Discours de réception de Jean Tharaud

Le 12 décembre 1946

Jean THARAUD

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Jean THARAUD, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Louis BERTRAND, y est venu prendre séance le 12 décembre 1946, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Je vous remercie de l’insigne faveur que vous me faites en m’accueillant parmi vous. Je vous en sais d’autant plus de gré que vous pouviez à bon droit estimer qu’ayant déjà distingué une œuvre écrite tout entière en collaboration avec mon frère, vous étiez largement quittes envers nous. Mais vous n’avez pas voulu que l’Académie séparât ce que la vie et le travail n’ont jamais voulu désunir, et en me recevant à mon tour, vous êtes allés jusqu’au bout de votre bienveillance et de la générosité.

Je vous suis encore infiniment obligé de m’avoir fait l’honneur de succéder, par delà Louis Bertrand, à un homme que j’ai beaucoup admiré et aimé, auprès de qui, mon frère et moi, nous avons longtemps travaillé et fait nos années d’apprentissage. Pendant une dizaine d’années, en effet, nous avons été, l’un et l’autre, les secrétaires de Maurice Barrès, mon frère plus régulièrement que moi, mais moi le suppléant chaque fois que son humeur voyageuse (et cela arrivait souvent l’entraînait en quelque coin du monde. J’ajoute que lorsque Barrès avait commencé d’utiliser l’un de nous pour l’un de ses travaux, il aimait que ce fut le même qui restât près de lui jusqu’à la fin de l’ouvrage, pour lui rendre les modestes services que les peintres, autrefois, du temps qu’il existait des ateliers et des écoles, demandaient à leurs élèves. Mais le grand, le véritable service, c’est lui qui’ nous l’a rendu. Nous avons profité du haut enseignement que peut donner à de jeunes garçons attentifs un grand maître arrivé au sommet de son expérience de l’art et de la vie. Nous avons appris près de lui à nous soumettre à une discipline, à nous méfier des illusions où vous jette l’enthousiasme d’une œuvre naissante, autant que des découragements où l’on ne manque guère d’être entraîné par la suite ; il nous a enseigné la patience par son travail si régulier, si calme, et que si un écrivain ne comptait que sur les minutes heureuses où les idées semblent se former avec une aisance divine, il risquerait de ne pas faire grand’chose ; il nous a surtout donné l’exemple de la sincérité, car jamais je ne lui ai connu d’autre souci que d’exprimer avec le plus de justesse possible ce qui montait de son être profond. Nulle complaisance envers lui-même. Qu’il était loin de la croyance sur laquelle vivent aujourd’hui tant de littérateurs que tout ce qui passe par notre esprit est d’un intérêt puissant et mérite d’être retenu. Il ne croyait pas davantage que le domaine de l’art s’étendait à l’infini. Pour lui, l’art s’arrêtait là où cessaient musique et mélodie. Il faut l’avoir vu, comme moi, à sa table de travail, pour savoir à quel point son esprit était musicien, non seulement dans le choix des mots et le rythme de la phrase, mais dans le choix du sujet et le développement des thèmes. L’idée qui dominait tout son art poétique, c’est que, dès la première à la dernière ligne, j’allais dire de la première à la dernière note, un livre doit entraîner son lecteur dans un mouvement de symphonie.

Cette haute conception de l’art a jeté sur tant d’heures que j’ai passées près de lui, à Neuilly, eu Lorraine ou en Provence, un charme, que je voudrais vous peindre, mais pour lequel je ne trouve pas de mots, une couleur dorée, un état de bien-être et de sécurité où l’on avait la certitude qu’aucune note discordante ne viendrait vous troubler. Et le travail fini, lorsque l’esprit se détendait, ce charme continuait. On n’entrait pas brutalement dans une autre contrée. Tout devenait seulement un peu plus familier, bien que jamais dans son travail il n’eût rien de pompeux. La vie et l’œuvre se ressemblaient en tous points, noble et aisée tout ensemble, de cette noblesse et de cette liberté que donne le sentiment qu’on n’est jamais un autre que soi-même.

Dans l’éloge que Louis Bertrand a prononcé ici même, voici quelque vingt ans, il disait de son prédécesseur : « C’est l’homme de sa terre ; il est la source qui jaillit à l’improviste au pied du ballon vosgien, sous l’herbe de la prairie, et qui apporte avec elle une fraîcheur et mille saveurs inconnues. » Une source, oui, Bertrand et moi, nous sommes bien d’accord. Il y a dans l’œuvre de Barrès du mystère de ces eaux que nous avons, lui et moi, découvertes quelquefois dans nos promenades. Les plus perdues au fond des bois étaient celles qui l’enchantaient davantage ; et plus il avançait dans la vie, plus il montrait de goût pour ces divinités secrètes, ces mystérieuses personnes auxquelles il donnait rendez-vous par les beaux après-midi d’automne.

Mais là où je cesse de m’entendre avec Louis Bertrand, c’est quand il ajoute aussitôt : « Cela est d’autant plus surprenant que Barrès semble avoir tout fait pour tout tarir autour de lui. Rien de plus desséchant que son analyse, de plus stérilisant que cette perpétuelle critique, cette défense de soi, cette ironie toujours sur la défensive. Barrès n’a aucune candeur, et sa spontanéité semble obéir à bien des calculs. » Voilà un jugement que je ne saurais accepter. Ni la critique, ni l’ironie, ni l’analyse de Barrès ne desséchaient les autres ni lui-même. Comment Bertrand n’a-t-il pas vu que c’était justement cette ironie, cette critique associée à une brûlante ardeur qui donnait à Barrès cette physionomie qui n’appartenait qu’à lui ? On n’agit que par l’enthousiasme, et si Barrès n’avait eu qu’une ironie stérilisante, il n’aurait pas exercé tant d’influence autour de lui. La vérité, c’est qu’il excellait à mettre les choses et les gens à leur place, qu’il haïssait toute déclamation et que, s’il avait le goût de la musique, c’était d’une musique de chambre. À côté des grandes orgues de Michelet, personne n’a su mieux que lui qu’il y avait place pour le sourire de Renan.

Dans ce même éloge académique, Louis Bertrand ne s’est pas occupé d’étudier l’œuvre de son prédécesseur et la qualité de son talent. Il n’a parlé que du Lorrain et des beautés de la Lorraine. Ce qui fit quelque scandale, car l’auteur de La Colline inspirée était alors à l’apogée d’une gloire dont les générations nouvelles ne peuvent se faire une idée, et le jour même où Louis Bertrand prononçait son discours devant vous, paraissait une œuvre posthume de Barrès, Le Mystère en pleine lumière, où éclatait comme une suprême fusée de son feu d’artifice ce don de transfigurer la réalité par le rêve, qui avait enchanté dès ses premiers ouvrages.

Pourquoi donc tant de réticence ? Il faut, je crois, en chercher la raison d’abord dans le caractère de Bertrand, qui cultivait volontiers ce que Barrès appelait le plaisir de déplaire. Prompt d’ailleurs à regretter ses mouvements d’humeur et à corriger ses boutades, car son cœur était excellent. Et puis, bien qu’il eût, par son talent, l’abondance et la variété de son œuvre, mérité largement l’audience du public, il n’a jamais connu cet empressement d’admiration qui allait au devant de Barrès. Je dois d’ailleurs ajouter que celui-ci n’avait rien fait pour apprivoiser, si je puis dire, ce caractère ombrageux. À la veille de partir pour son voyage au Levant, Barrès lui avait demandé de venir causer avec lui d’un pays qu’il connaissait bien pour y avoir fait un séjour quelques années auparavant. Bertrand se rendit aussitôt à cette invitation, et quelle ne fut pas sa surprise quand, au lieu des renseignements d’ordre spirituel qu’il pensait qu’on allait lui demander, Barrès ne l’interrogea que sur les hôtels, l’hygiène et la cuisine ! Bertrand vit là quelque chose comme une brimade, une affectation déplaisante. Mais entre les deux hommes, il y avait bien autre chose que des blessures d’amour-propre.

En général, les littérateurs s’entendent d’autant moins bien entre eux qu’ils ont des pensées plus voisines et que les sujets qu’ils traitent se ressemblent davantage. Or, comme on va le voir, Bertrand et Barrès se sont rencontrés bien des fois sur les idées et les chemins du monde. Des origines communes et certaines affinités intellectuelles qui auraient dû les rapprocher, c’est justement cela qui les a séparés.

 

La plus grande partie de l’œuvre de Louis Bertrand est vouée aux pays du soleil. Ce qui ne laisse pas de surprendre chez un homme né en Lorraine, dans le petit pays de Spincourt, entre Meuse et Moselle. Il est vrai que ce pays fut autrefois disputé entre la Lorraine, la Bourgogne, l’Espagne et la France, et qu’il demeura longtemps sous la domination des rois catholiques. Pourquoi quelque soldat espagnol, quelque Beltran n’y aurait-il pas fait souche et donné naissance aux Bertrand ? C’était une imagination à laquelle notre Lorrain s’attardait avec complaisance. Toujours est-il que, dès l’enfance, il subit puissamment l’attrait des contrées du Midi. Quand son père, voyant passer aux premiers jours de l’automne les trianges souples et frémissants des étourneaux dans le ciel nuageux ; lui disait : « Ils s’en vont dans les pays chauds », ces mots le remplissaient, dit-il, de tristesse et de nostalgie, d’un incurable et obstiné désir de partir là où l’on a chaud à l’âme comme au corps, là où il est doux de voir la lumière. Désir surexcité plus tard par la lecture d’un livre qui devait avoir sur son talent et sur sa destinée une puissance d’envoûtement.

« C’est Salammbô, a-t-il écrit, qui m’a conduit en Afrique. La fille d’Amilcar fut la fiancée romanesque de mes vingt ans ; je la suivis comme le Romain dévôt suivait le signe augural repéré dans le ciel ; comme l’homme du Sud suit sur le sable les traces de la gazelle pour trouver la route. » Et l’on peut lire sur un exemplaire de son livre bien-aimé : « Ce livre qui fut ma bible pendant tout mon séjour en Algérie a été acheté à Nancy sur le premier argent que j’ai gagné en donnant des leçons pendant les vacances de 1885, à la veille d’entrer à l’École Normale. Je me rappelle les éblouissements de ma première lecture. Lorsque je le relus, plus tard, à Carthage, mon émotion fut peut-être encore plus forte. Pour moi, ce livre a une âme à laquelle s’est mêlée un peu de la mienne. C’est ma plus pure relique. »

On comprend cet enthousiasme. Toute une part de son œuvre était là, préfigurée. Dès qu’il eût mis le pied en Afrique, il sentit qu’il était enfin arrivé dans le pays qu’appelaient son plus profond désir et la prescience de son talent. Une vie nouvelle commençait pour lui, dont il devait, bien des années plus tard, célébrer le bienfait dans cette belle invocation à l’Afrique.

« C’est toi qui me donnas l’être une seconde fois ; qui m’enseignas le culte salutaire de la force, de la santé, de l’énergie virile ; qui rattachas ma pensée égarée au solide appui de la tradition en étalant sous mes yeux la majesté de tes ruines, en me jetant parmi des peuples venus de tous les bords de la Méditerranée maternelle, et dont la conscience est sœur de la mienne. »

Enfin, Messieurs, il découvrait que la patrie n’est pas seulement là où dorment nos morts, mais qu’elle est sur tous les chemins du monde où passent nos armées et nos flottes ; sur toutes les terres où nos colons, nos commerçants, nos industriels font fructifier les réserves d’or et d’énergie lentement amassées sur le sol national.

Entrons dans son état d’esprit. Sa vie n’avait été jusque-là que préparations d’examens, vie de caserne à l’École Normale, enseignement obscur dans de petites villes de province, démêlés tragi-comiques avec l’administration, car il était d’un caractère susceptible à l’excès. À Alger, où il venait d’être nommé professeur de rhétorique, sa nouvelle existence avait bien, elle aussi, ses petitesses et ses ennuis, auxquels, suivant son habitude, il ne manqua pas d’être sensible. Mais ce qu’il y avait en elle de médiocre fut bientôt balayé par une découverte qui fit jaillir en lui la source créatrice.

Il en avait assez des pays sans soleil ; il en avait assez de vivre dans une France humiliée par la défaite de 1870, qui, dans son pays natal de Spincourt, avait été ressentie avec une force particulière ; il en avait assez des livres, des professeurs et de tous ces examens qui, pendant tant d’années, l’avaient tenu à l’écart de la vie ; et bien que, dès ce moment, il se sentit entraîné par une vocation d’écrivain, il en avait assez des discussions littéraires autour des tables de café ou dans les salons à la mode, qui l’avaient rebuté sitôt qu’il les avait fréquentés.

Avec délices, il découvrit dans les faubourgs d’Alger et sur les pistes du Sud une humanité simple et forte, qui ne ressemblait en rien à tout ce qu’il avait connu jusqu’ici, et dont la rusticité recouvrait des sentiments primitifs, plus intéressants à ses yeux que toutes les recherches d’une civilisation raffinée, qu’à tort ou à raison il ne pouvait plus supporter. Il découvrait des êtres violents, qui d’abord le déconcertèrent par une apparence de barbarie, mais dans lesquels il eût tôt fait de reconnaître avec enchantement l’éternel Méditerranéen avec son goût pour les odyssées de la terre et de la mer, son sens jaloux de l’indépendance et de la valeur individuelles, son respect de la famille féconde, bref une humanité qui perpétuait puissamment à travers les âges les gestes immémoriaux de la naissance, du mariage et de la sépulture.

En homme habitué par métier à lire chaque jour les textes de la littérature antique, il croyait voir revivre dans ces rudes Africains, venus de tous les bords de la Méditerranée, les personnages d’Homère, de Théocrite et de Virgile. Et à leur tour ces Français, ces Espagnols, ces Maltais, ces poètes de la Grèce antique. Les vieux chantres des marins, des conducteurs de chars, des bouviers et des pâtres de Sicile mettaient un rayon de poésie au front des conducteurs de charrettes et de prolonges qu’il accompagnait sur les pistes, et de cette population de pêcheurs et de marins qu’il apprenait à connaître dans les faubourgs d’Alger. De cette confrontation du présent et du passé, des vieux poèmes et de la vie quotidienne qui se développait sous son regard, il recevait une leçon virile et de confiance dans la vie que scandaient, pour ainsi, dire, du même rythme vigoureux, les vers des anciens maîtres et le claquement de fouet des rouliers. Cette ardente Afrique au travail lui présentait enfin l’image d’une France nouvelle, d’une France victorieuse et conquérante qui lui donnait un sentiment de grandeur et de résurrection. Ces gens simples et rudes, ces prétendus barbares, accomplissaient une œuvre immense : ils bâtissaient la plus puissante assise de cet Empire français, honneur de la IIIe République, et qui survivra, je l’espère, à toutes les secousses du destin.

 

C’est l’existence, et l’on peut dire l’épopée de ces Méditerranéens qui a passionné Louis Bertrand, et qu’il nous a racontée avec une fougue, une couleur, une vérité admirables, car il ne s’est pas contenté d’en entendre des récits dans les cafés d’Alger, il a suivi sur les routes des hauts plateaux et du désert ces modestes bâtisseurs d’empire ; il s’est fait leur compagnon, leur ami, avec une simplicité, un naturel où je vois un des traits les plus plaisants de son caractère, et sans lequel son œuvre n’aurait pas été possible. Lui, le grand civilisé, le grand lettré, il a su se faire admettre dans l’amitié difficile à gagner de ces gens sourcilleux. Et ce n’est pas, vous le savez, une chose commode d’oublier un moment toute une large part de soi-même, pour ne laisser paraître que ce qui peut nous mettre en communication avec des gens qui n’apportent dans la vie que des sentiments élémentaires et forts. Bertrand, dont on a souvent plaisanté l’humeur atrabilaire, qui l’entraînait quelquefois à de plaisantes maladresses et à des mots fâcheux, savait toujours trouver au milieu de gens frustres la parole qu’il fallait dire, le geste qu’il fallait faire. Rien que cela le ferait aimer.

 

Le Sang des races, la Cina, Pépète et Balthazar, la Concession de Madame Petitjean, autant de grands romans de la terre et de la route, qui nous montrent la formation d’une race nouvelle, d’un peuple neuf, entreprenant, que Bertrand considérait comme une préfiguration de ce que devait être un jour dans le monde une latinité unie et régénérée, car il caressait cette idée, qui n’est peut-être, hélas ! qu’une belle illusion, que les Français, les Espagnols, les Italiens ont entre eux de telles affinités qu’il est bien impossible qu’ils ne finissent pas un jour par s’entendre.

En même temps, dans ces beaux livres, tout frémissants de vie moderne, il a voulu donner à ce peuple nouveau ses lettres de noblesse en renouant, à travers les siècles, sa filiation avec la Grèce et Rome. Et ici reparaît l’humaniste, qui avait su si bien s’effacer un moment derrière ses rouliers et ses pêcheurs.

Bertrand se vantait justement d’avoir été le premier écrivain à introduire dans la littérature de l’Afrique du Nord, une Afrique dont personne ne s’était occupé jusqu’ici, l’Afrique de nos jours, l’Afrique vivante, l’Afrique au travail, l’Afrique latine livrée à la concurrence des races méditerranéennes, qui ne se distinguait en somme des autres peuples latins que par des traits plus accentués et plus forts. « J’ai écarté délibérément, disait-il, le décor islamique et pseudo-arabe qui fascinait jusqu’ici des regards superficiels, et j’ai montré derrière cette vaine figuration une Afrique européenne, moderne et antique à la fois, que personne n’avait vue avant moi. En face de l’Arabe usurpateur et du Berbère autochtone, asservi et plus ou moins façonné par lui, j’ai montré qu’en Algérie nous autres, Méditerranéens, nous étions les représentants et les descendants des vrais maîtres du sol. »

Pour être persuadé de cet héritage latin et de la continuité d’une histoire brutalement interrompue par la conquête musulmane, il n’avait qu’à jeter les yeux autour de lui. Les admirables cités de la Mauritanie césarienne, de la Numidie et de la Proconsulaire, ces Villes d’or, comme il les appelle, témoignent d’un passé de civilisation romaine et byzantine, dont nulle part on ne voit de pareils vestiges. Toutes ces ruines qui affirment avec un éclat merveilleux les titres de propriété des peuples latins sur l’Afrique du Nord, et qui portaient jusqu’aux confins du désert la majesté du peuple romain, Bertrand les a visitées pieusement, sur les traces de ce grand historien de l’Afrique latine, qui fut, Messieurs, votre confrère, son vieux maître Gaston Boissier, aussi habile à faire parler les pierres que les textes classiques. Il les a ranimées, de toute la force de son imagination et de la richesse de ses souvenirs. Il ne nous en a pas donné un inventaire glacé, mais de ce vaste patrimoine, de ces grands musées en plein air, Cherchell, Tipaza, Timgad, et bien d’autres encore, il nous a laissé des descriptions, lyriques et exactes à la fois, qui sont le poème de Rome en Afrique.

Cette vie antique, dont il surprenait partout les témoignages, lui prouvait à l’évidence que la vie indigène elle-même n’était que la continuation, la suite naturelle d’une civilisation plus haute, qu’un accident déplorable, l’irruption de l’Islam, avait pu gâcher, mais non pas détruire irrémédiablement. Le burnous, c’était la toge ; la mosquée, la basilique ; le bain maure, les thermes romains ; la maison arabe, la ville romaine. Dans les coutumes les plus humbles, dans les instruments les plus simples, la charrue, le pressoir, il retrouvait les inventions de Rome, et tous les gestes de la vie quotidienne l’aidaient à mieux comprendre l’Afrique d’autrefois qui survivait ici.

Ce qui le frappait plus encore, c’était que, parmi tant de vestiges, les chrétiens l’emportaient de beaucoup sur les païens. Avec saint Augustin, Bertrand disait souvent : Africa sanctorum martyrum corporibus plena est. L’Afrique du Nord est pleine des corps des saints martyrs.

Comment donc s’étonner qu’une telle semence mystique ait fait surgir, d’un bout à l’autre du pays, d’innombrables sanctuaires au point que, même dans la Rome pontificale, on ne rencontre pas une telle abondance de ruines chrétiennes aussi intactes ? Du temps de Tertullien et de saint Augustin, ce coin d’Afrique était devenu le plus ardent foyer du christianisme latin. Là se trouvaient les plus illustres docteurs, les plus célèbres martyrs. Aussi, Bertrand fut-il naturellement amené à essayer de faire revivre ce qu’avait été l’église chrétienne d’outre-mer.

Depuis longtemps déjà, tandis qu’il ne songeait, ou qu’il croyait ne songer qu’à composer des œuvres vivement colorées par son lyrisme, il avait écouté le message de voix invisibles, qui lui disaient ce que l’oreille n’entend pas, ce que les yeux ne peuvent pas voir. Dans les ruines des basiliques et dans les catacombes, il avait deviné, entrevu tout un passé spirituel. C’est ce passé qu’il il nous a peint dans des livres très différents de ses premiers ouvrages par les sujets traités, mais très pareils à eux par ce réalisme lyrique, qui est l’accent même de Bertrand.

Sanguis martyrum est un roman. Un roman historique, mais dont les personnages sont tout semblables aux Africains qu’il voyait tous les jours, remuants et bards, fourbes souvent, fanatiques, excessifs, prêts à jouer de la matraque et du couteau comme on les voit toujours en période électorale, mais pleins d’ardeur de jeunesse et de confiance dans la destinée. J’avoue que je ne suis pas aussi sûr que Bertrand de la fidélité de sa reconstitution historique. Il y a dans ces sortes d’ouvrages une part de convention, à laquelle personne et pas même son maître Flaubert, n’a jamais échappé. À cette fiction romanesque, je préfère de beaucoup sa biographie de saint Augustin.

Sujet pathétique entre tous. Qu’Augustin ait triomphé de ses passions, cela ne regarde que Dieu et lui ; qu’il ait prêché, écrit, remué des foules, agité les esprits, cela peut paraître indifférent à ceux qui rejettent sa doctrine ; mais qu’à travers les siècles, son âme brûlante de charité échauffe encore les nôtres et qu’à notre insu, d’une façon plus ou moins lointaine, il contribue à notre formation, voilà qui nous touche tous indistinctement. L’âme occidentale tout entière est marquée à son empreinte. Son siècle ressemble beaucoup au nôtre. Il est venu dans un monde finissant, à la veille du grand cataclysme qui allait emporter toute une civilisation. Tournant émouvant de l’histoire, période tragique, souvent atroce, où toutes les idées s’affrontent avec fureur, dans une orgie d’intellectualité, et où, sous le couvert de la philosophie et de la religion, toutes les pensées qui s’opposent dégénèrent en troubles sociaux. Au milieu de ces luttes confuses, saint Augustin se dresse comme le type idéal du grand Latin d’Afrique, le génie puissant, universel qui, pendant quarante ans, fut le porte-voix de la catholicité, la conscience la plus forte de la civilisation romaine en Afrique, à l’instant fatidique où cette civilisation va périr. Dans l’image qu’il nous a donnée de cette haute figure, Bertrand s’est peu soucié de nous représenter le saint et le théologien. C’était là, dit-il, un objet qui échappait à sa compétence. Toujours avec le même ton réaliste et lyrique qu’il employait dans ses romans, il a voulu nous peindre les mouvements d’une âme passionnément mêlée à la vie quotidienne, aux luttes intérieures de son temps, et qui personnifie éminemment l’Afrique par ses ardeurs et ses violences, et d’autre part l’ordre latin par la volonté qu’il employa tout au cours de sa vie à se discipliner lui-même et à mettre de l’harmonie dans le monde anarchique dont il était entouré.

Par ce grand livre, Bertrand couronnait la partie capitale de son œuvre, il étendait au-dessus d’elle le baldaquin mystique de son ciel africain.

 

Telle est, Messieurs, la noble image que Louis Bertrand s’est composée, dans son passé et dans son présent, d’une terre qu’il a passionnément aimée. Mais que penser d’une conception de l’Algérie où l’indigène ne tient aucune place ? Pierre Loti a écrit l’Inde sans les Anglais. On pourrait appeler L’Algérie de Louis Bertrand l’Algérie sans les Arabes. Pourquoi les a-t-il négligés ? Parce qu’il les tenait, nous dit-il, pour des gens abâtardis, méfiants, repliés sur eux-mêmes, paresseux et inutiles, qui étaient venus, il y a des siècles, saccager le plus beau domaine du monde pour ne rien mettre à sa place. Il les tenait pour des intrus dans un pays latin. Tout au plus, d’après lui, pouvaient-ils avoir quelque intérêt pour les amateurs de pittoresque. Mais cet exotisme-là ne l’intéressait aucunement.

Très peu d’années après le temps où écrivait l’auteur du Sang des races, nous avons écrit, nous-mêmes, mon frère et moi, un petit livre, la Fête arabe, qui prenait juste le contre-pied des idées de Bertrand. Notre héros, et notre ami, le peintre Étienne Dinet, passionné pour la vie indigène (il est mort converti à l’Islam), vitupérait avec violence les nouveaux conquérants, ces Espagnols, ces Italiens, ces Maltais, ces Français même, qu’il confondait dans le même mépris sous le nom de Calabrias que leur donnent les Arabes, et qui ne faisaient, toujours d’après lui, qu’apporter l’incompréhension, la brutalité et le désordre dans un monde de silence, de musique discrète et de repos, qu’il eût voulu conserver intact dans son immobile poésie.

J’ai partagé, moi aussi, l’enthousiasme de Dinet pour cette vie séculaire ; j’ai communié avec Chateaubriand, Lamartine et Loti dans l’enivrement de la vie orientale ; j’ai été séduit, comme eux, par la vie fastueuse d’un grand bourgeois du Caire, de Damas, de Bagdad ou de Fez, et comme eux j’ai goûté le charme des longues randonnées au désert et de la vie sous la tente ; j’ai aimé, j’aime les gens d’Islam, leur ardeur et leur indolence, leur esprit hospitalier, leur politesse exquise, leur don de poésie. Je l’ai dit maintes fois et ne retranche rien de ce que j’ai écrit pour tenter de communiquer mon plaisir à mes lecteurs. Mais je n’ai pas attendu que les Arabes nous aient chassés de Syrie, et que certains d’entre eux parlent de nous expulser de notre Afrique du Nord, pour penser que les enfants d’Islam se font d’eux-mêmes une idée excessive et qu’il y a bien de la vérité dans la thèse de Louis Bertrand. Quelle tragique monotonie dans l’histoire des conquêtes arabes ; quelle lamentable aventure, cette ruée de tribus faméliques sur la Syrie, la Perse, l’Égypte, l’Afrique du Nord et l’Espagne ; quelle sinistre épopée, cette fureur de conquête dont les Bédouins furent saisis tout à coup par désir de pillage, bien plus que par prosélytisme et pour répandre une doctrine qu’ils connaissaient à peine ! Ils se jetaient sur des pays de vieille civilisation endormis dans une paix profonde. Cette civilisation, cette paix, ce bonheur en somme, ils le détruisirent partout où ils passèrent, et ils nous auraient détruits nous-mêmes, et tout l’Occident avec nous, si le hasard heureux d’une bataille ne les avait arrêtés à Poitiers.

Je pense avec Bertrand que nulle part, sinon en Gaule et en Espagne, l’esprit civilisateur de Rome ne s’est manifesté avec autant d’éclat que dans l’Afrique du Nord. Les Arabes firent de ce pays un désert. Ils rasèrent villes et villages, coupèrent les oliviers, massacrèrent ou dispersèrent les habitants ; et après ce premier déluge, quelques siècles plus tard, quand l’Afrique, non par le travail d’Ismaël (Ismaël n’a jamais beaucoup aimé le travail, ce dont je ne lui fais point un grief), mais par celui des autochtones qui conservaient la tradition des méthodes romaines, eut réparé ces ruines et remis les terres en culture, un nouveau cataclysme, une seconde invasion, plus terrible encore que l’autre, celle des sauvages tribus de Soleïm et des Hillal, acheva une destruction, dont cette fois l’Afrique ne devait se relever que le jour où la France a pris en main ses destinées.

Tout cela forme une histoire étonnante. Mais quand on échappe au prestige de l’aventure et du récit, au pittoresque d’un décor dont on se lasse d’ailleurs assez vite, on se retrouve les mains vides. Où voit-on rien qui justifie cette insolence d’Ismaël ? Les Arabes ne sont-ils pas, comme nous, dans ce pays, par voie de conquête, et quels services lui ont-ils rendus qui leur permette de parler si haut ? Ils parlent de nous chasser d’Afrique, mais pour quel résultat ? Est-ce pour la détruire une troisième fois ? Car il ne faut pas se faire d’illusions. S’ils réussissaient dans leur orgueilleux dessein, Tunisie, Algérie, Maroc retourneraient vite à leurs misère ancienne, à moins que d’autres peuples qui, eux, ne seraient pas des rejetons d’Abraham et d’Agar, ne viennent prendre aussitôt la place que nous aurions abandonnée. Mais, Dieu merci, j’espère que nous ne nous en laisserons pas imposer. Les idées que la presse islamique développe à grand bruit au Caire, à Alger même et dans le Proche-Orient, ne deviendraient vraiment dangereuses que le jour où elles sembleraient justes et légitimes à des Français qui auraient perdu à la fois le sens de l’histoire et celui de leur destin.

Heureusement la situation ne se présente pas pour nous sous la forme d’un dilemme brutal. Un Lyautey a donné l’exemple qu’il y a autre chose à faire qu’à exciter les unes contre les autres les populations diverses qui peuplent notre Empire, et qu’on peut réunir dans son esprit et dans son cœur le respect et l’amour de deux civilisations.

*

*   *

Rien d’étonnant, Messieurs, si ce Lorrain, dont je vous disais tout à l’heure qu’il aimait se croire le descendant de quelque soldat espagnol, ait été attiré, autant que vers l’Afrique, vers le pays de Cervantès. Le Rival de don Juan, l’Infante, Cardinio, l’Homme aux rubans de feu, tous ces romans disent assez le goût et la profonde connaissance qu’il avait de l’Espagne. Mais, une fois encore, son esprit obéissant au même mouvement qu’en Afrique, il abandonne la fiction pour revenir à l’étude historique, et c’est par une biographie qu’il entreprend de nous donner de l’Espagne l’idée la plus complète, dans ce qu’elle a d’essentiel, l’héroïsme et la mysticité. Ainsi a-t-il été amené à nous peindre sainte Thérèse d’Avila, la sœur et, d’une certaine façon, la rivale des Pizarre et des Cortès.

Comme je vous l’ai dit, avec son saint Augustin il s’est défendu d’écrire un ouvrage hagiographique et n’a voulu que tracer le portrait d’un puissant lutteur aux prises avec toutes les forces déchaînées de son temps. Chez sainte Thérèse, au contraire, c’est la sainte qui l’a retenu ; la mystique qui est allée dans un monde où nous n’avons jamais pénétré ; la femme qui a eu des expériences que nous n’avons jamais faites ; la voyageuse qui nous rapporte de ses explorations des renseignements merveilleux et précis, auxquels Bertrand nous dit qu’il prête la foi la plus entière, car si je ne croyais pas, ajoute-t-il, qu’elle a vu le Christ et qu’elle l’a reçu dans ses bras, elle ne m’intéresserait pas.

Il a écrit cette vie en biographe émerveillé qui veut communiquer son enthousiasme à autrui avec le désir d’initier ses lecteurs à des états d’âme extraordinaires, qui passent notre imagination et sur lesquels la Sainte nous apporte des lumières exceptionnelles, dont peuvent, seuls, se désintéresser des esprits superficiels. Mais sur ces états d’âme, sur ces expériences surnaturelles, nous ne savons rien que par elle. Sa vie, elle l’a écrite elle-même dans un récit merveilleux, et le malheur du livre de Bertrand, c’est qu’il est étouffé par la splendeur de la source originale.

 

Plus il avançait dans la vie, et plus Louis Bertrand se persuadait que l’histoire du monde est l’histoire de quelques grands hommes, et que l’histoire de ces grands hommes est avant tout une affaire de psychologie, où les meilleurs instruments sont l’analyse, l’esprit critique et la divination des artistes. « Si nous voulons, dit-il, atteindre la réalité profonde, il faut l’aller chercher chez ceux qui, par métier ou par génie, sont des connaisseurs d’âmes, les Shakespeare, les Saint-Simon, les Balzac, les Stendhal. » Il n’y a pour lui qu’un romancier qui puisse faire un bon historien, à condition qu’à son don de visionnaire il joigne la critique intelligente des textes. « Voir, écrit-il, tout est là. C’est la première et la plus importante des conditions. Mais cette vision ne doit pas être un pur caprice d’artiste. Elle doit être provoquée par des signes, des témoignages qui, jusque-là, n’ont rien dit à personne, et qui tout à coup, comme dans un éclair, font entrevoir à l’évocateur du passé ce qui doit être la vérité. »

Il y aurait là-dessus beaucoup à dire. Je sais tous les reproches que l’on peut adresser à une histoire qui garde la froideur des fiches dont elle est sortie ; mais je sais aussi les dangers de l’histoire comprise à la manière des romanciers, qui substitue de vaines imaginations à la réalité, et qui mène tout droit à un genre que, pour ma part, je n’aime guère, la biographie romancée. Contre ce péril, Bertrand était immunisé, car cet intuitif, ce lyrique restait profondément un universitaire, un excellent élève de Fustel de Coulanges. Il connaissait la valeur des textes, il avait l’usage des bonnes méthodes. « Travailleur infatigable, nous dit un de ses amis (excellent historien lui-même, qui l’a vu travailler de près), il était capable de dépouiller des monceaux et des monceaux de livres, d’entreprendre de fastidieux voyages pour étudier ce que révèle d’un personnage un portrait, un buste inconnu. Pour écrire son Louis XIV, il a lu, annoté à peut près tous les mémoires, les pamphlets de l’époque, les rapports des ambassadeurs, les collections de documents administratifs et politiques, sans compter tout ce qu’on a écrit, avant lui, sur le Grand Roi. Si l’on ajoute les visites aux musées, au Cabinet des Estampes, aux collections particulières, on aura une idée de l’immense labeur qui a servi d’appui aux inductions du psychologue. »

On lui a fait grief de son accent passionné. Et c’est vrai qu’à tout moment il laisse éclater son sentiment. Ce qui serait, parait-il, indigne de la sérénité que doit garder Clio. Je conviens volontiers que l’humeur de Bertrand se reconnaît partout et que le seul choix de ses héros prouve assez qu’il entendait exprimer, à travers eux, sa conception du monde. Pour ma part, je ne saurais lui en faire un reproche. Si l’impartialité est, pour un historien, une règle absolue, l’indifférence ne l’est en aucune manière. Pourquoi lui refuser le droit de s’indigner, d’admirer, de prendre parti, s’il s’indigne ou admire et prend parti à bon escient ? Dans son Louis XIV, Bertrand n’a pas cru un instant qu’il trahissait l’histoire en disant franchement leur fait à ceux, contemporains ou non, qui se sont appliqués à dénigrer systématiquement un homme en qui s’est incarné, dans une minute éblouissante, le plus haut moment de la France, et qui remettent toute la gloire de son règne à ses ministres et à ses généraux. Avant Louis Bertrand, Voltaire avait trouvé le mot juste, quand parlant du Grand Roi il disait à lord Harway : « Il s’est fait de grandes choses sous son règne, et c’est lui qui les a faites. »

 

Si nous ajoutons, Messieurs, aux ouvrages dont je viens de vous parler, de nombreux et beaux récits de voyage, le Livre de la Méditerranée, le Mirage oriental où il prophétisait le réveil de la Turquie, la Grèce du soleil et des paysages, qui rendait les couleurs de la vie à une Grèce académisée, nous aurons fait le tour de cette œuvre romanesque, historique et vagabonde. Mais il me reste à vous parler d’une suite de huit volumes, réunis sous le titre général d’Une destinée, qui ont occupé les dernières années de sa vie, et qui sont peut-être son chef-d’œuvre.

C’est toujours une grande fatuité que de parler de soi. Bertrand le reconnaît et s’en excuse derrière Renan : « S’imaginer, a dit l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, que les menus détails sur sa propre vie valent la peine d’être fixés, c’est donner la preuve d’une bien mesquine vanité. On n’écrit de telles choses que pour transmettre aux autres la théorie de l’univers que l’on porte en soi. La forme des souvenirs m’a paru commode pour exprimer certaines nuances de pensée que mes autres écrits ne rendaient pas. »

En écrivant un Destinée, qui forme en somme ses mémoires, Bertrand n’a pas eu la prétention d’apporter à ses contemporains une théorie de l’univers, mais simplement de dresser le bilan de ce que la vie lui a appris, une vie qu’il a vécu le plus intensément qu’il a pu, car, sur ce point essentiel, il n’était pas de l’avis de son maître Flaubert, cloîtré dans son travail, et qui disait volontiers : « Vivre n’est point notre affaire, à nous autres, littérateurs. »

Ces huit volumes, qui devaient être suivis de plusieurs autres, si la vie l’avait permis, sont écrits sur un ton familier, sensible, clairvoyant, peu indulgent mais sincère, très sympathique en somme. Plus encore que sa propre histoire, mais tout mêlée à la sienne, c’est l’histoire intellectuelle, morale et sentimentale d’une génération, celle qui a tenu le devant de la scène pendant les années qui ont précédé l’autre guerre, sans autre lien, d’un volume à l’autre, que la personne du héros et le sentiment du mystère inclus dans toute destinée. Cet homme qui, lorsqu’on le connaissait mal, donnait facilement l’impression d’un violent, quelque peu incivil, y apparaît profondément bon et sensible, d’une humanité, d’une délicatesse exquise, entêté certes dans ses idées et souvent peu aimable pour ses contradicteurs, mais courageux, toujours fidèle à ses pensées, à ses amis, orgueilleux, vaniteux peut-être, mais avec tant d’ingénuité ! et finalement reconnaissant à la vie, qui l’avait déçu comme nous tous, et d’autant plus qu’il en avait tant attendu.

Notre collègue est mort en 1940, et ses mémoires interrompus s’achèvent en 1908. Du moins prennent-ils fin sur un morceau magnifique et capital, celui de sa conversion, Cette conversion n’a rien pour nous étonner. Par les traditions de sa famille, par ses impressions du pays natal, par ses premiers souvenirs, cet enfant de Spincourt, était Français chrétiennement. Les basiliques de l’Afrique du Nord, saint Augustin, sainte Thérèse l’avaient acheminé sur les voies de la mysticité, et depuis longtemps déjà il avait reconnu la vanité de tant de choses qu’on lui avait apprises, et auxquelles il avait cru comme tous les intellectuels de sa génération. Le credo de Renan n’avait plus de valeur à ses yeux. Mais le coup qui acheva de mettre bas dans son esprit un édifice vermoulu, ce fut une promenade de quelques jours dans les solitudes de la Mer morte.

« Le désert vous force à penser, écrit-il. La prière et la méditation sont le seul fruit de cette terre sans ombre. Brusquement retiré du milieu social ou civilisé, l’individu se voit tel qu’il est, dans sa détresse originelle, c’est-à-dire faible et nu. Il connaît le peu qu’il vaut, mais aussi ce qu’il vaut. Toutes les barrières qui rétrécissaient son horizon sont tombées. Le tumulte du monde qui l’étourdissait, les bruits de la chair et du sang qui l’abêtissaient, tout cela s’est tu. Il comprend qu’il n’est qu’une parcelle infinitésimale, mais une parcelle de l’Être qui peu à peu se révèle à lui dans la raréfaction de plus en plus sévère des formes sensibles. À travers cette simplification toute géométrique des lignes, il ne perçoit plus que les deux puissances cartésiennes, la pensée et l’étendue, Dieu distinct de l’univers. Le désert est le lieu le moins panthéiste du monde. Comme sur les eaux, l’esprit de Dieu flotte sur les sables : » Après cette méditation près de la Mer au bord de laquelle ont passé tant de rêves, il revint sur ses pas et communia à Bethléem.

Tel fut l’homme dont j’avais à vous parler. Avais-je tort, Messieurs, de vous dire au début de ce discours que Barrès et lui ont eu des préoccupations sensiblement pareilles. L’un et l’autre, ils se sont intéressés à la Lorraine, à l’Espagne, au Levant, au rôle de la France dans le monde et à tout ce qui pouvait l’ennoblir ; ils ont eu, tous les deux, la même inquiétude religieuse ; tous les deux se sont attachés à de hautes figures symboliques, au point qu’on serait assez tenté de dire que, tout au long de sa carrière, Louis Bertrand a mis ses pas dans les pas de son aîné. On l’a dit, et naturellement cela ne lui a pas été agréable. Mais il faut être juste. Quand Bertrand écrit de Barrès : « Il ne se préoccupe jamais de ce que sont et signifient les lieux en eux-mêmes ; il en fait des supports de certains états d’âme ; il leur impose de s’accorder aux siens et de servir de prétexte à ses rêveries ; il regarde les choses pour sentir et non pour savoir et contempler ; en philosophie comme en art, l’objet ne lui est rien, l’émotion égoïste est tout. Admirons cette belle insolence qui nous a valu de si beaux morceaux de prose. Nous serons plus humbles, nous tâcherons de nous effacer devant l’objet, intéressés uniquement par lui-même et ce qu’il signifie. » Oui, quand Bertrand nous dit cela, évidemment il diminue complaisamment Barrès, mais il marque très bien le point qui les sépare. Barrès ne pouvait traiter un sujet quel qu’il fût, s’il ne le rapportait à lui-même. Le monde extérieur n’existait pour lui que dans la mesure où il y trouvait des sujets d’émotion. Son paysage intérieur, et la façon dont il le peint, voilà ce qui nous plait tant dans ses livres. Pour Louis Bertrand, au contraire, le monde extérieur existe par lui-même. C’est par là qu’il s’oppose très profondément à Barrès et qu’il garde un accent original. Il peint ce qu’il voit autour de lui en grand virtuose épris des spectacles de l’univers, mais qui sait aussi que tous les spectacles ne valent pas d’être élevés jusqu’à l’art. L’humaniste qu’il est ne retient de la réalité que ce qui peut prendre un caractère ordonné, intelligible, harmonieux. Il n’a ni la grâce, ni le sourire, ni les langueurs, ni les fièvres de Barrès ; il invite plutôt à réfléchir qu’à rêver ; mais il possède l’équilibre d’un tempérament vigoureux, une pensée très ferme, peut-être un peu trop assurée ; il a l’éclat, la force, un magnifique don verbal. N’opposons pas deux écrivains, l’un et l’autre d’une originalité si forte ; félicitons-nous plutôt que les mêmes réalités profondes aient été reflétées dans deux miroirs si différents, le réalisme lyrique d’un Bertrand et les confidences d’un Barrès, pleines de secrets, même pour lui.