Réponse au discours de réception de Pierre de La Gorce

Le 25 janvier 1917

Henri de RÉGNIER

Réception de Pierre de La Gorce

 

Monsieur,

Si vous avez eu à remercier l’Académie de vous avoir élu au nombre de ses membres, c’est aussi par un remerciement que j’ai, tout d’abord, à vous répondre. En vous l’adressant, d’ailleurs, je crois être le fidèle interprète du sentiment de notre Compagnie et de sa gratitude pour le bel éloge que vous venez de prononcer de notre éminent et regretté confrère Paul Thureau-Dangin. L’homme de haute conscience et de probe talent à qui vous avez été appelé à succéder a laissé parmi nous un souvenir si particulièrement respecté que l’éloquent et juste hommage que vous lui avez rendu se trouve être celui-là même que nous pouvions le plus souhaiter qu’on lui rendît.

Avant d’aborder l’œuvre considérable qui vous a valu une place justement éminente parmi les historiens contemporains, vous me permettrez, Monsieur, de saluer, avec le même respect que vous lui avez témoigné, le noble écrivain dont vous venez de retracer en termes émus et choisis la sereine et laborieuse carrière et, à mon tour, d’évoquer un instant son image. Vous l’avez rendue si présente que je me bornerai, en quelque sorte, à souligner certains des traits dont vous avez caractérisé cette figure si discrètement originale, si particulière par ce qu’elle eut à la fois d’ardent et de réservé, d’affable et de hautain, de sévère et de sympathique.

Vous nous avez montré, en effet, sous le masque un peu rigide et un peu austère que M. Thureau-Dangin opposait aux regards, ce qui s’y abritait de réfléchi, de passionné, de gravement tendre et même de secrètement brûlant. Vous nous avez fait sentir ce que la raison et la volonté avaient eu à discipliner en lui pour lui composer cette physionomie morale si mesurée, si ferme, si sérieuse par laquelle il s’imposait à première vue. Vous nous avez fait comprendre ce qu’il y avait en notre regretté confrère de fier et de rare et nous avons, avec vous, admiré en lui la clarté d’une intelligence pondérée en sa hardiesse, la probité d’un talent toujours égal à sa conscience. Avec vous, nous nous sommes inclinés devant la sincérité de ses convictions religieuses, morales et politiques, devant cet ensemble de hautes qualités d’esprit et de cœur qui furent le solide soutien de son œuvre et un inébranlable fondement à la dignité de sa vie.

C’est à des titres semblables que l’Académie, Monsieur, a fait accueil, en vous appelant à elle. Déjà, d’ailleurs, une des classes de l’Institut nous avait donné l’exemple, car le 8 juin 1907 vous aviez été nommé membre titulaire de l’Académie des Sciences morales et politiques pour la section d’histoire. Puis le fauteuil de M. Thureau-Dangin étant devenu vacant, l’Académie française, par son élection du 12 février 1914 vous l’attribua. En agissant ainsi elle assurait à la mémoire de M. Thureau-Dangin un éloge digne du grand souvenir qu’il avait laissé parmi nous. L’historien du second Empire était mieux qualifié que personne pour louer l’historien de la monarchie de Juillet ; l’auteur de l’Histoire religieuse de la Révolution française ne pouvait parler que dignement de l’auteur de la Renaissance catholique en Angleterre.

Il y avait. en effet, entre M. Thureau-Dangin et vous une de ces concordances d’œuvres et de personnes comme l’Académie se plaît à en ménager quelquefois, de même que, quelquefois, elle ne craint pas les contrastes, comme elle l’a prouvé en me désignant pour l’honneur de répondre à votre harangue, tâche délicate, je ne m’en aperçois que trop, pour un écrivain d’imagination qui a fréquenté davantage les chimères de la poésie et les fictions du roman que les réalités de l’histoire, et qui a plus consulté les archives de sa sensibilité et de sa rêverie que les documents sur quoi se fonde la science du passé. Ne vous alarmez pas pourtant, Monsieur, qu’une voix si peu assortie ait à répondre à la vôtre. L’honnête homme que vous êtes n’a rien à redouter, même d’un poète. Ne pensez donc pas un instant que j’aille vous transformer en un personnage de fantaisie. Votre œuvre et votre vie sont hors d’atteinte de pareilles entreprises. Elles ont l’une et l’autre droit au respect. Permettez-moi d’en feuilleter les pages devant vous.

Vous êtes né le 26 juillet 1816, à Vannes, où votre père tenait garnison, mais cette naissance ne vous fit Breton que de hasard. C’est d’ailleurs que la maison à laquelle vous appartenez tire son origine, et c’est en Languedoc qu’il en faut chercher le berceau. D’ancienne et solide noblesse, elle ne s’illustra pas de ces charges importantes qui répandaient les noms hors des provinces, mais dans la sienne elle était fort considérée. Après la bataille de Malplaquet où il avait servi le Roi de sa personne, un La Gorce, votre trisaïeul vint prendre garnison à Maubeuge et s’y maria. Ce fut ainsi que vos ancêtres s’établirent dans cette région ; votre bisaïeul fut capitaine dans un régiment d’infanterie et chevalier de Saint-Louis. Son fils passa toute sa vie à Maubeuge, s’occupant d’œuvres de bienfaisance et d’affaires locales. Comme son grand-père, votre père avait choisi la carrière militaire. Sorti de Saint-Cyr en 1861, il était chef de bataillon, quand la mort de votre mère, survenue deux ans après votre naissance, lui fit quitter le service. Il se retira à Maubeuge, auprès d’une sœur non mariée.

Ce fut à ce foyer attristé par une absence douloureuse et adouci par la présence de l’admirable femme qui s’ingéniait à remplacer auprès de vous la sollicitude maternelle que se passèrent vos premières années. Ce père, cette tante furent vos premiers et chers éducateurs. En de brèves notes autobiographiques que vous avez bien voulu me confier, je relève ces mots : « C’est par mon père et par sa sœur, qui était admirable de bonté, de dévouement, de charité, que j’ai été élevé, et le peu que je puis valoir, c’est à lui et à elle que je le dois. » Hommage filial auquel je ne me reconnais le droit de rien ajouter, car je sens trop ce que ces souvenirs représentent pour vous de pieuse et grave reconnaissance et je ne mêlerai pas ma voix à l’émotion d’un si intime passé. Cependant, sans en franchir le seuil d’un pas indiscret, laissez-moi évoquer, en songeant à ce temps de votre jeunesse, quelque vieille maison provinciale comme il en doit exister une dans votre mémoire. Elle est située en quelque rue tranquille, sur quelque place silencieuse. Elle dit une existence digne, calme, ordonnée où les travaux et les jeux alternent sagement. N’est-ce pas cette existence-là que vous menâtes sous le juste et bienveillant regard de ce père attentif et de cette tante au cœur maternel ? Et ainsi, doucement les jours s’écoulent, les saisons changent, les années passent et l’enfant grandit. C’est le moment des premières études et des premières séparations. Ce fut alors qu’il vous fallut quitter Maubeuge pour Douai où l’on vous envoya à l’Institution Saint-Jean. Vous y fîtes toutes vos classes ; je ne doute pas que vous vous y soyez montré élève appliqué et brillant. Mais l’académicien d’aujourd’hui ne m’a rien révélé des succès du collégien de jadis.

Il est une date, dans la vie de tout adolescent, dont il ne se souvient pas sans émotion, c’est celle où, ses études classiques terminées, ses premiers diplômes obtenus, il s’agit de choisir un métier, une profession, une carrière. Parfois, il arrive que ce choix soit imposé par un goût violent, manifeste, impérieux, exclusif et qui ne permet nul débat ; mais si ces vocations marquées ne sont pas rares, le plus souvent, il y a hésitation. Nul penchant très net n’indique la voie à suivre. L’horizon vers lequel on va se diriger est incertain. C’est alors que l’on regarde derrière soi, que l’on consulte les traditions de famille, que l’on demande avis à ceux que nous aimons et qui nous connaissent mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes.

Ce fut dans cette incertitude que vous vous trouvâtes, au sortir de vos études. À défaut d’aucune inclination visible, n’était-il pas naturel que des exemples familiaux vous fissent songer au métier militaire ? Tout proche, n’aviez-vous pas l’exemple de votre père, de votre bisaïeul, le chevalier de Saint-Louis ; de votre trisaïeul, le combattant de Malplaquet ? Ne conservait-on pas suspendu à la muraille du logis quelque vieux portrait où, la perruque logis au front et la main à l’épée, sous l’uniforme d’un des régiments de l’ancienne France, ils vous apparaissaient encore, en leur prestige lointain, comme pour vous inviter à les imiter ? Mais, à ces avances belliqueuses, la raison s’opposait. Après une enfance robuste une certaine fragilité d’adolescence vous eût rendu peu propre à ce que vous suivissiez la carrière des armes. Un autre obstacle encore s’ajoutait à celui-là : votre inaptitude aux mathématiques. Il en résulta que, toutes choses prises en considération, vous vous décidâtes à entreprendre l’étude du droit et à vous préparer à la magistrature. Une fois encore les armes le cédaient à la toge. Au lieu d’être d’épée, — ou de plume, comme vous l’eussiez souhaité un moment — vous seriez de robe.

Car, sans montrer une de ces vocations décidées dont je parlais tout à l’heure, vous en aviez une secrète, une de ces vocations pudiques que l’on rougit presque d’avouer parce qu’elles ressemblent à l’amour en ce qu’elles sont, comme lui, trop souvent éphémères. Or cette vocation, dont vous sentiez l’appel intime, n’était rien moins que celle d’écrire. La carrière des lettres vous séduisait. Vous les aviez cultivées sous l’influence d’un de vos maîtres dont les encouragements et les conseils en avaient développé le goût en vous, mais ce goût n’avait guère survécu, en apparence du moins, à l’aveu que vous crûtes en devoir faire à votre père. Il s’en était montré inquiet, attristé. Cette désapprobation suffit pour vous faire renoncer à ce projet et docilement vous partîtes pour Paris afin d’y suivre les cours de la Faculté de Droit. De ces velléités littéraires, il ne vous demeura que l’habitude de fréquenter les bancs de la Sorbonne et les leçons du Collège de France. Je suppose cependant qu’il en résulta aussi quelques-uns de ces cahiers de vers de ces plans de romans et de ces scénarios de drames que les plus graves personnages conservent au fond de leurs tiroirs et qui sont, fraîches toujours à leur souvenir, les fleurs séchées de leur jeunesse.

Mais ces travaux — et peut-être ces regrets — sur lesquels je n’aurai pas l’indiscrétion d’insister, ne vous empêchèrent pas de mener à bien vos études juridiques puisqu’en 1867 vous obtîntes le grade de licencié et, deux ans plus tard, celui de docteur par une thèse remarquée qui vous faisait pronostiquer, par l’un de vos examinateurs, une destinée d’historien. L’indication vaut d’être notée, mais au moment où elle vous fut donnée vous ne songiez qu’à vous acquitter dignement des fonctions judiciaires qui vous allaient échoir.

Le même sentiment de déférence filiale qui vous avait guidé dans le choix d’une carrière, vous dirigea également dans celui de votre premier poste, car si vous débutâtes le 14 septembre 1872 comme juge suppléant à Rocroi, ce fut en sacrifiant quelque peu vos intérêts professionnels à des convenances de famille. La proximité de Rocroi et de Maubeuge vous permettait, chaque semaine, de venir passer deux jours auprès de votre père, déjà âgé, et dont la santé déclinait. Cette considération primait pour vous toutes les autres. Vous lui dûtes deux années de retard dans votre avancement, mais il y a des désavantages pratiques qui ne comptent guère devant les satisfactions du cœur ! Malgré quoi vous fûtes nommé en 1874 substitut à Montreuil, puis en 1875 à Béthune et enfin en 1876 près la cour d’assises du Pas-de-Calais siégeant à Saint-Omer. Le 17 septembre 188o, vous démissionnâtes à la suite des Décrets sur les Congrégations religieuses. La France perdait en vous un magistrat intègre et scrupuleux ; elle allait gagner en échange, également scrupuleux et intègre, un historien !

Il y a dans tout brusque changement d’existence un certain désarroi dont ne se peuvent défendre les plus fermes esprits. Une fonction, en même temps qu’elle oblige à des devoirs, crée des habitudes, et la rupture des habitudes est presque plus pénible à l’homme que l’accomplissement des devoirs. Cette impression, vous l’éprouvâtes, quand vous eûtes satisfait votre conscience aux dépens de votre avenir et vous subites alors une véritable crise de désœuvrement et d’un désœuvrement qui, si je vous en crois, se mêlait de quelque regret.

Vous étiez, plus que vous ne le pensiez, attaché à la carrière que vous aviez plutôt acceptée que choisie, d’autant qu’elle vous donnait le droit d’en attendre de justes satisfactions. Malgré une certaine inaptitude à solliciter et malgré une certaine défaveur causée par opinions politiques, au point de vue professionnel, vous étiez fort bien noté. Vous en pouviez concevoir des espérances légitimes auxquelles il vous avait fallu brusquement et volontairement renoncer. Et votre renoncement gagne une nouvelle valeur morale à ce que, au fond, vous aimiez vos fonctions. Aussi, à leur défaut, le juge démissionnaire se fit-il inscrire au barreau de Saint-Omer.

Vous y fûtes — j’en tiens l’aveu de vous-même — un singulier avocat ! Vous fuyiez les causes au lieu de les rechercher. Vous n’étiez, dites-vous, jamais si content que lorsque l’on ne vous dérangeait pas. Les affaires civiles ne vous intéressaient guère et votre ignorance de la procédure vous y mettait dans l’embarras. Au criminel, vous réussissiez mieux. Que dis-je, vous y réussissiez même trop, à votre aveu ! Il vous arriva de faire acquitter, coup sur coup, deux ou trois gredins et vous en avez conservé quelque remords. Ah ! Monsieur, rassurez-vous. Les deux ou trois gredins qui vous durent la liberté n’en ont peut-être pas fait beaucoup plus mauvais usage que certaines honnêtes gens que la justice n’inquiète pas, car tout est imparfait en ce monde et c’est ce dont quelques belles âmes ne se peuvent point consoler !

Regrets d’une carrière interrompue, scrupules d’un métier où s’alarme votre conscience, je vous vois entre ces deux sentiments et en cette sorte d’anxiété dont il n’y a qu’à vous louer. Ce sont des heures pénibles où la vie est comme en suspens, où elle oscille sur elle-même. En ces moments, le moindre choc la détermine à pencher d’un côté ou de l’autre. En cet état d’instabilité inquiète, le moindre événement peut avoir de longues conséquences. C’est en ces périodes d’attente que nous dépendons le plus du hasard. C’est alors que se produisent ces rencontres qui sont en apparence insignifiantes et qui nous mènent loin de nous-mêmes. Cette circonstance minime à la fois et considérable se présenta pour vous et ce fut elle qui fit de vous ce que vous êtes.

Ce petit fait fut l’achat, à une vente publique, d’un lot d’ouvrages touchant la République de 1848 ; mais cet achat n’eût pas suffi à vous acheminer dans la voie que vous deviez suivre, si, en même temps, on ne vous eût proposé de venir faire à Lille deux conférences. Le sujet en était laissé à votre choix. Votre récente acquisition vous donna l’idée de tirer parti des matériaux qui se trouvaient en votre possession. Vos deux conférences eurent lieu. Elles traitaient des origines de la République de 1848. Une fois prononcées, la pensée vous vint d’extraire, des notes qui vous avaient servi à les préparer, un article de revue. Le travail qui en résulta comportait une centaine de pages et dépassait la longueur ordinaire des articles que publient les périodiques les plus généreux. Au lieu de l’abréger, vous vous mîtes à le compléter, De remaniement en remaniement, de développement en développement, il atteignit la matière de deux volumes. Ils parurent en 1887 sous le titre de : Histoire de la Seconde République Française. Ce fut votre première publication. Dorénavant le goût de l’histoire vous possédait et heureusement ne devait plus vous abandonner. Votre vocation, pour avoir été relativement tardive, n’en était que plus solide. Vous vîntes à l’histoire en pleine maturité d’esprit et en toute indépendance de jugement et, de cette magistrature-là, vous n’avez pas eu à démissionner car vous n’y avez eu qu’à obéir librement à votre conscience.

L’histoire, donc, ne fut pas pour vous cet intense et profond besoin de résurrection qui insuffle à l’œuvre d’un Michelet sa prodigieuse vitalité, sa passion, sa flamme et le pousse à l’évocation vivante du passé avec une force de vision et une ardeur de réalité qui parfois s’abandonnent plutôt à l’instinct du vrai qu’à la recherche de la vérité. Votre vocation, par contre, ne fut pas non plus celle d’un dilettante et d’un curieux qui s’amuse à pénétrer l’intimité d’un temps pour le pittoresque de ses mœurs et la singularité de ses personnages. Ce ne fut pas celle d’un philosophe et celle d’un politique qui cherchent dans les événements la confirmation d’idées préconçues. L’histoire ne vous attira pas par le pervers plaisir qu’elle donne à certains d’avoir raison après coup et d’interpréter à leur gré une réalité sans défense. Non ! vous sembliez plutôt y voir le prolongement de votre fonction de magistrat. L’histoire, selon l’expression consacrée, n’est-elle pas un tribunal où se fait une enquête, se prononce un réquisitoire, se répondent des plaidoiries, s’examinent des preuves, se prennent des conclusions et se rend un jugement ? L’histoire n’est-elle pas liée à l’idée de justice ? Toute votre œuvre atteste le souci respectueux de cette parenté.

Sur les trois grands ouvrages qui la composent, je m’étendrai inégalement. Certes votre Histoire de la Seconde République Française mériterait une étude approfondie mais qui dépasserait les bornes de ce discours aussi bien que les capacités de l’orateur, et c’est la même circonspection qui m’empêchera également d’insister comme il conviendrait sur votre belle Histoire religieuse de la Révolution Française, non pas que je n’en sente la solide ordonnance et la savante érudition, car vous y apparaissez dans toute la grave et sérieuse ampleur de votre talent. On y admire l’étendue patiente de vos recherches, la sûreté de votre documentation, la connaissance intime du temps et aussi votre respect de la justice et de la liberté qui vous a porté à proclamer les atteintes qu’elles ont reçues en cette époque troublée qui avait pourtant inscrit ces beaux mots, en devise, au fronton du temple de la Patrie.

Votre Histoire de la Seconde République Française, votre Histoire religieuse de la Révolution Française eussent suffi à assurer votre réputation : mais, entre 1887 où parut le premier de ces ouvrages et 1908 où vous commençâtes à publier le second encore inachevé de deux volumes, vous avez mené à bien une autre œuvre qui dépasse en importance, sinon en talent, celles que je viens de citer. Je dirais même, si ce mot ne surprenait pas un peu, appliqué à la gravité et au sérieux de vos travaux, qu’elle les dépasse en popularité. Je veux parler de votre Histoire du Second Empire qui constitue le principal titre de votre renommée et l’un des beaux monuments historiques de notre temps. Par lui vous prenez place parmi les meilleurs historiens d’une époque qui en compte de si remarquables, les Broglie, les Sorel, les Vandal, les Houssaye, les Ségur, pour ne parler que des disparus et auxquels se pourraient ajouter d’autres noms non moins glorieux et qui nous sont particulièrement chers ; vous prenez place à côté de ce probe et grave Thureau-Dangin dont l’œuvre solide et durable se continue en quelque sorte par le vôtre et à qui l’Académie vous a appelé à succéder comme si elle eût voulu qu’en avant à prononcer son éloge, vous fussiez, tant il y a d’analogies entre vos deux talents, obligé, d’une certaine façon, à vous louer vous-même, malgré vous. Vous y auriez éprouvé, Monsieur, sentiment, je n’en doute Monsieur, si vous en aviez eu le sentiment pas, quelque répugnance. Vous avez la modestie des grands travailleurs et la réserve des âmes bien nées. Aussi, au moment d’entreprendre le vaste labeur qui allait vous absorber pendant des années, vous connûtes une légitime appréhension. Vous doutâtes de vos forces. Vous veniez de raconter les quatre années de la Seconde République et, devant les dix-huit années du Second Empire, vous hésitiez !

« C’est alors, dites-vous dans des notes que je me permets de citer, que je songeai à rassembler les matériaux pour une histoire du Second Empire. La témérité était grande d’aborder un aussi vaste sujet. Je ne m’y décidai qu’en tremblant et avec la pensée que je n’achèverais jamais. Cependant, dans la solitude de la province et même de la campagne où je passais une grande partie de l’année, j’avais la libre disposition de mon temps. Je ne venais guère à Paris que pour y chercher des documents. Les volumes se succédèrent à des intervalles à peu près réguliers. Les tomes I et II parurent en 1892 et 1894 ; le tome III en 1896 ; le tome IV en 1899 ; le tome V en 1901 ; le tome VI en 1903 ; le tome VII en 1905. » Pendant les vingt années que dura, ce long labeur, l’Académie, par deux fois, vous apporta ses encouragements en vous décernant, en 1895 le prix Alfred Née, et en 1900 le grand prix Gobert. Elle rendait ainsi justice au haut mérite de l’œuvre que vous poursuiviez avec une bonne foi, une conscience et une persévérance admirables.

Toute œuvre d’histoire a ses difficultés, et c’est toujours une entreprise hardie que de faire revivre le passé et de tracer d’une époque un de ces tableaux qui la contiennent tout entière, qui en présentent des aspects divers, de nous faire, en un mot, connaître un temps avec les raisons profondes des événements qui le caractérisent. Cette connaissance, il la faut établir sur une documentation irréprochable et l’ordonner avec logique, élégance et clarté, car l’histoire n’est pas seulement une science, mais un art et elle n’est complète que si elle satisfait à ces deux conditions. Elles demeurent les mêmes, que l’historien étudie une époque reculée ou une époque récente, mais dans ce second cas une difficulté nouvelle s’ajoute encore à son dessein.

Or, l’époque que vous aviez à étudier dans votre Histoire du Second Empire est fort récente. Quand parut, en 1892, le premier volume de votre ouvrage, un demi-siècle ne s’était pas écoulé entre cette date et celle du coup d’État par lequel s’établit en France pour dix-huit années le régime dont vous vous apprêtiez à retracer le développement, l’apogée, le déclin et la chute. Les événements en face desquels vous alliez vous trouver étaient d’hier. Le souvenir en demeurait présent dans les mémoires. De plus, cette époque si proche était l’une de celles qui a laissé dans l’esprit des Français l’impression la plus vive. Le second régime impérial fut en effet une période particulièrement brillante, une des plus brillantes, une des plus tragiques aussi de notre histoire française moderne. Avec ses prospérités et ses gloires, son éclat et son faste, ses fautes et ses désastres, elle se compose à la façon d’un drame passionnant et mouvementé. Les événements y vont du triomphe à la catastrophe et les personnages y ont un relief égal à leurs destinées. Des figures puissantes, énigmatiques, gracieuses se dessinent sur le fond du décor. Et c’est sur cette époque à la fois guerrière, frivole, diverse et dramatique que vous aviez, Monsieur, à lever le rideau.

L’entreprise, je le répète, comportait des risques. Combien, quand j’y pense, votre éminent prédécesseur, M. Thureau-Dangin, en courait de moindres ! La prudente et sage monarchie de Juillet était un sujet infiniment moins épineux et moins dangereux que le vôtre. Certes l’histoire de la France durant le règne du roi Louis-Philippe offre de belles parties et des heures glorieuses profitables à la Patrie, j’en atteste le beau témoignage que vous en avez porté avec l’hommage éloquent rendu à l’œuvre de votre devancier ; mais les événements qui se déroulent de 1830 à 1848 sont déjà pour nous assez éloignés dans le passé pour que le récit en suscite un intérêt dépouillé de passion trop vive, tandis que le second Empire a conservé pour nous une singulière actualité. Beaucoup de vos lecteurs avaient pu connaître encore quelques-uns des survivants de l’époque impériale, et les personnages que vous alliez évoquer n’étaient pas tous des fantômes. Hier encore l’un d’eux ne s’asseyait-il pas parmi nous ? Le siège qu’il y occupait, au milieu de notre respectueuse déférence, est encore vide et il n’a fallu rien moins qu’un philosophe illustre pour remplacer le vieillard éloquent dont la tragique infortune a de quoi faire rêver à l’instabilité des destinées humaines et aux lourdes responsabilités du pouvoir.

Les difficultés auxquelles, par avance, se heurtait votre œuvre eussent pu en détourner un esprit moins consciencieux que le vôtre. Mais votre amour de la vérité vous était une garantie contre laquelle rien ne prévaudrait. Vous aviez trop le sentiment profond de vos devoirs d’historien pour que votre histoire fût autre chose que de l’histoire. D’ailleurs, votre intégrité de magistrat n’était-elle pas là pour vous guider et pour tempérer ce que certains de vos jugements, de par vos opinions personnelles, eussent pu avoir de trop passionné. Et cependant, ces jugements, vous vous garderez bien de les affaiblir, ni par complaisance, ni par parti pris. Vous les donnerez en leur sincère rigueur, si même ils sont contraires à ceux sur qui vous les portez, car tout ne vous paraît pas digne d’approbation en ce temps que vous avez à nous décrire. Mais, de cette liberté d’appréciation, je ne vous blâmerai certes pas. Elle donne à votre œuvre son ton personnel, son accent, son originalité. Elle se formule avec une incisive ironie et une certaine rudesse, elle s’exprime en portraits saisissants et en formules heureuses, en phrases nettes et concises qui rehaussent de leur relief le vigoureux, l’entraînant mouvement de votre récit.

Le mouvement, c’en est une des qualités principales. Dès l’instant qu’on vous lit, on est à vous ; vous vous emparez de notre attention. On vous suit, on vous suivra de ligne en ligne, de page en page, de chapitre en chapitre, de volume en volume, jusqu’au bout. On sent qu’il en sera ainsi à une certaine façon autoritaire, ample, simple, magistrale de procéder. On est convaincu par le sérieux de vos informations, par le strict emploi de vos documents, par l’attention que vous apportez à l’examen des faits, par votre connaissance étudiée des personnages. On est sûr que rien ne vous échappe de ce qui peut éclairer votre bonne foi. Que vous racontiez les épisodes sociaux, religieux, politiques, économiques, diplomatiques ou militaires qui composent la trame de votre récit, vous le faites avec le même souci de vérité. Par vous, tout nous apparaît du vaste et complexe organisme que vous décrivez. Vous en exposez la vie intérieure et extérieure, les forces et les faiblesses, la santé et la maladie, le développement et les arrêts. Du jour où l’Empire se constitue au jour où il s’effondre, vous le suivez en toutes ses phases successives avec une vigilance scrupuleuse et une minutieuse sévérité. Tour à tour, vous nous le montrez autoritaire ou libéral. Vous notez sa doctrine et ses évolutions. Par vous, la France, en ces dix-huit années, nous apparaît en son puissant travail politique et social, cherchant sa place au premier rang des nations, parmi la diversité des intérêts européens, souvent contraires au sien et où il faut voir clair parmi le dédale des alliances et des intrigues. Route ardue, dangereux labyrinthe où les intentions les plus pacifiques ne sont pas un guide suffisant et où guette, Ariane au fil sanglant, la Guerre !

L’Empire la rencontra sur son chemin. À plusieurs reprises, un vent de bataille et de victoire gonfla la tunique belliqueuse de la Patrie. À ce souffle, les aigles impériales prennent leur vol. Elles vont battre de l’aile aux lointains rivages de Crimée, aux plaines lombardes, autour des pagodes de la Chine. Elles traversent l’Océan et planent au ciel étincelant d’Amérique. Ces grandes heures d’héroïsme, de sacrifice, de vaillance et d’aventures, vous savez en dire la grave beauté, l’ivresse martiale, la gloire. Pour nous évoquer Sébastopol ou l’Alma, Solférino ou Magenta, Palikao ou Puebla, vous semblez vous souvenir, Monsieur, que vos ancêtres ont porté l’épée, mais si ces beaux exploits du génie militaire français font battre votre cœur, vous ne les acceptez pas sans contrôle. Que les Français soient admirables dans la guerre, vous ne le contestez point, mais vous voulez qu’ils le soient utilement et pour des causes dignes du sang qu’elles font couler. Vous voulez que la France ne tire le glaive que pour le Droit et la Justice. Elle ne doit pas hasarder en vain la vie de ses enfants. La France, héroïque dans l’action, doit être parcimonieuse de ses forces vivantes. Elle est une nation pacifique parce qu’elle est une grande nation et n’a besoin pour sa grandeur ni du fruit des rapines, ni des profits du brigandage. Elle ne doit recourir aux armes que quand toute autre solution est impossible et que l’honneur est engagé.

Pour chercher les solutions amiables aux conflits où elle se trouve mêlée, une nation a sa diplomatie, qui doit être la servante ingénieuse et avisée de sa politique. Aussi avec quel soin anxieux avez-vous étudié les grandes négociations qui précédèrent les guerres impériales ! L’exposé des pourparlers qui amenèrent l’expédition de Crimée et la campagne d’Italie est parmi les pages les plus passionnantes de votre œuvre. Vous y rétablissez les circonstances, vous discutez les décisions qu’elles motivèrent. À certaines de ces dernières vous refusez nettement votre adhésion.

Dans un régime de gouvernement personnel comme celui du second Empire, les responsabilités générales du règne incombent à l’Empereur. La mémoire de Napoléon III ne peut se dérober à cette charge, d’autant moins que le rôle du souverain dans les affaires intérieures et extérieures fut réel et effectif. Il y eut, sous le second Empire, une politique et une diplomatie napoléoniennes. Elles reflétaient les vues de l’esprit étendu et subtil, mais quelque peu chimérique, qui les dirigea. Napoléon III avait des idées qu’il réalisa en actes, et de ces actes, certains vous paraissent sujets à critique. Votre franchise ne les ménage pas, mais ne pensez pas, Monsieur, que j’aille m’aviser, ici ni ailleurs, d’entamer avec vous une controverse et le préfère m’en remettre à vos jugements. Fallait-il aller en Crimée, fallait-il aller au Mexique ? Je ne sais. Tout ce que je puis constater, c’est que l’Italie combat aujourd’hui héroïquement aux côtés de la France. L’alliée de 1858 est devenue l’alliée de 1915. Avoir raison dans la tombe, c’est tout de même avoir raison.

Pourtant, vos critiques et vos réserves, si fermes qu’elles soient, ne dépassent jamais les limites de la courtoisie historique. Vous êtes, et pourquoi le dissimuler, à l’égard du second Empire, ce que l’on pourrait appeler un historien d’opposition, mais cette opposition demeure toujours soucieuse de la vérité et respectueuse des personnes. Je n’en veux pour preuve que le portrait que vous tracez de Napoléon III. Il se dresse au centre de votre œuvre. Vous nous le montrez en ses qualités et ses défauts, en ce qu’il eut de noble et de bon, mais aussi avec son goût de la chimère, ses subtilités, ses indécisions. Nous le voyons tour à tour autoritaire et faible, habile et gauche, mais en somme animé d’un sincère amour de la France. Il nous apparaît ainsi, en son entourage d’hommes d’État, de diplomates, de courtisans, de tous ceux qui furent les organisateurs et les soutiens du régime. Certes, les uns et les autres ont commis des erreurs et des fautes, mais tous ont souhaité, chacun à sa façon, de faire la France grande et respectée, en la faisant aussi brillante, aimable, accueillante en son faste souriant et sa joyeuse prospérité.

Cette heure de plénitude, de brillant, de luxe, de frivolité un peu vaine, mais aussi d’éclat incontestable, se marque dans l’histoire du second Empire par l’Exposition universelle de 1867. Admettons que les oriflammes de l’apothéose dissimulassent certaines fissures du décor, que le bruit des acclamations couvrît certaines rumeurs menaçantes, cependant le spectacle offert à l’Europe ne manquait ni de grandeur, ni de séduction. Dans les vastes galeries du Champ de Mars s’entassaient les merveilles de nos industries et de nos arts. Paris, de toute sa beauté, de tout son luxe, de toute sa gaieté, faisait fête à ses hôtes. De nouveau, les théâtres jouaient devant des parterres de rois, mais cette fois ce n’étaient plus des consuls de Corneille et des princes de Racine dont ils écoutaient les colloques éloquents, c’était à la Grande-Duchesse de Gérolstein que s’adressait l’hommage de leurs rires.

Je ne voudrais pas médire des charmants esprits que furent Henri Meilhac et Ludovic Halévy, mais je me servirai d’eux pour vous faire une chicane, la seule que je me permettrai au sujet de votre belle œuvre. Sur un point, vous le dirai-je, elle me paraît incomplète. En la lisant, on y apprend toute l’époque impériale, mais on pourrait croire, à vous lire, que cette période fut une période sans littérature. Des nombreux chapitres de vos sept volumes, aucun qui soit consacré aux arts et aux lettres. De toute la production littéraire de ces dix-huit années, vous ne signalez guère que la Grande-Duchesse de Gérolstein, et cette lacune, je vous l’avoue, me chagrine un peu. L’histoire d’un temps me semble inséparable de celle de sa littérature et, en enlevant au second Empire sa couronne d’artistes et d’écrivains, vous le privez d’une de ses plus belles parures.

Je n’ai point, certes, le projet d’ajouter à votre œuvre le chapitre dont je remarque l’absence, mais trop de noms illustres me viennent à la pensée pour que je ne leur adresse pas un bref hommage auquel, j’en suis sûr, vous ne refuserez pas de vous associer. D’ailleurs, n’y risqueriez-vous pas, quand vous pénétreriez dans la salle de nos séances, de vous attirer un regard défavorable des Vigny, des Sainte-Beuve, des Dumas, des Lamartine et des Hugo, dont vous rencontreriez au passage, les bustes glorieux et irrités.

En prenant en main la fortune de la France, le second Empire y trouva, entre autres biens, un magnifique héritage littéraire. En 1852, la plupart des grands écrivains qui avaient illustré la monarchie de Juillet vivaient encore et quelques-uns même survécurent au régime qui allait bénéficier de leur gloire. Si Lamartine n’en vit pas la fin avant que se fut éteinte, dans les cendres de son génie, sa vie consumée au plus noble et au plus pur lyrisme ; si Musset, précocement vieilli, n’en dépassa pas les premières années ; si Vigny garda le silence jusqu’à ce que la mort eût desserré une dernière fois ses lèvres hautaines et douloureusement taciturnes, d’autres y continuent l’œuvre commencée à l’époque de leur jeunesse et de leur maturité. George Sand et Michelet ajoutent à la leur mille pages impérissables qui prolongèrent leur gloire romantique et ne la démentirent pas, et le plus grand de tous continue à faire retentir aux quatre vents de la renommée la plus puissante voix poétique du siècle.

Celui-là, j’ai nommé Victor Hugo, incarnait triomphalement et magnifiquement l’école qui, en 1830, avait rajeuni la poésie française et l’avait portée à un splendide épanouissement. Il était le chef et le représentant incontesté de la Renaissance littéraire connue sous le nom de Romantisme. Lorsqu’en 1852 le régime politique de la France changea, il était dans toute la force de sa verve. Lamartine épuisé, Musset las, Vigny silencieux, Hugo dominait toute la poésie et tout le désignait pour devenir le poète officiel, même cette certaine facilité à changer d’opinion qui, de légitimiste jadis, l’avait fait orléaniste, puis républicain. Mais le génie a ses caprices et Hugo manifesta celui de ne plus varier. À ce parti, il se tint jusqu’à la fermeté, jusqu’à l’exil, jusqu’à la colère, jusqu’à l’invective, de telle sorte qu’au lieu de la cantate de bienvenue, ce fut aux âpres accords de la lyre d’airain que s’inaugura le nouveau règne.

Le génie de Hugo était trop vaste pour s’en tenir à cette attitude vindicatrice. Dans l’île hospitalière où il s’était retiré commença pour lui une admirable existence de travail et de méditation. Une œuvre tout entière vient se surajouter à celle qui l’avait déjà placé si haut. Ce furent les Contemplations en leur émouvante et tragique opposition d’autrefois à aujourd’hui. Ce fut la Légende des siècles et ses poèmes impérissables. Ce furent les Chansons des Rues et des Bois où les flûtes de l’idylle font danser l’ode sur un rythme de jeunesse et d’amour. Ce furent les Misérables, les Travailleurs de la mer, l’Homme qui rit, romans de poète où se mêle prodigieusement la rêverie à la réalité.

Cette solitude de l’exil, d’autres poètes notoires n’avaient pas jugé à propos de la partager. Moins engagés que Hugo dans les luttes politiques, ils avaient pu sans palinodie accepter le régime nouveau. Sainte-Beuve, Théophile Gautier s’y étaient ralliés franchement ; Sainte-Beuve avec un siège au Sénat, Gautier sans en recevoir d’autre récompense que les moyens de continuer son œuvre sereine et voluptueuse, passionnément plastique, éprise de luxe, d’élégance et de beauté, qu’interrompaient ses durs labeurs de critique auxquels nous devons tant de pages équitables et lumineuses dont fait partie le beau rapport sur les Progrès de la Poésie que rédigea le poète, en 1867, à l’occasion de l’Exposition universelle. Ce rapport, je viens de le relire et d’en admirer de nouveau la bonne grâce et la profonde justesse. Il est le tableau complet et harmonieux de la littérature poétique pendant le second Empire. Nous y retrouvons, auprès des grands compagnons romantiques de Gautier, d’autres noms dont la célébrité plus récente se rattachait à la leur par des liens d’inspiration et de facture. De ceux-là, le plus brillant des disciples de l’École de 1830 fut le charmant, le fantasque, le lyrique Théodore de Banville, à la fois ambroisien et funambulessque, dont la verve éblouissante et ironique se parait des plus riches couleurs du rythme et des plus étincelantes facettes de la rime. À côté de Théodore de Banville, plus graves, plus hautains, plus douloureux, je vois Leconte de Lisle et Baudelaire. En eux se dessine une orientation nouvelle de la poésie ; avec Leconte de Lisle, c’est une sorte de réalisme historique et d’impassibilité objective, avec Baudelaire c’est une musicalité plus profonde et plus aiguë, un mysticisme passionné. Le premier, puissant et harmonieux, le second singulier et secret, tout deux épris d’exotisme, de pittoresque ; Leconte de Lisle stoïque et majestueux, Baudelaire déchiré et frémissant. L’un et l’autre de grands poètes, de qui relèvera plus ou moins toute la poésie de l’époque impériale que Gautier passe en revue et dont il salue avec les noms de Mallarmé, de Verlaine, de José-Maria de Heredia la nouvelle cohorte qui, sous les enseignes du Parnasse contemporain, marchait déjà vers la conquête de l’avenir.

Si Théophile Gautier avait étendu aux prosateurs le salut qu’il adressait aux poètes, quels beaux noms glorieux ne se fussent-ils pas offerts à son geste ! L’histoire et la philosophie lui eussent fourni Ernest Renan et Hippolyte Taine. La critique lui eût présenté, avec l’ondoyant et subtil Sainte-Beuve, le pétillant Jules Janin et l’éclatant Paul de Saint-Victor ; le théâtre : Augier, Dumas fils, Sardou, Halévy, Meilhac. Le roman, lui aussi, eût répondu à l’appel : Dumas jovial et inépuisable, George Sand non moins abondante et plus riche de pensée et de sentiment, l’élégant Octave Feuillet, Mérimée et ses brèves et parfaites nouvelles, Barbey d’Aurevilly et ses récits normands, pleins d’une couleur grandiloquente et d’une vérité héroïque, et, née de Balzac, toute une école de romanciers épris de réalisme et d’observation, parmi lesquels Edmond et Jules de Goncourt, artistes consciencieux et rares, d’une probe originalité et d’une indépendance méticuleuse, et au-dessus desquels Gustave Flaubert, plus isolé dans son labeur impitoyable que Hugo lui-même dans son île d’exilé, Flaubert, le grand Flaubert qui payait par de mortelles angoisses la page immortelle qu’il laissait à une postérité dont il ne se souciait point, n’ayant aimé de la gloire que celle de la langue française.

Pardonnez-moi, Monsieur, d’avoir évoqué, à votre défaut, ces grands noms littéraires dont votre belle œuvre historique n’a pas le droit de se passer. Mais peut-être faudrait-il que vous vissiez là moins un reproche qu’un subterfuge. Si je me suis attardé à cet hommage, c’est que j’appréhendais d’en arriver aux dernières pages de votre histoire. Ne parlent-elles pas, ces pages, de dangers menaçants, de fautes accumulées ? Un vent d’orage les agite, précurseur de désastre et d’écroulement. Mais j’avais tort de redouter ces âpres leçons, de craindre ces heures tragiques. Des événements prodigieux se sont chargés de nous en adoucir le souvenir. Que dis-je, le Destin n’est-il pas en train de les raturer magnifiquement dans nos mémoires ! Armées vaincues, villes assiégées, provinces perdues, que restera-t-il de ce songe funeste qui nous a hantés depuis quarante ans et qui se dissipe aujourd’hui dans une aube empourprée de gloire dont le couchant sera plus glorieux encore ? Regardons-la, cette gloire sanglante, vengeresse et certaine, monter lentement, mais divinement à l’horizon, et saluons dans nos cœurs l’historien de demain qui aura à écrire l’histoire d’aujourd’hui. Puisse-t-il avoir, comme vous, Monsieur, l’amour de la vérité et le goût du bon langage, celui qui fixera, pour l’avenir, la figure de la Patrie délivrée et de la France victorieuse !