Discours de réception de José-Maria de Heredia

Le 30 mai 1895

José-Maria de HEREDIA

M. José-Maria de Heredia, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Charles de Mazade, y est venu prendre séance le jeudi 30 mai 1895, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Le remerciement que je vous dois n’est pas ordinaire, non plus que l’honneur que vous m’avez fait. En m’accueillant dans votre Compagnie, vous avez consacré mon adoption par la France. La France me fut toujours chère. Elle était la patrie de mon intelligence et de mon cœur. Je l’ai aimée dès le berceau. Sa langue est la première qui m’ait charmé par la voix maternelle. C’est à l’amour de ce noble langage, le plus beau qui, depuis Homère, soit né sur des lèvres humaines, que je dois de siéger parmi vous. Grâce à vous, Messieurs, et je ne vous en saurais trop remercier, je suis deux fois Français. Et ce n’est pas le poète seul qu’honore votre choix ; l’honneur en rejaillit sur notre sœur latine l’Espagne et, plus loin encore, jusqu’à ce Nouveau Monde que se sont disputé nos communs ancêtres, par delà l’Océan qui baigne l’île éclatante et lointaine où je suis né.

Mais il n’est point de bonheur sans regret. Je ne retrouve plus auprès de moi le grand poète qui eût goûté une joie paternelle à me servir aujourd’hui de parrain, après avoir été si longtemps mon maître vénéré. Que le poète ami qui a bien voulu m’assister à son défaut excuse ce douloureux regret qu’il partage, que vous éprouvez tous, Messieurs. Et je suis assuré que l’âme généreuse de l’honnête homme que je dois louer ne saurait être offensée par ce pieux hommage qui précède le récit de sa vie si noblement laborieuse et d’un si haut exemple.

Dès les premières lignes du remarquable discours que, le 6 décembre 1883, il prononça devant vous, M. de Mazade, avec cette fière modestie qui lui seyait si bien, vous disait qu’il n’était qu’un soldat de l’armée littéraire. Quel vaillant et loyal soldat, ses états de service que nous allons parcourir, vous le déclareront éloquemment. Il est mort à son poste, après avoir, plus d’un demi-siècle, combattu sans trêve pour la patrie, le droit et la liberté, laissant aux siens, plus riche encore, l’héritage d’honneur qu’il tenait de ses pères. De même que le corps, l’âme et l’esprit ont des marques d’origine. Tout homme porte en soi, inconsciemment un passé séculaire. M. de Mazade était de bonne race. Il sortait d’une de ces anciennes maisons bien famées dans leur province, de noblesse plus vieille qu’illustre, où, suivant le hasard de la fortune et les besoins du temps, l’épée alternait avec la robe. On y compte des officiers, des commissaires et secrétaires royaux, des capitouls de Toulouse, des consuls de Montauban et, de pères en fils, trois ou quatre capitaines forestiers des forêts royales de Montech, Escatalens et Saint-Porquier. Ces Mazade de Languedoc furent braves soldats, grands chasseurs et magistrats intègres, se battirent contre ceux de la Religion pour le Roi et le Pape, jugèrent selon la coutume, et, sans quitter leur pays, firent souche d’honnêtes gens. Ils étaient hommes d’action et ne semblent pas s’être embarrassés des choses de l’esprit. Pourtant, dès le XVIIe siècle, il en est un, Louis de Mazade, qui vint à Paris et fut surnommé le Philosophe, sans doute pour avoir décliné l’honneur de diriger l’éducation des enfants du duc d’Orléans, fils d’Henri IV. Le premier de sa famille, il mourut sans postérité, et fut d’une Académie, de l’académie des Jeux Floraux.

L’arrière-neveu du Philosophe, Julien-Bernard, rompit l’habitude sédentaire de la famille. Né à Montech en 1750, il n’y résida guère. Il fit de grands voyages et fut un des acteurs de la Révolution. Il avait occupé plusieurs postes de magistrature aux colonies, notamment à l’île de France, lorsque, en 1792, ses concitoyens de la Haute-Garonne l’envoyèrent à la Convention. Il se refusa à voter la mort du Roi et fut chargé de diverses missions aux armées de l’Ouest, que commandait alors celui qui avait été le brillant Lauzun. Dans la Meurthe, il sauva la vie à Barbé-Marbois. Malgré tout, il vécut. Il siégea même au Conseil des Anciens et, après le 18 Brumaire, se retira dans sa province. Julien de Mazade fut du petit nombre de ceux qui sortirent de ce long et sanglant tumulte avec la vie sauve et la conscience nette.

« Mon grand-père avait été de la Convention pour la Haute-Garonne, dit M. de Mazade dans une note aussi simple que brève. Mon père était un magistrat de la vieille roche, de la haute tradition, qui a laissé des souvenirs d’honneur dans le pays ; c’était l’intégrité même dans la douceur. Il avait été procureur du roi à Castel-Sarrazin, où je suis né. » C’est en effet dans cette vieille ville gasconne, d’origine romaine, que naquit, le 19 mars 1820, Louis-Charles-Jean-Robert de Mazade-Percin. Sa mère était fille d’un magistrat qui avait été de la première Assemblée Législative. « C’était une femme de grande et simple vertu, dit son fils, très pieuse et très tendre. Veuve jeune encore, elle m’a élevé par la confiance et l’affection plus qu’autrement. Elle m’a laissé des traces indélébiles. » Délicat portrait, qu’une main filiale ose à peine indiquer ! Tous ceux qui ont eu ce même bonheur d’être aimés par une mère vraiment maternelle en seront touchés. On retrouve ces traces sacrées de je ne sais quelle discrète vertu dans le caractère aussi bien que dans l’œuvre de M. de Mazade. Il a dit vrai. Si nous tenons de nos pères ces traits mâles et singuliers qui marquent fortement la personnalité, c’est de nos mères que nous vient le meilleur de nous-mêmes.

La première jeunesse de M. de Mazade dut être bien heureuse, si j’en crois l’amour qu’il garda jusqu’à la mort à sa chère maison de Flamarens où il était venu tout enfant. C’était la maison maternelle. Au cours de ses voyages et d’une vie prise par un travail sans relâche, sur les routes d’Espagne et d’Italie, du fond de ce grand Paris où le devoir le retenait, que de fois n’a-t-il pas dû se redire, en souriant à des rêves de retour au pays, ces vers délicieux de Ronsard :

Bref, quelque part que j’erre,
Tant le ciel m’y soit doux,
Le petit coin de terre
Me rira par-sus tous.

Flamarens est un très petit village du Gers, sur une côte que domine un château féodal. Au bord de la route, presque au pied du donjon, s’ouvre le logis familial, assez vaste pour être aisément hospitalier. Derrière, le jardin avec ses mille rosiers, et, le long de la pente, une vigne, un pré que clôt un ruisselet bordé de peupliers. Et c’est tout. Ce tout a quelques arpents. « Un petit bien de médiocre étendue qui occupe plus qu’il ne préoccupe. À un lettré tel que lui, ce qu’il faut c’est juste assez de terre pour délasser l’esprit et réjouir les yeux ; la même promenade par le même sentier, une vigne dont il connaisse chaque cep et des arbres dont il sache le compte. » Je crois entendre votre aimable confrère en vous traduisant cette jolie lettre de Pline. Toujours, dans tous les temps, le sage a fait le même rêve.

Bon écolier, M. de Mazade le fut assurément, car du collège de Bazas, où il fit ses humanités, il n’avait gardé que d’agréables souvenirs. Ses études achevées, il prit à la Faculté de Toulouse ses premières inscriptions de droit. Son avenir semblait réglé d’avance, sa carrière tracée : il serait magistrat. Il n’en fut rien. Après avoir traduit les poètes anciens, le jeune étudiant lut les modernes. Dès lors, les Institutes lui paraissent insipides. Ses cahiers de notes se couvrent de lignes irrégulières, longues ou courtes. Il rime des odes ! L’esprit aventureux de son aïeul le conventionnel l’emporte loin de sa province. Ce n’était plus le temps des rapides fortunes politiques ou militaires. Il rêva la gloire des lettres. Paris l’appelait, il l’a dit en vers lyriques. Il avait hâte de quitter Toulouse et Flamarens même. Quels durent être les regrets, les doutes, la tristesse inquiète de l’adieu pour une mère aussi tendre que l’était la sienne !

C’est en 1840 qu’il prit pied sur le dur pavé de Paris. Il avait vingt ans, des espérances fraîches et son volume d’odes. Il le publia dès l’année suivante. C’est un in-8° élégamment imprimé, selon la mode du temps. Sous le titre, en épigraphe, un seul mot : Perseverando. Cette brève et brave devise de son premier ouvrage convient à toute la longue vie littéraire de M. de Mazade. Nul n’a mieux persévéré. Le livre s’ouvre par une courte préface, dogmatique, ainsi qu’il sied à l’extrême jeunesse, et néanmoins fort judicieuse. « Il a cherché, dit-il, à s’éloigner de cette voie toute personnelle où on a entraîné la poésie ; cette façon familière de mettre son cœur à nu devant le public ne convient qu’à quelques rares hommes d’élite. » M. de Mazade a raison. Ces confessions publiques, menteuses ou sincères, révoltent en nous une pudeur profonde. Seul le génie a le droit de tout dire. Et pourtant, ce n’est qu’en les généralisant par une idéalisation naturelle ou volontaire, que les poètes ont pu, sans paraître impertinents, expliquer leurs sentiments intimes. Lamartine en est le plus admirable exemple. C’est que la vraie poésie est dans la nature et dans l’humanité éternelles et non dans le cœur de l’homme d’un jour, quelque grand qu’il soit. Elle est essentiellement simple, antique, primitive et, pour cela, vénérable. Depuis Homère, elle n’a rien inventé, hormis quelques images neuves pour peindre ce qui a toujours été. Le poète est d’autant plus vraiment et largement humain qu’il est plus impersonnel. D’ailleurs, le moi, ce moi haïssable, est-il plus nécessaire au drame intérieur qu’à la publique tragédie ? Racine est-il moins passionné pour avoir chanté, pleuré ou crié ses passions par la voix suave ou terrible de Bérénice, d’Achille, d’Hermione, de Mithridate et de Phèdre ? Non certes. Car le don le plus magnifique du poète est la puissance assurément divine qu’il a de créer à son image des êtres vivants et d’évoquer les Ombres.

Que dire des Odes de M. de Mazade ? Malgré tout le plaisir que j’aurais à vous découvrir, signé de son nom, un chef-d’œuvre inconnu, je ne puis louer de ces Odes que la noble intention, les sujets grandioses ou tragiques et la haute impartialité avec laquelle ils sont traités. Qu’il dise la Fédération, Marie-Antoinette, Charlotte Corday, les Girondins ou les Funérailles de l’Empereur, partout, dans ces vers, l’historien seul apparaît. Avouons-le nettement, et je me tiens pour assuré qu’il ne me saurait point mauvais gré de ma franchise, M. de Mazade n’était pas né poète. Ces Odes, à parler franc, ne sont que les essais d’un rhétoricien méridional qui a lu les bons auteurs, Chénier, Lamartine, Victor Hugo et le poète inégal et superbe des Iambes et du Pianto, Auguste Barbier. Il y manque l’invention de l’image, le goût des belles formes, le sens de la beauté et de la musique des mots, tout cet art complexe, naïf et savant, qui prête à l’éternelle poésie, suivant la nature et la qualité de l’artiste qu’elle inspire, un son nouveau, une nouvelle vie. Mais à quoi bon insister ? Ces Odes ne sont qu’un péché, une erreur de jeunesse où M. de Mazade eut l’esprit de ne jamais plus retomber. La grave Muse de la Politique, dont j’ignore le nom, et celle de l’Histoire, la glorieuse Clio, l’en ont depuis si longtemps absous et consolé !

Les années qui suivirent, jusqu’en 1846, furent pour M. de Mazade des années d’apprentissage. Il s’essaya dans divers journaux, à la Revue de Paris, à la Presse. « Sainte-Beuve que j’avais rencontré par hasard, dit-il, me tira de là et m’appela à la Revue. » Dans cette courte phrase tient toute une part de la psychologie de celui qui l’a écrite. On y lit clairement une hautaine indifférence pour le reste de la presse périodique, en même temps que l’amour exclusif et passionné qu’il garda jusqu’à la mort à sa chère Revue des Deux Mondes, à celle qu’il nomme simplement et par une sorte d’orgueilleuse familiarité la Revue, c’est-à-dire la Revue par excellence, sans rivale, la seule. « Il n’y eut pas, poursuit-il, dix paroles échangées entre Bulot et moi pour mon entrée, et depuis vous savez l’histoire. » Qui ne sait, en effet, l’histoire de ces quarante-sept années de collaboration que la mort seule put rompre ? Il n’est guère, je crois, dans les pactes humains, d’exemple de plus parfaite constance ni d’une si longue fidélité mutuelle.

Le récit de la vie de M. de Mazade s’arrête ici. L’homme est absorbé par l’œuvre. Nous allons essayer de l’y suivre et nous l’y retrouverons avec ses qualités d’origine et la mâle vertu d’un esprit lucide et droit.

L’œuvre est considérable. Au premier coup d’œil, elle semble singulièrement diverse, dispersée. On serait donc tenté de n’attribuer à son auteur que le mérite déjà rare d’avoir été un publiciste éminent, d’une érudition sûre, d’un esprit judicieux, libéral et modéré, d’une âme élevée, d’un talent austère. Un tel jugement, malgré ce qu’il peut avoir de flatteur, ne serait pas équitable. Bien qu’il paraisse s’appliquer assez exactement à cette longue suite d’articles, à ces nombreuses études françaises ou étrangères, à ces portraits d’hommes d’État, d’écrivains et d’orateurs publiés successivement, sans ordre apparent, au cours d’un demi-siècle, il ne saurait donner une juste mesure, ni de l’homme, ni de son œuvre. Elle est d’un historien. Involontaire ou conscient, un lien logique en rejoint les diverses parties qui, disposées suivant l’ordre des temps et vues d’ensemble, forment un tout qui n’est pas sans grandeur, quelque chose comme une histoire politique de la France et des pays latins, depuis la Révolution jusqu’à nos jours.

Au delà des frontières, M. de Mazade ne s’est réellement intéressé qu’à l’Espagne et à l’Italie. Pourtant, il ne faut pas oublier son dramatique récit des révolutions de la Pologne contemporaine. Il n’a jamais écrit de pages plus vibrantes. Je regrette aussi de ne pouvoir que mentionner rapidement son livre sur M. de Metternich. Qu’il est peint d’une main sûre et d’après le vif ce Chancelier d’ancien régime, si élégamment artificieux, souple, tenace, patient parce qu’il avait la fatuité de se croire éternel, qui fut, durant plus de quarante années, le négociateur attitré des grands intérêts européens, l’instigateur et le modérateur des crises, l’organisateur des coalitions, le notaire des mariages impériaux, l’arbitre des congrès, l’interprète et le gardien des traités, le dieu Terme des chancelleries classiques, ainsi que le définit un historien, le type enfin du Conseiller historique ! Mais, esprit essentiellement latin, M. de Mazade était plus apte à sentir, à comprendre et à expliquer l’âme latine. Son Languedoc touche de si près à l’Espagne, d’un côté, et, de l’autre, à la Provence, si proche de l’Italie.

L’Espagne, tout d’abord l’attira. Il l’a toujours aimée. Dans ce Gascon de sang froid, il y a quelque chose de la gravité castillane. Le vaste tableau qu’il a esquissé de la vie sociale, politique, militaire et révolutionnaire au delà des Pyrénées a un peu vieilli et, par endroits, noirci. Quelques figures de premier plan s’y distinguent encore : Donoso Cortès, le penseur catholique dont il fut l’ami ; Balmès, un Lamennais orthodoxe ; le duc de Rivas, soldat, ministre, diplomate, poète et toujours grand seigneur ; Espronceda, ce Musset d’outre-monts ; Larra qui signa du pseudonyme de Figaro des fantaisies dignes de Beaumarchais, et, surtout, ce terrible duc de Valence, don Ramon Narvaez, le tyran de la discipline, soldat aussi impitoyable qu’intrépide, qui se pouvait louer à juste titre, comme il faisait, d’avoir inventé l’art d’empêcher les conspirations. J’en passe et des meilleurs, déjà oubliés. Les choses et les hommes vont vite dans cette Espagne qui parut si longtemps immuable. Tout change, même la mode des révolutions. Seul le peuple n’a pas changé. Il est toujours noble, courageux, discret, libre et fier. L’Espagnol s’isole trop volontiers du reste du monde. L’Espagne et sa gloire lui suffisent, car il a gardé, avec une énergie jalouse, ce sentiment national qui fit sa grandeur dans le passé et qui la refera dans l’avenir.

L’Italie (s’en souvient-elle encore ?) eut en M. de Mazade l’un des premiers et des plus ardents ouvriers de l’œuvre de son unité. Il l’avait prédite. Dans l’Italie moderne, il a peint, suivant un mot célèbre, l’enfer politique et intellectuel qu’était, avant les guerres de l’indépendance, ce beau pays où naquit pour souffrir le dernier poète de la lignée dantesque, Leopardi. L’Italie et les Italiens est un éloquent plaidoyer en faveur de l’unité. Enfin, dans sa belle étude sur le comte de Cavour, il a fait revivre la figure de ce grand ministre aristocrate et populaire. L’idée de faire du Piémont le levier qui devait soulever l’Italie remonte au mystique Charles-Albert, plus loin encore peut-être. Les princes de l’illustre et guerrière maison de Savoie, aussi pauvres qu’ambitieux et que braves, ont opiniâtrement suivi, de père en fils, avec une âpreté montagnarde, la même politique astucieuse et profonde. Ils eurent toujours l’œil ouvert sur l’Italie. Mais s’ils y règnent aujourd’hui, c’est à M. de Cavour que les Italiens doivent d’avoir une patrie.

L’unité de l’Italie fut-elle un bien pour l’Europe qui la laissa se faire, pour la France qui s’y employa, pour l’Italie elle-même ? M. de Mazade le croyait fermement. Tel n’était point le sentiment de M. Thiers, non plus que de Lamartine. Le poète prédisait : « Une Prusse du Midi. C’est assez d’une ! » Le politique regrettait ces petits États qui avaient succédé aux Républiques du moyen âge, vivant chacun de sa vie propre, convenable à son génie particulier, ces petites cours princières ou ducales, dévotes, amoureuses et machiavéliques, savamment gouvernées par quelque comte Mosca, Metternich au petit pied sous un prince de tradition pure, tel que le fut, pour la joie des lecteurs de Stendhal, le délicieux Ranuce-Ernest IV.

Mais, j’ai hâte, Messieurs, de rentrer en France. Fils de la Révolution qu’il déclare légitime et nécessaire, n’en répudiant aucune des grandes idées, juge d’autant plus sévère des crimes qui l’ont ensanglantée, nul n’était mieux préparé que M. de Mazade au récit de ces jours tragiques. Enfant, il avait senti comme un dernier souffle de l’orage. Il avait assisté, grâce aux souvenirs de son aïeul, aux premiers prodiges de la liberté naissante. Il avait vu, par les yeux de ce témoin encore épouvanté, ce temps sinistre où l’homme ne vécut que dans l’angoisse de la mort. Son nom de Terreur lui sied doublement. C’est le règne de la Peur, de l’ignoble peur qui fit du troupeau des lâches mené par quelques sectaires une bande d’assassins frénétiques, poussés au meurtre par le meurtre, en proie à la terreur qu’ils inspiraient. Terrebant, pavebantque. Ainsi, d’un trait, les a peints d’avance Tacite.

Voyez, éclairés par ce jour orageux, ces deux portraits de femmes : Marie-Antoinette et Madame Roland. Jamais contrastes de naissance et de fortune ne furent plus saisissants, jamais rapprochement plus fatal. L’une, fille de la plus impérieuse des impératrices, reine du plus beau royaume de la chrétienté. C’est là son vrai crime. Comme mère et comme femme, elle l’a bien durement expié. Cette tête charmante et légère pouvait-elle porter le poids de tout le passé de la monarchie ? L’autre, fille de petits bourgeois, vigoureuse de corps et d’âme, nourrie de Plutarque et de Rousseau ; c’est l’Égérie de la Révolution, l’héroïne de la Gironde. Tout les sépare. Elles furent, elles devaient être ennemies. La beauté, le courage, un même destin funeste, l’égalité du supplice les rapprochent. La reine meurt avec une fière décence, une majesté muette. La bourgeoise finit en Romaine et, se souvenant de Brutus, jette du haut de l’échafaud à la foule indifférente ce cri, ce dernier mot des discordes civiles : « O liberté, comme on t’a jouée ! »

La Révolution n’a pas encore le recul du passé qu’il faut à l’histoire. Elle est trop proche, trop vivante. Nous en sommes trop récemment issus. C’est elle qui nous a faits ce que nous sommes. La lumière qu’elle projette est une lueur de foudre qui éblouit plus qu’elle n’éclaire. La juste vision est faussée. Tout y paraît démesuré, monstrueux, le bien comme le mal. Nous ne pouvons équitablement juger une époque où la vertu s’emporta jusqu’au crime ; où le crime même, pour quelques âmes grandes et farouches, ne fut peut-être que l’excès d’une horrible vertu. Mais quant aux purs scélérats, si de tels mots se peuvent accoupler, l’éternelle Justice nous enjoint de les détester et d’avoir le courage de la pitié pour tant de belles et innocentes victimes ; pour tant de justes massacrés, comme a dit le poète. Et moi, dont le seul honneur est d’avoir essayé de parler la même langue que lui, celle des dieux, je ne puis m’empêcher d’être du parti d’André Chénier contre les bourreaux qui firent choir dans un vil panier cette tète précieuse, pleine encore de chefs-d’œuvre.

Tandis que le sang des femmes et des poètes ruisselait sur le pavé de Paris, partout, du Nord au Midi, sur les frontières, le sang français était chaque jour glorieusement versé pour la défense de la patrie et de la liberté. Une génération guerrière avait grandi aux armées du Nord, de Sambre et Meuse, de Rhin et Moselle, du Rhin et d’Italie. Sortis du peuple, de la bourgeoisie ou de la noblesse, tous ces soldats se battaient pour la France, sous le même drapeau. « C’est une chose bien remarquable, a dit Napoléon, que le nombre de grands généraux qui a surgi tout à coup dans la Révolution. » La plupart sortaient des bataillons de volontaires : Hoche, Marceau, Kléber, Ney, Soult, Lannes, Gouvion Saint-Cyr. Quelques-uns avaient servi dans l’ancienne armée, tels que Louis Davout. Le maréchal Davout est un des types les plus achevés de cette forte génération. Issu d’une famille noble de Bourgogne, il entra au sortir de l’École militaire, dans le régiment de Royal-Champagne, fut emprisonné comme républicain, démissionna, rentra dans les bataillons de volontaires et servit brillamment aux armées du Nord et de l’Ouest. Malgré son républicanisme tout romain, il fut arrêté comme ci-devant par les terroristes. Le 9 Thermidor le délivra. À vingt-trois ans, il commandait une brigade. Il venait de se signaler devant Kehl, lorsque les préliminaires de Léoben arrêtèrent l’armée du Rhin.

Davout avait à peine entrevu Bonaparte à l’École militaire. Ils ne s’étaient plus retrouvés. Ce n’est qu’après Campo-Formio, en mai 1798, que Desaix le mena rue de la Victoire. L’entrevue fut courte et décisive. Le dernier des Romains, comme on l’appelait, avait rencontré César. Las des tyrannies de la liberté, il était prêt à subir le despotisme du génie. Il fut fasciné. Deux mois plus tard, il s’embarquait pour l’Égypte. Il commande la cavalerie à la bataille des Pyramides. Dans la Haute-Égypte, ses charges irrésistibles contre les mamelucks de Mourad tirent des cris d’admiration à Desaix lui-même. Il délivre le Caire et, le 7 thermidor, an VII, la furie de son attaque décide la journée d’Aboukir. La convention d’El-Arisch est signée. Il quitte l’Égypte et rejoint le Consul à l’armée d’Italie où Desaix devait rester sur le champ de victoire de Marengo.

Dès lors, le jeune Davout montrait les vertus d’un chef d’armée. Il était fait pour le commandement. Il avait l’instinct, le coup d’œil rapide et sûr, une résolution opiniâtre, autant de sang-froid que de vigueur dans l’action. Organisateur puissant, administrateur précis, méthodique et minutieux, d’une probité redoutable. Sévère à soi-même, il était dur pour les autres. Nul n’a mieux su, ni plus strictement exécuté les lois de la discipline et de la guerre que ce soldat inflexible dont le camp se reconnaissait aux pendus qui en gardaient les approches. D’ailleurs, d’âme généreuse, droite et loyale, de cœur passionné, fidèle à ses amitiés, de manières nobles et graves. Davout est assurément l’un des plus parfaits ressorts de cette prodigieuse machine militaire qu’inventa et fit mouvoir le génie de Napoléon.

C’est de 1803, du camp de Bruges où il préparait l’invasion de l’Angleterre, que sont datées les premières lettres de la correspondance du maréchal Davout qu’a publiée et commentée M. de Mazade. C’est le journal de douze années de sa vie. Quelle vie et quelles années vertigineuses ! Le 18 mai 1804, l’Empire héréditaire est fondé. Davout est maréchal. En 1805, chef du 6e corps de la Grande-Armée, il part des côtes de l’Océan ; en trois mois, il est en Moravie, à Ulm, à Vienne, à Austerlitz. En 1806, il entre en Thuringe, marche sur Naumbourg, et, avec ses vingt-cinq mille hommes, défait quatre-vingt mille Prussiens, complétant Iéna par Auerstaëdt. En 1807, il se bat contre les Russes à Czar­novo, à Nasielsk, à Golymin, à Eylau. En 1808, à Varsovie, il organise le Grand-Duché créé par la paix de Tilsitt. 1809, c’est Eckmühl, Wagram. En 1811, il est à Hambourg, à l’avant-garde de la Grande-Armée. En 1812, entré des premiers en Russie, il combat à Mohilev, à Smolensk, est blessé à la Moskowa et reste à l’arrière-garde, pendant la retraite de ce qui avait été la Grande-Armée. En 1813, il est sur l’Elbe. Après Leipzig, il s’enferme dans Hambourg, y soutient un siège mémorable et n’en sort que sur l’ordre de Louis XVIII, avec son armée intacte, sans avoir capitulé. En 1815, aux Cent-Jours, il reparaît. Il est le dernier ministre de la guerre de Napoléon. Après Waterloo, il commande la dernière armée française, les brigands de la Loire. Je ne puis me tenir de citer quelques lignes de l’admirable lettre par laquelle il fit au Roi la soumission de l’armée : « L’esprit qui l’a toujours guidée, écrit-il, au milieu des événements de vingt-cinq années d’orages politiques, ses opinions, ses actes, la conduite de chacun de ses membres ont toujours eu pour mobile l’amour de la patrie, ardent, profond, exclusif, capable de tous les efforts et de tous les sacrifices, respectable dans ses erreurs et dans ses écarts même, qui força en tout temps l’estime de l’Europe et nous assure celle de la postérité... Depuis le moindre soldat jusqu’à l’officier du grade le plus élevé, l’armée française ne compte dans ses rangs que des citoyens. »

Tel fut Louis Davout, maréchal de l’Empire, duc d’Auerstaëdt et prince d’Eckmühl. Il mourut à cinquante-trois ans, chargé, semble-t-il, de tout un siècle de gloire.

L’unité définitive de la France fut consacrée par la Révolution. Elle effaça les limites anciennes des provinces. L’amour de la patrie plus grande avait agrandi l’âme populaire. Après tant d’espérances déçues, de calamités et de victoires, le sentiment national s’exalta jusqu’à s’exaspérer. La Restauration a porté la peine imméritée du désastre de l’Empire. N’avait-elle pas bénéficié du malheur de la patrie, cette royauté dont le rétablissement semblait n’être dû qu’à l’intervention armée de l’étranger ? Jamais prince ne fut mieux fait pour atténuer, apaiser, adoucir ces rancunes humiliées que Louis-Stanislas-Xavier de Bourbon. L’homme, à vrai dire, avait toujours été de conscience peu scrupuleuse, médiocre de cœur, égoïste, indolent et sceptique. Le Roi fut d’une intelligence rare, sans préjugés, d’esprit calme et froid, du sens politique le plus juste, affiné par une triste expérience des hommes et des choses. Il eut le singulier mérite d’être libéral malgré les siens et français contre ses alliés. Le jour où prit fin l’occupation étrangère, il écrivit à son ministre : « Duc de Richelieu, j’ai assez vécu, puisque, grâce à vous, j’ai vu le drapeau français flotter sur toutes les villes françaises. »

« La Restauration, s’écrie M. de Mazade, avec un enthousiasme dont il n’est pas coutumier, a été comme le printemps libéral et intellectuel de ce siècle ! » Et, vraiment, c’est une époque féconde et brillante. La France épuisée, saignée par vingt-cinq ans de massacres, respira. Le joug de l’épée était rompu. L’esprit reprenait ses droits usurpés par la force brutale. Ce fut une revanche pacifique, une autre Renaissance. À l’abri de la vieille royauté, on vit fleurir une jeunesse nouvelle. Jeunesse heureuse de vivre, éloquente, hardie, aventureuse, impatiente de renouveler tout, la politique, la philosophie, l’histoire, les lettres, les arts, les sciences, l’humanité elle-même. Que de noms il me faudrait citer ! Que d’hommes fameux à tant de titres ! Les plus célèbres ont siégé parmi vous. Vous les avez connus. Ils vous ont fait le récit de ces temps légendaires. Vous en savez toute l’histoire. À quoi bon vous redire, avec M. de Mazade, comment, après le duc de Richelieu, M. de Serre fut ministre et comment M. Decazes, favori du Roi, prit la place de M. de Serre ? Ces incidents, moins fréquents alors, ont eu sans doute leur importance, mais qu’ils semblent lointains et qu’ils sont peu de chose auprès du grand événement qui advint un mois jour pour jour après l’assassinat du duc de Berry ! Le 13 mars 1820, sous le deuxième ministère de M. de Richelieu, parut, au dépôt de la librairie grecque-latine-allemande, rue de Seine, 12, un mince volume in-8° de 118 pages, de l’imprimerie de Didot, intitulé Méditations poétiques, sans nom d’auteur...

... Point de nom... Demandez à la terre !

Que M. de Mazade soit béni pour avoir écrit un livre sur Lamartine.

Lamartine ! Son nom doucement sonore est le premier nom de poète qui ait caressé mon oreille. Ses vers sont les premiers que ma mémoire ait retenus, lorsque tout petit enfant, je m’agenouillais dans le grand lit maternel et que, joignant les mains, je récitais mot par mot, suivant une voix bien chère qui s’est tue depuis bien longtemps, la prière matinale :

O père qu’adore mon père !
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux !
Toi dont le nom terrible et doux
Fait courber le front de ma mère !

« Lamartine, disait M. de Humboldt en 1843, est une comète dont on n’a pas encore mesuré l’orbite. » C’est vingt-cinq ans après sa mort, aux dernières années de ce siècle dont il est la gloire la plus pure, que nous commençons à concevoir quelle fut la grandeur de ce poète de la pensée et de l’action qui réunit tous les traits, toutes les formes du génie. La Grèce, après avoir placé sa lyre au milieu des étoiles, eût fait de ce mortel, dont la vie est si pleine qu’elle tient plusieurs vies, un personnage mythique, un autre Orphée, car il a dompté de toutes les bêtes la plus féroce, l’homme ; ou, plutôt, quelque Bellérophon, vainqueur de la Chimère et cavalier du Che la ailé des Muses, tombé du ciel comme lui, et finissant de vivre, ainsi que le dit Homère, le cœur consumé de chagrins, seul, et fuyant les sentiers des hommes. Pour nous, il est l’exemplaire, le représentant le plus noble de l’humanité, le Héros moderne.

Il apparaît le premier de la grande triade poétique. Sa clarté rayonnante est la première qui ait ébloui le siècle. Les Poèmes du pur et sombre Vigny, les Odes de l’enfant sublime qui devait être Victor Hugo, ne parurent que deux ans après les Méditations. Il est aussi le premier parmi les poètes français, qui ait eu le sentiment de l’infini. Sa poésie est simple, essentiellement religieuse. Elle monte comme un chant. Il a tout spiritualisé, la nature, l’homme, ses passions, le rêve lui-même. Il est sans art, a dit un lettré subtil. Mot profond qui explique ce génie si spontané qu’il semble inconscient.

On a souvent opposé l’un à l’autre Lamartine et Victor Hugo. On a même essayé vainement de les comparer. Ils sont tous deux incomparables. Lamartine est l’Aède, le chanteur sacré qu’inspire un dieu. Victor Hugo est, au sens antique, le Poète, le faiseur de vers par excellence. C’est le maître du Verbe et des images qu’il suscite. Il sait tous les mots de la langue, leur pouvoir virtuel, le sens mystérieux de leurs relations et quels éclats inattendus, quels sons inouïs il en peut tirer. Prodigieux visionnaire, sa puissance objective est telle qu’il matérialise l’idée. Il fait toucher l’impalpable, il fait voir l’invisible. Il a trouvé des couleurs pour peindre l’ombre et des images pour figurer le néant. Cet artiste souverain a connu tous les secrets de l’art et nous les a transmis. Nous les lui devons tous. Lamartine, au contraire, déconcerte l’analyse par une simplicité divine. D’ailleurs, qu’importe ? Quelle qu’en soit la façon, le Lac et le Crucifix ne sont-ils pas les plus beaux chants d’amour qu’aient inspirés à l’homme éphémère l’éternité de la nature et le désir de l’immortalité ?

Le poème de sa vie active commence au lendemain des Harmonies. La révolution de 1830, en rompant le lien qui l’attache à la royauté traditionnelle, le laisse libre. Il avait appris de l’Empire ce que valait la liberté. Les gouvernements n’étaient à ses yeux que des instruments de civilisation. Il a néanmoins gardé à la monarchie de Juillet la rancune d’un royaliste tombé. Jugeant les Bourbons de la branche aînée perdus, il était déjà inconsciemment républicain. Avec son don de seconde vue, il prévoyait le rôle qu’il aurait à jouer dans les catastrophes prochaines. Afin d’y mieux rêver, en même temps qu’aux grands poèmes qu’il avait conçus, il part pour l’Orient. Il veut voir le berceau des races, la terre des prophètes, méditer sur le Calvaire. À son retour, il entre à la Chambre. Il y siège au plafond, comme il dit. En politique, les combinaisons immédiates, la vie au jour le jour, le côté pratique l’intéressent peu. Il a, comme en poésie, l’imagination divinatrice, de grandes vues d’ensemble, d’une portée lointaine. Il parle. Il développe magnifiquement ses idées, ces rêves que l’avenir réalisera, en une suite de discours animés d’un souffle vraiment prophétique : sur la question d’Orient, les chemins de fer, le retour des Cendres, les fortifications de Paris, pour ne citer que les plus célèbres. C’est un voyant. Pour lui, la tribune est un trépied. Il y rend des oracles. Il a prédit, non grâce à d’obscurs ambages sibyllins, mais en termes formels, l’ouverture de l’isthme de Suez, l’immense développement des voies ferrées, les difficultés actuelles entre l’État et, les grandes Compagnies, le second Empire, l’unité de l’Allemagne, le siège de Paris, la guerre civile qui s’ensuivit, que sais-je encore ? Le premier, il agite dans les Assemblées la question sociale. Une charité pour le genre humain émeut son âme généreuse. « J’ai l’instinct des masses, écrivait-il dès 1828. » Et, quelques années plus tard : « L’esprit social a remplacé l’esprit monarchique... » La Chambre, un instant charmée, l’écoute. Le pays l’entend.

Il est en pleine gloire. Il publie Jocelyn, l’unique grand poème moderne, à la fois sublime et familier. Deux ans après, en mai 1838, il donne la Chute d’un Ange. De conception démesurée, d’un style inégal, tour à tour splendide et trouble, la Chute d’un Ange, malgré ses incohérences et les lâchetés d’une exécution hâtive, n’en demeure pas moins le seul grand poème épique du siècle. L’année suivante, paraissent les Recueillements, son dernier livre lyrique. Il semble qu’il ait hâte de dépouiller le poète pour être plus dispos à l’action. Dès lors, l’Histoire, ressuscitée ou vivante, le prend tout entier. Pour la France qui s’ennuie, il écrit les Girondins. C’est le poème de la Révolution.

L’Histoire l’a pris. L’Action le pousse, le passionne, l’enivre. Du haut de son rêve, brusquement, elle va le précipiter au pouvoir. De faibles mains, des mains de veuve et d’enfant auraient pu seules l’arrêter. Mais son destin l’entraîne. « Un grand flot de terreur, avait-il dit, me jettera au timon brisé. Une tempête ou rien ! » Son vœu prophétique s’accomplit. Il eut la tempête rêvée. De février à juin 1848, il fut l’héroïque timonier de la nef de France qui, battue par la mer, assaillie par l’orage, aux lueurs de la foudre, cingle toujours vers l’Inconnu et ne peut être submergée.

Durant ces trois mois, il a été l’âme éloquente de la patrie, l’intrépide tribun de la paix et de l’humanité. La chaise de paille, d’où, le 25 février, devant l’Hôtel de Ville, sous l’éclair des sabres, des baïonnettes et des fusils prêts à partir, dominant le tumulte, les cris, les détonations et le tocsin, il harangua le peuple ameuté et lui fit abattre le drapeau rouge, nous apparaît plus sublime que les rostres de Gracchus et la tribune de Mirabeau. Le 17 mars, il recommence cette journée légendaire. Chaque jour, il prodigue sa vie et son génie. Il est chaque jour plus riche d’éloquence et de dévouement. L’or qui lui reste, il le dilapide en charités. C’est la France qui donne par ses mains. Il donne tout, il se donne lui-même. La nature l’avait créé patricien. Ses sentiments populaires ne sont qu’une libéralité suprême de sa grande âme.

Le 23 avril, la France vote. Trois millions cinq cent mille voix l’acclament. La Constituante déclare qu’il a bien mérité de la patrie et, le 6 mai, lorsqu’il vient rendre compte de son gouvernement, l’Assemblée entière se lève devant lui. Il fut le roi d’une heure. La France était dans sa main. La dictature offerte lui répugnait. Il ne voulait être que le premier des citoyens, parce qu’il en était le meilleur. Sa probité civique le perdit. Le seul crime qu’on lui puisse reprocher est un excès de générosité. Mais lorsqu’un peuple est las ou incapable d’être libre, il ne pardonne pas à la vertu trop haute d’avoir refusé de le servir jusque dans ses instincts d’esclave. La chute de Lamartine fut aussi foudroyante qu’imméritée, irrémédiable. Il reparaît au 15 mai pour faire son devoir. Aux journées de Juin, on l’a vu passer à cheval, allant vers les barricades, la tête nue, souriant à la mort qu’il souhaitait et qu’il chercha. Mais il lui fallait expier son génie et payer la longue rançon de tant de gloire. Il vécut. Il connut la satiété du temps. Le coup d’État de Décembre l’avait relégué dans l’ombre. Il y vieillit dix-huit ans, oublié, ruiné, accablé de soucis et de chagrins sans cesse renouvelés, n’ayant pas même le droit de désespérer. Car il s’était condamné, comme on l’a justement dit, aux travaux forcés de l’honneur. Il subit sa peine jusqu’au bout et fit métier de son génie. La plume du grand cygne blanc, ainsi qu’il se plaisait à se nommer jadis, n’était plus qu’un outil servile. Osons le dire, Messieurs, la France a été ingrate envers Lamartine. Elle avait contracté, elle aussi, une dette sacrée qu’elle n’a pas payée, et ce n’est que tardivement qu’elle tresse, pour l’Ombre de ce grand poète qui fut un grand citoyen, la double couronne qui lui était due, de chêne et de laurier.

Le 27 février 1869, Lamartine fut délivré de la vie.

La Mort clémente lui épargnait d’assister au désastre de 1870. L’histoire de ces temps déplorables a été écrite par M. de Mazade, sous ce titre poignant : La Guerre de France. Malgré son haut mérite, qu’il me soit permis de n’y pas insister. Je ne ferai non plus que citer son beau livre sur M. Thiers. Vous avez tous connu M. Thiers. Vous savez mieux que je ne le saurais dire comment, grâce à l’heureux équilibre de facultés multiples et moyennes, M. Thiers parut supérieur aux plus grands et comment, lors de nos malheurs, son patriotisme toujours jeune qu’éclairait l’expérience, en fit, au seuil de l’extrême vieillesse, un personnage historique et national.

L’histoire n’était pour M. de Mazade que le délassement de la politique. Son œuvre de publiciste est immense, Il y a montré des vertus et des qualités rares, un esprit ferme et sagace, un juste sentiment de l’instabilité et de la faiblesse humaines, le goût de l’honneur, une probité, un désintéressement si naturels que, même aujourd’hui, il me semblerait inconvenant de les louer. C’est après le coup d’État, dans les circonstances délicates que vous savez, qu’il fut chargé de la chronique de quinzaine à la Revue des Deux Mondes. Il la conserva jusqu’en 1858 et ne la laissa que pour la reprendre en 1865. Depuis, il ne l’a plus quittée. Elle a occupé sa vie entière jusqu’à son dernier jour, et quand, pour la première fois depuis vingt-huit ans, la Chronique parut sans signature, c’est que M. de Mazade était mort.

Ce très honnête homme, ce travailleur infatigable avait fait le rêve de finir de vivre dans sa chère maison de Flamarens et d’y goûter le repos du sage qui a rempli tout son devoir. Il n’eut même pas la consolation d’y mourir. Il n’a pas revu, une fois encore, au printemps, le petit pré que clôt un ruisselet bordé de quelques peupliers, la vigne étagée au penchant du coteau, le vieux logis familial, le jardin fleuri et ses mille rosiers qu’il avait plantés et qu’il se plaisait à cultiver de ses mains. Son corps repose dans l’humble cimetière du village. Lorsqu’il y fut ramené, ce n’était pas encore la saison des roses. Mais elles s’étaient hâtées de fleurir, pieusement, afin de parer de leur fraîcheur et d’embaumer de leur parfum le cercueil de celui qui les avait tant aimées.