Réponse au discours de réception de Jacques Chastenet

Le 28 novembre 1957

Léon BÉRARD

 

Réception de M. Jacques Chastenet

 

 

Monsieur,

 

J’ai su, tandis que vous étiez bien jeune encore, tout ce qui faisait augurer favorablement de votre avenir et d’une carrière dont l’usage veut que je vous rappelle aujourd’hui les épisodes principaux. Guillaume Chastenet, votre père, représentait à la Chambre des députés la deuxième circonscription de Libourne, lorsque j’y vins moi-même représenter l’arrondissement d’Orthez. Juriste accompli, esprit clair, fort bien cultivé, il mettait au service d’opinions toujours sages une parole nette, incisive, que ne manquait pas d’animer, si la circonstance le voulait, cette vibration contenue par où les modérés font souvent connaître l’ardeur de leurs convictions. Nos idées et nos vues, en politique, nous avaient rapprochés l’un de l’autre. Des liens d’amitié s’étaient noués entre nous. Et que de fois ne m’a-t-il point parlé de vous, de la diversité des études que vous meniez de front, des succès dont votre zèle était couronné dans toutes les disciplines. Vous étiez à bon titre l’orgueil de votre père.

Les relations amicales que j’entretenais avec lui ne furent point troublées en des rencontres où les hasards de la tribune nous avaient mis, lui et moi, en apparente opposition. Député, puis sénateur de la Gironde, M. Chastenet prenait certes, des intérêts de la viticulture, tout le soin que leur devait l’élu d’un pays planté de vignes et qui confronte de plusieurs côtés aux terres illustres de Saint-Émilion. Il ne laissait point toutefois d’être également occupé d’un tout autre objet, à quoi il consacrait un zèle infatigable et pleinement désintéressé. Il s’était fait le défenseur de tous les monuments historiques à sauver d’une ruine prochaine, de tous les sites et paysages à classer, des perspectives monumentales de Paris menacées en quelques endroits par les entreprises du bâtiment. Or il advint que je fus préposé, avec le titre de Sous-Secrétaire d’État des Beaux-Arts, à la garde et conservation de tout ce patrimoine sur quoi s’exerçait sa vigilance sans défaut. Assisté de collaborateurs et de conseils tels que Paul Léon, Maurice Reclus, Pierre Benoit, j’étais désormais chargé de répondre aux requêtes, interrogations et remontrances de Guillaume Chastenet. La question la plus embarrassante qu’il m’ait adressée est celle qu’il m’avait un jour posée au Sénat, à propos d’un monument oublié, situé hors du territoire national ; il venait de le découvrir au cours d’un voyage en Orient. C’était l’un des deux obélisques dont Méhémet-Ali, potentat d’Égypte fort exact à reconnaître ce que lui-même et son pays devaient au nôtre, avait fait donation à l’État français vers la fin de la Restauration. Ce monolithe, qui gisait parmi les débris de Thèbes ou de Louqsor, appartenait à la France. Que tardions-nous à prendre possession de notre bien ? Ne fallait-il pas tout au moins interrompre d’urgence la prescription ? Ce propos agréait visiblement au Sénat. Je me gardai de lui représenter quelles objections de divers ordres on y pouvait faire. Une des moindres eût consisté à se demander si ce deuxième obélisque nous manquait vraiment. Qui ne se fût contenté de celui qui nous paraissait depuis si longtemps comme réuni et annexé, dans Paris, à l’un des plus beaux paysages du monde, un grand homme d’État, le roi Louis-Philippe, l’ayant fait dresser là, moins pour l’amour de l’art peut-être qu’afin de neutraliser cette place de la Concorde où l’on serait tenté d’évoquer des ombres moins apaisées que celles des monarques et des dieux de la vallée du Nil ? Selon la sage pratique suivie par tout ministre parlementaire pris au dépourvu, je promis d’étudier avec diligence le « problème » du second obélisque. Heureux temps que celui où le Sénat de la République pouvait tenir pour chose simple et aisée que notre gouvernement allât requérir des modernes Pharaons du Caire l’accomplissement de leurs obligations internationales selon les volontés généreuses de Méhémet-Ali !

Que le sénateur Chastenet fût ou non satisfait de l’Administration des Beaux-Arts, vous étiez souvent le sujet de nos entretiens. C’est de votre père que je tiens les premiers éléments du discours où il serait montré comme votre carrière a justifié, si elle ne les a passées même, les espérances qu’il en avait conçues. Grâce à lui, il m’a été donné de vous suivre de votre baccalauréat, avec mention très bien, à la Sorbonne, où vous obtenez le diplôme de licencié ès lettres (histoire), à la Faculté de Droit où vous prenez vos premiers grades, à l’École des sciences politiques d’où vous sortez second de la section des Finances publiques, au concours des Affaires étrangères où vous êtes reçu le premier de votre série. La guerre de 1914 elle-même n’a pas totalement interrompu vos études, puisque vous les avez poursuivies en plusieurs secteurs du front, dans les moments de calme ou de repos. Officier d’artillerie, après avoir pris part aux combats du bois Belleau, par exemple, à l’offensive de Mangin à Villers-Cotterêts, à l’offensive de Saint-Mihiel, vous rapportez des armées du Nord-Est cinq citations, la croix de guerre, bientôt suivie de la Légion d’honneur et le manuscrit de votre thèse de doctorat en Droit.

Je n’oublie point, Monsieur, que vous êtes né à Paris, faubourg Saint-Honoré. Vous avez fait vos études secondaires à Condorcet, lycée excellemment parisien à la fois et classique. Attentives aux grandes voix et aux grands bruits de la ville, les classes supérieures y prennent un intérêt passionné à des événements tels que les « premières » des auteurs en vogue, tout en s’apprêtant avec diligence à expliquer pourquoi Britannicus est « la pièce des connaisseurs », comment il reste vrai de dire que « Corneille est plus moral et Racine plus naturel ». Il n’en est pas moins que vous appartenez, dans un sens de ce mot peu éloigné du sens originaire, à une province ; vous n’avez point cessé de lui appartenir, de fait, dirai-je, et par quelques-uns de vos sentiments les plus profonds. Nous l’appellerons, l’histoire lui ayant donné successivement divers noms et des limites diverses, la province dont Bordeaux a toujours été et reste la capitale. Quelle riche et noble contrée, dans la géographie littéraire et intellectuelle de la France, que celle qui s’étend de la maison de la Boétie, de la « librairie » de Montaigne et du château de Fénelon au château de Montesquieu : ce château de La Brède qui marque le lieu le plus éloigné, au-delà de la Loire, le plus proche du midi où soit né, où ait vécu, du moins avant ce siècle-ci, un grand écrivain français.

Cette province de Bordeaux s’est depuis longtemps placée comme sous l’invocation de ses grands hommes ; elle n’a pas reçu en vain leurs enseignements et leurs exemples. On y voit fleurir de précieuses et aimables vertus de l’esprit et de l’âme : largeur de vues, modération, équité, indépendance du jugement, goût vif des institutions libres, avec une notion vigoureuse de tout ce que suppose de sagesse et de désintéressement, chez le citoyen, le bon usage de la liberté. N’est-ce point là un ensemble de traits que nous reconnaissons en vous et dans vos œuvres ? Et plus encore que ce qui vous est venu de votre terre, nous croyons y distinguer ce que vous avez reçu de votre famille.

Je ne cours pas risque d’être mal entendu de vous, ni de personne, si je dis, Monsieur, que vous êtes un héritier. Des héritiers, au sens où il le faut entendre, beaucoup le sont à des degrés divers s’il se trouve que leurs pères ont travaillé par avance au progrès — je crois que l’on ne manquerait pas de dire aujourd’hui : à la « promotion » — de ceux qui viendront après eux. Parmi vos ascendants, je rencontre, dès le XVIe siècle, du côté de Périgueux et de Bergerac, des Chastenet qui ont déjà eu accès à la propriété foncière et au savoir. Je vois au XVIIe siècle, un Chastenet avocat au Parlement de Bordeaux, un autre, plus tard, bâtonnier des avocats de Périgueux et Conseiller général. Votre arrière-grand-père du côté maternel, député de Paris à l’Assemblée Nationale de 1871, siège au centre-droit, groupe dirigé par des ducs qui sont académiciens ou le seront bientôt. Belle et honorable étape sur le chemin du libéralisme, de la IIIe République, peut-être de l’Académie !

Comme il appartient à un héritier, vous vous êtes trouvé en état d’augmenter encore et de vivifier par les voyages, de longs séjours à l’étranger, en Angleterre surtout, une vaste et riche culture. Je ne rappellerai qu’une seule des expériences assez diverses par où vous avez été préparé à remplir vos destinées. Je veux parler de celle que vous avez faite, de concert avec notre confrère Émile Mireaux, à partir du jour où vous fut confiée à tous deux la direction d’un grand journal, le Temps, « Entreprise de presse », certes, selon la définition fort correcte mais bien terre à terre qui entrerait plus tard dans le langage juridique et dans la loi. Il n’empêche que diriger le Temps, c’était exercer une sorte de magistrature innommée ou de pouvoir paraconstitutionnel.

Le Temps était un journal, non le seul, mais le premier peut-être où les hommes d’État de l’Europe s’instruisaient diligemment des directions politiques suivies en France, un bréviaire, chaque jour renouvelé, des cours et des chancelleries, quelque amateur de parodie dirait peut-être à la manière de Victor Hugo : le journal que lisaient le Pape et l’Empereur !... Un jeune ministre se dirigeait en hâte, un matin, vers l’Élysée, pour y prendre part à une réunion du cabinet. Il y allait, plein de zèle, comme à une école où l’on vous apprendrait la science du gouvernement et les secrets de l’État. Il rencontra d’aventure René Viviani. Et le puissant orateur de lui dire en substance, avec une vigueur de langage dont je ne saurais vous donner ici une idée : — Ne vous pressez point tant, mon jeune ami. On n’a rien à apprendre dans un conseil des ministres, quand on a lu la Dernière Heure et la première page du Temps. — Ce journal était-il officieux par constitution, comme plusieurs le croyaient ? On prouverait sans peine qu’il a souvent censuré et même combattu les gouvernements. De même serait-il aisé de montrer qu’en diverses périodes, il a heureusement inspiré et préparé leurs actes plus qu’il n’a bénéficié de leurs confidences ou secondé leurs vœux. Et il demeure certain qu’à mesure que nous avancions dans l’ère des guerres universelles, le Temps s’est employé avec une constance et une fermeté singulières à prémunir les Français contre les périls dont ils étaient menacés, à soutenir leur cœur et leur espérance quand le malheur les avait accablés. Le journalisme, tel que vous l’avez pratiqué, pendant une douzaine d’années, selon la tradition fondée par l’inoubliable Adrien Hébrard, quelle école, Monsieur, pour un futur historien des sociétés contemporaines !

Il semble qu’entre toutes les carrières que vous ouvraient vos études et vos travaux, vous ayez assez longtemps hésité. Et je crois que vous regrettez encore quelque peu d’avoir quitté la diplomatie, où vos débuts avaient été fort brillants. Nul ne doutera, certes, que vous n’eussiez, là comme ailleurs, atteint au premier rang. J’oserai toutefois vous dire : bannissez tout regret ! Un ambassadeur, et qui écrit, si bien qu’il écrive, court un risque particulier : c’est que les meilleurs juges ne sachent pas toujours faire le discernement de ses qualités de diplomate et de ses mérites d’écrivain. Je ne pense qu’à des exemples anciens, historiques et qui seraient là-dessus bons à méditer. Chateaubriand, s’il n’avait pas été l’auteur d’Atala et de René, l’un des plus intelligents de nos rois, et le plus lettré, moins disposé du reste à goûter le Génie du Christianisme que Candide ou l’Essai sur les mœurs, Louis XVIII eût mieux apprécié peut-être la sagesse hardie et la clairvoyance aiguë de son ambassadeur et ministre des Affaires Étrangères.

Félicitez-vous, Monsieur, tout au moins aujourd’hui et dans la circonstance, de vous être détourné des charges et des honneurs de la carrière diplomatique. L’Académie n’a eu à connaître que de vos livres. C’est pour vos écrits qu’elle vous a élu. Elle aura aisément discerné comme les hésitations mêmes dont vous aviez témoigné parmi toutes les voies ouvertes à vos talents avaient servi à confirmer votre véritable vocation, qui était d’écrire l’histoire.

Je ne m’aviserai pas de porter une sentence sur votre œuvre ou de la louer par « raisons démonstratives », comme dit le philosophe de Molière. Je me tiendrais pour satisfait si je savais dire ce que je vois en elle qui ne pouvait manquer d’attacher l’esprit des lecteurs. Vous les avez conquis d’abord par des biographies. Que Plutarque ait menti ou non, les livres qui retracent la vie des hommes illustres ont pris grande faveur parmi nos contemporains : ce qui est dû, pour une part, on peut le croire, aux chefs-d’œuvre dont ce genre a été enrichi de nos jours par des écrivains qui excellent en plusieurs autres. Un point capital est que le biographe ne s’avise pas d’introduire dans ses récits les prestiges du roman. Vos biographies sont d’un historien. Vous dressez vos personnages comme au centre d’une époque, et des événements qu’ils se sont efforcés de conduire, qui les ont parfois conduits eux-mêmes ou entraînés. Vous nous montrez, autour de William Pitt ou de Wellington, l’Angleterre menant l’Europe dans une lutte sans merci contre la France napoléonienne, l’Angleterre du XIXe siècle, autour de Victoria, l’Angleterre et l’Europe du XXe siècle aux prises avec un destin nouveau et infiniment obscur, autour de ce splendide exemplaire d’humanité britannique, de ce héros de l’action pour l’action, Winston Churchill.

Tout un public cultivé vous était acquis quand vous avez conçu ce hardi dessein : écrire, depuis les origines jusqu’au terme, l’histoire de la IIIe République. Des historiens ou des moralistes politiques de renom vous avaient devancé dans ce sujet. Je nommerai, sans remonter plus loin, André Siegfried, qui sait nous faire voir, littéralement, comme des choses concrètes et animées, une suite d’événements, un mouvement d’idées, un concours de phénomènes économiques, triomphant de toutes les difficultés par son immense savoir, sa pénétration, une vivifiante chaleur et allégresse d’esprit, Maurice Reclus, de qui le zèle civique et apologétique (il a écrit Grandeur de la Troisième) demeure toujours réglé par un esprit critique sans défaillance, par une intelligence merveilleusement prompte et agile, celui enfin en qui nous devons saluer un des puissants esprits de ce dernier demi-siècle, un de nos écrivains les plus originaux, dont Montaigne eût aimé « le parler succulent et nerveux », Daniel Halévy. Nul d’entre eux toutefois n’avait formé avant vous une entreprise de même ampleur que la vôtre et que vous avez, pour la plus grande part, dès à présent accomplie.

Dès le commencement de votre ouvrage, nous nous sentons prêts à vous suivre en toute confiance, tant y sont manifestes votre indépendance de jugement et votre liberté d’esprit. Pour vous, c’est satisfaire aux exigences mêmes d’une rigoureuse méthode que de présenter honnêtement les faits avec ce qu’ils gardent parfois de mystérieux ou d’inexplicable. Cette Troisième, comme vous dites et comme nous disons, la seule République durable que la France ait connue entre 1792 et 1940, elle a été légalement fondée par une assemblée monarchiste, au milieu d’un peuple qui venait de se montrer pendant dix-­huit ans, jusqu’au désastre de 1870, fidèle à la démocratie césarienne, au souvenir, au nom, à l’ombre de l’Empereur. L’avènement de la démocratie parlementaire ne tient-il pas du fortuit, sinon du merveilleux ? C’est ce que vous reconnaissez sans ambages. Après quoi, vous nous dites, avec un même soin de la vérité, tout ce que cette République naissante doit à la sagesse des républicains.

Quand ils ont eu à délibérer de la Constitution, Gambetta et ses amis, peu attentifs aux précédents révolutionnaires, n’ont pas jugé bon de se mettre en présence de l’Être suprême. À la différence des Constituants de jadis et de naguère, ils ont fui les démons de la métaphysique et leurs embûches. Ils avaient bientôt compris qu’ils ne l’emporteraient que s’ils commençaient par transiger. Ils consentent d’entrer en accommodement avec des hommes de qui beaucoup de choses les séparent, mais qui ont pris comme eux en horreur tout « pouvoir personnel » : aristocrates restés fidèles à la monarchie de Juillet, grands bourgeois qui, à force de déplorer, sous Napoléon III, la chute de Louis-Philippe, en étaient devenus virtuellement républicains. Le résultat le plus précieux de leur accord, exprès ou tacite, fut l’institution du Sénat, qui serait à la Troisième un principe de vie, de force, de longévité.

D’ailleurs les fondateurs démocrates de la République savent le prestige et l’autorité que gardent dans le pays plusieurs chefs du parti conservateur, dont les noms et les ancêtres ont été depuis longtemps mêlés à la vie publique de la France, telle la famille du principal d’entre eux, cette famille des Broglie où des mérites éclatants et les dons de l’esprit apparaissent comme un patrimoine héréditaire. Hommes nouveaux. Gambetta et les siens tiendront une conduite prudente ; ils sauront attendre, comme s’ils avaient deviné qu’un destin favorable à leur cause réservait le pouvoir aux républicains, et, aux Broglie, l’Académie, les Académies avec les prérogatives du savoir et de la culture.

Toujours exact à noter le fort et le faible des hommes, des systèmes et des gouvernements, vous nous montrez, Monsieur, avec une loyauté rigoureuse et avec tristesse, quel caractère d’âpreté et d’aigreur ont pris, dès les commencements de la IIIe République, les démêlés entre citoyens, les rivalités des partis, les délibérations électorales. Luttes où s’affrontent de redoutables abstractions, depuis nommées « idéologies », fort propres à envenimer et à fausser les débats publics. Qui était mieux préparé que le duc Albert de Broglie à tracer un modèle d’institutions qui se fût rapproché, autant qu’il est possible, du modèle britannique ? La France n’en aura pas moins connu ce paradoxe énorme : le petit-fils de Madame de Staël, le fils d’un des deux ou trois pairs de France qui ont voté contre la condamnation du Maréchal Ney, traité devant le suffrage universel en ennemi de la liberté, comme s’il pouvait être soupçonné de vouloir rétablir les redevances féodales, les dragonnades peut-être !

Vous estimez à bon droit que de tels combats ont été cause qu’il ne se soit pas fondé chez nous, un véritable « parti conservateur non réactionnaire ». Et vous en rendez responsables les hommes qui avaient conçu et mené l’inutile et faible entreprise politique, connue dans l’histoire sous le nom de « Seize-Mai ». C’est là que je serais tenté, si c’en était le jour et le lieu, d’entrer en discussion avec vous. Le mal que vous déplorez venait, je crois, de plus loin. Ces mots absurdes et magiques, indéfinissables mais non pas insignifiants, la droite et la gauche, gardent chez nous un étrange pouvoir. Il faudrait, pour éclaircir ce mystère, réfléchir sans cesse à la grande rupture ou cassure qui s’est faite, dans notre histoire, le 10 août 1792. Et puis, il faudrait lire et relire Balzac, puisque la Providence a voulu que le plus grand historien de la société française au XIXe siècle fût un romancier. Les querelles où se déchirent, dans Balzac, les notables et les aspirants-notables d’Alençon, d’Angoulême, d’Issoudun, d’Arcis-sur-Aube ou de Limoges, ces querelles d’ordre social plus encore que d’ordre politique, nous en sommes les héritiers. Les sociologues nous expliqueront par des raisons assurément savantes et valables, pourquoi tel canton « vote à gauche » depuis 1830. Le romancier, lui, nous aiderait parfois à découvrir l’origine et le fond des choses : si le canton a choisi la gauche, c’est en vérité que, sous la Restauration, la châtelaine a marqué du dédain aux dames de la bourgeoisie ou que le riche propriétaire, dont le fils suit les cours de M. Victor Cousin à la Sorbonne, n’a pas été invité au dîner donné au château en l’honneur de l’évêque ou du préfet.

Il fallait, Monsieur, autant d’intelligence critique que d’érudition pour traiter comme vous l’avez fait la plus grande et la plus passionnante question que pose la destinée de la Troisième. Comment a-t-elle duré, cette République, au milieu de crises de tout genre, atteinte d’ailleurs, pourrait-on croire, par l’intermittence de son gouvernement, comme d’une précarité constitutive ? Allons tout droit, avec vous, à un fait capital. Il s’est trouvé qu’aux Notables dont Daniel Halévy nous a raconté la fin, d’autres notables ont succédé. D’un moindre prestige social que leurs prédécesseurs, ils appartiennent à ces classes moyennes, dont Gambetta avait prédit l’avènement prochain, en leur donnant un nom sans lustre, mais fort expressif, les « couches nouvelles ».

Comme vous l’avez justement noté, ils ont un goût vif de l’instruction ; c’est par elle autant que par l’épargne qu’ils se sont élevés. La plupart ont fait de bonnes études classiques. Ils conçoivent une grande idée du rôle et de la fonction de l’élite dans l’État républicain. Ils éviteront de trop céder à une théorie linéaire ou rudimentaire de l’égalité, jugeant qu’il serait dérisoire de n’avoir renversé le trône que pour substituer au « droit divin » des rois un « droit divin » des masses. De même eurent-ils bientôt découvert que l’art de gouverner, dont les limites sont peut-être assez étroites, comporte, sous tous les régimes, quelques préceptes simples, prosaïques, invariables. Ils se sont sagement conformés à ce qu’ils tenaient pour des constantes de la politique.

Ainsi ont-ils su pourvoir aux affaires de la France à l’aide d’institutions qui étaient, pour une bonne part, un héritage, et qu’ils se gardèrent de répudier : un pacte constitutionnel qui aurait pu convenir au petit-fils de Louis-Philippe, les cadres administratifs du Consulat, une comptabilité publique et un budget réglés selon les Ordonnances de M. de Villèle et les maximes du baron Louis. J’entends encore Joseph Caillaux nous dire, au Sénat, de ce ton décisif qui lui venait de son savoir, de sa compétence et de sa nature : « Messieurs, les finances de la France ont toujours été mauvaises, sauf sous la Restauration. »

Je ne pense pas, ayant lu et relu vos livres, me mettre en opposition avec vous si je dis que le côté faible des premiers républicains tenait à la doctrine philosophique dont ils faisaient profession. Les principaux d’entre eux, vous l’avez noté, se disent, ils se croient, et, comme l’on dirait trop volontiers de nos jours, ils se veulent positivistes. La filiation spirituelle dont ils se réclamaient, le fondateur du positivisme l’eût probablement contestée. Ce qui est vrai, c’est que leur esprit et leur cœur s’étaient largement ouverts à l’enthousiasme qu’avaient soulevé dans le monde les progrès éclatants de la méthode expérimentale et les grandes découvertes scientifiques. Ils ont sincèrement cru que la science viendrait promptement à bout d’éclaircir toutes les énigmes dont les hommes jusque-là demandaient le sens aux religions. De là vient que des questions tout embrouillées de métaphysique élémentaire ou de théologie oratoire aient si longtemps tenu tant de place dans nos débats publics, tandis que la révolution industrielle et la condition du prolétariat en posaient d’autres et de plus pressantes. Ainsi l’histoire de France aura-t-elle une fois de plus vérifié cette profonde maxime philosophique, qui est d’un poète, Henri de Régnier : « Ce qui divise le plus les hommes, ce n’est point tant leur manière de comprendre cette vie-ci que l’autre. »

Cela dit, la justice veut que nous sachions faire réflexion sur l’état de la France à la veille de la guerre de 1914, alors que l’époque, la prééminence et le pouvoir de ceux que j’appelle les nouveaux notables, ou de leurs continuateurs, étaient tout près de finir. Le crédit public de la France est le premier du monde, après celui de l’Angleterre, sa monnaie d’une solidité partout reconnue. Les Français sont les banquiers du genre humain ; les Américains leur empruntent de l’argent. Face à la guerre qui s’approche, notre pays est fort de tout un réseau d’alliances et d’ententes : œuvre propre, pour une grande part, d’un méridional taciturne et qui a l’esprit de suite, Théophile Delcassé, ministre capable d’un vaste dessein, d’un long effort solitaire. La IIIe République a mis aux postes principaux de sa diplomatie Barrère et les Cambon. Dès le temps de paix, elle a appelé Joffre au commandement suprême des armées ; elle confiera à Gallieni la défense de la Capitale. Foch commande à Nancy. Lyautey pacifie, organise et gouverne à Rabat, tout en levant des troupes d’élite pour la métropole. Raymond Poincaré est à l’Élysée : Poincaré, l’un de ceux que nous nommons quand nous cherchons à retrouver par des exemples le sens, devenu incertain, du mot homme d’État. Tous ces faits nous apparaissent comme l’opposé d’un temps d’abandon et de décadence. Qui pourrait sans injustice dénier là tout mérite aux hommes de la IIIe République et les tenir comme étrangers à tout ce qu’avait de sain, de fort, de grand, la France de 1914 ? Sachons plutôt reconnaître avec vous que, fidèles à l’admirable esprit public qui avait tant contribué au relèvement de la France après le désastre de 1870, les plus pacifiques d’entre eux ne se sont jamais résignés à la perte des provinces de l’Est. « Revanche », « justice immanente », « réparations du droit », ces synonymes ont tour à tour exprimé un même sentiment durable. Et ce fut là, dans l’histoire de ce régime, au milieu de beaucoup de traverses, de vicissitudes, de faiblesses, comme une loi fondamentale non écrite, disons : une sorte de consigne irrévocable ou de continuel « garde-à-vous ».

Vous avez pris, Monsieur, envers vos lecteurs, un engagement fort courageux : c’est de terminer par un VIe  volume, intitulé Déclin et chute de la Troisième, un ouvrage dont vous avez eu le mérite et l’élégance de nous donner le tome IV peu de temps avant cette solennité. Sans doute nous serait-il assez facile de deviner quelques-uns des sujets austères, cruels même, qui se proposeront inévitablement à vous. Le déclin, ne le reconnaîtrez-vous pas à des signes trop visibles lorsque, entre les deux guerres universelles, les coalitions d’intérêts et les prétentions abusives des partis, lesquelles ne se sont pas atténuées depuis, il s’en faut, menaceront de l’emporter sur la souveraineté de l’État, nous donnant sujet de craindre qu’un jour il ne subsiste plus, de nos institutions, que de vains simulacres, des fantômes juridiques ? D’autre part, les hommes des classes moyennes, épargnantes et mutualistes ou leurs continuateurs, se fussent-ils acclimatés dans un monde socialement nouveau et dans l’étrange univers politique où nous avons vu apparaître, à partir de 1918, sous le vocable de la liberté des peuples, toutes les variétés de la dictature. Quel serait leur étonnement quand on viendrait les sommer de rayer de leur vocabulaire des mots dont ils se sont si légitimement servis, dans leurs apologies pour la Troisième, des mots tels que « colonies » « colonial » « empire », mots proscrits sous peine d’anathème, par le Syllabus de la nouvelle internationale !

C’est, Monsieur, d’une grande et belle œuvre que nous vous sommes dès maintenant redevables. Nul doute qu’avant de l’entreprendre, vous n’ayez médité sur les diverses manières de concevoir et d’écrire l’histoire, selon les systèmes divers qui ont été formés là-dessus depuis plus d’un siècle. Certains ont tenté de mettre l’histoire au rang des sciences exactes : la science des faits. Qui ne louerait leurs intentions, même parmi ceux qui douteraient fort qu’à un fait tiré des archives, des documents, des témoignages, au moyen des méthodes les plus rigoureuses, puisse jamais s’attacher le même caractère de certitude qu’à ce qui est constaté dans les laboratoires ?

Plus récemment, d’autres ont voulu que l’historien s’attachât surtout à l’étude des « structures sociales et mentales ». Leurs recherches et leurs travaux sont dignes du vif intérêt qu’elles ont excité. Le point capital est que l’importance donnée avec excès, soit au détail, soit à un ordre particulier de choses, ne finisse point par nous rendre insaisissable l’enchaînement des faits eux-mêmes tout en nous cachant le rôle, l’influence des hommes, la part de leur volonté, dans la succession des événements. Les « structures mentales » du XVIe siècle n’étaient guère favorables, on peut le croire à la liberté de conscience. Au lendemain des guerres de religion, après l’avènement d’Henri IV, jamais des États Généraux, jamais une assemblée de Français n’auraient voté l’Édit de Nantes. Il n’appartenait qu’à un seul homme et à un politique de génie de signer un tel acte et d’établir une telle loi : le petit roi de Pau et le roi légitime d’un plus grand royaume qu’il avait à conquérir.

Vous avez certainement estimé qu’il se rencontrait une part de vérité dans chacune de ces théories. Au vrai, les faits, les hommes, les « structures », vous avez tout considéré, tout étudié, tout dit, tout mis en lumière. Tout en nous racontant la destinée d’un régime politique, vous nous présentez le tableau continuellement animé, varié, sincère, d’une époque, d’une société vue dans la diversité de ses conditions, de ses états, de ses travaux, de ses métiers. À côté et en face de ceux qui conduisent, des hommes « représentatifs », vous nous rendez sans cesse présent et visible cet irremplaçable acteur de l’histoire, le plus souvent silencieux, effacé, le peuple, la nation, dont les vertus obscures ont toujours eu part en France à tout ce qui s’est fait de bien et de grand. Vous avez en réalité écrit ce que j’appellerais volontiers une Histoire des Français au temps de la Troisième ; je ne pense pas que notre confrère Pierre Gaxotte me fasse un procès pour avoir usurpé là le titre du grand et beau livre où il a merveilleusement triomphé de tant de difficultés.

Un art sûr et l’esprit de discernement le plus fin se reconnaissent à la manière dont vous avez mis en œuvre les matériaux que vous aviez rassemblés en quantité. Vous n’êtes pas de ces trop savants constructeurs qui paraissent donner moins de soin et attacher moins de prix à l’édifice lui-même qu’aux échafaudages et au chantier. Dans une étude consacrée à plusieurs de vos livres, où il vous met au « tout à fait premier rang des historiens », un écrivain de nos confrères, et qui a accoutumé de mesurer ses mots, Jules Romains vous félicite d’avoir « maté la populace des fiches » et résisté à la « démagogie de l’érudition ».

Reconnaissons en outre avec lui qu’un « instinct de vérité » vous guide dans le récit de ces choses d’hier, qui touchent par tant d’endroits aux choses de maintenant. Les pages si fortes et si neuves que vous avez écrites sur la Commune de Paris, m’apparaissent comme une bonne illustration des admirables maximes de Fustel de Coulanges sur l’impartialité en histoire. En lisant ce chapitre, et tant d’autres que je pourrais citer, je me suis rappelé cette parole d’un grand historien de nos origines nationales : « Ce que Fustel m’a appris, disait Camille Jullian, ce n’est pas seulement de cultiver l’histoire comme une science, mais de la pratiquer comme une vertu. »

La vertu, partout et toujours nécessaire, ne suffit pas toujours à tout. J’exprimerai ici un sentiment de liseur d’un zèle éprouvé, en disant que vous êtes pour une belle part redevable à votre talent d’écrivain des suffrages que vos travaux érudits ont rencontrés parmi les lecteurs et devant la critique. Je pense à cet endroit de votre œuvre où vous avez restitué, avec tout son intérêt dramatique, le dialogue entre Thiers, assisté des conseils de M. Alphonse de Rothschild et Bismarck, assisté des conseils de M. Bleischroeder, sur l’indemnité des cinq ou six milliards. Évocation d’une Europe ébranlée déjà, et rude, mais encore d’une grande civilité, auprès de celle qu’il nous était réservé de connaître soixante-dix ans plus tard. Je pense aux fines et vives remarques dont le moraliste politique que vous êtes a relevé le récit de mornes intrigues, de crises et de débats tombés en un profond oubli, à tant de portraits que vous avez tracés, si vivants, si justes, ni trop appuyés, ni trop concertés jamais : Thiers, Gambetta, Ferry, Clemenceau, Briand.

C’est en historien que vous avez évoqué, d’un style chaleureux et sobre, la figure de votre prédécesseur, sa belle et noble vie. N’étiez-vous point disposé, par tout ce que vous avez étudié de la France et de l’Angleterre, à comprendre le rôle, l’action, le caractère et la destinée propre de la marine, dans notre histoire ? Que de fois n’aurez-vous pas songé à cette rencontre frappante, voulue par le sort : le roi Louis XVI et la IIIe République finissante ont restauré nos forces navales et donné à la France une puissante armée de mer ! Voué dans tous les siècles à des tâches hasardeuses, obscures et à de rudes sacrifices, ce grand corps de la marine française a jalousement gardé des traditions d’honneur, de fidélité, de discipline, que les hasards, les malheurs, les dissensions civiles elles-mêmes n’ont pas ébranlé. Il reste, dans l’élite de la nation, au premier rang, par le courage de nos marins, le cœur qu’ils ont au métier, par la distinction d’esprit, la science, la culture de leurs chefs. Ces traditions et ces vertus, l’Amiral Lacaze en fut pénétré si tôt, qu’elles étaient entrées, pourrait-on dire, comme dans la trempe de son esprit et de son âme. Il les personnifiait parmi nous.

Dès que la Commission centrale de l’Institut lui eut délégué le soin et le pouvoir de la représenter dans les actes ordinaires de sa gestion, la vie de notre confrère s’était identifiée avec celle des cinq Académies. Chaque jour, deux fois par jour, à l’occasion, l’Amiral était à son bord, je veux dire dans l’entresol de ce palais où siègent, nos Services Administratifs. Il se montre là fort affairé, veillant à tout avec une incroyable promptitude d’esprit, communiquant à toute la maison tout le mouvement qu’il se donne. Parfois, il quittait brusquement ces lieux, brandissant un vieux dossier dont il venait de se saisir. On le voyait alors se hâter, le long du quai, l’air fort résolu, un peu farouche même, comme s’il méditait quelque dessein offensif : l’Amiral se rendait dans les ministères, afin d’y renouveler, au nom de l’Institut, des requêtes urgentes, anciennes, trop abandonnées, pensait-il, à la froide tutelle des pouvoirs publics.

Il s’était fait auprès de nous, comme auprès de bien d’autres, l’intercesseur des admirables œuvres de bienfaisance et d’éducation à quoi il se consacrait de tout son cœur. Nous lui devons d’avoir eu part à des bonnes actions innombrables. Ainsi quelque mérite nous revient-il, grâce à lui, du véritable office de charité qu’il a exercé avec la générosité la plus délicate et la ferveur la plus désintéressée. Ce que vous avez dit de lui, Monsieur, a pleinement répondu aux sentiments d’affection et de respect qui nous attachent à sa mémoire.

Un illustre écrivain de votre pays de Gironde, et que Michelet a mis, dans la hiérarchie de nos prosateurs, au nombre des Quatre Grands, Montesquieu fait dire par son Persan, dans le seul livre qu’il eût écrit lorsqu’il obtint les suffrages de l’Académie : « J’ai ouï parler d’une espèce de tribunal qu’on appelle l’Académie Française. Il n’y en a point de moins respecté dans le monde ; car on dit qu’aussitôt qu’il a décidé, le peuple casse ses arrêts et lui impose des lois qu’il est obligé de suivre. » Sans doute se sentirait-il, comme nous, rassuré de toute crainte sur l’avenir de notre juridiction, à voir, entre tous ceux qui sont dignes d’y siéger, combien peu dédaignent de venir prendre part à nos tardifs délibérés et à nos sentences éphémères.

Nous ne songeons certes point à refuser le nom et la fonction de tribunal, avec ce qu’ils portent de solennel et d’honorable. Nous prétendons seulement être à la fois cela et autre chose. Et ce que nous sommes, n’en pourrait-on prendre quelque idée, par les contrastes mêmes que nous offrent l’aspect, le caractère, l’iconographie de ce lieu, de cette chapelle désaffectée où se tiennent nos séances solennelles ? Que l’on veuille bien considérer les images d’hommes illustres dont la statuaire nous a ici entourés. Voici le duc de Sully : grand serviteur d’un grand roi, passionnément dévoué aux intérêts et aux ordres de son souverain, il s’est abstenu d’aller avec lui à la messe. Voici le philosophe-géomètre de qui nous avons appris que le doute est le chemin de la vérité, tout au moins de la certitude, et, d’un autre côté de l’hémicycle, deux évêques d’ancien régime, deux pasteurs exemplaires et deux polémistes puissants, qui ont glorieusement enrichi nos lettres, même par les démêlés assez vifs qu’ils eurent entre eux. Ces hautes figures ne paraissent-elles pas proclamer, par leur diversité, leur divergence même, que nous sommes ici dans un coin de France fermé à tout conformisme, à toute servitude de l’esprit ? Et, au-dessus de notre bureau, un buste semble présider à nos assemblées. Le visage, d’un air virilement méditatif, représenté là, est celui du Général de division Henri d’Orléans duc d’Aumale. Quel grand roi constitutionnel il aurait pu être ! Ou quel modèle des Présidents de la République ! Soldat et historien, Bourbon de la lignée politique d’Henri IV, deux ou trois fois exilé, mis en disponibilité par retrait d’emploi suivant décision d’un ministre de la guerre républicain et démocrate, le Général Boulanger, il a vu se fermer devant lui toutes les voies de l’action... « Il restait la France... la France existait toujours... », selon la parole fameuse qu’il avait dite un jour, présidant à Versailles un conseil de guerre. C’est la France qu’il décida de servir encore, en augmentant ce trésor du savoir, des arts, des lettres, où il voyait pour elle comme l’un des éléments essentiels de sa grandeur et de son crédit devant le monde.

N’est-ce pas à un service du même ordre qu’a été consacrée une Académie dépositaire du trésor de notre langue, et là que se manifeste le caractère le plus élevé de sa fonction ? Tribunal, puisqu’il plaît à Montesquieu, et aussi société d’esprits libres, fidèles aux  règles d’une libre et sereine discussion, attentifs à favoriser, autant qu’il peut leur appartenir, la haute culture. Laissez-moi vous assurer, Monsieur, que vous trouverez au milieu de nous le climat de votre pensée, de votre vocation et de votre labeur d’historien.

Ayez pour agréable que ce soit le dernier survivant du premier ministère Poincaré qui ait répondu à votre remerciement. Il vous doit d’avoir réfléchi — réflexion flatteuse, grave et salutaire en somme — qu’il remontait ou qu’il appartenait à des temps qu’il faut bien appeler historiques, puisque vous les avez racontés. Il se félicite de tout cœur d’avoir été appelé à vous, dire, au nom de notre Compagnie : soyez le bienvenu !