Réponse au discours de réception de Louis de Broglie

Le 31 mai 1945

Maurice de BROGLIE

RÉPONSE DE M. LE DUC DE BROGLIE
Directeur de l'Académie

AU DISCOURS DE M. LE PRINCE LOUIS DE BROGLIE

Prononcé dans la séance du jeudi 31 mai 1945

 

Monsieur,

Monsieur, puisque l’usage et la bienveillante malice de mes confrères m’obligent à m’adresser à vous de cette manière, il se trouve que pour me représenter votre pays natal, le cadre de votre enfance et de votre jeunesse, je n’ai pas eu beaucoup de peine à procéder à la petite enquête qui contraint en général celui qui répond au récipiendaire de s’enquérir de ces détails, toujours assez importants, car ils éclairent la croissance d’une nouvelle plante humaine. Nous en parlerons plus loin ; mais nous tournerons auparavant, encore une fois, nos regards vers le grand savant disparu, dont vous venez de tracer le magnifique et ressemblant portrait.

Oui, monsieur Émile Picard était bien tout ce que vous avez dit ; il unissait au génie mathématique cette haute culture générale sur laquelle vous avez fortement insisté et dont il s’était fait maintes fois le défenseur. N’est-ce pas lui qui avait publié en 1930, dans la Revue de France, un article remarquable à cet égard ? « Un des objets d’une culture générale, dit-il, est de donner une idée de ce qui, à travers des civilisations différentes et des formes diverses de pensée, a fait la grandeur de l’esprit humain. Cette culture embrasse l’homme tout entier et lui servira de viatique à travers l’existence, quand les nécessités de la vie l’auront obligé fatalement à d’étroites spécialisations. Elle doit rendre l’adolescent capable de s’intéresser plus tard aux questions les plus variées, allumant, chez lui, à l’âge où l’esprit est le plus malléable, un foyer d’idéal qui l’éclaire et le réchauffe pendant toute la vie. » Si quelque chose justifie bien ces remarques, c’est assurément votre propre carrière.

Mais monsieur Émile Picard avait aussi reconnu la valeur éducative des sciences expérimentales. Je crois qu’elle est grande et que son importance ne fera que croître, dans notre monde compliqué d’aujourd’hui.

Malheureusement la pratique des expériences est une tâche difficile ; elle exigerait des jeunes gens un temps très long et une lente formation qu’il serait bien malaisé d’insérer dans le cadre, déjà si rempli, de leurs études ; en même temps qu’elle suppose, ce qu’on ne croit pas d’ordinaire, une plus grande maturité d’esprit que les spéculations pures, plus voisines de la musique et de la poésie ; le métier, en effet, y tient plus de place que l’intuition. On ne se figure pas combien la préparation et surtout l’interprétation des expériences sont des choses délicates, si l’on veut aboutir à des résultats sûrs ; pour s’en rendre compte il faut avoir passé bien des années dans l’atmosphère d’un laboratoire. La vie de l’homme et ses années de jeunesse sont, hélas ! trop courtes.

Monsieur Émile Picard nous a quittés depuis trois ans déjà, et son souvenir ne s’effacera pas. Il avait bien voulu me servir de parrain lors de ma réception à l’Académie française ; j’étais son voisin dans la salle des séances ; mieux que personne je pouvais apprécier l’érudition profonde et variée que chaque mot du dictionnaire éveillait dans sa mémoire.

Depuis le début de la guerre actuelle, alors que les regards de son esprit se portaient plus perçants que jamais vers toutes choses, la fatigue de ses yeux commençait de tendre devant lui un voile d’obscurité dont il souffrait cruellement, et, surtout, les ténèbres du destin de la France, alors si profondes et si noires, le plongeaient dans une mélancolie que l’aurore de la victoire aurait dissipée s’il avait pu l’entrevoir avant sa mort. La place qu’il tenait ici est restée vide, parce qu’il apportait, dans toutes ses interventions, cette sorte d’autorité naturelle que confère la supériorité d’esprit incontestée, jointe à la combinaison d’un savoir universel et d’un jugement aussi ferme que lucide. Nous souscrivons tous, du fond du cœur, à l’hommage que vous lui avez rendu en des termes dignes de lui.

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Vous êtes né à Dieppe, le 15 août 1892, dans une maison de la rue Aguado, située en face d’une vieille batterie que je vois encore à l’entrée du chenal et qui a, je crois, disparu depuis. Petit garçon, sur la plage qui devait être, cinquante ans plus tard, le théâtre d’un débarquement mouvementé, vous avez joué au bord de la mer en ne songeant pas encore à la phrase de Newton que vous avez citée à la fin d’un de vos ouvrages, phrase où l’illustre professeur de Trinity College se compare à un enfant s’amusant sur le rivage à découvrir un caillou mieux poli ou un coquillage plus beau que les autres, tandis que le grand Océan de la Vérité s’étend, toujours inexploré, devant lui.

À vrai dire ce n’est pas à l’infini, suggéré par l’étendue marine, que songeaient les Parisiens, on disait alors les baigneurs, qui fréquentaient la vieille cité normande. Dieppe était, à cette époque, une plage très à la mode, alors que Trouville avait perdu de sa vogue passée et que Deauville renaissait à peine ; beaucoup de familles venaient y passer l’été et c’est ce qui explique votre naissance balnéaire.

Vous étiez le dernier venu d’une famille de quatre enfants, dont les aînés avaient une vingtaine d’années de plus que vous ; si bien qu’un des fils de votre grande sœur se trouvait d’un an plus âgé que vous-même. Ce neveu, dont vous étiez le cadet, s’appelait Charles de Luppé ; il devait plus tard sortir de l’École des Chartes en tête de sa promotion et tomber à vingt-trois ans, un des premiers, sur les champs de bataille de la Meuse, au début de cette guerre de 1914, qui faucha l’élite d’une génération.

On a remarqué que les enfants, promis à de brillantes carrières, étaient souvent nés de parents âgés. Peut-être faut-il en trouver une des raisons dans le fait que, chez les parents, devenus presque des grands-parents, l’affection s’est faite plus compréhensive et respecte mieux la personnalité des jeunes.

 Cependant vous grandissiez, mais rien dans l’enfant sociable et turbulent que vous étiez alors n’annonçait le savant, assez austère et même un peu sauvage, que vous êtes devenu. Le génie mathématique se révèle généralement de très bonne heure, comme le génie poétique ou musical, vous fîtes à cette règle une assez remarquable exception. C’est pourquoi je m’étendrai quelque peu sur les différentes phases de votre formation intellectuelle. Jusqu’à la classe de seconde, c’est dans votre famille qu’avec des précepteurs ecclésiastiques vous avez fait du latin et du grec, avant d’entrer au lycée Janson-de-Sailly pour y préparer la première partie, latin-sciences du baccalauréat, dans une classe où enseignait alors un professeur remarquable, Léopold Brizard. À dix-sept ans, vous aviez pu compléter vos examens secondaires par les deux diplômes de mathématique et de philosophie.

Brillant sujet en français, en histoire, en philosophie et en physique, vous n’étiez qu’un élève moyen en mathématiques et en chimie, tandis que le dessin restait votre point faible. Mais vous voici sorti du lycée et, très jeune encore, placé devant les grandes, perspectives des études supérieures. Qu’alliez vous choisir ? Un sérieux embarras apparaît dans votre esprit. Attiré, certes, vers une carrière intellectuelle, vous étiez encore hésitant, quand l’influence de ce neveu dont je parlais tout à l’heure, et qui se tournait vers l’histoire, vous entraîna de ce côté. Vous choisissez donc, pour option de licence, l’histoire du moyen âge ; vous apprenez à déchiffrer les vieux manuscrits et, à peine âgé de dix-huit ans, vous passez, en Sorbonne, votre licence d’histoire. Une carrière d’historien et de paléographe semblait s’ouvrir devant vous.

Mais au fond de votre âme s’agitait, sans doute, un obscur conflit d’ascendances, peut-être trop diverses, qui s’étendaient des bourgeois intellectuels de Genève aux grands capitaines français des XVIIe et XVIIIe siècles, rarement hommes de cour, mais toujours remuants, comme des piémontais du XIIIe siècle aux diplomates et aux hommes politiques du XIXe. Et vos hésitations continuaient. Vous passez un an à faire du droit et vous réussissez un premier examen de cette discipline, nouvelle pour vous, tout en songeant à un diplôme d’études historiques, qui aurait eu pour sujet une tentative intéressante, faite vers 1717 par le Régent, pour remplacer les ministres par des conseils.

Cependant le démon de la philosophie vous guettait. En 1911, replié sur vous-même et méditant sur le mouvement de pensée que représentait alors avec éclat Henri Poincaré, vous faites un coup d’état intérieur et, passant sans transition des lettres aux sciences, vous changez de faculté. En deux années scolaires vous veniez d’enlever la licence ès-sciences quand le service militaire, bientôt suivi de la première guerre mondiale, vous emporta loin des études de mécanique analytique et de théorie des ondes auxquelles vous songiez déjà.

Je reviens à cette année 1911, décisive pour l’orientation de votre vie ; vous aviez alors 19 ans. À Bruxelles, cette année-là, s’était tenue la première réunion de ces conférences internationales de physique, fondées grâce à la générosité d’Ernest Solvay, et qui réunissent périodiquement une sorte de congrès privé. Quelques physiciens, choisis parmi les mieux qualifiés, se retrouvent pour vivre ensemble pendant une semaine, afin de confronter leurs idées sur les questions qui semblent à la fois les plus obscures et les plus chargées d’avenir.

La réunion de 1911 était consacrée à la théorie des Quanta. On désigne ainsi les conceptions, absolument contraires à tous les précédents de la physique mathématique, auxquelles était parvenu Max Planck quelques années auparavant, et dont Einstein avait récemment étendu le domaine et précisé la portée. J’étais un des secrétaires de cette réunion, dont j’eus l’honneur de publier, avec M. Paul Langevin, le premier compte rendu. Ce fait ne fut pas sans influence sur votre changement d’orientation et sur les progrès qui en sont résultés à peu près dans toutes les branches de la physique moderne. Nous retrouverons tout à l’heure les quanta, mais l’ombre de la guerre s’étendait déjà sur le monde. L’inquiétude accusait les différences de points de vue ; les physiciens de diverses nationalités, qui s’étaient rassemblés à Bruxelles, visitèrent le champ de bataille de Waterloo ; je me souviens d’avoir curieusement observé combien les compatriotes de Wellington se tenaient sur la réserve, vis-à-vis de ceux de Blücher, et se rapprochaient des descendants des soldats de Napoléon.

La guerre ne tarda pas et, avec elle, la mobilisation. Vous voici donc arraché à vos méditations et devenu sapeur radioélectricien ; le colonel Ferrié dirigeait alors la radiotélégraphie sans fil militaire et vous étiez affecté au poste de la tour Eiffel sous les ordres du commandant Brenot ; c’étaient encore des ondes, mais envisagées, cette fois, sous un angle plus technique. En même temps que vous assuriez dans les souterrains du Champ de Mars la veille des émissions, voua étiez affecté à des travaux de laboratoire, en particulier aux divers montages correspondant à ces petites lampes à trois électrodes, premières ébauches de celles que nous voyons aujourd’hui dans tous nos postes récepteurs, que l’Amérique venait de mettre au point et de nous envoyer. Mais tout en gardant ainsi un certain contact avec la physique, vous étiez évidemment loin de vos préoccupations précédentes. Quand on est sur la piste d’idées neuves, il est dangereux de se trouver retardé par un délai que d’autres peuvent utiliser ; vous échappâtes à ce péril ; les travaux d’Heisenberg ont montré plus tard combien ce danger était réel.

La fin de la guerre vous trouva encore dans la même situation. Vers les premiers jours de novembre 1918, les plénipotentiaires allemands avaient franchi les lignes. Sans qu’on le sût encore dans le public, le maréchal Foch les avait autorisés à se servir de la tour Eiffel pour correspondre avec leur gouvernement, et votre antenne transmettait les télégrammes chiffrés qu’ils envoyaient au chancelier Ebert. Le dimanche 10 novembre, à huit heures du soir, vous eûtes l’heureuse surprise, en écoutant les signaux allemands, de recevoir en clair le télégramme suivant : « Vos Excellences sont autorisées à signer l’armistice. » La guerre était finie, mais l’adjudant Louis de Broglie ne devait être démobilisé que huit mois plus tard.

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Près de six ans s’étaient écoulés depuis votre entrée dans l’armée. Il n’est quelquefois pas mauvais de quitter pour un certain temps un travail qui absorbe l’esprit ; les idées mûrissent dans l’inconscient par une mystérieuse rumination du cerveau ; c’est souvent alors que l’intuition jaillit. Cette fois cependant le délai était un peu long.

Sans perdre de temps, vous vous remettez à l’œuvre, enrichi quand même de ce que la technique des ondes de télégraphie sans fil vous avait appris de théorique et de pratique. Vous revenez à mon laboratoire, dont l’histoire vous avait tout d’abord écarté, mais où vous retrouvez maintenant un aspect de ce qui vous intéresse. Plusieurs jeunes physiciens de votre âge s’y penchent sur le côté expérimental, sans lequel les spéculations mathématiques ne seraient qu’une fumée légère. Précisément, on y étudiait alors les beaux phénomènes, au moyen desquels l’analyse spectrale des rayons X a donné à la structure atomique de la matière une de ses bases les plus profondes et les plus sûres. Tandis que je poursuivais avec vous mes travaux sur cette sorte de transposition de phénomènes optiques en phénomènes corpusculaires, qui se trouve être si sensible dans ce que l’on appelle l’effet photoélectrique des rayons X, deux jeunes physiciens, Dauvillier et Trillat, se livraient à des recherches, auxquelles vous vous associez également. Vous direz plus tard combien vous devez à ces rencontres avec le travail expérimental ; elles vous ont permis d’orienter sur leur vrai terrain les considérations théoriques où vous deviez trouver tout l’épanouissement de votre esprit. En vous y livrant désormais, vous avancez très rapidement, en brûlant les étapes.

Vos premières notes sur la mécanique ondulatoire ont paru en 1922 dans les comptes rendus de l’Académie des Sciences votre thèse de doctorat, soutenue en 1924, en parachevait bientôt l’exposé.

Les idées que vous y développiez paraissaient curieuses, mais cependant elles semblaient choquantes pour les esprits vieillis dans les anciennes disciplines. D’abord vous étiez un révolutionnaire ; ne demandait-on pas encore, aux examens de licence, de démontrer que la question de la nature de la lumière avait été définitivement tranchée en faveur des ondulations ? Vous aussi, comme vous le disiez il y a quelques instants à propos d’Émile Picard, vous écartiez d’un seul coup et comme du revers de la main cet obstacle réputé insurmontable. Jean Perrin présidait le jury de votre doctorat ; comme je lui demandais ce qu’il pensait de vos conceptions : « Tout ce que je puis dire, me répondit-il, c’est que votre frère est bien intelligent. » Un peu plus lard, le grand physicien hollandais Lorentz, qui passait alors pour le maître incontesté de la physique théorique, me confiait aussi qu’il ne croyait pas que la voie, que vous paraissiez ouvrir, fût la bonne porte pour sortir de l’impasse où la physique était acculée. Il faut dire que, si votre thèse contenait sans aucun doute les principes initiaux d’où toute la mécanique ondulatoire est sortie, ces derniers restaient comme enveloppés d’une certaine obscurité ; leurs conséquences paraissaient invraisemblables ; il leur manquait surtout la confirmation expérimentale, apportée seulement quelques années plus tard. La pureté des lignes de la nouvelle construction ne s’apercevait pas nettement, à travers les échafaudages qui la voilaient encore.

Pendant que germait au dehors la graine que vous aviez semée, vous étiez amené bientôt à la répandre par votre enseignement. Après un cours libre professé à la Sorbonne, vous voici chargé d’un cours officiel à l’Institut Henri Poincaré, qui venait d’être créé à Paris. L’éclatante preuve expérimentale de vos idées, suivie, en 1929, de l’attribution du prix Nobel, précipita rapidement votre carrière.

Contrairement à ce que vous venez de dire de votre prédécesseur, vous n’aimez guère les voyages, avec leurs fatigues et la diversion qu’ils apportent à la concentration de vos pensées ; mais, il vous fallut bien, cette fois, aller chercher à Stockholm et recevoir des mains du roi de Suède, le diplôme qui consacrait votre triomphe. C’est à peine si vos regards absorbés ont aperçu, en cours de route, les hauts fourneaux de la Ruhr, la désolation plate des landes de Lunebourg, l’île de Rügen, les mouettes de la Baltique, qui suivent le ferry-boat entre Sassnitz et Trälleborg, et enfin l’arrivée du train à Stockholm, par une obscure matinée de décembre, où les silhouettes des aimables personnes, venues pour vous accueillir, se détachaient sur la neige du quai.

Cet espace géographique qui n’a, au plus, que trois dimensions n’est pas celui que vous aimez à explorer ; aussi retournez vous bien vite à Neuilly, après ce dérangement passager de vos habitudes.

Titulaire de la chaire de Physique théorique, à la Faculté des Sciences de la Sorbonne, vous ne comptiez bientôt plus les récompenses, justement accordées au succès de vos conceptions. Tour à tour la médaille Henri Poincaré, le prix Albert-Ier de Monaco vous étaient décernés. Déjà membre de plusieurs académies étrangères, vous entriez en 1933, à quarante et un an ans, à l’Académie des Sciences, dont vous êtes enfin devenu le secrétaire perpétuel, neuf ans plus tard, en succédant une première fois à l’illustre Émile Picard.

Les thèses de doctorat ès-sciences sont un travail de début, généralement d’une réelle valeur, mais ne représentant le plus souvent qu’un prélude à la carrière de leur auteur ; la vôtre présentait un caractère tout différent. Vous y aviez mis tout le fruit des profondes réflexions, que vous avaient suggérées les objections de plus en plus graves rencontrées dans le domaine du rayonnement par les théories jusque-là triomphantes ; et ce fruit était mûr. Ce n’était pas un coup d’essai, mais bien une somme de méditations sur un sujet dont vous aviez déjà la maîtrise. Lorsque je parle de méditations, je ne veux pas dire qu’il s’agisse de raisonnements abstraits, par lesquels vous auriez établi, a priori, une théorie nouvelle. C’était vraiment, suivant votre propre expression, le résultat du travail de l’esprit sur les données de l’expérience et c’était aussi bien la suite de votre contact avec les faits dans le laboratoire, que la conséquence de vos lectures, et de vos raisonnements.

Du contenu de votre travail nous avons maintenant à examiner le sens et la portée, avant d’exposer quelles en devaient être les conséquences et le retentissement. Pour cela il nous faudra parler d’optique et de mécanique, comme le suggère l’objet d’un de vos plus beaux livres qui s’intitule Matière et lumière.

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La lumière est une chose merveilleuse. Les vieux livres hébreux la placent en tête de la création ; les mots qui s’y rapportent, comme la clarté ou l’évidence, sont devenus le symbole de la satisfaction de notre esprit, quand il croit rencontrer une certitude.

Mais le mécanisme de cette merveille n’est pas aisé à découvrir. Au premier abord les jets de lumière qui forment sur un écran l’ombre des obstacles rencontrés, leur rejaillissement sur un miroir obéissant à la même loi de réflexion qui gouverne la marche d’une balle lancée sur un mur, nous font penser à quelque projectile impalpable. Il n’est pas surprenant que Lucrèce ait exprimé cette idée il y a deux mille ans et que Newton l’ait soutenue de toute la puissance de son génie ; mais quand on y regarde de près, d’autres phénomènes de l’optique et, principalement ceux où interviennent les couleurs ne trouvent pas, dans cette théorie d’une émission de corpuscules, une facile explication. Huyghens, à peu près contemporain de Newton, incline vers une autre interprétation ; pour lui, ce qui frappe les objets éclairés, ce ne sont pas des projectiles, mais des ondes, sortes de vagues qui se propagent dans un milieu immobile dans son ensemble, avec un rythme qui entraîne la notion d’une ondulation périodique.

Jusqu’au début du XIXe siècle, l’autorité de Newton, partisan de l’émission, entraîna l’adhésion générale, à une époque, du reste, où l’optique fit moins de progrès que l’électricité. Cependant, dans les années qui suivirent 1800, Young et surtout Fresnel firent des ondulations un système explicatif si complet et qu’il triompha et parut inébranlable pendant plus d’un siècle ; et ce siècle était le XIXe où la physique des radiations fit tant d’énormes progrès.

Fresnel, qui joua, de beaucoup, le principal rôle dans ce renversement des idées, n’est pas aussi connu en France qu’il le mériterait ; il peut, certes, se comparer à Ampère, dont la célébrité est plus grande. Ce n’est pas pour vous, Monsieur, un étranger, car, par une rencontre au moins curieuse, c’est dans le village de Broglie — les habitants prononcent Broglie comme le nom s’écrit — que cet illustre Normand vînt au monde en 1788.

Vous avez pu voir, dans votre jeune âge, par les fenêtres des chambres d’enfants situées en haut d’une tour qui domine le village, une maison d’angle proche de la vieille église du XIIe siècle, épargnée il y a quelques mois par la bataille de Normandie. On y remarque un petit monument inauguré en 1888, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Fresnel, par une délégation de l’Institut où l’on retrouve l’Académie française, comme le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, dans la personne de Joseph Bertrand ; l’inscription, qu’on peut y lire, qualifie d’émule de Newton votre prédécesseur dans les théories de la lumière, qui naquit là, de Jacques Fresnel, tailleur de pierre, et d’Augustine Mérimée. Cette dernière était la fille de François Mérimée, avocat au parlement de Rouen et alors intendant du maréchal de Broglie ; un pavillon qu’il habitait porte encore son nom. Prosper Mérimée, cousin germain de Fresnel, était son petit-fils.

La douce lumière, qui éclaire les verdures normandes, semble donc vouloir périodiquement laisser percer un de ses mystères par un jeune homme méditatif devant son charme et ses secrets.

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Mais voici que, depuis les dernières années du XIXe siècle, l’étude attentive de certains phénomènes, et les mesures précises pratiquées à leur endroit, avaient montré d’une façon certaine que les prévisions des théories ondulatoires se trouvaient incontestablement en défaut. L’interprétation remarquable de ces anomalies par Max Planck élargissait encore le fossé, en montrant qu’il se présentait là une incompatibilité totale entre les vues antérieures et les faits expérimentaux.

L’effort théorique du siècle dernier aboutissait donc à une impasse ; Henri Poincaré, lui-même, en avait sondé les murailles sans y trouver de fissures. Einstein, tout en montrant qu’un retour, à quelque chose comme une théorie corpusculaire, impliquant une émission de projectiles, paraissait s’imposer, n’avait fait que souligner la profondeur de la divergence constatée, sans pouvoir expliquer pourquoi une partie des phénomènes lumineux exigeait les ondulations, tandis qu’une autre, de plus en plus importante, s’en écartait décidément.  

Votre mérite fut d’imaginer, de toutes pièces, une synthèse plus vaste, capable de réunir en un seul corps de doctrine ces points de vue opposés ; mais du même coup, et pour ainsi dire sans le vouloir, vous dépassiez le but que vous vous étiez assigné. Non seulement l’optique et la physique de l’impalpable s’en trouvaient renouvelées, mais la mécanique elle-même, c’est-à-dire la science qui étudie le mouvement des corps, pondérables sous l’action des forces qui les sollicitent, devait subir le premier remaniement profond qu’il ait fallu lui apporter, depuis Newton et les grands mécanistes du XVIIIe siècle.

Vous étiez amené à prévoir, et vous prédisiez effectivement, que, dans certaines conditions, un essaim de corpuscules devait présenter, non plus les propriétés balistiques des projectiles, mais les propriétés optiques de la lumière. Quand l’expérience, trois ans plus tard, vous eut donné raison, d’abord pour des électrons, qui sont à peine de la matière, puis pour des projectiles plus sûrement matériels, enfin par une série de confirmations moins directes, mais non moins probantes, il devint certain qu’une nouvelle mécanique était née, profondément différente de l’ancienne par ses principes et ses méthodes.

Cette nouvelle mécanique, qui vous devait le jour, pourquoi l’a-t-on baptisée du nom de mécanique ondulatoire ? C’est que dans votre travail initial vous aviez considéré les mouvements internés des atomes comme gouvernés par un phénomène périodique, une sorte de résonance. Vous définissiez une onde attachée à chaque atome pour guider ses déplacements et lui permettre, en quelque sorte, d’être présent dans tout l’espace, en évitant ainsi le morcellement des phénomènes naturels, qui n’est qu’une simplification arbitraire imposée par l’infirmité de notre esprit. Cependant le développement de ces mêmes idées prouva bientôt qu’on ne saurait attacher ainsi à chaque corpuscule une onde individuelle, faisant partie de son essence.

Il y a bien lieu de considérer des ondes, indiscutablement, mais elles n’ont rien de véritablement réel ; ce ne sont que des artifices mathématiques permettant de prévoir, non pas le comportement d’un seul corpuscule, mais la probabilité des situations ultérieures d’un essaim de petits projectiles. Ces ondes donnent une possibilité de calculer, au moins en moyenne, ce qui se passera. Elles signifient, en un mot, que les résultats des problèmes de mécanique doivent être cherchés dans la solution d’une certaine équation exprimant la propagation d’une onde, au lieu de s’en tenir à la première approximation que l’on connaissait jusque-là et qui permettait de prévoir, beaucoup plus simplement et pour ainsi dire, pas à pas, les déplacements individuels des mobiles.

Que sont devenus dans tout cela ces quanta qui figuraient dans le titre de votre thèse et les représentations, un peu ingénues, que nous nous faisions des atomes ? Les quanta, on ne les a pas précisément expliqués, on les a fait entrer dans l’équation de base de la mécanique ondulatoire, un peu comme on appelle dans un ministère un opposant gênant pour ne plus le rencontrer devant soi, et leur mystère reste presque entier.

Quant aux atomes, ce ne sont plus, pour les physiciens extrémistes, des systèmes solaires en miniature, mais simplement un ensemble d’équations, chargées d’exprimer tout ce que l’on peut connaître d’eux. Si la première image était trop simpliste, peut-on s’empêcher de penser que la satisfaction des défenseurs de la seconde tient à une déformation professionnelle de cerveaux trop abstraits ?

Il me faut naturellement passer sur les détails de tout cela, sur les progrès survenus depuis, sur les contributions, parfois très importantes, que d’autres grands physiciens vinrent apporter à ces conceptions pour en élargir le cadre, sans en modifier les bases qui restent bien votre propriété.

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Pour dégager le sens général de ce bouleversement, il est maintenant nécessaire de dire quelques mots de la notion d’explication dans la science, et du sens qui s’attache à ce que les physiciens appellent une théorie. Vous avez vous-même dit en termes excellents : « La Physique, comme toutes les sciences de la Nature, procède par deux voies différentes : d’une part l’expérience qui permet de découvrir et d’analyser un nombre croissant de phénomènes, de faits physiques ; d’autre part la théorie qui sert à relier et à rassembler dans un système cohérent les faits déjà connus et à guider la recherche expérimentale en en prévoyant de nouveaux. »

C’est bien cela : les théories nous apportent une sorte d’explication des faits observés et nous permettent de les comprendre, au sens étymologique du mot comprendre, qui signifie embrasser, saisir par l’intelligence, faire entrer dans un ensemble.

Pendant longtemps la science si exactement vérifiée par les mouvements des astres et des projectiles, c’est-à-dire la mécanique classique, a servi de base aux théories du XIXe siècle ; l’on se tenait pour satisfait quand on avait apporté aux faits expérimentaux une explication de ce genre.

Il en est encore de même, en réalité ; mais ce n’est plus à la mécanique classique que l’on s’adresse. Vous avez si profondément modifié cette dernière que, du même coup, tout le décor explicatif a changé.

On admettait un déterminisme rigoureux, il n’est plus assuré que par une probabilité qui tend à s’évanouir pour certains phénomènes élémentaires. On prévoyait exactement la marche future d’un petit projectile, quand on connaissait à un moment donné sa position et sa vitesse ; mais voici qu’il est désormais essentiellement impossible de déterminer à la fois ces deux éléments. Peut-on au moins conserver à ce corpuscule son individualité pour en suivre l’histoire et le distinguer de ses pareils ? Pas toujours, il est des cas où même cette individualité doit disparaître. On pensait qu’en se faisant une image d’un phénomène, il fallait exclure toute autre image qui contredirait la première ; on est en droit maintenant d’envisager deux images presque opposées, que l’on appelle complémentaires, en prenant seulement certaines précautions pour qu’elles ne se heurtent pas de front.

C’est donc une véritable révolution de la pensée qui s’est opérée depuis vingt ans ; elle atteint tous les domaines puisqu’elle tient à la base de la notion d’explication. La biologie s’en ressent comme la chimie et la philosophie des sciences comme tous les chapitres de la physique. C’est un chambardement général et vous en êtes grandement responsable. Le bond fait en avant a été si grand, il nous a entraînés si loin que nous avons changé d’horizon et atteint des perspectives nouvelles qui plongent en partie dans les brumes de la métaphysique. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que le déterminisme absolu, souvent regardé comme le fondement même de la pensée scientifique, se trouve en échec. La liaison de l’antécédent au conséquent n’est plus assurée par la suite de solides chaînons que l’on n’apercevait, certes, pas tous, mais dont l’existence était regardée comme certaine et indispensable. Il apparaît seulement, pour les remplacer, une probabilité, rassurante dans le cas du mouvement d’un essaim nombreux de projectiles, mais qui tend à s’effacer et même à disparaître, lorsqu’on n’en considère plus que quelques-uns.

Une sorte de jeu, assez étendu, s’introduit dans l’articulation des événements ; on a été jusqu’à parler du libre arbitre de la matière, et d’incertitude est devenue, un principe. Étrange incertitude, dont on peut calculer les limites, mais dont on sait également qu’elles sont infranchissables ! Tout cela n’est pas une imperfection du nouveau système, mais son essence même ; déjà les jeunes savants s’exercent à penser ainsi, et n’en sont pas tellement embarrassés.

Les partisans du déterminisme, cependant, s’ils ont été chassés de plusieurs positions importantes et s’ils ne peuvent plus prétendre que la base et la structure des raisonnements de la science moderne font corps avec leur doctrine, peuvent encore se défendre. Rien n’empêche absolument de penser qu’une liaison rigide existe entre la suite des événements ; mais l’endroit où l’on saisirait cette liaison est devenu une sorte de zone interdite, que les théoriciens d’aujourd’hui se refusent à considérer, parce qu’ils croient savoir que toute tentative de ce genre est condamnée d’avance. La satisfaction des déterministes, autrefois si triomphante, est devenue assez platonique leur défense s’est retranchée dans l’attitude, inattaquable du reste, d’un acte de foi. Nul ne peut dire si l’avenir ne leur donnera pas, encore une fois, raison.

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Il n’est pas sans exemple de voir les discours de réception à l’Académie française cacher quelques épines assez pointues sous les fleurs dont ils couvrent le nouvel académicien. Je me garderai d’entrer dans cette voie et d’engager ainsi une lutte fratricide mais je serai peut-être, au fond, d’accord avec vous pour estimer que tout n’est pas définitif dans l’aspect actuel de la pensée scientifique Si un grand pas a été fait, ce n’est pas le dernier. Les théories ne peuvent guère renverser les faits bien observés, tandis que les faits ont toujours fini par venir à bout des plus belles théories. À la dernière équation qui résume la mécanique ondulatoire succédera une autre équation, probablement plus compliquée, que les cerveaux de nos successeurs (je les plains !) auront imaginée.

Peut-titre alors verra-t-on s’évanouir les perspectives assez déconcertantes dont je parlais tout à l’heure, et s’atténuer au moins ces singulières conséquences que l’esprit lucide et critique d’Émile Picard n’admettait sans doute pas sans quelques réserves, lui qui écrivait :

« Déjà, il faut le reconnaître, beaucoup de savants n’ont plus les mêmes idées sur le rôle et la valeur de la science que leurs devanciers d’il y a quelque soixante ans ; je veux dire que, devant les ruines de tant de systèmes, ils désespèrent de connaître le fond des choses ; ils se rendent compte que dans nos théories scientifiques, restant d’ailleurs de féconds et indispensables instruments de travail, nous ne raisonnons que sur des symboles. Nous rassemblons des faits pour avoir des idées, avec lesquelles nous cherchons à édifier des théories qui nous permettent de prévoir des faits nouveaux ; c’est là pour beaucoup le cycle, qui ne se ferme jamais, de la connaissance scientifique. »

Peut-être songeait-il aussi à cette phrase désabusée qu’il aimait à citer, en disant : l’intelligence est cette faculté de l’esprit, grâce à laquelle nous comprenons finalement que tout est incompréhensible.

Il ne faut pas vous en faire un grief vous n’avez pas voulu cela. Ces bouleversements font ressortir l’ampleur de votre œuvre, qui restera comme une page, presque sans précédent, dans l’histoire de la pensée humaine. C’est votre principal titre à l’hommage que l’Académie française a voulu vous rendre, par l’unanimité de ses suffrages. Mais vous en avez ajouté un autre par vos très beaux ouvrages de philosophie scientifique, écrits dans une langue que l’on rencontre bien rarement dans de tels livres. Leur forme, comme leur fond, les ont fait admirer par un très large public, qui vous doit de ne pas être resté tout à fait étranger à la révolution qui s’est opérée, là comme ailleurs. Votre activité, toujours aussi vive, trouvera peut-être, à travers la passe difficile, où les spéculations de l’esprit risquent parfois de s’égarer, de nouveaux sentiers pour continuer la route.

Vous avez montré que le génie français peut s’élever à des hauteurs, où les progrès de la science servent à construire d’admirables édifices de pensée, au lieu d’aboutir à de monstrueux agents de destruction, et vous avez montré, aussi, que la langue française, lorsqu’elle est maniée comme vous savez le faire, sait mettre toute son élégante clarté au service des tâches les plus difficiles. Votre place était bien ici. Votre heure était bien celle qui sonne aujourd’hui.