Réponse au discours de réception de François-Désiré Mathieu

Le 7 février 1907

Paul-Gabriel d’HAUSSONVILLE

RÉPONSE

DE

M. LE COMTE D’HAUSSONVILLE
Directeur de l’Académie

AU DISCOURS

DE

M. LE CARDINAL MATHIEU

Prononcé dans la séance du 7 février 1907

 

Monsieur le Cardinal,

Lorsqu’il y a sept ans, Votre Éminence prit, non sans quelque regret de quitter notre douce terre de France, le chemin de Rome, quelqu’un, que je connais bien, se permit de lui dire : « Éminence, tout chemin mène... à Paris. » Il ne se trompait pas, car s’il disait : Paris, c’était à l’Académie qu’il pensait. Peut-être y pensiez-vous déjà vous-même, et comment n’y auriez-vous pas pensé, alors que vous étiez docteur ès lettres, lauréat du prix Gobert, membre de l’Académie de Stanislas, et qu’à peine promu à l’archevêché de Toulouse, l’Académie des Jeux floraux s’était hâtée de vous nommer mainteneur, vous donnant ainsi l’occasion, dans un discours qui eut beaucoup de retentissement sur les bords de la Garonne, de venger la pauvre Clémence Isaure, dont certains méchants s’étaient avisés de mettre en doute l’existence.

 

Votre modestie n’a pas eu cependant tout à fait tort de dire que l’éclat de vos mérites littéraires n’a pas seul attiré sur vous les yeux de l’Académie. Celui de la pourpre dont vos épaules sont revêtues y a bien été pour quelque chose. Nous venions de perdre Mgr Perraud. C’est une des traditions les plus constantes de notre Compagnie de compter toujours parmi ses membres quelque représentant du clergé français. Vous avez pensé, nous avons pensé comme vous, que l’instant aurait été singulièrement mal choisi pour rompre cette tradition. Au moment où l’État se séparait bruyamment de l’Église, nous n’avons pas voulu séparer l’Église de l’Académie. Aussi avons-nous été heureux d’ouvrir toute grande devant vous la porte à laquelle vous étiez, sans tarder, venu frapper, et nous avons saisi l’occasion, qui s’offrait à nous, de faire d’un cardinal rouge un cardinal vert.

 

Trouverez-vous, Monseigneur, que j’en use trop familièrement si je me permets de rappeler les liens qui, avant ceux de la confraternité académique, déjà m’unissaient à vous ? Lorrain, malheureusement déraciné, j’avais eu cependant, voilà déjà bien des années, l’occasion de vous rencontrer souvent à Nancy, sous le toit d’un ami lettré, dont la mémoire nous est demeurée chère à tous deux. Mais une affectueuse considération pour votre personne est pour moi un souvenir encore plus ancien, car c’est un legs paternel. Je me souviens, en effet, de la joie que ressentit mon père, lorsque votre Histoire de l’ancien régime, dans la province de Lorraine et Barrois, obtint un de nos principaux prix d’Histoire. Il était fier qu’un Lorrain fût couronné par l’Académie française. C’est qu’il aimait sa vieille Lorraine de cet amour tenace qui est le trait saillant de toutes nos races de l’Est. Sous l’Empire, il avait consacré sa première œuvre de longue haleine à raconter la réunion de la Lorraine à la France, et il terminait cette histoire par une page émue où, après avoir rappelé les noms de tous les grands serviteurs qu’elle a donnés à notre pays, il souhaitait qu’ayant eu sa part de la gloire nationale, elle eût aussi sa part de liberté. Il ne prévoyait pas alors qu’à une partie de cette province si chère son indépendance serait au contraire ravie, et qu’avec une province voisine, dont le malheur a fait pour elle une sœur, elle connaîtrait le poids du joug étranger. Il a consacré sa verte vieillesse à panser, dans la mesure de ses forces, la plaie que la guerre avait ouverte au flanc de la patrie, soit qu’il s’efforçât de soulager les misères de ceux qu’un exode spontané et instinctif déversait par-dessus les Vosges, sans ressources et presque sans pain., soit qu’il s’occupât de préparer en Algérie un nouveau foyer à ces émigrants laborieux, réfléchis, qui abandonnaient de propos délibéré ce que leur cœur avait de plus cher, le village où ils étaient nés, l’église à l’ombre de laquelle ils avaient grandi, le cimetière où reposaient les os de leurs pères, et donnaient à la France cette suprême marque d’amour de s’arracher de son sein pour mieux lui demeurer fidèles. L’humble reconnaissance de ceux à qui il s’était dévoué le récompensa souvent, et une petite couronne de « ne m’oubliez pas » déposée sur son cercueil, par une main inconnue, en fut le dernier et touchant témoignage. Mais combien il aurait été heureux de voir se former, se grossir et enfin se compléter par vous ce petit groupe de compatriotes qui, dans notre Compagnie, assure au vieux duché une représentation égale et même supérieure à celle dont s’est enorgueillie autrefois la Normandie, invasion pacifique de l’Académie par la Lorraine que l’Académie n’a rien fait pour repousser.

 

Vous étiez, Monseigneur, au moment où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, aumônier d’un couvent de Dominicaines. Mais la direction de ces âmes simples ne suffisait pas à remplir vos journées. Vous partagiez le surplus de vos heures entre de sérieux travaux historiques et d’agréables communications à l’Académie de Stanislas. Votre existence aurait pu s’écouler tout entière de la sorte sans que personne vous en fit reproche, sauf votre conscience trop scrupuleuse. C’était le moment où, sous couleur de combattre le cléricalisme, commençait à sévir la politique dont les événements de ces derniers mois ne sont que la conséquence logique. Vous avez pensé que, pour un prêtre, le temps des prébendes, même littéraires, était passé, qu’il fallait prendre sa part des luttes et courir le risque des épreuves. Rompant avec de chères habitudes, vous avez sollicité la cure de la petite ville industrielle de Pont-à-Mousson. Dans ces fonctions, nouvelles pour un érudit comme vous, vous avez déployé une activité, un zèle, une charité, au sens le plus élevé du mot, qui vous ont attiré rapidement, d’abord le respect, puis l’attachement de vos paroissiens. Vous viviez de leur vie simple ; vous partagiez leurs sentiments patriotiques. Aussi une juste popularité avait-elle bientôt récompensé vos efforts. Vous ne deviez cependant pas demeurer longtemps parmi eux. Le Ministre des Cultes, auquel votre nom avait été prononcé par un de nos confrères, vous fit appeler à Paris, et lorsque vous avez franchi pour la première fois le seuil du Ministère, ce fut pour apprendre votre nomination à l’évêché d’Angers, laissé vacant depuis plus d’une année par la mort de Mgr Freppel.

 

Le prélat auquel vous succédiez n’était point facile à remplacer, et vous pouviez craindre qu’un certain nombre de ses anciens diocésains, devenus les vôtres, ne vous traitassent un peu en suspect. Du premier jour vous avez su désarmer ces suspicions par le langage que vous leur avez tenu. « Chercher, leur disiez-vous, dans les âmes, même les plus indifférentes et les plus hostiles à Dieu, en apparence, le point par où elles lui restent accessibles ; éviter les querelles de parti et les vaines récriminations ; respecter les institutions établies, suivant la tradition constante de l’Église, et observer la ligne de conduite que la sagesse, l’expérience des luttes stériles et les conseils du Souverain Pontife recommandent aux catholiques, voilà le devoir tel que nous le comprenons et tel que nous nous efforcerons de l’accomplir avec votre concours à tous. » Il était impossible de mieux dire, et plût à Dieu que les conseils de Léon XIII, expression dont vous vous êtes servi avec raison, eussent toujours été compris et traduits avec autant de tact, de dignité et de charité.

 

Qui aurait pu croire. Monseigneur, qu’après avoir tenu un langage aussi correct, vous seriez bientôt l’occasion d’un orage parlementaire où sombrerait la fortune d’un nouveau ministre qui, celui-là, était votre ami. Quel fut donc votre crime ? Le voici. Vous aviez pensé que le respect des institutions récentes de la France, n’avait rien qui ne se pût concilier avec celui de ses grandeurs anciennes, et qu’une femme et une mère de la maison royale conservait, même sous la République, ses droits aux hommages d’un évêque. Lorsque vos fonctions vous appelèrent à donner le sacrement de confirmation au jeune fils d’un prince que j’ai beaucoup aimé et servi de mon mieux, vous vous êtes tourné vers l’auguste veuve qui avait été la compagne de son exil et la consolatrice de ses derniers jours, et vous n’avez pas craint de dire « qu’elle eût mérité de porter la couronne de France, s’il suffisait pour cela de la triple couronne de la bonté, de la grâce et de la piété ». Il n’en fallut pas davantage pour déchaîner la tempête, c’est-à-dire une interpellation au Palais-Bourbon. Le Ministère des Cultes était alors occupé par notre regretté confrère Rambaud dont la fidélité à ses opinions et à ses amitiés était un des grands mérites. Il vous défendit avec son courage ordinaire, mais il n’obtint qu’une de ces faibles majorités qui sont, pour un ministre, les avant-courrières de la chute. À partir de ce jour l’ancien chef de cabinet de Jules Ferry devint suspect à ses collègues, et comme il s’obstina cependant à demeurer courageux, indépendant, libéral, la méfiance gagna ses électeurs. Ils le rendirent à l’Institut, paisible demeure où aiment à se retrouver les hommes publics qui ont éprouvé les coups du sort, les caprices du suffrage populaire, ou l’inconstance des majorités parlementaires.

 

La tempête que vous aviez soulevée se dissipa cependant, et ne vous empêcha point de quitter le siège épiscopal d’Angers, pour occuper le siège archiépiscopal de Toulouse. Il fallut un ordre formel du Saint-Père pour vous déterminer à ce changement qui vous causait quelque appréhension. À Angers, déjà, vous vous sentiez aimé. Le seriez-vous également, vous homme du Nord, à Toulouse ? Ces craintes étaient vaines, et vous n’avez pas tardé à conquérir la faveur des Languedociens, comme vous aviez conquis celle des Angevins. À la vérité, il vous a fallu un peu plus de temps. Des raisons personnelles m’amenaient alors assez fréquemment dans cette région, et je ne saurais dissimuler à Votre Éminence qu’au début les bruits recueillis par moi sur son compte n’étaient pas tous également favorables. J’ai regret de dire que, pour certains de vos diocésains et surtout de vos diocésaines, vous étiez un sujet de scandale. Vous aviez presque remisé le vieux carrosse où votre vénérable prédécesseur, affaibli par l’âge, se livrait à de rares promenades et dont il ne descendait jamais. Vous sortiez le plus souvent à pied ; vous alliez même, dit-on, en tramway, et les dévotes de Toulouse ne pouvaient prendre leur parti de coudoyer ainsi leur archevêque. Mais vous étiez aussi un sujet d’édification par le zèle apostolique que vous déployiez. Le moindre prétexte vous était bon pour vous rendre dans les faubourgs populeux. Vous pénétriez dans les maisons exclusivement habitées par des ouvriers. Vous visitiez vous-même les pauvres et vous portiez les sacrements aux malades. Peu à peu, Toulousains et Toulousaines ont fini par se convaincre que la simplicité des manières n’enlève rien à la dignité véritable, ni le tramway au respect.

 

Une circonstance, singulièrement flatteuse pour moi, m’a même permis de voir, par mes veux, comment Votre Éminence s’y prenait pour gagner les cœurs. Le hasard m’avait fait me trouver en même temps qu’Elle dans cette coquette ville d’eaux qui ne craint point de s’attribuer le titre inconstitutionnel de reine des Pyrénées. Un mois à peine auparavant, la Garonne, sortant de son lit, avait ravagé les champs, et les avait couverts de pierres et de limon. Une grande misère régnait dans la contrée. Des offrandes généreuses, que vous aviez sollicitées et recueillies, vous permettaient d’y porter en partie remède. Mais vous avez voulu distribuer ces offrandes vous-même, et vous m’avez proposé de vous accompagner dans cette tournée pastorale. Je venais alors d’être mêlé aux luttes de la politique d’une façon un peu plus ardente que je ne le suis aujourd’hui. Vainement je vous fis observer combien, dans un temps où les évêques avaient aussi leurs fiches, il était imprudent à vous de vous montrer publiquement en aussi mauvaise compagnie. Vous n’en prîtes point souci et vous m’emmenâtes avec vous, ainsi que notre regretté confrère M. Ollé-Laprune que la mort a enlevé trop tôt aux lettres et à la philosophie chrétienne. Jamais je n’oublierai cette tournée. Avec un aimable enjouement vous nous aviez baptisés, lui M. l’archidiacre de Toulouse, moi M. l’archidiacre de Saint-Gaudens, et nous interpellant ainsi, tantôt l’un, tantôt l’autre, devant vos curés étonnés, vous nous chargiez de répartir entre eux les fonds dont vous nous aviez constitués porteurs. Mais vous ne borniez pas votre visite aux presbytères. Vous alliez trouver dans leurs champs les cultivateurs qui, avec l’admirable patience du paysan français, enlevaient une à une les pierres apportées par l’inondation. Vous interrompiez dans leur travail les ouvriers qui réparaient les routes : « Vous ne me connaissez pas, leur disiez-vous, c’est moi qui suis votre archevêque. » Ouvriers et paysans vous regardaient avec surprise. Quelques-uns s’agenouillaient et vous demandaient votre bénédiction ; d’autres vous faisaient d’abord assez mauvais visage, mais il n’en était point qui résistât longtemps à la séduction de votre bonté, et la journée se termina par un rassemblement de femmes qui crurent la circonstance favorable pour se plaindre à vous de leur curé. Je compris alors toute la profondeur du conseil donné par Léon XIII aux catholiques, lorsqu’il leur a dit : « Allez au peuple », et souvent depuis lors je me suis demandé si, en ce jour où j’ai constaté de mes yeux tout ce qu’un évêque peut s’attirer de respect et se gagner de sympathies, en sortant de sa demeure épiscopale, en se montrant à pied dans les villages, en s’adressant personnellement à ceux dont il a la charge, en s’occupant de leurs intérêts, en frappant à leur cœur, je n’avais pas eu la vision anticipée de l’avenir nouveau qui s’ouvre devant le zèle et l’ardeur de notre patriotique épiscopat français.

 

Pourquoi faut-il, Monseigneur, que la fortune s’acharne à vous combler de ses faveurs, qu’elle ne vous laisse jamais reposer, et qu’à peine avez-vous franchi quelque degré de la hiérarchie sacerdotale, elle vous impose d’en gravir aussitôt un nouveau. Il n’y avait pas trois ans que vous étiez installé à Toulouse, et déjà il vous en fallait partir. Un Ministre des Affaires étrangères, que vous serez heureux de retrouver comme confrère, et qui ne professait point, pour le rôle de la France comme puissance catholique, le superbe dédain de ses successeurs, s’avisa de penser que la représentation de la France dans le Sacré-Collège n’était pas suffisante, et il obtint de la bienveillance que Léon XIII témoignait à notre pays la nomination d’un cardinal de Curie. Parmi des candidats non moins dignes entre lesquels il aurait pu hésiter, le choix du Saint-Père se porta spontanément sur vous. Ainsi vous avez obtenu, sans efforts, ce chapeau, objet de l’ambition d’un Retz, des intrigues d’un Maury, et vous n’avez point connu ce que Saint-Simon appelle, dans sa langue énergique, le « poison du cardinalat ». Quelque légitime fierté que vous puissiez ressentir d’être ainsi arrivé, en six ans, à la plus haute des dignités ecclésiastiques, je ne serais pas étonné si les contraintes de l’étiquette cardinalice et romaine vous pesaient un peu. Mais à ces contraintes vous avez su trouver un dédommagement, dont les lettres ont profité, et vous avez repris votre plume d’historien.

 

Vingt-quatre ans s’étaient écoulés depuis que vous aviez déposé cette plume. C’est en 1879, c’est-à-dire trois ans après la publication du premier volume des Origines de la France contemporaine, que parut votre Histoire de l’ancien régime dans la province de Lorraine et Barrois, mais vous n’aviez point attendu l’exemple du maître pour étudier ces origines dans ce coin de la France que vous aimiez et connaissiez si bien. Vous aviez commencé votre œuvre au lendemain même de la guerre, à cette heure douloureuse entre toutes, où l’on pouvait se demander si la France se relèverait jamais. Vous l’avez achevée dans une ville voisine de la frontière, d’où vous entendiez, le cœur serré, tonner le canon qui célébrait l’entrée dans Metz, la vieille cité française, de l’empereur allemand. Vous avez pensé que la contemplation du passé était la meilleure consolation aux épreuves du présent, et vous avez étudié l’histoire de cette France, qui fut si grande, comme il convient de le faire, sans parti pris d’admiration ni de dénigrement.

 

Faut-il vous en louer, alors que l’impartialité semble être le plus strict devoir de l’historien ? Assurément, car cette impartialité va courageusement à l’encontre de toute une école qui dépeint l’Ancien Régime sous les plus noires couleurs, et qui en parle avec exécration, comme d’un temps de misère, de souffrance et d’abjection. Que des hommes politiques se laissent aller à ces exagérations de langage, l’esprit de parti l’explique, sans l’excuser. Mais que ce thème ait été adopté par des écrivains de sens rassis, que des historiens, soi-disant nationaux, aient contribué à l’accréditer, qu’il soit développé dans des gros livres ou des petits manuels destinés à l’instruction de la jeunesse, qui circulent dans nos lycées et dans nos écoles, avec l’estampille officielle, c’est là ce que ne sauraient supporter sans impatience ceux qui aiment leur pays d’une tendresse susceptible et jalouse, car la patrie n’est pas une entité abstraite, vis-à-vis de laquelle on ait le droit de conserver le sang-froid de son esprit et l’indépendance de sa critique. C’est une personne vivante à laquelle on doit non pas seulement la justice, mais le respect et l’amour. L’historien peut et doit sans doute reconnaître les erreurs et les faiblesses dont elle s’est rendue coupable, car la vérité ne perd jamais ses droits, mais il ne les doit signaler qu’avec piété. Insister au contraire sur ces erreurs ou ces faiblesses, s’y étendre avec complaisance, les exagérer, les grossir, ce n’est pas seulement un manque au respect et une infidélité à l’amour. C’est quelque chose de plus grave encore, car apprendre aux générations nouvelles à mépriser la France dans le passé est si mal les préparer à la servir dans l’avenir, que c’est presque, on a le droit de le dire, un crime contre la patrie.

 

Vous n’avez pas fait preuve d’une moindre impartialité, lorsque la nécessité de donner une conclusion à cet important ouvrage vous a conduit à porter un jugement sur la révolution française elle-même. Non seulement vous reconnaissez que « la société ancienne souffrait de maux si profonds, qu’on peut bien dire qu’il lui fallait une révolution », mais vous n’hésitez pas à proclamer « la solidarité entre le christianisme et les meilleures aspirations de 1789 ». Vous déclarez même ne pas plus comprendre « la mauvaise foi des sceptiques qui la nient que la maladresse des croyants qui ne la revendiquent pas ». J’ai été d’autant plus heureux de relever sous votre plume cette affirmation, que je crois bien me souvenir d’avoir, à la même époque, écrit à peu près la même chose, et je le pense encore. Aussi éprouvais-je, de temps à autre, quelque inquiétude intérieure au sujet de mon orthodoxie. Puisque, depuis lors, vous êtes devenu cardinal, me voilà pleinement rassuré. Je souhaiterais même que la haute autorité de Votre Éminence donnât quelque peu à réfléchir à toute une nouvelle école qui, prenant le contre-pied de celle dont je parlais tout à l’heure, ne veut voir au contraire, dans le mouvement de 89, qu’une révolte impie, et qui, à la Révolution écrite avec un grand R, voudrait opposer la Contre-révolution écrite avec un grand C. Peu s’en faut que ces écrivains n’emboîtent le pas derrière Joseph de Maistre et ne considèrent, avec lui, la révolution comme une œuvre satanique. C’est, suivant moi, faire à la révolution beaucoup trop d’honneur. Elle fut au contraire une œuvre essentiellement humaine, c’est-à-dire complexe, singulier mélange de bien et de mal, où l’on peut soutenir que le mal l’emporte sur le bien, car en brisant la chaîne de nos traditions séculaires, elle a livré la France à une série d’aventures politiques dont nous ne voyons vraisemblablement pas la dernière, mais d’où il est excessif de dire que le bien soit exclu, car elle a, malgré ses crimes, préparé un état social où règnent plus de bien-être, de justice et d’humanité. La Déclaration des droits de l’homme, en particulier, où les uns voient la révélation d’une religion nouvelle et les autres un tissu d’erreurs ou d’absurdités, n’a guère fait que proclamer, sous la forme emphatique du temps, un certain nombre d’axiomes dont les uns sont d’une justesse contestable, mais dont les autres sont devenus, peu à peu, le droit commun des peuples chrétiens. Plutôt que de s’inscrire en faux et sans distinguer contre cette déclaration fameuse, ne serait-il pas plus sage de rappeler ceux qui la considèrent comme un symbole, au respect de ses principaux articles, de celui-ci entre autres : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions même religieuses », ou bien encore de celui-ci : « Tous les citoyens sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » N’est-on pas en droit de demander aux disciples de cette religion nouvelle de demeurer davantage fidèles à ces deux articles de leur symbole, et de mettre un terme aux épreuves que leurs étranges contradictions infligent à leurs innocentes victimes ?

 

Vous ne vous êtes point borné, Monseigneur, à cette absolution donnée aux « aspirations » de 89. Pour être historien, vous n’avez pas oublié que vous étiez prêtre. Vous avez senti la nécessité d’élever, devant un peuple brusquement émancipé d’une longue tutelle et enivré de sa liberté, une barrière devant laquelle il fût obligé de s’arrêter volontairement. Répétant le cri éloquent et toujours si vrai de Michelet : « Oh ! par pitié, dites-moi s’il s’est élevé ailleurs un autre autel », vous avez affirmé « que Dieu seul avec son Christ et ceux qui parlent au nom du Christ, peuvent dire à ce flot montant et menaçant de la démocratie : Tu viendras jusque-là et tu briseras ta colère sur le seuil du riche. » Déjà vous étiez inquiet des attaques dirigées contre les ministres du Christ, et vous demandiez « à tous ceux qui aiment leur pays, de ne point traiter en ennemi un clergé sorti des entrailles du peuple et le moins inféodé au passé qui fut jamais ». Vous n’aviez pas prévu qu’un jour viendrait où non plus seulement les ministres du Christ, mais le Christ et Dieu lui-même seraient en butte aux attaques directes de ceux qui prétendent conduire la démocratie. Ah ! que vous aviez raison, Monseigneur, de déplorer, tout à l’heure, avec une tristesse éloquente, l’exil des Fénelon ; mais vous auriez pu ajouter qu’aujourd’hui les Villeroy sont dépassés. Car ceux qui se faisaient autrefois les flatteurs des rois, tel un Villeroy, ou les théoriciens du pouvoir absolu, tel un Bossuet, laissaient au moins subsister dans l’âme royale la lueur de la conscience et l’entretenaient, comme faisait Bossuet, de sa responsabilité devant Dieu, son juge, tandis que ceux qui se font aujourd’hui les flatteurs du peuple et les théoriciens de sa souveraineté, après avoir éteint à ses yeux les lumières du ciel, le laissent errer dans l’obscurité de la terre, impuissants qu’ils demeurent à éclairer, fût-ce du plus pâle rayon, la route où ils l’invitent à se lancer, d’une convoitise éperdue, à la conquête de la richesse et du bonheur.

 

C’est dans les archives départementales de Meurthe-et-Moselle que Votre Éminence avait cherché les matériaux de son premier ouvrage. C’est dans les archives du Vatican, qu’Elle a trouvé les matériaux du second. Dans cette mine, à peine explorée, Elle a su découvrir de nouveaux et curieux documents relatifs à la signature du Concordat. Cette négociation a cependant été l’objet de publications nombreuses. Votre Éminence ne me demandera pas de dire qu’Elle a fait oublier les travaux de tous ses prédécesseurs. Mais assurément Elle a rajeuni le sujet par l’art avec lequel Elle s’est servie de ces documents. Votre plume, Monseigneur, est habile, alerte et spirituelle. Parfois même, elle se permet d’être un peu malicieuse. Mais elle excelle surtout dans les portraits. Votre ouvrage est une galerie où l’on voit reproduite, avec une vie singulière, l’effigie de tous ceux qui ont pris une part plus ou moins active à la négociation du pacte : Du côté du Saint-Siège, Mgr Spina, l’archevêque in partibus de Corinthe et son théologien, le Père Caselli ; du côté de la France, l’abbé Bernier, l’ancien aumônier de l’armée vendéenne, et Cacault, le révolutionnaire corrigé, comme il s’appelait lui-même, que le Premier Consul, avant même la signature du Concordat, s’était empressé de nommer ministre plénipotentiaire auprès du Saint-Siège, car le vainqueur de Marengo ne jugeait point contraire à sa dignité de causer avec le Pape. Mais la figure à laquelle vous avez donné le plus de relief, est celle de Consalvi qui vous apparaît, avec raison, comme le modèle des secrétaires d’État pontificaux. La souplesse, en effet, s’alliait chez lui à la fermeté. « Il avait, dit un de ceux qui l’ont étudié le plus récemment, M. Georges Goyau, un sens aigu des nouveautés politiques et sociales, une intelligence très sûre des changements de l’esprit public ; il savait comprendre et faire comprendre à Rome que la terre avait tourné. » Vous avez, Monseigneur, peint de main de maître la figure de ce cardinal qui, rencontrant, en 1814, l’ancien Procureur général à Rome, lui disait, en ôtant sa calotte : « Sous cette calotte rouge, Monsieur, il y a des idées libérales », et il vous appartenait de le faire, car vous n’avez pas besoin d’ôter votre calotte pour qu’on aperçoive sous elle des idées non moins libérales que celles de Consalvi.

 

Ce serait, Monseigneur, rabaisser le mérite de votre œuvre, que de se borner à en louer l’agrément. Le sujet, choisi par vous, soulevait les questions les plus délicates et les plus graves. À quels mobiles obéissait le Premier Consul, lorsqu’il entreprit, suivant l’expression un peu pompeuse dont plus tard devait se servir Talleyrand, de « réconcilier le ciel et la terre », c’est-à-dire, pour parler une langue plus simple, de restaurer en France la religion catholique ? Dans quelle mesure un nouveau traité entre le Saint-Siège et l’État était-il nécessaire au rétablissement de cette religion ? Quels ont été jusqu’à nos jours, pour l’Église, les avantages ou les inconvénients de ce traité ? Autant de questions devant lesquelles Votre Éminence n’a pas reculé. Ne point les aborder à mon tour serait une défaillance que les circonstances où je parle aggraveraient au lieu de l’excuser.

 

Ce serait assurément calomnier Napoléon de soutenir qu’en restaurant la religion catholique en France, il obéissait à une pensée purement politique. Ce puissant génie aimait l’ordre avec passion, et, sans compter que le spectacle du désordre affreux où la révolution avait précipité l’Église de France devait lui déplaire, il avait de l’ordre une conception trop haute pour n’attacher de prix qu’à la tranquillité matérielle et pour ne pas attribuer à la religion la place qu’elle doit tenir dans l’organisation sociale. Il convenait à ses sentiments personnels que cette place fût occupée en France par la religion catholique. Non seulement il n’était ni anti-religieux ni a-religieux, suivant une expression toute récente et qui a fait fortune, mais un de nos confrères, spécialiste en matière de portraits napoléoniens, et qui est un peu amoureux de son modèle, a eu cependant raison de dire qu’il était catholique de tradition et d’instinct. « Entendre la messe me reposerait l’âme », disait-il à Sainte-Hélène, lorsque l’Angleterre lui refusait encore un aumônier que finit par lui envoyer son ancien prisonnier de Savone et de Fontainebleau. Il savait que l’homme trouve difficilement ailleurs que dans l’idée religieuse un frein et un secours. Mais ce ne serait pas le calomnier de dire que la conclusion d’un nouveau traité entre l’Église et le pouvoir dont il était l’incarnation rehaussait à ses yeux ce pouvoir, et que le Concordat lui apparaissait à l’avance comme un instrument de règne, les soixante évêques qu’il allait nommer comme autant de préfets en violet, et les curés, qu’il se réservait le droit d’agréer, comme une sorte de gendarmerie supérieure, dont un des premiers devoirs serait de contribuer au maintien de l’ordre tel qu’il le concevait. En signant le Concordat, Pie VII obéissait à une pensée purement religieuse. En y apposant également une signature que vous avez vue de vos yeux, Monseigneur, sur l’un des originaux conservés au Vatican et qui, dites-vous, « écrase toutes les autres et illumine la page ». Napoléon nourrissait une arrière-pensée politique. Il y avait, entre le Pape et le futur Empereur, équivoque et malentendu.

 

Un malentendu de cette nature n’a-t-il pas au surplus pesé sur tous les pactes que l’Église a été amenée à conclure avec les puissances de la terre, pactes où elle a nécessairement sacrifié quelques-uns de ses droits, en échange de certaines faveurs ? Assurément on ne saurait, sans errer, soutenir que la séparation complète de l’Église et de l’État soit un principe vrai. La morale est liée à la politique par un lien trop étroit, bien que souvent rompu, dans la pratique, et la morale est trop dépendante de la religion, pour que l’État puisse, en théorie, se désintéresser de la religion elle-même. Dans une société idéale où l’État se montrerait aussi respectueux des droits de l’Église, que l’Église soucieuse de ne pas empiéter sur les droits de l’État, il n’est pas douteux que de leur union sortirait un grand bien. Mais quoi ! on n’a jamais rencontré en ce monde une société idéale. Les hommes d’État, parfois même les hommes d’Église, y ont mis bon ordre, et si l’on interroge l’histoire, on ne voit pas que cette union ait produit tous les heureux effets que promettait la théorie. Dans notre pays, en particulier, l’alliance que l’Église avait conclue avec l’État a été parfois troublée, et lors même qu’elle semblait la plus étroite, cette alliance, qui avait assurément sa grandeur, avait aussi ses périls qui ont fini par apparaître. À la veille de la révolution, l’union intime de l’épiscopat et du clergé avec un régime devenu impopulaire fut certainement pour beaucoup dans cette persécution cruelle que la révolution a infligée à l’Église, persécution dont l’Église a tant souffert et tant profité, car elle en est sortie épurée et grandie. Le Concordat apporta un terme à cette persécution et replaça l’Église à son rang d’autrefois. Mais il ne réussit pas cependant à établir entre les deux pouvoirs une harmonie durable, et dix années ne s’étaient pas écoulées qu’on vit ce spectacle singulier : un des deux signataires du traité de paix devenu le geôlier de l’autre.

 

La Restauration fut le plus beau temps de cette union entre l’Église et l’État, qui excite encore aujourd’hui les regrets de quelques catholiques. Dans la langue de l’époque, cela s’appelait l’alliance du trône et de l’autel. Cette alliance conduisit à une commune défaite. L’autel ne réussit pas à sauver le trône, et le trône compromit l’autel. Depuis 1789, jamais la foi catholique n’a couru, en France, un aussi grand péril, ni le clergé été aussi impopulaire qu’au lendemain de 1830. Après quinze ans d’alliance, une foule impie saccageait le palais de l’archevêque de Paris, et les témoins attristés de ce spectacle seraient demeurés incrédules si on leur avait prédit qu’un jour viendrait où, après vingt-cinq ans d’hostilité sourde ou déclarée, une foule pieuse détellerait et traînerait en triomphe la voiture d’un autre archevêque, expulsé d’un autre palais.

 

L’alliance un peu précipitée qu’au lendemain du 2 décembre, un trop grand nombre d’évêques crurent devoir offrir au nouveau régime, n’eut pas un meilleur succès. La brouille ne tarda pas à survenir, mais plus d’un noble esprit, épris de la liberté, fut long à pardonner cette alliance à l’Église, et, plus d’une haine grossière continua jusqu’à la fin, de confondre l’Église et l’Empire.

 

On peut donc, sans témérité, prétendre qu’en fait et surtout au siècle dernier, les inconvénients de l’union en ont parfois, pour l’Église, balancé les avantages. Mais il est juste de reconnaître que le pacte concordataire a été appliqué par les gouvernements divers qui se sont succédé au cours de ce siècle dans l’esprit où il avait été signé. La religion leur a toujours paru une grande chose, digne de respect, et l’Église une grande puissance dont il fallait au dedans appuyer l’influence morale et défendre au dehors les intérêts, parce que ces intérêts se confondaient avec ceux de la France. Depuis vingt-cinq ans le Concordat a-t-il été appliqué dans cet esprit ? Ceux qui en ont invoqué les stipulations ou qui les ont interprétées à leur manière, ont-ils eu constamment en vue le bien de l’Église et de la religion ? À ceux qui le prétendraient, je me bornerais à répondre : Le paradoxe est fort, et je ne le discuterais même pas. Aussi n’est-il pas malaisé de comprendre qu’aux yeux d’un certain nombre de catholiques, le Concordat ait apparu, dans ces derniers temps, comme une servitude et qu’ils en supportassent le joug avec impatience. Peu à peu ils en étaient arrivés à penser ce que disait dans une lettre particulière, publiée depuis, sa mort, un prélat éminent dont le courage et la clairvoyance rendent aujourd’hui la perte particulièrement regrettable, Mgr d’Hulst : « Nous allons vers la séparation, écrivait-il dès 1895, vers la rupture du Concordat, et je n’ai pas le courage de le regretter, parce que je suis convaincu qu’il a rendu tous les services qu’il pouvait rendre et qu’il ne nous fait plus que du mal. » À l’abri d’une si haute autorité, j’avoue que, pour ma part, je ne saurais pou plus regretter un pacte qui était devenu une chaîne.

 

La faute fut de rompre brutalement le pacte au lieu de le dénouer et de traiter avec un aveugle dédain le représentant de la plus grande force morale qui soit au monde, en abusant de ce qu’il ne peut mettre aucune force matérielle au service de ses droits. Le magnifique et évangélique mépris avec lequel l’auguste représentant de cette force a sacrifié les biens terrestres de l’Église plutôt que de compromettre un principe, à ses yeux essentiel, permet de supposer qu’il n’aurait pas reculé devant les concessions nécessaires pour libérer de ses entraves l’Église elle-même. Mais oubliant l’exemple donné par Napoléon, on a voulu réorganiser l’Église sans la participation d’un chef qu’entoure la vénération des fidèles. Ceux qui ont commis cette faute capitale paraissent aujourd’hui s’apercevoir des conséquences qu’elle ne pouvait manquer d’entraîner. Ils s’étonnent de la résistance à laquelle ils sont venus se heurter. Ils avaient compté sur des divisions. Elles ne se sont point produites. Peut-être quelques-uns avaient-ils rêvé un schisme. Il est mort en naissant. L’accord unanime entre les pasteurs, l’adhésion empressée des fidèles, la docilité avec laquelle ceux qui avaient cru possible, non pas de se soumettre à la loi, mais de s’en servir, ont conformé leur conduite aux ordres reçus, l’allégresse avec laquelle un clergé admirable, privé d’un salaire modique, qui était une dette, chassé du jour au lendemain des demeures modestes promises à sa pauvreté, court cependant au-devant d’une épreuve dont il ne saurait mesurer l’étendue ni la durée, tout ce spectacle, pour eux inattendu, semble avoir appris à ces imprudents combien solide et formidable est le bloc qu’ils avaient entrepris de désagréger. Déconcertés, ils hésitent et ils cherchent. Grande serait la témérité d’essayer, à une lueur encore incertaine, de percer l’obscurité de l’avenir. Quel que soit cet avenir, l’Église n’a point à s’en troubler. Au cours de sa longue vie, elle s’est trouvée aux prises avec d’autres adversaires. Elle en a toujours triomphé, car elle possède de son côté deux forces sur lesquelles ils ne sauraient compter : le temps et les promesses divines.

 

Je suis certain d’être d’accord avec Votre Éminence en exprimant le vœu que cette guerre cruelle prenne fin le plus tôt possible et que la paix se rétablisse entre l’Église et l’État, paix nécessaire que tous les bons citoyens doivent souhaiter avec ardeur. Mais est-il indispensable que cette paix soit un jour ratifiée par un nouvel instrument diplomatique ? Est-il trop hardi de souhaiter que, pour la rendre définitive, l’Église ne tende point ses mains à de nouvelles chaînes, fussent-elles dorées, et ne sacrifie point les droits qu’elle a reconquis à des subsides qu’elle payerai trop cher ? Pour vivre et pour remplir sa mission, l’Église n’a besoin que d’une chose : la liberté, mais la liberté véritable, sans surveillance jalouse et sans intervention abusive qui remettrait perpétuellement ses droits en question. Laissez-moi, Monseigneur, espérer que si ces conditions étaient assurées aux catholiques, elles paraîtraient suffisantes. Laissez-moi caresser le rêve d’une Église de France qui ne demanderait rien à l’État et tirerait ses ressources de la générosité des seuls catholiques, où les pasteurs vivraient en communion intime avec les fidèles et n’apparaîtraient point à leurs yeux comme de lointains fonctionnaires au sort desquels on aurait le droit de ne point s’intéresser, où les fidèles eux-mêmes ne seraient pas considérés comme un troupeau muet de contribuables, mais se verraient au contraire associés, dans la mesure où le respect de la hiérarchie le permettrait, à l’administration des biens temporels, où la maison de Dieu bâtie, entretenue, ornée aux frais de tous, demeurerait la maison de tous. À mon humble sens, cette transformation s’impose, en France du moins, à l’Église. Le jour où elle aura pris son parti de puiser dans les entrailles du peuple les éléments de sa vie, comme un arbre replanté qui plonge à nouveau ses racines dans les entrailles de la terre, elle reprendra vigueur, et son tronc rajeuni poussera dans un ciel dégagé de nuages de verdoyants rameaux. Peut-être cette transformation sera-t-elle longue à s’opérer, car les évolutions de l’Église sont lentes, comme celles de tous les corps qui vivent de traditions ; mais elle est inévitable. Peut-être les hommes de ma génération, dont la jeunesse a été brisée par la guerre et qui descendent d’un pas rapide la pente de la vie, ne verront-ils pas l’épanouissement de ce jour radieux. Mais puissent leurs yeux, avant de se fermer, en apercevoir au moins l’aube. C’est l’espoir que je conserve, indestructible, comme catholique et comme Français.

 

Français, Mgr Perraud l’était jusqu’aux moelles. Il avait puisé l’amour de la France à la source pure de ces traditions de famille que vous avez rappelées. Suspendus aux murs de sa chambre, on pouvait voir, sous le portrait du grand-père, tué à Wilna, les épaulettes, le sabre et la croix du père, voltigeur. Aussi aimait-il passionnément l’armée, où il voyait l’image réduite de la France. Quand la France et l’armée subirent un commun désastre, et quand la France fut mutilée, son cœur saigna d’une blessure qui ne s’est jamais fermée. « Je demande, s’écriait- il, que nous ne prenions jamais notre parti de cette mutilation. Je demande que nous en souffrions et que nous en demeurions inconsolables. » Les discours prononcés par lui dans les deux ou trois premières années qui ont suivi la guerre sont à peine des sermons ; ce sont plutôt des cris éloquents. Mais il savait qu’il n’est pas bon pour un peuple de contempler toujours sa défaite, car cette contemplation perpétuelle pourrait lui donner le sentiment de l’irréparable. Aussi ne perdait-il aucune occasion de relever le courage de la France, tantôt en remettant sous ses yeux les souvenirs de son passé, tantôt en célébrant les actions nouvelles d’où elle pouvait tirer quelque gloire. Qu’un des héros de notre vieille armée, un Changarnier, un Mac-Mahon, un d’Aumale vint à disparaître, ou qu’un Dodds, se lançant au cœur de l’Afrique, dans une pointe audacieuse, abattit la puissance sanguinaire d’un tyran noir ; qu’un Duchesne, au prix de cinq mois d’efforts, amenât une petite troupe héroïque sous les murs de Tananarive et s’en fit ouvrir les portes, aussitôt Mgr Perraud élevait la voix, et, soit qu’il invoquât le souvenir des campagnes d’Algérie, de Crimée, d’Italie, soit qu’il célébrât ces preuves données par une jeune armée et par de jeunes chefs des indestructibles vertus militaires de notre race, il trouvait des accents pour rendre à la France confiance en elle-même. « Ne disons pas, s’écriait-il, qu’il n’y a plus de France et que c’en est fait de ce grand pays, car si quelques hommes de cœur sont décidés à tenir haut et ferme le drapeau de la Patrie qui résume toutes les gloires de notre passé, toutes les espérances de l’avenir, la France vivra. » Mgr Perraud a réuni tous ces discours dans un volume auquel il a donné ce titre : Discours militaires. Pour ce petit volume, il nourrissait une prédilection particulière, car, à la lecture de ces discours, on devine qu’il eût été soldat, s’il n’eût préféré être prêtre.

 

Prêtre, il le fut jusqu’aux moelles également, et parmi ceux qui de notre temps ont honoré le sacerdoce, nul n’a répondu de façon plus complète au noble idéal que ce mot seul fait venir à la pensée. Un homme a vingt ans ; toute la sève de la nature bouillonne dans ses veines, et devant lui s’ouvre la vie avec ses promesses souvent trompeuses, toujours séduisantes. Il a le droit de tout rêver : amour, puissance, fortune, gloire. Cet homme fait le sacrifice de tous ses rêves. Il se fait prêtre, c’est-à-dire qu’il ampute sa nature. Il se refuse la satisfaction de ses plus légitimes instincts ; il ne connaîtra aucune des joies de la famille ; il vieillira solitaire ; il mourra sans se survivre dans des êtres aimés. Quelle force le soutiendra dans cette vie d’immolation perpétuelle ? L’amour de Dieu et l’amour des âmes, car, suivant une parole de Mgr Perraud lui-même, « le prêtre va de Dieu aux âmes et des âmes à Dieu sans s’arrêter à soi-même ». Cet amour des âmes sera désormais sa passion unique, sa récompense et son tourment. Il partagera leurs épreuves et leurs joies ; il se penchera sur leurs souffrances ; il viendra en aide à leurs troubles, et pour celles, en particulier, qu’il a engendrées à la vie spirituelle, il connaîtra peut-être toutes les fiertés, peut-être toutes les douleurs, en tout cas toutes les angoisses, pour emprunter une expression à Lacordaire, « de cette passion à cheveux blancs qui s’appelle la paternité ».

 

Mgr Perraud connut cet amour, ces angoisses, et ces récompenses, car s’il aimait les âmes, les âmes aussi l’aimaient. Celles auxquelles il se dévouait avec une prédilection particulière pourraient dire à quel degré il leur était secourable, quelles consolations elles trouvaient en lui dans leurs tristesses, quelle sympathie dans leurs joies, comme il savait les aider à vivre. Mais il ne prenait pas soin seulement de celles qui s’abandonnaient à lui. Il allait à la recherche de celles qu’il voulait conquérir. Souvent un ancien condisciple, ou un confrère, recevait de lui, dans telle ou telle occasion qui n’était qu’un prétexte, un appel direct où les conseils graves, les avertissements pieux, se mêlaient aux marques de sollicitude. À celui qui fut longtemps le doyen aimé de notre Académie, M. Legouvé, il adressait un jour une lettre admirable qui fut reçue par notre confrère avec émotion et qui ne fut pas perdue. Souvent aussi Mgr Perraud goûta cette suprême récompense du prédicateur d’apprendre que les paroles semées par lui, au hasard de la chaire, avaient germé dans une âme inconnue. Il recevait des lettres où on le remerciait en lui disant qu’à la suite d’un de ses sermons, une conversion avait été opérée, une vie coupable avait été purifiée, une vocation encore indécise avait été déterminée, et il goûtait cette joie profonde du pêcheur d’hommes qui n’a pas jeté en vain son filet.

 

Il fut aussi un grand et saint évêque. Dans son palais épiscopal, il menait une vie d’anachorète. Sous le manteau de pourpre qu’il portait dans les grandes cérémonies, se cachait une soutane usée, qu’en secret il raccommodait lui-même. Dans la ville, il ne sortait guère qu’à pied, un bâton à la main, pour aller visiter les malades ou les pauvres. Il parcourait souvent son diocèse, mais ne descendait jamais qu’au presbytère, déclinant l’hospitalité que lui offraient les châtelains. S’il consentait à bénir quelque grand mariage, il refusait de s’asseoir au repas de noce et retournait, après la messe, partager le déjeuner du curé. Il se dépensait sans compter pour entretenir la vie spirituelle chez ses diocésains, et c’était à eux qu’il distribuait, de préférence, les trésors de son éloquence évangélique, en prêchant des carêmes dans sa cathédrale ou des retraites dans les communautés. Parfois cependant, il ne pouvait se refuser à prendre la parole au dehors, dans quelque cérémonie dont on savait que sa présence relèverait l’éclat. C’est ainsi qu’il accepta de venir, à Orléans, célébrer le centenaire de Mgr Dupanloup. Il fut même, dans cette circonstance, victime d’une singulière erreur. Une citation, un peu dure et méprisante, de Mgr Dupanloup fut prise, par les ministres du jour, pour un portrait où ils se reconnurent, et Mgr Perraud vit son traitement supprimé. Une souscription, ouverte dans le diocèse, le rétablit en peu de temps. Mgr Perraud eut même le choix entre des ressources d’origine diverse. Le prince-évêque de Breslau lui proposa de partager avec lui les revenus de son riche diocèse. Mgr Perraud refusa l’argent allemand, mais il accepta les sous français des ouvriers du Creusot.

 

Sous la soutane du prêtre et sous le manteau de l’évêque, un homme continuait cependant à vivre, au cœur sensible et aimant. Vous avez, Monseigneur, parlé de sa froideur. Vous avez eu raison. Elle lui a été souvent reprochée, par nul cependant plus sévèrement que par lui-même. « Je m’humilie, dit-il dans l’admirable préambule de son testament, comme d’une infirmité de nature contre laquelle je n’ai pas assez tôt ni assez énergiquement réagi, d’un défaut d’expansion extérieure et d’affabilité qui a mis souvent à la gêne (on me l’a dit) mes visiteurs ou même les personnes de mon entourage. Dans la mesure où ce défaut a pu nuire au bien, non seulement je m’en humilie, mais je m’en accuse, et je prie Dieu de me pardonner toutes les lacunes de mon caractère. » Cette froideur était trompeuse, car un cœur ardent vibrait au dedans de lui. Ce cœur ne pouvait supporter la pensée d’aucune injustice, ni d’aucune souffrance. En faveur des Polonais martyrs, des Irlandais persécutés, des noirs objets d’un odieux trafic, des ouvriers de Montceaux, victimes d’une catastrophe, il trouvait des accents pathétiques, mais il ne prenait pas une moindre part aux souffrances intimes de ceux qu’il aimait. Dans l’épreuve, il était l’ami le plus tendre, comme il était, dans le cours ordinaire de la vie, le plus fidèle, et à cette fidélité le temps ni la mort ne portaient aucune atteinte. Ceux qu’il avait perdus étaient toujours vivants pour lui. Dans une petite chambre de l’évêché, qui avait été longtemps celle de son bien-aimé frère Charles, il avait réuni, comme dans un sanctuaire, les portraits de tous ses chers disparus : Perreyve, Montalembert, Cochin, et à chaque anniversaire il déposait un petit bouquet de fleurs devant la photographie du Père Gratry.

 

Il ne faudrait cependant pas croire que cette physionomie sévère ne se déridât jamais. À l’Académie, nous avions le privilège de son sourire. Nous ne le voyions que rarement, mais nous sentions qu’il se plaisait au milieu de nous. J’ose dire qu’il était fier de nous appartenir, de même que nous étions fiers de le posséder. Quand sa présence coïncidait avec les séances consacrées par nous à la préparation du Dictionnaire, il prenait volontiers part à nos discussions. C’est une anecdote, contée par lui avec bonne grâce, qui nous a déterminés à introduire le mot chic dans le Dictionnaire de l’usage. Il savait aussi nous représenter avec dignité. Lorsqu’en 1895 l’Institut célébra le centenaire de sa fondation, il trouva pour honorer, dans une cérémonie religieuse, la mémoire de nos grands morts et en particulier celle de Pasteur, des accents d’une majestueuse éloquence.

 

Les derniers temps de la vie de Mgr Perraud furent tristes. À la douleur de voir refuser à l’Oratoire la permission de vivre — permission que sa fierté clairvoyante s’était refusée à solliciter — se joignait l’anxiété, à la pensée des épreuves qui attendaient l’Église de France. Il savait quelle part de responsabilité lui incomberait personnellement à lui, cardinal, dans les déterminations qu’elle aurait à prendre. Il s’y préparait par une méditation constante, et les cahiers tenus par lui au jour le jour portent la trace de ses angoisses. Il n’en continuait pas moins à remplir, avec la même conscience, les plus humbles devoirs de son ministère. Dans les premiers jours de février, déjà souffrant, il voulut répondre à l’appel d’une sœur tourière qui se mourait au couvent ; et ce fut dans l’humble cellule de cette sœur, qu’il reçut, suivant sa propre expression, « le dernier coup de froid qui fit de lui un pauvre infirme ». Cependant il ne voulut pas désappointer des vieillards et des bonnes religieuses en manquant à la promesse qu’il avait faite de rendre visite à un asile tenu par les Petites Sœurs des pauvres. La brusque transition d’une température surchauffée au froid du dehors lui fut fatale. En rentrant, il dut se coucher ; le mal, peut-être passager, était devenu sans remède. C’est ainsi que ce grand soldat du Christ est allé au-devant de la mort, sur un des champs de bataille de la charité.

 

Son agonie fut dramatique. Pendant qu’il était étendu sur son lit, sans force, les agents du fisc opéraient l’inventaire de la cathédrale, et discutaient la valeur du trône épiscopal sur lequel il ne devait plus s’asseoir. Comme il avait conservé toute la lucidité de son intelligence, il se faisait rendre compte de tous les incidents, et prenait les assistants à témoin que sa faiblesse seule l’empêchait de se rendre à la cathédrale pour protester contre ces préliminaires de la spoliation. À la fin de la journée, il crut un instant que les forces lui revenaient, et il se leva. Ce fut à cet instant précis que la vie l’abandonna. Par un funèbre hasard, où il m’est impossible de ne pas voir un symbole et une leçon, le cardinal Perraud, évêque d’Autun, est mort debout.

 

Sa ville épiscopale sut lui faire les funérailles qui convenaient, simples et solennelles. Pendant quelques heures, la vie générale fut suspendue. Sur le passage du long cortège qui accompagnait son cercueil, une foule émue se pressait. Pas une maison qui ne fût drapée de deuil, pas un homme qui ne se découvrît respectueusement, pas une femme qui ne fît le signe de la croix. Le silence n’était troublé que par le bruit de sanglots étouffés, et de bien des yeux coulaient des larmes. Comme Directeur de l’Académie, j’avais ma place dans le cortège, et, de même qu’en vous accompagnant, Monseigneur, dans une de vos tournées pastorales, j’avais compris tout ce que la simplicité et la bonhomie peuvent valoir de popularité à un évêque, de même je compris tout ce que lui peuvent également valoir la dignité et l’austérité de la vie, à la condition qu’on le sache bon, et qu’on le sente grand.

 

Tel vivra dans nos souvenirs l’illustre confrère auquel nous vous avons appelé à succéder. Vous ne nous le ferez point oublier, mais il trouvera en vous un digne héritier, car vous honorez, comme lui, l’Église ; comme lui, vous aimez les lettres et la France.