Allocution prononcée aux funérailles de Jérôme Tharaud au cimetière de Montmartre

Le 31 janvier 1953

Léon BÉRARD

Funérailles de M. JérômeTHARAUD

ALLOCUTION PRONONCÉE

PAR

M. LÉON BÉRARD

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

au Cimetière de Montmartre
Paris, le 31 janvier 1953

 

L’Académie française ressent très profondément le deuil qui lui est causé et la grande perte qu’elle fait par la mort de Jérôme Tharaud.

Tout présageait ou tout nous faisait croire qu’il ne survivrait que peu de jours à son frère Jean. Cette association spontanée, sans règle exactement connue, où s’est accomplie leur tâche et leur destinée d’écrivains, cette communauté d’esprit et de travail dont il n’y a peut-être pas un autre exemple tout à fait semblable dans l’histoire des lettres, la mort seule aura pu la rompre et y mettre fin. Leurs travaux, leurs dons et leurs talents, si divers, ou même si différents qu’ils pussent être, ils les ont comme fondus en des œuvres indivisibles, marquées d’une même empreinte comme elles sont — chacune — d’une même coulée. Nous croirions manquer à leur mémoire, tout en méconnaissant le caractère le plus particulier, le plus distinctif de leur vie et de leur destin, si nous ne réunissions aujourd’hui dans nos regrets ceux qui nous apparaissent, par la vertu de leur merveilleuse entente, comme unis d’un lien indissoluble.

Dans le beau discours de bienvenue qu’il adressait à Jérôme Tharaud sous la Coupole, marquant l’occasion singulière qui lui était donnée de recevoir deux auteurs en un seul, Georges Duhamel lui faisait délicatement entendre que tenait les deux frères pour inséparables. De fait, les paroles d’estime et d’affection que l’on y disait à l’un d’eux s’appliquaient indistinctement, selon nos intentions, à l’un et à l’autre. Ainsi en a-t-il été jusqu’à la fin, jusqu’au temps où la mort est venue nous séparer d’eux.

Lorsque Jérôme Tharaud s’est consacré aux lettres, il y apportait des acquisitions inestimables : celles qu’il tenait des hautes et sévères disciplines où il avait été formé. Il n’est assurément pas d’éducation classique capable de suppléer, chez l’écrivain ou l’artiste, aux dons de .nature, ni même d’accroître ceux qu’il aurait reçus. Il reste que les bonnes études, telles que celui-ci les avait suivies, aident puissamment à mettre ces dons en valeur, par la fermeté d’esprit et la fidélité aux rigoureuses méthodes, que les meilleurs ne manquent pas d’en retirer. Quels précieux avantages, quelle sûreté et quelle aisance dans le travail, peut-être pourrait-on dire : quelle avance un tel apprentissage de la raison ne donne-t-il pas à l’auteur qui a eu la bonne fortune d’y être soumis! De bons et sagaces critiques discerneront sans doute dans l’œuvre que Jérôme Tharaud nous laisse des traces de ces premières influences.

C’est une œuvre bien vivante et très digne de vivre par l’intérêt puissant et l’extrême diversité des récits, des descriptions, des essais, des études dont elle se compose. Curieux d’événements, de pays, de peuples, d’hommes, de coutumes et de mœurs fort variés, il a eu à un haut degré le don poétique de communiquer au réel, par le style, l’attrait du fictif, étant de ceux qui savent nous faire voir, dans les choses et dans les spectacles humains, ce qui nous en fut peut-être resté invisible sans les prestiges de l’art.

Dans cette œuvre, comme dans sa vie, l’amitié a tenu une grande place : il convient de le rappeler en ce jour. Certes il n’en a point traité en moraliste : il serait plutôt vrai de dire qu’il nous a rendus plus sensibles, par son exemple et par ses écrits, les enseignements que les moralistes nous en avaient donnés. Il s’est appliqué à nous faire aimer ceux qu’il aimait lui-même, toujours prêt d’ailleurs à célébrer avec une admiration communicative les maîtres, les grandes œuvres, les grandes actions, les belles vies : Péguy, Barrès, Lyautey. À cet humaniste d’une verve si franche, d’un esprit critique si exercé, attentif aux courants, aux remous, aux passions et aux querelles de son temps, nous sommes redevables de pages bien propres à exalter, parmi ceux qui les lisent, les nobles valeurs humaines, l’héroïsme, le sens de l’honneur, le sentiment de la patrie.

Sa générosité d’âme, sa délicatesse et sa fidélité de cœur, son éloignement décidé pour tout ce qui eût été apprêt, artifice ou attitude, c’est à quoi notre Compagnie n’a pas été moins sensible qu’à l’honneur qu’elle tirait de sa droite et pure carrière d’écrivain.

Nous nous inclinons avec une respectueuse sympathie devant la douleur de celle de qui l’affection vigilante lui a été, à son foyer, d’un soutien si précieux.

Nous garderons pour la mémoire de notre confrère et de notre ami le plus affectueux, le plus fidèle attachement.