Réponse au discours de réception de Édouard Estaunié

Le 2 avril 1925

Robert de FLERS

Réception de Édouard Estaunié

 

Monsieur,

Vous êtes né à Dijon, le 4 février 1862. Vous avez fait vos premières classes au collège des Jésuites de cette ville. Vous l’avez quittée en 1878 pour venir poursuivre vos études à Paris. Vous avez été reçu à l’École polytechnique en 1882. Vous en êtes sorti en 1884. Vous avez été nommé en... Mais souffrez déjà que je m’arrête pour vous remercier, Monsieur, de l’étonnement si courtois avec lequel vous voulez bien apprendre les événements essentiels d’un destin qui, quelle que soit votre bonne volonté, ne doit pas vous être tout à fait inconnu. Votre bienveillance pour de tels usages, nous prouve, dès l’abord, combien votre place était marquée parmi nous. Aussi bien, votre élection a-t-elle été accueillie par notre Compagnie, avec une satisfaction si sincère, si unanime, qu’à peine venait-elle de s’accomplir, il n’était plus un seul d’entre nous qui ne fût persuadé, de la meilleure foi du monde, qu’il avait voté pour vous. Rien n’a pu affaiblir cette impression charmante et confortable, même point le souvenir que pendant plusieurs années vous avez été, au Ministère, directeur de l’exploitation téléphonique. L’Académie n’a pas songé, un instant, à vous en tenir rigueur. Dès que vous avez demandé la communication avec elle, elle vous l’a accordée et vous êtes entré de plain pied dans ce qu’il est déjà bien agréable, pour commencer, de considérer comme une immortalité à vie.

Il n’est pas besoin de vous connaître depuis longtemps pour éprouver à votre égard une sympathie véritable et si voisine de l’amitié, qu’il est nécessaire de lui faire entendre raison et de lui dire : « Non, pas encore, un peu de patience ; ce ne serait pas convenable. » Tout ce qu’il y a en vous de net, de droit, de juste, de fier, apparaît dans le temps même où l’on vous rencontre. Quelle gratitude ne doit-on pas à des hommes tels que vous, aussi évidents, aussi immédiats. La probité du cœur et de l’esprit à laquelle il faut plusieurs lustres pour se laisser découvrir, ressemble moins à une vertu qu’à une carrière. Vous, Monsieur, ce n’est pas à l’ancienneté que l’on vous aime et que l’on vous estime, c’est au choix. Que cette faveur n’aille pas vous surprendre ; elle vous est due. Elle est due à votre vie, si claire, à votre labeur grave et ordonné, à votre talent fait de réflexion, de volonté lucide, d’ardeur secrète, à la noblesse égale de votre caractère, prompt à accepter tous les devoirs, les plus grands, parce que ce sont les plus beaux, les plus petits, parce que ce sont les plus difficiles.

Vous souffrez en m’écoutant, Monsieur, vous souffrez énormément, je le sens, je le vois. Vous souffrez dans votre modestie qui est la grâce et le parfum de toute votre existence, et une modestie en uniforme est encore bien plus gênante qu’une modestie en civil. On ne sait qu’en faire, et le sentiment d’avoir à son côté une épée qui, après tout, pourrait être meurtrière, ne suffit pas à la mettre en déroute. Mais, est-ce une raison, parce que vous êtes modeste à l’excès, pour que je sois incomplet et pour que je néglige la fermeté d’âme et le courage tranquille dont vous avez marqué chacun des actes de votre carrière d’écrivain et de haut fonctionnaire ? Dans une crise douloureuse où la conscience nationale se trouvait engagée, l’on vous vit délibérément vous ranger du côté le plus dangereux, parce qu’il vous paraissait être celui de la justice, et que vous estimiez qu’une telle cause, comme dit La Bruyère, « devient l’affaire de tous les honnêtes gens ». Pour vous faire sortir de votre réserve habituelle, il fallait de pareilles occasions, ou bien encore votre entrée à l’Académie française. Nous ne saurions nous le dissimuler, nous avons troublé, pendant quelques jours au moins, le rythme paisible de votre existence. C’est, n’en doutez point, l’avis de ce dévoué serviteur qui, au lendemain de votre élection, répondait à l’un de vos amis venu pour vous complimenter : « Je ne sais pas quand Monsieur pourra recevoir, il est tellement occupé depuis ce qui nous est arrivé. »

Ce qui vous arriva ce jour-là, Monsieur, combien vous eussiez souhaité d’en partager la joie avec ceux qui veillèrent sur votre jeunesse et surtout avec cette mère bien-aimée que vous chérissiez d’une tendresse si profonde et qui vécut assez vieille pour devenir un peu votre enfant. Vous êtes de ceux que le bruit de l’heure qui s’écoule n’empêche point d’entendre les voix familières du passé. Celles qui, à travers les siècles, parviennent jusqu’à vous, ont conservé leur douceur, leur mélancolie, et aussi leur accent divers. Vous avez, en effet, une double ascendance, en quelque sorte contradictoire et à laquelle vous devez, sans doute, un équilibre d’esprit et de caractère qui n’a jamais dû vous causer la moindre inquiétude. Vous voilà plus content, n’est-ce pas, Monsieur, oui, plus content, car vous devinez que, pour quelques instants, je vais m’éloigner de vous.

Votre famille paternelle a vécu simplement et durement dans ce robuste Languedoc qui semble avoir été placé par un génie prudent entre la Gascogne et la Provence, comme pour les empêcher de se raconter l’une à l’autre des histoires trop invraisemblables. Votre grand-père avait quitté la chaire qu’il occupait au petit séminaire de Toulouse pour exploiter une belle ferme à Saint-Julia, dans la Haute-Garonne. Il labourait en lisant Virgile, cumul plein de noblesse et d’incommodité. Sa gravité était connue de tous, mais elle touchait au badinage si on la comparait avec celle de votre grand mère. Celle-ci était janséniste et avait pour livres de chevet les ouvrages de M. Singlin, supérieur de Port-Royal, ascète et bonhomme tout à la fois et auquel Saint-Cyran disait : « Ne restez jamais plus d’une demi-heure avec vos pénitents et, ce temps écoulé, faites-vous appeler comme si quelqu’un venait du dehors, et s’il n’y a point de survenant, les anges sont là toujours pour vous en tenir lieu. » Il est assez curieux de remarquer que les illustres solitaires ne craignaient point de compromettre le ciel dans cette faiblesse vénielle que la casuistique mondaine devait plus tard, pour l’excuser, qualifier du nom de mensonges de société.

Votre famille maternelle est de souche bourguignonne, d’une Bourgogne à vrai dire plus sévère que salée. Votre grand mère était la fille du médecin du duc d’Enghien, et son mari, M. Monthieu, avait fait du monachisme ultramontain un dogme auquel, jusqu’à son dernier jour, il demeura fidèle. Néanmoins, il se résigna à accepter les fonctions de garde général des forêts. Les forêts sous tous les régimes conservent je ne sais quoi d’un peu réactionnaire. Les vieux chênes ont l’écorce trop dure pour savoir d’où vient le vent. C’était un rude homme que M. Monthieu. Après avoir mené une vie brillante, il s’était réfugié dans une piété farouche. Grand chasseur et grand chrétien, il excellait à forcer les sangliers et à organiser les pèlerinages. Lorsqu’il n’était point content de lui, il se donnait la discipline. Il semble d’ailleurs que ces pratiques rigoureuses soient d’une hygiène aussi favorable au corps qu’à l’âme, car votre aïeul mourut à quatre-vingt-neuf ans, ayant conservé intactes sa foi et sa chevelure. Il ordonna qu’on l’ensevelit en costume du tiers-ordre et lorsqu’on ouvrit son coffre, on y trouva, attestant la frivolité de sa jeunesse et l’austérité de son âge mûr, des bas roses et des cilices.

C’est ce grand-père pittoresque et redoutable qui prit soin de votre éducation. Il s’y employa avec un dévouement grondeur et une ardeur glacée. Il exigeait que vous fussiez au travail à cinq heures du matin et il faut, en vérité, que vous ayez eu un sentiment bien profond de la nature, pour n’avoir pas été définitivement dégoûté des levers de soleil. Vous n’avez oublié dans votre œuvre, ni l’une, ni l’autre de vos deux provinces d’origine. Un Simple, l’Épave, la Vie secrète se passent en Languedoc, tandis que les Choses voient et l’Appel de la route nous ramènent en Bourgogne. Jusque dans ce partage, nous apercevons la marque de cette équité où votre esprit et votre cœur, une fois pour toutes, semblent s’être donné rendez-vous. Vous ne vous fussiez jamais pardonné de négliger aucune des influences qui avaient droit à s’exercer sur vous. Votre père avait été polytechnicien et c’est son souvenir, sans doute, qui vous achemina vers cette grande École. Mais votre vocation n’avait pas attendu si longtemps pour se manifester. Vous aviez sept ans, lorsque votre mère découvrit dans votre pupitre un petit récit intitulé l’Orage, et qui indiquait que vous aviez déjà pour les catastrophes une bienveillance particulière. Sur la couverture était inscrite cette mention révélatrice : « Du même auteur », suivie d’une longue série d’« ouvrages en préparation ». Un éditeur ou une mère ne s’y trompe point. La vôtre n’attendit pas davantage pour devenir la confidente de tous vos projets. Elle le demeura toute sa vie. Pas une ligne de vous qu’elle n’ait lue par-dessus votre épaule ; pas une de vos peines dont elle n’ait fait un espoir. Parce qu’elle n’est plus de ce monde, elle ne vous a point quitté. Et vous le savez bien, Monsieur, vous qui avez dédié à cette ombre inséparable la page la plus ardente et la plus tendre à la fois de votre œuvre tout entière.

« Ce livre, commencé près de toi, dans la joie, dans la lumière, s’achève encore plus près de toi ; mais la joie s’est évanouie et la lumière est cachée... Au début, je ne voulais que demander aux choses le secret du souvenir qu’elles portent en elles ; ...aujourd’hui, que m’importent les choses ! Pour te retrouver, j’ai besoin de baisser les paupières ; pour t’entendre, d’écouter le silence. Je sais aussi mon illusion : les choses meurent, les êtres vivent... Tu n’es pas morte... Tu vis toujours. Tu agis. Tu conseilles. Tu préserves. Si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle... Comme une cassolette fumante, chaque objet familier exhale ta mémoire. L’écho de ta voix agite encore les rideaux que tu as brodés. Ton amour est le vrai parfum des roses et des œillets qui fleurissent encore ta place préférée. Je te sens là, présente, divinement, délicieusement. Les objets pourraient être détruits, les rideaux enlevés, les fleurs fanées, l’aveugle que je suis t’y sentirait quand même ! »

Celle à qui vous adressiez ces paroles si proches de la prière, n’avait pas seulement mis à votre disposition une intelligence vigoureuse et une culture étendue, mais, par surcroît, un exemple admirable de vaillance et de décision. Lorsque des revers de fortune obligèrent votre famille à changer son train de maison, votre mère n’en témoigna aucun désespoir. Elle fit ses comptes ; remercia ses serviteurs, les congédia ; retira de ses mains, qu’elle avait fort belles, ses mitaines de soie et, très simple, très fière, plus grande dame que jamais, elle descendit à la cuisine préparer le repas du soir. Votre soin le plus pressant fut d’abréger de tout votre effort ces jours difficiles. L’École polytechnique ne vous imposait pas impérieusement telle carrière. Il faut louer son libéralisme. Votre seule promotion ne prouve-t-elle pas qu’elle peut, à leur gré, conduire ses élèves dans les airs, dans le centre africain, au ministère de la Guerre, à l’Académie française ou à la direction de l’Opéra ? N’avez-vous pas eu, en effet, pour condisciples, Ferber, l’un des ancêtres de l’aviation ; Cazemajou, l’explorateur fameux : le général Nollet, M. Marcel Prévost et M. Jacques Rouché ? Vous avez retrouvé ici même ces deux derniers camarades. Lorsque l’on commence très jeune de partager le même banc, l’on ne peut jamais savoir pour combien de temps on en a. Oui, mais tandis que le célèbre auteur des Lettres à Françoise devenait ingénieur des Tabacs, vous manquiez de quelques rangs les emplois civils et donniez votre démission. Il fallut, deux ans plus tard, que l’occasion d’un concours des Postes et Télégraphes s’offrît, à vous pour décider de votre destin et pour vous ouvrir les portes d’une administration où vous deviez jouer un si grand rôle. Puis-je énumérer les titres et les grades que vous avez eu le loisir d’inscrire tour à tour sur vos cartes de visite, au risque de faire la fortune de votre graveur ? Directeur de l’École d’application des Postes et Télégraphes, Directeur du Matériel et de la Construction, Inspecteur général des Postes et Télégraphes. Et je ne veux pas oublier les hautes missions où, pendant la guerre, vous avez mis au service de la patrie votre initiative de grand ingénieur et votre discipline de grand Français.

Nous avons tout à la fois une facilité surprenante à plaisanter les fonctionnaires et à honorer les fonctions. Lorsqu’elles sont occupées par un homme de votre qualité, cette ironie est aussi arbitraire que cet hommage est légitime. Il est vrai que vous avez été un fonctionnaire vraiment singulier, plus attentif à ses inférieurs qu’à ses supérieurs, préférant une économie obscure à une dépense remarquée, plus heureux de réaliser un progrès que de satisfaire un ministre et recevant les députés comme s’ils ne devaient jamais être réélus. Évidemment, cette indépendance vous a bien valu parfois quelques désagréments. Comme l’on vous reprochait — il y a vingt années de cela — d’avoir fait édifier à Dijon un hôtel des Postes trop vaste et trop commode pour le public. Vous avez répondu : « Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pu réserver à côté du monument un terrain d’atterrissage pour les avions qui, dans trente ans, assureront tous nos services. » Il parait que ce jour-là vos chefs hiérarchiques ont éprouvé sur votre état mental de sérieuses inquiétudes.

Audace, sagesse, sens des responsabilités, vous aviez tous les mérites de ce que l’on appelait naguère un grand commis ; mais rien de ce qui pouvait rendre piquante la tâche trop facile de prononcer votre éloge. Vais-je, au moins, trouver hors de votre vie publique quelques compensations dans votre vie privée ? Non, même pas. Je vous ai pourtant guetté de mon mieux, dans votre cadre familier, dans le mouvement de votre existence quotidienne. Au cours d’un de vos romans, les Choses voient, vous avez donné, tour à tour, la parole à une horloge, à un secrétaire et à un miroir. Cela s’est su dans le monde des meubles, les vôtres en ont profité. À peine les avais-je interrogés, qu’ils me répondirent avec empressement : « Si vous saviez comme notre maître est bon, me déclara le fauteuil ; plus le visiteur est modeste, plus il se dépêche de lui désigner le vieux velours de mes coussins. » — « Si vous saviez comme il est exact, ajouta la pendule. Je suis très vieille, beaucoup plus vieille que lui, j’ai sonné toutes les heures de sa vie, les bonnes comme les mauvaises. Il les accepte d’une âme égale et il ne bouscule point mes aiguilles pour prolonger les unes ou abréger les autres. » C’est possible, objectèrent les livres de la bibliothèque, mais c’est nous qui sommes ses amis préférés. Il nous a choisis lui-même et il se garde de nous prêter, car il sait que lorsqu’on nous prête, nous sommes si vexés, que nous ne revenons jamais. » —« Taisez-vous, ordonna la petite table de travail, vous parlez comme des livres. Auprès de moi, vous ne comptez pas pour lui, je suis la confidente de sa pensée, le soutien de son labeur. Penché sur moi deux heures chaque jour, deux heures seulement, il donne la vie à des fictions dont c’est son art et son dessein de les confondre avec la vérité. Je suis la première à connaître ses soucis et ses joies et à savoir avec quelle rigueur il force son imagination à comparaître devant sa conscience. » — « C’est vrai, c’est vrai, approuvèrent à l’unisson l’encrier, le presse-papier et le porte-plume, nous sommes témoins que nul n’éprouva plus honnêtement l’angoisse et le bonheur d’écrire. » Ah ! monsieur, vous avez là un mobilier dont il ne faudra jamais vous séparer.

Pour ma part, je lui demeure reconnaissant de m’avoir révélé avec quelle persévérance de chaque jour vous avez poursuivi, durant tant d’années, votre double carrière de fonctionnaire et d’écrivain, donnant à l’État et à votre œuvre tout ce que vous estimiez leur devoir. Les hommes de lettres se plaisent souvent à paraître, aux yeux du public, en posture de délirants, de « mâche-lauriers », comme disait Ronsard, ce Ronsard qui, depuis quelques mois, s’est fait brusquement tant de nouvelles relations. Vous ne vous êtes jamais attardé à choisir une attitude. Tout votre soin, toute votre volonté, vous les avez consacrés à défendre ces deux petites heures quotidiennes, si ardentes et si graves, ces deux petites heures auxquelles le roman contemporain doit l’un de ses maîtres.

J’entends bien que ce mot-là encore risque de vous déplaire, mais, d’une part aujourd’hui il n’engage pas à grand chose et, de l’autre, il retrouve sa pleine signification lorsqu’il s’applique à l’auteur de l’Empreinte et du Ferment, de la Vie secrète et du Labyrinthe, de l’Infirme aux mains de lumière et de l’Ascension de M. Baslèvre, car vous avez, comme l’on disait au grand siècle « toutes les parties de votre art ». Jusqu’ici, Monsieur, vous en conviendrez, vous ne m’avez donné aucune satisfaction, ni par votre vie publique, ni par votre vie privée. Votre œuvre si noble, si haute, si douloureuse va-t-elle être plus obligeante ? Il m’a fallu bientôt renoncer à cet espoir et à toute malice et m’établir définitivement dans la certitude que vous n’étiez pas un bon récipiendaire pour auteur dramatique gai.

Comment, ayant d’abord choisi la grande route de la science, avez-vous brusquement bifurqué pour vous engager dans une voie nouvelle ? Ce n’est certes pas le goût du succès qui vous y détermina. Les trompettes de la renommée ne vous disent rien qui vaille. Vous êtes plutôt pour violoncelle. Nous n’ignorons pas que le jour où, dans le travail du dictionnaire, nous nous trouverons en présence du mot « publicité » ou du mot « réclame » nous n’aurons pas à compter sur vous. Non, en donnant libre cours à une vocation déjà ancienne, vous ne pouviez qu’obéir aux fins supérieures de votre esprit qu’une inquiétude, qui n’osait pas encore être métaphysique, tourmentait déjà.

Alfred Capus, dans l’admirable éloge qu’il prononça du savant prodigieux que fut Henri Poincaré, imagina, en une forme voisine de l’apologue, comment la science naquit du conflit de l’homme et de la nature et comment elle devint le traité de paix destiné à les unir et à régler leurs rapports.

Mais vous avez aperçu, bien vite, que ce traité de paix — comme, hélas ! beaucoup d’autres traités de paix — était semé d’embûches, hérissé de difficultés, sujet à de continuelles révisions et qu’il ne pouvait assurer ni votre sécurité morale, ni le désarmement des forces opposées qui la menaçaient. Évidemment, vous auriez pu, puisque c’est la coutume en de pareilles circonstances, vous auriez pu réunir une conférence. Mais c’eût été une toute petite conférence. — Vous ne vous y fussiez trouvé que deux personnes et encore deux personnes qui, bien qu’ennemies, se confondent en vous : un positiviste perplexe et, si j’ose dire, en flirt douloureux avec l’idéal et un idéaliste anxieux chez lequel le désir de croire est si impérieux et si ardent, qu’il ressemble à une foi. Alors, la science n’avant point réussi à mettre fin à ce conflit et vous maintenant dans le domaine des rapports, c’est-à-dire des apparences, vous avez cherché, par d’autres chemins, à atteindre la réalité profonde des êtres et vous êtes entré en littérature.

Vos œuvres de début remontent à l’époque où le symbolisme s’efforçait d’allumer la flamme pure et un peu pâle de ses flambeaux, afin d’alléger l’atmosphère que les excès du naturalisme commençaient d’alourdir. Vos premiers romans, Un Simple, Bonne-Dame, sont des récits nuancés et qui témoignent de votre préférence à peindre les destinées modestes, relevant de « l’humble vérité » dont parle Guy de Maupassant. Les petits maîtres hollandais que vous avez si finement étudiés, que ce soit Terburg ou Gérard Dow, ont peut-être contribué à vous donner le goût d’un dessin plus aigu et d’une couleur plus vive. Toujours est-il que quelques années plus tard, vous exposiez dans la première partie de l’Empreinte une galerie de portraits achevés auxquels nous devons de connaître un peu, comme s’ils nous avaient élevés, les maîtres du collège des Jésuites de Nevers. Le livre obtint un grand succès et le méritait. Vous y blâmiez sans doute l’effet d’une éducation insuffisamment respectueuse de la personnalité humaine, mais votre héros, Léonard Clan, n’obtenait point du philosophe athée, Malleville, qu’il le délivrât de son angoisse spirituelle. Léonard, vaincu, revenait vers la maison de son enfance en murmurant des mots où la douceur de la prière se mêlait à l’amertume de la déception : « Seigneur ! donnez-moi votre désir ! Il importe peu que je ne croie pas en vous ; il me suffira de vous espérer. » Déjà les prélats de l’anticléricalisme se félicitaient d’avoir fait un si précieux néophyte et s’apprêtaient à vous ordonner libre-penseur, lorsqu’ils s’aperçurent, à leur grand déplaisir, que vous n’étiez qu’un penseur libre. Vous ne tardiez pas, en effet, à publier un nouveau roman, le Ferment, où vous mettiez en action, comme en un réquisitoire dramatisé, les erreurs et les périls d’un autre enseignement, laïque celui-là. Ces deux œuvres, de tendances apparemment opposées et qui, l’une et l’autre, affirmaient une impartialité qui est votre honneur, vous valurent, un jour, au Parlement, un hommage singulièrement flatteur. Dans la séance du 21 mars 1901, Albert de Mun s’écriait à la tribune : « Vous vous plaignez de ce que l’éducation donnée dans les établissements religieux marque les jeunes gens d’une empreinte trop forte. » Applaudissements à gauche. En ce temps-là, la gauche n’était pas encore à droite. — Et le grand orateur continua : « L’écrivain lui-même, qui a donné ce titre suggestif « l’Empreinte » au roman où il a prétendu mettre en scène l’éducation des Jésuites, en a fait un autre où il a montré l’irrésistible poussée du ferment déposé par l’éducation scientifique dans les âmes désabusées de la morale. » Applaudissements à droite. En ce temps-là, les réactionnaires avaient encore de petites réactions. — Ainsi, Monsieur, vous avez été applaudi unanimement par la Chambre des députés, seulement, en deux fois.

Certes, l’Empreinte et le Ferment manifestaient une noble prédilection pour l’étude des grandes crises morales, mais vous n’y atteigniez pas encore à la hauteur et à la puissance qui vont ennoblir vos œuvres capitales : la Vie secrète et l’Appel de la route, les Choses voient et l’Ascension de M. Baslèvre. Ces quatre volumes pourraient porter en épigraphe cette déclaration contenue dans l’un deux et qui est le fondement même de votre art « Il faut une longue expérience pour se convaincre que l’essentiel réside précisément dans ce que l’on ne voit pas. » Vous avez voulu être le romancier de « ce que l’on ne voit pas », le romancier du mystère. En France, les plus grands écrivains, à quelques exceptions près, dont le Balzac de Seraphita et de la Peau de chagrin est la plus fameuse, semblent s’être défiés du mystère. Ceux qui lui ont prêté quelque attention, Mérimée et Nodier, entre autres, ne paraissent pas le prendre tout à fait au sérieux. Il résulte d’une méprise des personnages ou d’une combinaison plus ou moins bizarre des faits qu’un dénouement habile éclaircit.

Cette conception est fort exactement à l’opposé de celle dont les Scandinaves ont établi la tradition chargée de brouillards. C’est chez eux affaire de race, de climat et d’ennui. Songez à la monotonie des jours, des horizons et des habitudes ; à la rareté des événements qui reviennent tous à celui-ci : le navire est dans la brume. Le navire entrera-t-il dans le port ? Oui, si le soleil perce la brume. Ah ! le navire entrera-t-il ? Ah ! le soleil sera-t-il le plus fort ? Ah ! pourvu que le navire entre ! Qui sait si le navire entrera ? Le jeu de la flamme sur le cuivre du samovar, une bible sur le piano non accordé, ne dispensent qu’un faible réconfort. Les plus heureux ne bénéficient que d’un bonheur frigorifié. Le péché ne peut être que celui de l’âme, la faute, que celle de la pensée. Dans de telles conditions d’existence, le mystère devient une distraction ; chez nous, il est une angoisse.

Nul ne le sait mieux que vous, Monsieur, qui l’avez poursuivi, non seulement dans les êtres, mais aussi dans les choses. Vous n’avez point la présomption de porter la lumière dans la région mystérieuse de l’âme humaine, mais jusqu’aux frontières mêmes de cette région. Vous l’éclairez de telle manière qu’on aperçoive ses contours ; vous nous amenez jusqu’au bord du puits d’ombre qui se creuse en chacun de nous et vous nous faites apercevoir au fond le reflet lointain des étoiles intérieures. Enfin, Monsieur, vous avez, si l’on peut dire, le sens latin de l’inconnu. Vous le limitez. Vous en établissez le lieu géométrique et vous arrivez, en quelque sorte, à bétonner le mystère. Vous le faites éclater au moment opportun et ses ravages sont d’autant plus terribles. Pour assurer ainsi au drame toute son intensité et pour nous montrer ce qu’un de vos compatriotes, Bossuet, appelait « l’envers de la tapisserie », de quels procédés faites-vous usage ?

Vous nous présentez d’abord des personnages semblables à tant d’autres, moyens, rudimentaires, vivant une vie simple et tranquille. Voici dans la Vie secrète, en un village bourguignon, une vieille demoiselle, un curé de campagne, un inoffensif retraité ; dans les Choses voient, au centre d’un quartier de Dijon, un veuf honorable, de famille parlementaire ; auprès de lui, une jeune intendante, enfant trouvée, vouée à un sort subalterne ; dans l’Ascension de M. Baslèvre, un bureaucrate obstiné, égrenant avec résignation des jours pareils et fondant un bonheur merveilleux sur le tendre regard que lui accorde celle qu’il aime. En France, les fonctionnaires sont habitués à se contenter de si petits traitements ! Ce sont là, semble-t-il, des gens auxquels il ne peut rien arriver ? En quelques jours cependant, leur destinée est bouleversée par un orage intérieur. Nul jamais ne s’en doute, car les hommes ne se connaissent point les uns les autres, et c’est la première de vos démonstrations. La seconde, la voici : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Notre calme apparent est souvent trompeur ; c’est lorsqu’il ne se passe rien que se prépare tout ce qui va se passer. L’âme de vos personnages ressemble à un étang endormi, mais des courants agitent les profondeurs et soudain, épanouies par eux, de grandes fleurs vénéneuses montent à travers les eaux et s’ouvrent à la paisible surface. Sans presque s’en apercevoir, le plus honnête alors peut devenir un criminel et l’homme le plus médiocre, un saint. Il n’y faut qu’un moment. Notre sort « se joue en nous, sans nous. On imagine toujours le destin loin de soi, au moment même où il vous garrotte ». Mais qu’est-ce que le destin ?

Pour une part, vous semblez souscrire à la définition de nos grands écrivains classiques, qui est aussi celle de Balzac : notre destin, c’est surtout nos passions. Mais là encore, que de mystère : nous ignorons le plus souvent comment elles se sont emparées de nous, et nous ne savons pas davantage où elles nous mènent. Pénétrons-nous jamais jusqu’au fond d’un cœur humain, même lorsque c’est notre cœur ? Chacun de nous est ainsi condamné à une solitude effrayante. Et vous aboutissez, Monsieur, à cette conclusion : « L’univers est un désert où chacun suit sa route, sans rencontrer d’autre compagnon que son ombre. »

Afin que vos personnages se trouvent dans des conditions où ils puissent plus facilement exalter en eux leurs espoirs et leurs douleurs, vous les reléguez en province ou bien, lorsqu’ils s’émancipent et viennent à Paris, vous les priez d’habiter sur la rive gauche. Pendant longtemps, la plupart des romans qui se passaient en province furent empreints d’un optimisme plein de complaisance. Tout y était clair, ensoleillé, bénin et soumis à deux puissances, dont le prestige en France n’a jamais cessé d’être national : l’amour et l’administration. Ce n’est point là votre façon. Vous évoquez nos chefs-lieux ou nos petites villes, en dédaignant ces amabilités d’aquarelles. Vous en recréez l’atmosphère avec une vigueur exacte et sombre. L’on dirait que vous avez habité longtemps Nevers ou Semur. Or, vous n’êtes resté que cinq heures à Nevers et qu’un après-midi à Semur. Peut-être, la brusque révélation d’une ville nous apprend-elle plus de choses sur son caractère profond et son intime beauté, qu’un séjour prolongé. Il n’est point invraisemblable, dans sa naïveté, le mot de cette petite marchande de journaux de Loches à qui un visiteur demandait le chemin de l’Église collégiale, et qui répondait : « Je ne sais pas, monsieur, je suis d’ici. »

Ce n’est point pour elles-mêmes que vous aimez les pierres que le temps et le vent ont torturées. À l’ombre des vieux remparts qui, bien que démantelés, défendent encore leur cité contre l’envahissement de la vie moderne ; à l’abri des vieilles maisons dont le heurtoir ne frappe pas la porte sans réveiller le passé, il vous semble que les passions conservent mieux leur violence cachée et que les hommes aillent plus sûrement jusqu’au bout de leur souffrance.

La souffrance est le grand thème de votre œuvre, mais ce n’est jamais une souffrance romanesque ; elle ne résulte point des circonstances. Nous souffrons parce que nous existons ou, plus exactement, parce que d’autres existent à côté de nous, alors même qu’ils ne sont pas animés d’intentions mauvaises. Notre malheur est le plus souvent causé par des inconnus. Il ne faut pas cependant que nos amis se sentent tout à fait découragés par cette affirmation, car vous ne niez point qu’il peut fort bien leur arriver, à l’occasion, de jouer un rôle fâcheux dans notre destin.

La souffrance pour vous a deux alliés cruellement fidèles, deux complices qui, sans répit, travaillent pour elle : la solitude et le silence. Lentement, mais sûrement, ils ravagent notre vie secrète. « La vie secrète ! Force redoutable qui règne au plus profond de l’âme pour forger sa destinée, mais que nul n’aperçoit, car, enfermé dans son drame, chacun méconnaît l’autre. Tous les cœurs sont murés. Les plus proches ne se découvrent pas ; le mystère nous baigne. »

Voilà la pensée dominante qui, non seulement dirige votre observation, nourrit votre réflexion, mais encore commande la composition même de vos romans, composition très neuve et très forte qui, parfois, répartit le drame en plusieurs récits successifs et isolés, dont le sens profond ne nous apparaît finalement que par la juxtaposition de leur dénouement. Ainsi l’Appel de la route qui est je crois bien votre chef-d’œuvre, nous fait songer à une sorte de géométrie de la douleur dont l’énigme et la progression nous retiennent haletants jusqu’à la dernière page. Jamais on n’a considéré la souffrance sous plus d’aspects divers et sa contemplation passionnée vous conduit, Monsieur, jusqu’au seuil de l’espoir. « Par la souffrance, l’homme acquiert le besoin de l’immortalité et, brisant les limites d’un présent qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de l’infini. » Parmi de pareils débats, quel rôle accordez-vous à l’amour ? Il apparaît un peu à vos personnages cloîtrés dans leur mystère, comme une tentative suprême d’évasion.

Vous nous en avez montré la faillite dans une nouvelle saisissante : les Jauffrelin, qui termine votre volume intitulé : Solitudes. Vous avez donné volontairement à votre récit, — qui semble être le type et même l’exagération de votre manière, — la précision d’un rapport clinique : Deux êtres seulement sont en présence, deux êtres qui s’aiment. Pour se mieux connaître et s’aimer davantage, ils se séquestrent ensemble dans un village situé sur l’un des coteaux qui dominent le lac Léman. Mais à travers le silence qui les enveloppe se répercute, de plus en plus âprement, la voix de l’hôte étrange et inconnu que chacun de nous porte en soi. Lui, le mari, se persuade que sa femme lui cache quelque secret redoutable qui date de son adolescence. La femme, elle, à mesure qu’elle voit croître cette méfiance, sent, malgré elle, son cœur se contracter et se refermer. L’angoisse entre eux grandit d’heure en heure, le soupçon rôde, prend forme dans la pensée du mari. Un soir, il ne revient pas, il s’est jeté dans le lac. Le secret tragique qui a désuni ces deux êtres, quel est-il ? Vous ne le dites pas. Vous laissez même entendre qu’à parler selon le langage du monde, il n’y eut pas de secret ; simplement deux âmes avaient fait la folle gageure de se pénétrer et de se mêler, comme deux flammes se pénètrent, comme deux ondes se mêlent, et elles s’étaient martyrisées jusqu’à en mourir, en prenant conscience chacune du mystère incommunicable de l’autre.

De telles crises, qui dépassent le domaine de la conscience elle-même, combien de fois vous les avez surprises, analysées, tout à la fois avec une attention implacable et une pitié fraternelle. Dans cette poursuite des conflits de la vie intérieure, vous avez su garder le ton d’une austérité qui ne verse jamais ni dans le solennel, ni dans le convenu. L’austérité en littérature, est mieux qu’une qualité, c’est presque une vertu ; elle sait vous maintenir dans l’essentiel, marquer les caractères d’un trait précis, donner aux événements leur exacte importance ; elle a de précieux avantages et puis, le jour où l’on est reçu à l’Académie française, l’on n’est pas grondé. L’on ne vous fait pas remarquer, d’ailleurs avec une accueillante cordialité et qui vous laisserait, je vous assure, le meilleur souvenir, que vous avez été élu la première fois que vous vous êtes présenté, tandis que Victor Hugo ne le fut que la quatrième ; ce qui, somme toute, est infiniment plus regrettable pour les Académiciens de 1840 que pour le nouveau venu, qui ne saurait être rendu responsable, le malheureux, de cet injuste sursis d’immortalité. L’on ne vous dit pas : soyez sérieux, soyez grave, ne souriez plus, renoncez à toute espérance, non, l’on vous dit : continuez, monsieur, continuez, et lorsque c’est à vous que l’on s’adresse, combien l’on a raison ! Ce n’est point, en effet, par préméditation que vous avez écrit cinq ou six fois pour le moins le roman de la détresse humaine. Vous y avez été amené naturellement par la gravité pathétique de votre pensée qui vous invite toujours à élever les conflits que vous choisissez jusqu’au plan spirituel. Tous les héros de romans gravissent des calvaires, mais ils se contentent souvent, si j’ose dire, d’un calvaire de colline. Vous poussez les vôtres vers les sommets. À de telles hauteurs seulement, ils connaissent enfin quelque sérénité. Ils n’étaient point faits pour s’accommoder des difficultés et des ennuis de chaque jour. Vous ne le leur permettiez pas, car vous êtes un peu, Monsieur, le romancier du « rien ne s’arrange ». Et voilà que par l’effet d’un de ces jeux académiques qui permettent au vieux hasard de se distraire un peu, vous succédez parmi nous à l’auteur du « tout s’arrange ». Je ne suis pas sûr, néanmoins, quoi qu’il y paraisse, que de vous deux l’optimiste ce ne soit point vous, Monsieur.

Vous avez prononcé de l’œuvre d’Alfred Capus l’éloge le plus profond et le plus sensible. Ceux d’entre nous qui l’ont aimé d’une tendresse particulière, en éprouvent à votre égard une reconnaissance un peu trop émue pour qu’il soit possible de vous l’exprimer tout haut. Et cependant, vous n’avez pas connu cet homme incomparable chez lequel l’esprit, la grâce, le jugement, la fantaisie, se mêlaient avec cette mesure parfaite qui est le propre du génie français. Je sais bien qu’il n’eût point accepté de tels mots. « Allons bon, qu’est-ce que vous me chantez là » ? aurait-il dit, et puis en haussant un peu les épaules, il aurait tourné sur ses talons et serait parti. Il est temps que l’on donne la place éminente qui lui est due à ce grand moraliste qui appartient à la lignée de Montaigne, de La Bruyère et de La Rochefoucauld. Vivant, on ne lui accorda pas l’importance qu’il méritait. Pourquoi ? Il était trop amusant. En France, nous avons en même temps le goût de la distraction et le respect de l’ennui ; nous croyons trop volontiers qu’il suffit de ne pas sourire pour être sérieux et Alfred Capus souriait. Mais à chacun de ses sourires correspondait une pensée aiguë ou une réflexion ingénieuse. Tous les dons de l’esprit, il les possédait. Avec quel tact il savait mettre au point leurs exigences parfois contradictoires. Les idées opposées n’ont jamais connu un meilleur arbitre. Les sentiments n’ont jamais rencontré un témoin dont la déposition fût plus indulgente et plus impartiale. Il savait concilier jusqu’à des climats. Quelle merveilleuse moyenne il établissait entre son pays d’origine et son pays d’adoption, entre la Provence et la Touraine. À l’écouter, on aurait cru que la Durance se jetait dans la Loire. Une rose et un rameau d’olivier, voilà son bouquet. Et puis, il y a Paris, Paris qu’il adore pour son spectacle innombrable. Vous, Monsieur, vous préférez la province, car c’est là que les hommes vous apparaissent le plus tragiques. Capus, lui, préférait Paris, parce que c’était là que les hommes lui semblaient le plus comiques à cause, sans doute, de la grande quantité de femmes qui s’y promènent pour la plupart en liberté « Ah ! s’il n’y avait pas les femmes, disait-il, les hommes ne seraient pas drôles du tout. » J’entends encore sa voix vive et fusante où un léger accent du Midi relevait si gentiment de sa pointe la moquerie du boulevard. Je revois son œil de myope auquel rien n’échappait, une petite lueur rapide derrière le lorgnon, sa démarche un peu lasse, coupée de brusques arrêts comme pour guetter une idée qui passe dans la fumée d’une cigarette. Il va, il vient, cachant la vérité sous la boutade. Lui reproche-t-on de s’être entretenu trop paisiblement avec un interlocuteur dont il connaît les mauvais sentiments pour lui, il répond : « Moi, j’étais dans une colère épouvantable, seulement, je ne sais pas comment cela se fait, la colère prend toujours chez moi la forme de l’indifférence. » S’étonne-t-on de l’avoir vu causer dans un couloir de la Chambre avec un communiste momentané : « Mais pourquoi cela, réplique-t-il, c’est un excellent garçon, et après tout, nous ne sommes séparés que par un abîme. » En vouloir à quelqu’un, quelle erreur et quelle folie ! Pour nous immuniser contre de si médiocres soucis, la recette d’Alfred Capus est infaillible et elle le révèle tout entier : oublier le nom de ce quelqu’un, — à l’ordinaire, il n’en a pas ; oublier son visage, — il est habituellement affreux ; négliger son jugement, ne saurait compter. Ceci fait, ce n’est plus quelqu’un, ce n’est personne ou, ce qui revient au même, c’est tout le monde. On ne déteste point tout le monde, on ne hait point l’humanité : n’en fait-on point partie ? Ainsi grâce à ce don merveilleux de généralisation qui est le sien, Capus atteint à la fois à la raison et à la bonté. Généraliser, ce n’est pas seulement comprendre, c’est pardonner, c’est assurer le bonheur de chaque jour par la sagesse de l’esprit éternel.

Mais si, d’aventure, les scènes de la vie difficile viennent à lui paraître plus difficiles et s’il se sent sur le point d’en éprouver quelque irritation, il va bien vite demander à sa petite maison de Vernon-sur-Brenne l’apaisement qu’il sait l’y attendre. Il emporte quelques livres de prédilection : Candide, un volume des Mémoires d’outre-Tombe, les Fleurs du Mal, l’Éducation sentimentale. Ils sont mieux à lui à la campagne. Le jardin, le verger, la basse-cour, peu d’hommes, pas de confrères, le minimum de journaux. Le voilà rendu à son égalité d’humeur, parmi les meubles simples et nets. Néanmoins, il y a là un petit guéridon qu’il n’aime pas beaucoup. Un jour, — il y a bien des années déjà, — l’une de ses plus brillantes interprètes qui, depuis lors, par de belles routes, s’est éloignée du théâtre, n’eût-elle point l’idée de demander à cette petite table si Alfred Capus ferait partie de l’Académie française. Le guéridon, avec décision, répondit « oui ». « Mais combien de fois, avant d’être élu, devrai-je me présenter ? », interrogea Capus. Sur quoi le guéridon se mit à frapper des coups si répétés qu’au onzième il fallut se précipiter sur lui, pour mettre fin à l’horreur de sa prédiction. « C’est idiot ces choses-là, disait Capus. Évidemment, on n’y croit pas, mais on ne sait jamais exactement dans quelle mesure. » Non, décidément, le bureau qui est là, près de la fenêtre est plus sérieux. Il lui offre une rame de papier blanc, l’invitant au calcul intégral, qui est son vieil ami et son premier consolateur. Vous, Monsieur, vous avez plutôt attendu de la littérature qu’elle vous reposât de la science ; Capus, lui, priait plus volontiers la science de le distraire de la littérature. L’infini des problèmes qu’elle faisait glisser devant son esprit, ne fût-ce qu’un instant, le mettait — l’expression est de lui — en état de féerie et le ramenait bientôt à Paris, rasséréné. Aussitôt, il se reprenait à observer le spectacle des hommes avec cette grâce et cette indulgence qui lui ont valu la situation, qu’il n’avait point sollicitée, de grand prêtre de l’optimisme. « L’on m’a bâti une légende, disait-il. Je l’habite parce qu’il faut bien loger quelque part, mais ce n’est pas moi qui en suis l’architecte. »

À la vérité, l’optimisme de Capus n’a rien à voir avec l’optimisme, lequel nous enseigne que le monde est toute justice et toute harmonie et que le règne des lois naturelles suffit à nous accorder une perpétuelle félicité. Une telle doctrine était aussi éloignée qu’il est possible de sa pensée. L’on s’est plu à confondre chez lui l’optimisme avec le goût du bonheur. Le bonheur, il ne l’attendait point des circonstances, mais de l’acceptation courageuse et, s’il se peut, souriante de la vie. « Si nous ne pouvons rien sur les événements, a-t-il écrit dans un carnet de notes inédites, nous pouvons les modifier par la manière dont nous les acceptons. » L’on n’a cessé de répéter qu’il croyait à la chance, au hasard. Encore conviendrait-il de s’aviser du sens profond qu’il donnait à ces deux mots : « Le hasard, disait-il, dans certains cas c’est la volonté des autres. » Quant à la chance, elle est pour lui « une disposition d’esprit qui nous permet de percevoir les objets d’une certaine façon ou de nous y adapter instantanément ».

D’ailleurs, un véritable optimiste n’admet point la notion de la chance et du hasard ; il n’en a que faire. Capus fut bien plutôt un sceptique mais un sceptique auquel le manuel d’Épictète était familier : « Je le cite souvent, disait-il, et je n’en suis pas plus fier pour cela, mais ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que je l’ai lu. » Aussi bien pratiquait-il sans ostentation une sorte de stoïcisme de bonne humeur. Le public n’en persévéra pas moins dans son erreur et, le premier venu, dès qu’on le lui présentait, ne manquait pas de lui dire, d’un air fin : « Enchanté, Monsieur. Tout s’arrange. » Pourtant jamais Capus n’avait dit, ni pensé que tout s’arrangeât et moins encore que tout s’arrangeât bien. Il estimait seulement que par delà les pires accidents : la maladie, la ruine, la trahison, si l’on sait accueillir leurs conséquences avec un mélange convenable de fatalisme et de volonté, l’existence, peu à peu reprend ses droits et retrouve des sources modestes mais suffisantes de renouvellement. Pour Alfred Capus, tout s’arrange, cela voulait dire : tout continue. L’étude de cette adaptation sans cesse recommencée de l’homme à la vie, à travers ses nécessités et ses peines, et à la société, malgré ses exigences et ses injustices, c’est le fonds même de son œuvre. Vous venez de nous le démontrer, Monsieur, en analysant ses romans si longtemps inconnus du public, si injustement méconnus par la critique et auxquels vous avez accordé l’importance et l’admiration qu’ils méritent. Peut-être, en effet, s’ils avaient connu un sort plus digne d’eux, Capus n’eût-il jamais songé à la scène, dont il n’était guère curieux puisqu’il mourut sans avoir vu jouer Sarah Bernhardt. Il y vint sans élan et sans joie, tout de même qu’il eût été dans le monde. Mais il avait mis dans ses livres une douzaine de personnages qui étaient déjà pour lui de vieux amis et auxquels on n’avait prêté qu’une médiocre attention. Il craignit qu’ils ne finissent par se vexer ; alors, pour les distraire et pour leur faire des relations, il les conduisit au théâtre.

Nous devons à cette décision un répertoire de comédies qui demeurera l’un des orgueils les plus certains et les plus rares de la scène française. Théâtre plein de fantaisie et de vérité, d’allégresse et de réflexion où apparaissent réunis les dons mêmes de la race, qui ne font pas plus de manières pour s’y épanouir que les rosiers dans nos jardins et les vignes sur nos coteaux. Mais cette œuvre était trop limpide pour que l’on en mesurât d’abord toute la profondeur. Aujourd’hui qu’Alfred Capus nous a quittés, on consent enfin à reconnaître la maîtrise de son art sans alliage. Rien n’y est équivoque ou douteux. Aucune tricherie, ni dans la pensée, ni dans l’expression, mais un charme naturel qui n’exclut point la force et la sobriété, une finesse avisée, une culture d’une richesse prodigieuse mais qu’il ne montrait qu’aux anciens riches, une verve narquoise et surveillée ; je ne sais quoi d’exact, de sensible et de tempéré dans le jugement, la netteté de l’idée, la précision du style, la preuve refaite à chaque instant de cette petite phrase de Rivarol que Capus répétait si souvent . « Tout ce qui n’est pas clair, n’est pas français. » Français du Midi, Français de Touraine et — ce qui est peut-être plus malaisé — Français de Paris, Français de partout et de toujours. Ah ! qu’il était Français !

Et son esprit ! Son esprit incomparable, vif, aigu, jaillissant, dont il savait si bien ne pas être la victime, car il arriva que par extraordinaire l’homme le plus spirituel fut en même temps le plus intelligent. L’on avait accoutumé de dire qu’il répandait l’esprit à profusion dans ses pièces. Aucune affirmation n’est plus fausse. Bien loin de le jeter ainsi à l’aventure, Capus retenait sans cesse son esprit, le modérait, le filtrait, ayant l’horreur du mot inutile et de la réplique voulue. « La difficulté, disait-il, ce n’est pas de mettre de l’esprit dans une comédie, mais de le mettre là où il faut. » Aussi bien n’attachait-il qu’assez peu d’importance à l’opinion de la critique. Il n’ignorait pas qu’il convient de distinguer chez elle deux états d’âme ; celui des gens qui ne vous trouvent de talent que si vous réussissez, et celui des gens qui ne vous en trouvent que si vous ne réussissez pas. À la vérité, Capus dépensait plus de peine pour éviter l’effet que pour le rechercher. Le choix des sujets, la complication des événements, ne le préoccupaient point davantage. Comme l’a fort justement écrit, au lendemain de sa mort, l’un de ses cadets ([1]) : « Il avait trop le goût des idées pour prendre les faits bien au sérieux ; les faits lui servaient seulement de commentaires ». Pour Capus, le bon sujet était, avant tout, un rapport intéressant et neuf d’individus et l’étude de leurs relations avec un milieu. Lorsqu’il avait découvert une opposition significative de caractères ou un heureux contraste de conditions sociales, il était assuré que l’intrigue se nouerait d’elle-même.

Il lâchait alors en liberté ses personnages. Il les choisissait normaux, moyens, quotidiens. C’est tout un monde agité, cordial, égoïste, bienveillant et un peu cynique de petits intrigants et de grands parvenus, d’hommes d’affaires qui jouent au bon garçon et de bons garçons qui jouent à l’homme d’affaires, de petites femmes point méchantes et gentiment aventurières, de femmes un peu moins petites et doucement résignées, de politiciens sans-gêne, d’artistes qui vont trop dans le monde et de gens du monde qui n’y vont pas assez, de déclassés qui voudraient se classer et de gens classés qui se déclassent. C’est un va-et-vient perpétuel entre la fortune et la médiocrité, entre l’ambition et la paresse, entre la gloire et l’oubli. Toutes les pièces qu’anime ce personnel varié et si exactement contemporain, qu’elles soient plus légères, comme les Maris de Léontine et la Petite fonctionnaire ou plus graves, comme Rosine, la Veine ou Notre Jeunesse appartiennent à la grande tradition classique, par leur humanité comique, par la franchise de leurs desseins, par leur éloignement de tous les excès susceptibles de blesser la vérité, ce qui est grave, et le goût, ce qui est pire. Et pourtant, lorsqu’il s’y abandonnait plus librement, l’invention de Capus était irrésistible. Souvenez-vous de ce mari qui, dans une de ses premières pièces, Petites folles, vient d’apprendre son infortune conjugale, en rentrant un peu trop brusquement, une nuit, dans la chambre sans lumière de sa femme, et qui le lendemain confie la catastrophe à un ancien camarade.

— Enfin, sais-tu qui c’est ? interroge celui-ci.

— Je n’en sais rien, répond-il, mais ce doit être un de mes amis, car en partant il m’a serré la main dans l’obscurité. »

Mais Capus ne consent que rarement à des effets aussi violents. Il exige que la joie qu’il provoque vienne non point du choc des répliques, mais d’une observation générale ou d’un trait de caractère. Combien de jeunes personnes sont pareilles à cette charmante Estelle, des Deux Écoles, dont la morale commence à peine et finit tout de suite et qui semble résignée à bien des malheurs et à bien des hommes, ce qui souvent revient au même. « Moi, dit-elle, mon rêve, c’était de mener une vie régulière et d’être honnête, pas autre chose... Il paraît qu’il n’y a pas moyen... Eh bien ! puisqu’il n’y a pas moyen, n’en parlons plus. Je trouve qu’à notre époque, avec les hommes qu’il y a, les femmes seraient bien bêtes de se faire de la bile ! »

Ces aimables créatures, chez lesquelles le fatalisme n’est peut-être pas une doctrine purement philosophique, sont isolées dans l’œuvre d’Alfred Capus. C’est aux vraies femmes qu’il fait la meilleure place. Il dit bien d’elles, quelque part « Il y a des femmes qui n’aiment pas faire souffrir plusieurs hommes à la fois et qui préfèrent s’appliquer sur un seul, ce sont les femmes fidèles. » Mais pour un trait piquant, que de beaux hommages ! Selon lui : « Il y a toujours une femme à l’origine d’une carrière d’homme, et quand l’homme part, c’est que la femme a donné le signal. » N’est-ce point le cas de cette excellente et tendre Charlotte de la Veine, qui savait si bien le secret du bonheur véritable ? N’est-ce pas celui d’Henriette Maubrun, qui pardonne si souvent et si gaiement à son mari et qui admet, sans se faire trop prier, que pour un homme « la fidélité c’est la prudence » ? N’est-ce point encore celui de cette Rosine, si fière et si humaine, et qui passe de la faiblesse à la vertu sans que nous songions, un seul instant, à lui en vouloir. Somme toute, dans la plupart de ces comédies, les hommes font les pires bêtises et ce sont les femmes qui les réparent. C’est un théâtre bien agréable.

Alfred Capus traite les hommes avec plus de sévérité et sans doute le méritent-ils. Il se plaît à railler la morale courante qu’ils ont accommodée au gré de leur égoïsme ou de leur plaisir et dont, selon les circonstances, ils échantillonnent les préceptes qui sont d’une élasticité remarquable. Jugez-en : « Un mari qui trompe sa femme et après l’aime davantage, c’est le côté moral de l’adultère du mari. » — « S’il faut qu’une femme soit trompée toujours et quand même, autant que ce soit par quelqu’un qui en a l’habitude. » — « Autrefois, — c’est un septuagénaire qui parle, — autrefois on épousait une femme et puis on ne s’en occupait plus, on savait que c’était pour la vie et on était tranquille. » Mais aux opinions et aux défaillances de cet ordre, Capus distribue, sans compter, les trésors de sa mansuétude. Il malmène plus durement d’autres défauts et d’autres erreurs. L’arrivisme l’exaspère : « Il ne suffit pas d’affirmer, dit-il, qu’un tel est arrivé, il faut voir dans quel état ([2]). » Il concède que beaucoup d’hommes sont « honnêtes en gros », mais le détail lui paraît effrayant. Je crois bien qu’il n’estimait pas que la probité fût en progrès : « L’examen d’honnête homme, a-t-il écrit, est devenu assez facile à passer, on en reçoit bien plus qu’avant. »

Ce don merveilleux d’observation et de réflexion, dont l’œuvre d’Alfred Capus est toute illuminée ne pouvait manquer de l’amener à la vision désenchantée du monde, mais ce désenchantement-là épargna toujours chez lui une spontanéité d’intelligence et une fraîcheur d’idées que la vie ne réussit jamais à toucher. Comme de rien ni de personne il ne se moqua jamais à la légère, comme il s’astreignit de plus en plus strictement à examiner un sujet sous toutes ses faces, il arriva qu’il en découvrit des aspects nobles et graves auxquels tout d’abord il n’avait pas pris garde. C’est ainsi que l’ironie, loin de tarir en lui les sources vives du cœur et de la pensée, le conduisit au seuil de la tendresse et du respect. Les années, en s’écoulant, ne cessaient de rendre son art plus dépouillé et son esprit plus difficile. L’anecdote, l’épisode, le fait du jour, ne l’intéressaient plus que pour ce qu’ils contenaient de général et de permanent. Il en donna la preuve, et avec quel éclat, dans ses chroniques d’une incomparable qualité et qui, réunies en deux volumes intitulés les Mœurs du temps, resteront comme l’un des monuments les plus solides et les plus durables du journalisme. Un jour, ce labeur qu’il aimait allait, brusquement, se changer en mission.

Deux août 1914 : la guerre. Alfred Capus est saisi, comme chacun, par l’angoisse du drame monstrueux qui se prépare, mais à cette anxiété une autre s’ajoute, celle de la tâche qui, demain, va s’imposer à lui. Il aperçoit que chaque jour il devra parler à son pays frémissant de son pays menacé. Le pourra-t-il ? Le saura-t-il ? Il doute. Il arpente, inquiet, les couloirs de son cher Figaro. Il ne parle plus. Il n’écoute plus. Il se concentre. Aura-t-il la force, la puissance de se hausser jusqu’à un tel devoir ? Quel ton choisir ? Les périodes enflammées, les épithètes sonores ; oui, sans doute. Mais il sait que l’emphase et la déclamation, ses vieilles ennemies, sont là qui guettent. Il ne veut point de leur secours bruyant. Que faire ? Que faire ? Alors il va demander conseil à ses génies familiers, à ses inspirateurs de toujours, à Montaigne, à Pascal, à Racine, à Voltaire. Il reçoit d’eux le viatique. Il n’a plus peur. Il comprend. Il voit. Il n’appellera à son aide que des mots très simples, très clairs, très purs, les mots avec lesquels l’Histoire de France est écrite. Il n’enflera pas une de leurs syllabes. Il les gardera au seul service de la logique et de la raison. Il les connaît. Il les aime, ces vieux mots soudain rajeunis. Ils sont là devant lui, près de lui. Il n’hésite plus. Il a choisi. Il ordonne le rassemblement et mobilise.

Vous avez dit, Monsieur, en termes parfaits, comment Alfred Capus, durant quatre années, fit de sa campagne quotidienne du Figaro le chef-d’œuvre de la pensée et de la volonté françaises. Il fut le plus calme et le plus résolu de nos dispensateurs d’énergie. Il arriva même que l’observateur se fit visionnaire. Oh ! sans grandes phrases, mais avec quelle exacte espérance dix jours avant le rétablissement héroïque de nos troupes, le 31 août 1914, il achevait son article par cet acte de foi. « Paris a devant lui des milliers de défenseurs acharnés qui ont fait le serment de vaincre ou de mourir ; il est grave et prêt... Eh bien ! non, ce n’est pas un sacrilège de dire que, sous les murs de Paris, l’armée allemande, qui se croit triomphante, porte peut-être en formation dans ses flancs un des plus grands désastres de l’histoire. » Voilà comment parlent les sceptiques, quand ils se mêlent de croire !

Alfred Capus, la paix venue, retrouva sa tranquille sagesse, mais il ne retrouva point la joie de vivre. Son enjouement et sa gaieté s’en étaient allés.

Je n’ai revu mon ami, tel qu’il était avant la guerre, qu’une seule fois, le jour où il alla représenter l’Académie française, à Château-Thierry, aux fêtes du troisième centenaire de Jean de La Fontaine dont après lui, Monsieur, vous occupez ici le fauteuil. Ah ! le joli voyage ! Un beau dimanche de juillet. Un train matinal et si omnibus qu’il avait l’air d’inventer des stations. À chaque arrêt, une foule de voyageurs envahit le compartiment. Capus déborde de belle humeur. Il fait si beau temps ! Il parle aux uns, aux autres, avec l’abandon d’un étudiant en vacances. Nos uniformes font grand effet. À Lagny, on nous prend pour des diplomates sud-américains. À La Ferté-sous-Jouarre, on croit reconnaître en nous, à cause de nos verdures, des inspecteurs des forêts en tenue de gala. Capus rit aux éclats. Puis, à travers la vitre, il regarde avec un plaisir attendri les doux paysages d’Ile-de-France, leurs horizons conciliants, leurs coteaux modérés et, à leur pied, la Marne, qui coule avec la paisible assurance d’une rivière qui a sa victoire. Une grande paix joyeuse tombe du ciel léger ; les chênes semblent avoir pardonné aux roseaux, les saules pleureurs ont l’air tout à fait consolés. Voici Château-Thierry, une foule en liesse commémorative, en rumeur municipale, des pompiers, des orphéons, des sociétés de gymnastique, des chevaux de bois, des tirs en plein air et, devant la statue du Bonhomme dont la gloire est restée bonne fille, une estrade qui fait tout ce qu’elle peut pour paraître officielle.

C’est là qu’Alfred Capus prononça, en l’honneur de Jean de La Fontaine, son maître préféré, un admirable discours dont les dernières lignes s’appliquent si étrangement à lui-même, que je ne puis, en terminant, adresser à sa mémoire un plus bel éloge : « La Fontaine, c’est un de nous, c’est un Français vivant, qui a de plus que nous le génie, mais qui est né de notre sol et qui appartient, comme le plus humble d’entre nous, à la communauté française. Notre génération l’aime donc d’un amour plus intelligent et plus tendre que ses aînées, précisément parce qu’elle vient de traverser un chaos où les hommes et les bêtes ont failli retourner à l’état de nature. »

C’est ainsi que nous aimons Alfred Capus, c’est ainsi que nous continuerons de l’aimer. Voilà pourquoi, Monsieur, nous vous avons tant de gratitude du haut et grand hommage que vous venez de rendre à celui qui, après avoir été le moraliste des hommes, sut devenir à l’heure opportune, élevant son cœur sans élever la voix, le moraliste de la Patrie.

 

[1] . M. FRANCIS DE CROISSET, le Figaro, 2 novembre 1922.

[2] L’Adversaire, comédie en quatre actes d’Alfred Capus et Emmanuel Arène.