Alliance française. Je viens de parler de chiffres. C’est le moment de recourir à l’éloquence qu’on leur reconnaît. De 100 comités et 9.000 étudiants que comptait alors l’Alliance, elle est passée à 1.000 comités, 90.000 étudiants et 300.000 membres. Budgets, envois de livres à l’étranger ont suivi la même progression. L’école pratique du boulevard Raspail a vu, dans le même temps, le nombre de ses élèves plus que décupler aussi : de 650 à 6.800. Elle a bâti, encore bâti, à Paris (jusqu’à un théâtre), à l’étranger. Parmi ses réalisations lointaines, — je ne parle que des plus récentes, maison de l’Alliance à Sao Paulo, lycée de l’Alliance à Santiago, — j’ai pu voir, il y a quelques semaines, le collège de Guadalajara, au Mexique. Cela est au-delà des chiffres. Rien de plus émouvant que cette présence, ces réunions, ces cours, ces 1.500 professeurs qui répandent à travers le monde notre culture et notre langue, dans ce qu’elles ont de plus vénérable et de plus actuel à la fois. Les deux présidents de l’Alliance que compte l’Académie française, nos confrères Georges Duhamel et Émile Henriot, seront d’accord avec votre rapporteur pour créditer Monsieur Blancpain de sa foi et de sa prodigieuse activité d’animateur, de voyageur infatigable, partout et tout à coup présent, vigilant, averti, scrupuleux à l’examen, prompt à la décision, toujours merveilleusement efficace. Comment aurions-nous, d’autre part, oublié qu’il a aussi et non moins bien servi nos Lettres par sa plume d’écrivain français ? Huit romans, quatre livres de nouvelles, des essais, des études, des collaborations multiples, quel allant, quelle vitalité, quel vivant encouragement à l’optimisme, à la confiance, quoi qu’il arrive, dans notre héritage spirituel, dans son rôle et dans son destin !

C’est peut-être pourquoi, Messieurs, j’ai voulu terminer mon « rapport » sur ce candidat vigoureux ; comme sur un tonique symbole, ou mieux encore : sur un présage heureux.