Réponse au discours de réception d’Albert de Mun

Le 10 mars 1898

Paul-Gabriel d’HAUSSONVILLE

Réponse de M. le comte d’Haussonville
au discours de M. le comte Albert de Mun

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 mars 1898

 

Monsieur,

 

Avez-vous gardé le souvenir de certaine après-midi du mois de mai 1871, où nous nous sommes séparés, vous et moi, non sans émotion, moi pour aller remplir mon modeste devoir de député à l’Assemblée nationale, vous pour aller rejoindre votre corps d’armée dont vous veniez d’apprendre inopinément l’entrée dans Paris, encore aux mains de la Commune ? Il me surprendrait que ce souvenir fût complètement sorti de votre mémoire, car, ou je me trompe fort, ou les spectacles dont vous avez été témoin, cette après-midi et les jours suivants, ont exercé sur votre vie une influence décisive.

Vous reveniez de captivité. Lieutenant au 3e régiment de chasseurs, vous aviez pris part à la défense de Metz, et vous aviez suivi la fortune de cette solide armée dont le désastre – non pas la débâcle – vient de nous être conté de si dramatique façon, et à qui son héroïsme, avec un autre chef, aurait assuré un meilleur sort. Prisonnier dans une ville d’Allemagne, vous aviez suivi avec angoisse les phases de la résistance que le pays soulevé opposait à l’invasion. Votre cœur avait tressailli de fierté lorsque l’écho des canons, qui, du haut des remparts et des forts de Paris, renvoyaient aux Allemands boulets pour boulets, était parvenu à vos oreilles. Vos yeux s’étaient mouillés de larmes en lisant, jusque dans les feuilles étrangères, le récit de cette journée de Loigny où les volontaires de l’Ouest, parmi lesquels vous comptiez plus d’un ami, tombaient, se passant, de main en main, de père à fils, la bannière sacrée. Sans doute, la capitulation de Paris et la signature d’une paix désastreuse avaient été pour vous une déception cruelle, mais votre patriotisme attristé n’en avait point ressenti d’humiliation, et vous pensiez déjà ce que pensera, je crois, l’équitable avenir, que cette résistance désespérée, poussée si l’on veut jusqu’à la folie, n’en avait pas moins sauvé aux yeux de l’Europe et de l’histoire l’honneur de la France vaincue.

Cette France où vous rentriez avec l’ardeur et la joie d’un exilé, vous vous attendiez à la trouver toute au regret et à la réparation de ses fautes, unie et réconciliée dans le repentir et dans l’espérance. Vous la voyiez au contraire déchirée, sous l’œil railleur de l’ennemi, par une insurrection dont le crime n’a point d’égal dans notre histoire. Paris, la courageuse ville, dont le front vous apparaissait de loin entouré d’une auréole de gloire, s’était laissé asservir par une coterie de barbares qui, après avoir livré aux flammes les plus beaux monuments de son histoire, allait rougir du sang le plus pur un sol que l’ennemi n’avait point souillé. Il fallait arracher la noble cité à leurs mains ineptes et déjà sanglantes. Votre devoir de soldat ne souffrait pas d’hésitation, mais c’était avec désespoir que vous tiriez contre des Français l’épée que, pour la première fois, vous auriez voulu laisser au fourreau, et vous assistiez, l’âme navrée, aux rigueurs d’une répression dont certaines indulgences étranges non moins que certaines revendications audacieuses ont démontré depuis lors la cruelle nécessité.

Ces drames de sang auxquels vous aviez été mêlé de trop près, avaient produit sur vous une impression que rien ne pouvait détruire. Tout en exécutant sans défaillance votre consigne de chaque jour, vous en étiez demeuré comme accablé, et vous ne pouviez prendre votre parti de vous voir ainsi campé dans la capitale de la France, comme dans une ville prise d’assaut. Le trouble où vous étiez plongé ne vous laissait apercevoir clairement aucun remède à tant de maux réunis, et peu s’en fallait que votre douleur ne désespérât de la patrie ; douleur la plus amère de toutes, car elle est de celles qui ne veulent point être consolées.

Ce fut alors que le hasard (s’il faut attribuer ces rencontres au hasard) vous mit en relations avec un de ces humbles Frères comme Paris en cache beaucoup, qui ne vont point porter dans les réunions publiques ni dans les congrès démocratiques une parole retentissante, mais qui n’en sont pas moins de véritables amis du peuple, car ils lui consacrent en silence toutes les heures de leur modeste vie. Avec l’aide de quelques hommes de bien, en particulier de M. Augustin Cochin, dont je suis heureux de prononcer ici le nom, aujourd’hui encore si bien porté, ce Frère avait fondé, plusieurs années avant la guerre, dans le quartier Montparnasse, un cercle populaire où un assez grand nombre d’ouvriers avaient pris l’habitude de venir passer leurs soirées ou leurs dimanches. Dans les conversations familières qu’il nouait avec eux, il avait cru pénétrer leurs sentiments véritables, et, d’après ces ouvriers qu’il fréquentait, il croyait pouvoir juger du peuple de Paris.

Il disait avec émotion « que ce peuple était bon, plus égaré que coupable, et plus facile à convertir qu’on ne le pensait ; qu’il ne fallait pour cela qu’aller à lui et lui parler à cœur ouvert ; mais qu’au lieu de lui tendre les bras, ceux qui avaient charge de son âme et de son corps se détournaient de lui avec terreur ». Il vous parlait ensuite de son cercle «  humble fondement, disait-il, d’une œuvre gigantesque qui serait l’œuvre du salut », et il ajoutait : « Mais je suis seul, et que puis-je faire ! Ah ! si vous veniez avec moi, si nous trouvions encore quelques hommes, nous ferions la conquête de la France, et nous la jetterions aux pieds de notre Dieu. »

Ces touchantes et chrétiennes paroles trouvaient pour germer dans votre âme un terrain bien préparé. Elles réchauffaient en vous la foi jamais oubliée de votre enfance, et répondaient en même temps à vos angoisses de l’heure présente. Aussi la semence y levait-elle promptement, et, à quelques jours de là, réuni avec le vieux Frère et trois amis dans une petite chambre d’ouvrier, vous faisiez le serment solennel de consacrer désormais votre vie au service de deux causes inséparables à vos yeux : la cause de l’Église et celle du peuple.

Ce serment, Monsieur, vous l’avez tenu. C’est l’honneur de votre vie privée et de votre vie publique. Celui auquel revient aujourd’hui l’agréable tâche de vous souhaiter la bienvenue aime mieux vous rendre cet hommage que vous adresser, de prime abord, sur votre éloquence des compliments dont la banalité vous lasserait, tant vous les avez de fois entendus. Il lui plaît de dire que, si digne d’admiration que soit l’orateur, il y a quelqu’un en vous digne de plus d’admiration encore, c’est l’apôtre. Depuis le jour, en effet, il y a de cela vingt-sept ans, où, plus ému d’entendre, pour la première fois, retentir dans le silence général le son de votre voix, que d’entendre siffler à vos oreilles la première balle, vous avez prononcé au cercle catholique de Montparnasse votre discours de début, vous avez bien rarement pris la parole que ce ne fût pour défendre l’une ou l’autre de ces deux causes, les plus nobles qui soient au monde. Chez vous c’est l’apôtre qui a toujours inspiré l’orateur, qui l’a guidé de Lille à Romans, de Vannes à Reims, qui a entretenu son infatigable ardeur et lui a soufflé ses plus beaux accents. C’est à cette unité de pensée et de vie qu’il faut demander le secret de l’influence que vous avez exercée de notre temps. L’éloquence ne serait en effet qu’un art méprisable, une pure jonglerie de mots, si elle n’était au contraire le plus puissant moyen d’action. Mais il faut que, sous la parole, on sente une conviction, et, chez l’orateur, un homme pour qui la parole n’est que le moyen, pour qui le but est tout, un homme enfin prêt, pour assurer le succès de la cause qu’il défend, non seulement à tous les efforts, mais à tous les sacrifices. C’est, Monsieur, parce qu’on sent cette conviction et qu’on devine cet homme en vous, que vous produisez toujours sur tous ceux qui vous entendent une impression si vive. Cette impression, on la ressent même à travers le papier, en lisant vos discours, tout dépouillés qu’ils soient de ce qu’y ajoutent la voix et le geste, ces qualités secondaires mais indispensables de l’orateur que vous possédez à un si haut degré. Je craindrais de rabaisser ces discours en ajoutant que, par la pureté de la forme, par le choix des expressions, par la composition, par l’ordonnance, ce sont encore de véritables œuvres d’art, car ce sont avant tout des actes de foi à l’appui desquels vous pouvez produire le témoignage d’une existence tout entière. Il vous appartenait de démontrer qu’il y a quelque chose de plus entraînant que la parole, c’est l’exemple, et de plus éloquent que l’éloquence, c’est le dévouement.

D’où est née chez vous, Monsieur, cette double vocation d’apôtre et d’orateur ? En le recherchant, je n’ai pu me défendre de céder à cette mode du jour qui n’accorde rien aux dons de l’individu, et qui veut tout expliquer par l’hérédité. Aussi en ai-je demandé tout d’abord le secret à la race dont vous sortez. Mais je dois avouer que mes recherches ont été totalement infructueuses. Vos ancêtres, gentilshommes du Bigorre, dont l’un fut aux Croisades, ont assurément, au cours de leurs vies batailleuses, allongé plus de coups d’épée qu’ils n’ont prononcé de discours. Il était bien fidèle à leurs traditions celui d’entre eux qui, en vrai cadet de Gascogne, vint chercher fortune à la Cour de Louis XV, et conquit à la pointe de son épée le grade de maréchal de camp ; ou, s’il y manqua tant soit peu, ce fut en épousant la fille du fermier général et philosophe Helvetius, dont le livre de l’Esprit fut censuré par la Sorbonne, et en partageant aux débuts de la Révolution les illusions de la noblesse libérale. Votre grand-père paraît avoir été surtout un brillant cavalier, car, à peine rentré de l’émigration où il avait été entraîné par son père, il faillit épouser, celle qui devait être un jour la mère de Napoléon III, la séduisante Hortense de Beauharnais dont il avait tourné la tête. Enfin votre mère, cette exquise Eugénie de La Ferronnays, que les Récits d’une sœur nous ont appris à aimer, y apparaît plutôt craintive, comme enveloppée d’un voile de mélancolie. En vérité, Monsieur, j’ai beau chercher, je ne saurais découvrir en vous la moindre parcelle d’atavisme. On peut même se demander si les opinions que vous professez aujourd’hui étonneraient davantage votre aïeul le philosophe ou votre aïeul l’émigré ? La vérité, c’est que vous ne devez rien qu’à vous-même, à moins que ne revive en vous, par un de ces jeux pleins de mystères où se plaît la nature, l’âme de celui de vos ancêtres qui choisit un jour pour armes un globe surmonté d’une croix, et pour devise ces deux mots : Nil ultra. Rien au-dessus.

Rien au-dessus de la Croix ! Rien au-dessus de 1’Église. Telle a été en effet, Monsieur, la devise de votre vie. Aux intérêts de l’Église, tels que vous les avez compris, vous n’avez jamais rien préféré, et vous avez su faire, dès que vous avez embrassé sa cause, le sacrifice qui pouvait vous coûter le plus. Pendant trois ans vous aviez donné le spectacle original d’un conférencier en épaulettes, d’un dragon orateur, qui portait dans des réunions populaires une parole ardente, respectueuse des personnes, mais peu ménagère des doctrines. Ce rôle était difficilement compatible avec la présence dans les rangs de cette armée qu’on a eu raison d’appeler la grande muette, qui doit le demeurer toujours. Vous l’avez compris, et librement, spontanément, vous avez donné votre démission. Mais vous l’avez fait avec regret, presque avec douleur. Le sacrifice auquel vous consentiez n’était pas médiocre en effet. Si vous étiez demeuré au service, plus d’une perspective brillante s’ouvrait devant vous. Rapidement vous auriez pu devenir un de ces jeunes colonels dont les aventures romanesques défrayaient autrefois le répertoire de M. Scribe. Vous aviez tout ce qu’il fallait pour cela. Aujourd’hui, sans nul doute, vous seriez plus et mieux. Comme plusieurs de vos camarades de promotion, vous compteriez déjà au nombre de ces généraux en qui la France met une confiance qu’on ne parviendra pas à ébranler, sentinelles vigilantes de sa sécurité, gardiens silencieux de son honneur. En un jour, vous avez sacrifié tout cela : mais ce que vous avez regretté, ce n’est pas le grade, c’est le métier, car vous étiez soldat dans l’âme. Au fond vous l’êtes toujours resté. Du soldat, vous avez conservé en effet la droiture, la hardiesse, le sang-froid, et en même temps l’esprit de discipline et d’obéissance. Si je ne savais que les métaphores sont toujours chose dangereuse, je me hasarderais à dire que votre éloquence a gardé quelque chose de l’épée que vous avez si longtemps portée au côté. Elle en a la trempe qui dure, l’éclat qui brille. Mais elle n’en a ni le froid, ni le tranchant, car tout en étant chaleureuse, elle sait cependant demeurer courtoise, et ce n’est pas un de ses moindres mérites, au cours de tant de discussions ardentes, de n’avoir jamais blessé personne.

À ces treize ans, où vous avez servi, comme officier de chasseurs, de dragons et de cuirassiers, vous devez encore quelque chose : c’est je ne sais quels accents, à la fois fiers et émus, qui montent de votre cœur à vos lèvres toutes les fois que vous parlez des choses militaires. Vous n’avez laissé échapper aucune occasion de le faire. Lorsque s’est ouverte devant le Corps législatif la discussion de la loi qui, en réduisant à trois ans la durée du service, devait modifier si profondément, non seulement les éléments dont se compose, mais encore l’esprit dont s’imprègne l’armée de nos jours, vous n’avez pas voulu laisser passer cette loi sans adresser un dernier salut, le salut de l’épée au cercueil, à cette armée d’autrefois dans les rangs de laquelle votre jeunesse s’était écoulée. Je ne puis résister au plaisir de rappeler en quels termes vous l’avez fait.

Vous avez parlé d’abord de ces régiments d’Afrique qui étaient des familles, où l’on se transmettait de génération en génération des légendes de gloire, de « cette fierté qui saisissait les âmes au récit de ces grandes choses, et de l’air de tous ces visages, quand l’escadron, en marche sur un sentier d’Algérie, s’arrêtait tout à coup devant une pierre, un boisson marqué par le souvenir d’un combat où le régiment avait donné, pour faire front et présenter le sabre. » Puis, vous animant peu à peu au contact d’une Chambre déjà vibrante et ravie, vous avez continué ainsi : « Il y a, – nous avons bien le droit d’évoquer ces souvenirs, – il y a, sur le plateau d’Amanvilliers, une route qui monte à Saint-Privat-la-Montagne : elle s’appelle encore le chemin funèbre de la garde royale. C’est là que l’élite de l’armée allemande est tombée dans un combat de géants, et, si je me laissais aller, combien d’autres souvenirs héroïques se presseraient dans ma mémoire, depuis Wissembourg et Reichshoffen jusqu’à cette charge de Sedan dont je ne puis parler, moi, qu’avec des larmes dans les yeux, parce que la moitié du régiment de chasseurs d’Afrique où j’ai fait mes premières armes y a trouvé la mort ; cette charge de Sedan qui arrachait au roi de Prusse un cri pareil à celui de Guillaume d’Orange à Nerwinde : « Oh ! les braves gens, »comme l’autre avait dit : « Oh ! l’insolente nation. »

À ce magnifique langage répondait une double salve d’applaudissements partie de tous les bancs de la Chambre. Le Président lui-même, du haut de son siège, s’associait à cet hommage, et c’est ainsi, Monsieur, que votre cœur militaire, vous a valu le plus beau de vos triomphes oratoires.

C’est à la Bretagne que vous devez d’avoir pu prendre aux débats de nos assemblées une part aussi brillante. Une année s’était à peine écoulée depuis votre démission que, par une compensation inattendue, un de ses plus fiers départements vous confiait le mandat de le représenter. Malgré une indigne pression qui fut à plusieurs reprises exercée contre elle, cette province fière et fidèle ne vous en a pas moins, depuis vingt-trois ans, assuré presque sans interruption un siège au Parlement, et si, depuis votre première élection dans le Morbihan, les évolutions de la politique ont été cause que vous avez dû changer de Bretons, elle n’en a pas moins, à juste titre, continué de mettre en vous sa confiance pour défendre ce qu’elle place au-dessus de toute chose : sa foi.

Son attente n’a pas été trompée, car personne n’a ressenti avec plus de vivacité que vous les blessures infligées depuis vingt ans à la conscience des catholiques, et ne s’est fait avec autant d’éclat l’écho de leurs plaintes. Quand je devrais vous accabler sous les louanges, souffrez que je vous fasse encore honneur d’avoir protesté sans trêve contre les attentats successifs d’une politique sectaire dont le début a été d’expulser les religieux des couvents, les sœurs des hôpitaux, qui à Paris jetait les crucifix au tombereau, à Château-Villain tirait des coups de pistolet sur des jeunes filles coupables de s’être réunies pour prier sans l’autorisation du préfet ; qui, après avoir couronné son œuvre en chassant Dieu de l’école, voulait hier encore, rayer son nom de nos monnaies, et qui continue sous nos yeux de suspendre arbitrairement le traitement des ministres du culte, et de faire vendre à l’encan le bien des pauvres. Dans un de vos plus incisifs discours vous avez accusé cette politique d’être à la fois violente et mesquine. Depuis quelque temps, il faut le reconnaître, la violence semble avoir pris fin. Plaise à Dieu que l’avenir nous apporte bientôt la fin de la mesquinerie !

Dans le passé du moins, grâce à vous, la violence n’a pas triomphé sans conteste. Je ne crois pas que dans aucun des plus vigoureux discours de Montalembert (je cite à dessein ce grand orateur à qui vous avez été souvent comparé), on trouvât une page supérieure par le mélange de la véhémence, de l’ironie et du pathétique, à la réplique improvisée par vous le jour où, à des propositions de paix et d’alliance d’autant plus inattendues qu’elles venaient de l’ancien ministre qui avait déchaîné lui-même en France la guerre religieuse, vous avez répondu : Jamais !

Ce serait cependant diminuer votre mérite que de voir seulement en vous ce que les Anglais appellent un debater, c’est-à-dire un orateur redoutable dans la discussion, ardent à l’offensive, prompt à la riposte, mais qui ne s’élèverait pas volontiers jusqu’aux idées générales. Vous êtes en même temps un homme de théorie et de foi, un doctrinaire catholique. Vous avez aux plus graves problèmes des solutions toutes trouvées ; et vous professez des opinions très arrêtées non seulement sur les choses philosophiques et religieuses, mais sur la constitution de l’État, sur les rapports qu’il doit entretenir avec l’Église, sur la nature et la mesure des libertés qu’il doit accorder au citoyen, en un mot sur les plus importantes questions qui, de tout temps, ont été livrées aux disputes des hommes, mais en particulier, à ce qu’il semble, aux disputes des hommes de notre temps. Ce serait méconnaître la valeur de ces solutions que de ne pas les rappeler, lors même que je ne me trouverais par là conduit à accuser de légères dissidences. Peut-être avez-vous entendu dire que, de directeur à récipiendaire, nos usages souffrent certains épigrammes. Vous n’avez, Monsieur, rien de pareil à redouter de moi. Mon estime pour vous est trop haute, mon amitié trop ancienne, et puisque d’accord sur le plus grand nombre des points, il en est un ou deux au plus sur lesquels nous différons, j’aime mieux vous le dire avec franchise que vous le faire entendre avec finesse.

Si je vous ai bien compris, c’est pour sortir de cette crise morale et intellectuelle où les désastres de la guerre et les horreurs de la Commune avaient plongé votre esprit que vous avez demandé à l’histoire de la patrie le secret de ses malheurs ; et lorsque vous avez recherché comment un si grand pays avait pu tomber de si haut, comment cette France, sans la permission de laquelle, au dire d’un roi de Prusse, pas un coup de canon n’aurait dû être tiré en Europe, était arrivée à ce point d’entendre tirer le canon prussien sous les murs de sa capitale, puis de tourner contre elle-même ses propres armes, vous n’avez trouvé à cette question qu’une seule réponse, et dans cette histoire qu’un seul fait qui pût expliquer un pareil renversement de fortune. Ce fait, c’était la Révolution française. À vos yeux, la Révolution ce n’est pas seulement – j’emploie autant que possible vos propres expressions – le « massacre des prêtres, le pillage des églises, le meurtre, la proscription, l’attaque à toutes les traditions du passé, et aux institutions séculaires d’une nation ». Vous lui reprochez encore d’avoir détruit l’ancienne organisation du travail sans la remplacer, et, en supprimant la corporation pour proclamer la liberté, d’avoir plongé les travailleurs dans la misère, et « substitué une inégalité à une autre, un esclavage d’un nouveau genre à celui des temps passés ». Depuis elle, « l’ardeur de la spéculation, envahit tout ; la lutte sans merci a pris la place de l’émulation féconde ; la petite industrie est écrasée ; le travail personnel tombe en décadence ; les salaires s’avilissent ; le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse ; l’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable. Il n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre. » Mais ces désastreux effets de la Révolution ne vous surprennent point. Ils sont la conséquence de son principe qui est l’insurrection de l’homme contre Dieu. Elle incarne à vos yeux le Génie de la révolte, et ce Génie funeste s’est attaqué victorieusement à l’Église. Il n’a pas seulement affranchi l’État de son autorité ; il a encore soustrait la société à son influence. De là notre instabilité politique. De là aussi nos souffrances sociales. Si la France est amoindrie, divisée, en proie aux haines, et parfois aux luttes sanglantes, c’est la Révolution qui est à vos yeux la grande et unique coupable.

Un homme aussi résolu que vous, arrivé par le travail et la méditation à cette conviction réfléchie, ne pouvait hésiter sur le devoir à remplir. Le devoir était de s’attaquer à la Révolution, comme la Révolution s’était attaquée à l’Église. Aussi, brave comme un soldat qui a déjà vu le feu, êtes-vous parti en campagne dès votre premier discours, avec les Cercles catholiques pour armée, la Contre-révolution pour mot d’ordre, et la Révolution pour ennemie. Au fond, vous n’avez jamais posé les armes, et ce que vous avez dit tout à l’heure de la Révolution, en termes adoucis qui convenaient à la circonstance et au lieu, n’est pas autre chose que le dernier écho de votre premier cri de guerre.

Je ne me sens point d’humeur, Monsieur, à prendre contre vous la défense de la Révolution française. Je lui veux trop de mal d’avoir brisé la chaîne d’une tradition dont sept siècles avaient forgé les anneaux, et livré la France aux aventures périlleuses de tant de gouvernements successifs pour m’émouvoir beaucoup quand j’entends porter contre elle des accusations qui ne me paraissent pas toutes également fondées. Aussi ne veux-je pas rechercher si la condition des travailleurs sous l’ancien régime ne vous apparaît pas sous un aspect un peu idyllique, si beaucoup de souffrances que nous croyons nouvelles ne demeuraient pas autrefois tout simplement ignorées, et si la grande différence du passé au présent n’est pas surtout celle du silence à la plainte.

Laissons plutôt le passé à sa cendre pour parler du présent dont je serais tenté de prendre un peu contre vous la défense. Ce n’est pas cependant, croyez-le bien, que je ne partage votre compassion pour les misères dont vos enquêtes vous ont rendu trop souvent témoin. Oui, la pensée que loin de nous, au-dessous de nous, cachée à nos yeux distraits par le voile brillant de la civilisation, toute une foule d’êtres humains végète dans l’obscurité et dans la tristesse ; qu’à ces êtres innombrables, nos plaisirs sont inconnus, comme nous sont inconnues leurs épreuves ; que pour eux nos joies les plus pures sont des anxiétés, tandis que nos privations seraient du bonheur, et que nous n’avons de commun avec eux que ces deux éternelles souffrances de l’humanité : la maladie et la mort, une telle pensée est insupportable. Quand elle a pénétré dans une âme, elle n’en sort plus : elle obsède la conscience ; elle gâte les jouissances ; elle trouble la paix des jours et le repos des nuits. Ce sera l’honneur de notre fin de siècle, d’en avoir été émue plus qu’aucune autre époque. Mais si le nombre de ces déshérités du bonheur demeure toujours trop grand, est-il exact cependant de dire que leur situation s’aggrave de jour en jour. Ne pourrait-on pas prouver au contraire par des faits qu’il y a, si l’on se reporte à soixante ans en arrière, un lent progrès du bien-être, et que la grande majorité des travailleurs est aujourd’hui plus payée, mieux nourrie et mieux logée qu’elle ne l’était par exemple en 1840, au temps des douloureuses enquêtes de Blanqui et de Villermé.

N’est-ce pas également une vue des choses un peu sombre que de représenter l’universalité du monde ouvrier comme dévorée par la haine, frémissant sous le joug et contenue seulement par la force. Sans doute ces sentiments existent dans quelques agglomérations malades, et nous en voyons de temps à autre la déplorable explosion. Mais s’ils étaient (ce que je ne crois pas) aussi universels que vous le supposez, ne faudrait-il pas accuser parfois ceux qui les éprouveraient d’un peu d’ingratitude, lorsque tant d’efforts sont tentés par ceux qui les emploient pour adoucir la dureté de leur condition, lorsque tant de patrons, tant de sociétés détournent au profit d’institutions qui sont consacrées exclusivement à leurs salariés une part de leurs profits légitimes. Heureusement, ce reproche d’ingratitude ne serait point toujours justifié, et le nombre est grand des exploitations industrielles où, entre patrons et ouvriers, la cordialité se traduit parfois par les manifestations les plus touchantes, où ces questions toujours délicates du départ à faire entre la rémunération équitable du travail et le bénéfice nécessaire du capital, se résolvent dans un esprit de conciliation et d’équité. Ne négligeons pas de tourner de temps à autre les yeux vers ces réconfortants spectacles, et combien ils seraient plus fréquents si les ferments de haine enfouis dans les couches profondes de toute société n’étaient cultivés avec soin par ceux qui font leur carrière des discordes civiles, qui, dès qu’un conflit s’élève entre un patron et ses ouvriers, s’élancent, d’un bout à l’autre du territoire pour l’envenimer, et qui ont inventé dans notre démocratie un métier nouveau et funeste : celui de commis voyageurs en grève.

Vous êtes, Monsieur, l’ennemi déclaré de ces détestables errements, car vous cherchez au contraire le remède aux souffrances sociales dans le rapprochement des classes. Sur cette question des remèdes j’ai la satisfaction, ou peu s’en faut, de m’entendre avec vous. Je vous concède en effet bien volontiers que la Révolution a joint une lourde faute à beaucoup de crimes quand, après avoir proclamé (sur ce point je ne saurais penser qu’elle a eu tort) le principe de la liberté de travail, elle a interdit aux travailleurs de se concerter et de s’associer pour la défense de leurs intérêts communs. Pourquoi faut-il que tous nos gouvernements se soient transmis religieusement l’héritage de cette faute en l’aggravant, et en étendant à tous les citoyens l’interdiction, qui avait frappé d’abord les seuls travailleurs. Je m’unis donc à vous pour hâter de nos vœux le vote d’une loi intelligente, qui accorderait à tous les citoyens, quelque opinion qu’ils professent, quelque habit qu’ils portent, la liberté d’association, cette liberté nécessaire, comme l’appelait si bien, dans son dernier écrit, le prince éclairé et patriote dont vous avez pu apprécier comme moi, Monsieur, la haute valeur morale, que les petits-fils de la Révolution ont exilé deux fois, et à qui ils ont refusé la consolation suprême de mourir dans le pays qu’il aimait.

Il est un autre remède dans lequel vous avez proclamé tout à l’heure votre confiance : c’est la législation sociale. Cette confiance, je dois vous confesser que je ne l’éprouve pas au même degré. Vous avez parlé des ouvrières. Comment ne l’auriez-vous pas fait lorsque leur douloureuse condition a inspiré à M. Jules Simon un de ses plus beaux ouvrages ? Après avoir rappelé leurs souffrances (et ce n’est pas moi qui les contesterai), vous avez déclaré avec force qu’il ne suffit pas d’admirer leur résignation, mais qu’il faut les sauver, et qu’il est nécessaire pour cela « que la loi intervienne au nom de la justice ». Oh ! que je voudrais, Monsieur, partager ici votre foi. Que je voudrais penser, que tel ou tel article de loi peut guérir ces trois plaies qui rongent l’ouvrière, l’insuffisance du salaire, la fréquence du chômage, et la concurrence de la machine. Comme je vous envierais, à vous députés, le droit de déposer dans une urne le petit morceau de carton blanc qui opérerait cette cure merveilleuse. Mais l’expérience ne me paraît pas avoir encore démontré l’efficacité de ces remèdes parlementaires.

En 1878, l’Angleterre votait un acte qui environnait le travail des femmes de mesures protectrices dont notre législation n’a pas osé reproduire la minutie. Quelques années après, une enquête loyale révélait au public indigné les drames de ce sweating system dont notre langue française n’a pas de mot pour traduire l’horreur. Dans notre pays, une loi récente, que je ne critique pas, a interdit aux femmes le travail de nuit. Au dernier congrès de la Société d’économie sociale, un patron, humain, consciencieux, partisan de cette loi, était interrogé sur ses conséquences dans l’industrie de la couture. Il était obligé de reconnaître que, si elle avait mis un terme aux abus de la veillée, d’autre part, elle avait fait quelque peu baisser le salaire moyen déjà très faible ; de telle sorte que la question se ramène à savoir si la loi fait plus de bien à l’ouvrière en ménageant ses forces que de mal en diminuant son salaire (La Réforme sociale de juillet 1897, page 73). Les mesures législatives par lesquelles on prétend régler les conditions du travail exercent souvent ainsi des répercussions dont ces pauvres économistes, contre lesquels vous nourrissez tant de griefs, sont moins surpris que les législateurs. Sans me piquer de leur science, je redoute avec eux ces répercussions, et je mettrai davantage ma confiance en un autre remède sur lequel j’aurai du moins le plaisir de me trouver en parfait accord avec vous, c’est l’influence sociale de l’Église.

L’Église ! Au moyen âge, dites-vous, elle était une mère ! Pourquoi ne le redeviendrait-elle pas ? Vous avez raison, Monsieur ; c’est bien sous ces traits qu’il faut la faire apparaître, investie de cette douce et seule autorité, apportant dans ses bras la charité et la paix. Je sais tout le prestige qu’a perdu ce vieux mot de charité, puisque quelques-uns de ceux dont c’était l’habitude de le prononcer semblent aujourd’hui en rougir, et puisque d’autres ont tenté de le remplacer par un équivalent. Il faut convenir que jusqu’à présent ces tentatives n’ont pas été heureuses. On a essayé de philanthropie ; on y a renoncé, parce que le mot sentait son pédant ; on a essayé ensuite d’altruisme ; on y a renoncé parce qu’il sentait son barbare. Aujourd’hui c’est le terme de solidarité qui paraît l’emporter, sans doute pour avoir eu, l’année dernière, en pleine Sorbonne, les honneurs d’une promotion officielle. Va pour solidarité, bien que le mot sente un peu son jurisconsulte, et qu’il exhale un vague parfum de code civil : livre III, titre III, articles 1197 et suivants. Mais je n’aperçois pas en quoi cette expression nouvelle l’emporte sur le vieux vocable qui fut si longtemps familier à nos pères, et, pour avoir été prononcé pendant dix-huit siècles par des bouches chrétiennes, qui oserait dire qu’il en soit devenu pour cela moins pur et moins doux. Distinguée de la trop facile aumône, entendue au sens profond et étymologique du mot, qui rappelle l’idée d’amour, la charité peut, je crois, d’une façon beaucoup plus efficace que la législation, tempérer par son action incessante la dureté des lois économiques, et empêcher, comme le voulait avec vous M. Jules Simon, que l’humanité ne soit sacrifiée à la liberté. Aux conséquences brutales de l’offre et de la demande, elle oppose en effet l’obligation morale du juste salaire qui n’abuse point de la détresse de l’ouvrier, et tient compte de ses besoins légitimes. Elle proclame hautement que, si le travail est une marchandise, il n’en est pas de même du travailleur, et que celui qui paye équitablement le prix de la marchandise n’en est pas quitte pour cela avec ce créancier d’un nouveau genre vis-à-vis duquel lui reste encore des devoirs à remplir. Elle rappelle à ceux qui détiennent les biens de ce monde qu’ils sont comptables de leur emploi aux yeux du Maître qui les leur a dispensés, et qu’ils doivent en prélever la dîme au profit de ceux qui en sont dépourvus. Elle adoucit l’âpreté des luttes inévitables ; elle panse les plaies des vaincus, et impose la mansuétude aux vainqueurs. Elle est enfin la meilleure garantie de la vraie liberté, car elle parle au nom de Celui, comme une femme l’a dit dans un vers admirable :

Dont les deux bras cloués ont brisé tant de fers.

 

Si j’osais, je dirais que quelques-uns des ministres de l’Église feraient sagement de continuer à en rappeler les préceptes et à en donner l’incessant exemple, plutôt que de s’appliquer avec trop d’ardeur à la discussion de problèmes économiques dont la solution est souvent incertaine, et où la moindre erreur compromettrait en apparence l’autorité de l’Église elle-même. Personne ne saurait leur disputer ce noble rôle. De même qu’il y a quelques années, à Fourmies, un brave curé, inconnu la veille, célèbre le lendemain, se jetant entre les ouvriers et la troupe, offrait sa soutane aux balles, de même ils seront toujours à leur place lorsque, sans avoir pris parti d’avance ni pour les uns ni pour les autres, ils se jetteront entre patrons et ouvriers aux prises, en s’adressant à la conscience des uns, à la sagesse des autres, mais en rappelant avec force à ceux qui l’emportent par la richesse et les lumières que leur responsabilité morale est en proportion directe de leurs lumières et de leur richesse. On peut les empêcher d’apporter à l’enfant assis sur les bancs de l’école les enseignements qui le prépareraient à la vie, ou au malade étendu sur un lit d’hôpital les consolations qui l’aideraient à accepter la mort, mais on ne peut leur défendre de prêcher ni de pratiquer la charité, et de rétablir ainsi l’influence sociale de l’Église.

Ce rôle, si grand qu’il soit, ne suffit pas cependant à votre ambition pour elle. Vous souhaitez encore pour I’Église l’autorité politique ; non point sans doute l’autorité directement exercée, mais l’influence ouvertement subie. Toujours vous avez déclaré vouloir pour la France un gouvernement qui acceptât d’être le soldat de l’Église, et, suivant une pittoresque expression que vous avez empruntée à saint Louis, « le sergent du Christ ». C’est là une conception du rôle de l’État qui, de notre temps, a donné lieu a beaucoup de controverses. Vous vous étonnerez d’autant moins de m’entendre accuser ici une légère différence que, sur ce même point, dans une certaine mesure, vous différez aujourd’hui de vous-même. Longtemps il vous a semblé que ces fonctions de « sergent du Christ » ne pouvaient être exercées dans notre pays par aucun autre pouvoir que par la vieille monarchie dont le chef acceptait d’être qualifié d’évêque du dehors. Dans un de vos plus célèbres discours, – c’était à Vannes, je crois, – vous avez même trouvé, pour célébrer les bienfaits et la fécondité de cette alliance, des accents dont aucun avocat de la même cause n’est parvenu à égaler l’éloquence. Aujourd’hui il vous semble que tout gouvernement, quelque soit sa forme, peut être investi de cette haute mission. C’est tout récemment que vous vous êtes rallié à cette doctrine plus large et moins absolue. Chacun sait quelles directions ont agi sur votre esprit, quels scrupules ont pesé sur votre conscience. Il n’en est ni de plus augustes ni de plus respectables. Vous vous êtes publiquement exprimé à ce sujet avec une dignité, avec une mesure, avec une tristesse qui auraient dû désarmer bien des rancunes, si les rancunes de parti savaient désarmer. Vous en référant à quelques-unes des plus belles pages que notre confrère Melchior de Vogüé ait écrites, vous vous êtes comparé vous-même à ce Silvanus dont il a exhumé le poétique testament, et qui, entraîné par un navire loin du rivage natal, sentait la moitié de son âme retenue au passé et l’autre moitié entraînée vers l’avenir. Ceux qui demeurent obstinément sur le rivage abandonné n’ont pas vu s’éloigner sans regrets un homme tel que vous ; mais à une certaine mélancolie qui semble depuis lors vous avoir envahi, parfois à vos paroles, plus souvent à votre silence même, ils croient deviner que de ces deux moitiés de votre âme, la meilleure est restée avec eux, et que votre joie serait sans réserve, le jour où quelque vent propice ramènerait à ce même rivage le navire qui vous emporta.

Quant à la conception elle-même, quant à l’alliance étroite entre l’Église et l’État, qu’il s’agisse de la monarchie ou de toute autre forme de gouvernement, je vais sans doute vous étonner, Monsieur, mais je ne l’ai jamais souhaitée, je ne la souhaiterai jamais. Assurément je ne méconnais ni en théorie la grandeur de la thèse, ni en fait le prestige que la France s’est acquis et qu’il dépend d’elle de conserver en protégeant par tout l’univers la clientèle catholique. Mais à notre époque, et dans les questions de politique intérieure, cette alliance me paraît également dommageable au Gouvernement qui la conclut et à l’Église qui l’accepte. Deux fois au cours de ce siècle l’expérience a prononcé. Jamais l’Église de France n’avait uni d’une façon plus intime ses intérêts à ceux de l’État que durant toute la durée de la Restauration et les premières années du second Empire. Jamais elle n’a été plus impopulaire qu’au lendemain de leur chute, car elle a été considérée comme la complice de leurs fautes. Pendant toute la durée du régime de Juillet, elle avait gardé au contraire une attitude dont l’indépendance allait parfois jusqu’à l’hostilité. Au lendemain de la révolution où s’abîma ce régime, le clergé était appelé et se prêtait, peut-être avec un peu trop d’empressement, à bénir les astres de la liberté.

Plutôt que d’osciller ainsi entre la faveur et la malveillance, ne vaut-il pas mieux pour l’Église s’en tenir à l’exacte observation du pacte célèbre qui a été conclu au commencement du siècle, et conserver vis-à-vis des pouvoirs publics, quelle que soit leur étiquette, l’attitude d’une juste déférence, ne manquant à aucun des égards qui leur sont dus, exigeant tous ceux auxquels elle a droit, ne négligeant aucun des devoirs que le pacte lui impose, ne laissant violer aucun des droits qu’il lui confère. Cette attitude me paraît avoir été admirablement définie par Lacordaire lorsque, consulté au lendemain du coup d’État de 1851, il répondait : « Nous devons faire le strict nécessaire, et rien de plus : le nécessaire parce que notre principe est la neutralité en politique ; rien de plus, parce que la dignité et le respect de toutes les convictions honnêtes sont un principe qui nous dirige et doit nous diriger constamment Nous avons vu et nous verrons passer bien des gouvernements ; nous ne devons être systématiquement hostiles à aucun, mais respecter ce qu’ils font de bien, et respecter aussi en leur présence tous nos droits et tous nos devoirs. » (Lacordaire, Lettres inédites, page 399).

J’aime à relever ce langage dans la bouche du fier moine qui mourut chrétien pénitent et libéral impénitent. Dépasser la mesure qu’il indique, apporter à tous les gouvernements successifs, avec égal empressement, une égale allégeance, ce serait, suivant une expression hardie, que j’ose lui emprunter encore, « faire des catholiques les humbles valets de tous les avènements favorisés par le sort ». Personne ne saurait vouloir leur imposer ce rôle humiliant.

S’il arrivait, cependant, qu’un gouvernement quelconque, mécontent de ne pas rencontrer chez les ministres du culte plus de concours et de docilité, trouvât que pour lui les avantages du pacte n’équivalent pas aux charges, et s’il offrait à l’Église de France de dénouer à l’amiable les liens qui l’attachent à l’État, en lui assurant une indépendance garantie par des lois libérales, c’est une question pour le moins douteuse de savoir si l’Église ne trouverait pas dans la conquête de cette indépendance une ample compensation au sacrifice de ses privilèges. Je comprends que ceux qui ont qualité pour parler en son nom ne fassent rien pour provoquer un changement aussi profond dans nos lois et nos mœurs. Sa politique sage n’a point coutume de courir les aventures. Mais je ne comprendrais point qu’ils s’en effrayassent outre mesure, et, je ne redouterais pas beaucoup pour elle le jour où elle échangerait des faveurs qui lui sont marchandées contre le droit commun dans la liberté.

L’expérience d’autres nations atteste, en effet, combien la liberté lui est généralement favorable. C’est grâce à la liberté que les catholiques de Belgique ont pu obtenir et exercer le pouvoir depuis quatorze ans, sans porter atteinte à aucun de ces droits dont la société moderne se montre avec raison si jalouse. C’est grâce à la liberté que les catholiques d’Angleterre ont conquis leur place au grand jour dans ce pays où un cri de haine contre la papauté fut si longtemps une sorte de devise nationale, et qu’ils ont pu conduire naguère, dans les rues de Londres attristé, les funérailles solennelles d’un cardinal populaire. C’est grâce à la liberté que les catholiques des États-Unis ont vu, en un siècle, leur nombre passer de quarante mille à onze millions, leurs évêques d’un seul à quatre-vingt-quatre, leurs prêtres de trente à onze mille, qu’ils ont couvert le territoire de leurs églises, de leurs écoles, de leurs établissements charitables, et que, dans cette grande démocratie où leurs ministres jouent un rôle si intelligent, ils constituent aujourd’hui la plus unie, la plus puissante et presque la plus nombreuse des communautés chrétiennes.

Ce serait faire injure aux catholiques de France de douter qu’ils soient capables d’autant de dévouement et de générosité et d’efforts. Et s’il arrivait que cette séparation entre l’Église et l’État français, au lieu d’être préparée par un arrangement équitable, fût le brusque résultat de la colère ou du caprice d’une majorité parlementaire ; si, au lieu d’être précédée des restitutions et entourée des garanties nécessaires, elle laissait l’Église victime tout à la fois des spoliations passées et des tyrannies présentes, sans doute ce serait une épreuve qu’aucun de ses enfants ne saurait souhaiter pour elle, car ce serait, pour ses ministres comme pour ses fidèles, un temps de persécutions et d’angoisses. Mais ma fierté de catholique n’hésite pas à affirmer que de cette épreuve elle sortirait victorieuse, et que le souffle de l’orage ne l’ébranlerait même point, appuyée qu’elle demeurerait toujours sur l’antique solidité de son principe et sur l’éternelle jeunesse de sa foi.

Cette confiance dans la liberté n’aurait point paru excessive à l’illustre confrère dont vous venez de parler si bien, car il était libéral jusqu’aux moelles. Son culte pour la liberté fait l’unité de sa vie, comme les métamorphoses de son talent montrent la souplesse de son esprit. Je ne connais rien de respectable comme le spectacle de cette vie, rien d’instructif comme l’histoire de cet esprit. M. Jules Simon est né en Bretagne, dans une petite maison ; il est mort à Paris, dans un petit appartement après avoir été tour à tour ou à la fois maître d’études, professeur, philosophe, député, sénateur, ministre et journaliste. Mais son existence fut uniforme par la probité, le désintéressement, la constante préoccupation du devoir à remplir et le parfait dédain de tout avantage personnel. Il entrait au pouvoir avec indifférence ; il en sortait sans regrets, et, en toute circonstance, il aurait toujours été prêt, comme il le fit en 1851, à sacrifier le pain à l’honneur.

Son esprit au contraire était souple, ondoyant, divers, tout en cachant sous des transformations apparentes, une grande fixité de principes. Quant à son talent, il a présenté ce phénomène unique d’acquérir avec l’âge des qualités qui sont d’ordinaire le privilège de la jeunesse. L’écrivain avait commencé par être grave ; il a fini par être brillant, et la plume du vieillard avait acquis une légèreté que ne connaissait point celle du jeune homme. Même transformation dans son talent oratoire. À ses débuts dans les assemblées publiques, sa parole se ressentait des habitudes un peu lentes de l’enseignement. À la fin, elle était devenue vigoureuse et concise. L’éloquence fut à mes yeux sa faculté maîtresse. Aussi, comme vous avez loué surtout le philosophe et l’économiste, c’est de l’homme politique que je voudrais parler après vous.

Au début de sa carrière publique, M. Jules Simon appartint à cette opposition libérale de nom, républicaine de fait, que la nécessité du serment préalable n’empêcha pas de pénétrer dans les assemblées de l’Empire. Faibles par le nombre, puissants par le talent, les députés qui composaient ce groupe montrèrent de quel poids peut peser sur les destinées d’un pays un petit noyau d’hommes résolus, lorsque, dans un parlement, ils sont toujours sur la brèche, et qu’ils ne laissent passer aucune discussion sans y prendre part avec éclat. lIs contribuèrent singulièrement à saper cet édifice de l’Empire auquel sa large base semblait assurer une assiette si solide, mais dont l’écroulement devait être si rapide, car la base elle-même était instable. Leur opposition fut probe, courageuse, spirituelle, désintéressée. Mais elle manqua, dans une égale proportion, de mesure et de clairvoyance.

Par l’excès de leurs revendications, ils compromettaient la liberté qu’ils croyaient défendre. À un régime qui laissait l’existence des journaux à la discrétion du pouvoir, ils opposaient la liberté absolue de la presse pour laquelle ils réclamaient le droit à l’outrage. Comme remède à la dépendance de la magistrature ils demandaient l’élection des juges par le suffrage universel. À l’interdiction absolue de toute association, ils proposaient de substituer la liberté absolue de réunion et d’association sans frein ni contrôle. Leur politique extérieure n’était guère plus sagace. Le seul point sur lequel ils fussent d’accord avec le gouvernement était le principe des nationalités qui devait conduire à l’unité de l’Italie et de 1’Allemagne. Mais, pour parer à l’insuffisance reconnue de nos forces militaires, ils proposaient l’abolition des armées permanentes, et leur remplacement par une vaste garde nationale à qui 1’amour du drapeau aurait tenu 1ieu d’instruction théorique. Ils avaient baptisé eux-mêmes cette politique d’un nom : les destructions nécessaires (le mot n’est pas de M. Jules Simon), et ces destructions, c’étaient la magistrature, le clergé, l’armée ! Aussi, entre un gouvernement aveugle qui construisait de ses propres mains le mur contre lequel il devait venir se briser, et une opposition non moins aveugle qui lui refusait les moyens de se défendre contre les périls qu’elle était la première à signaler, l’opinion impartiale pourrait-elle hésiter à faire le départ des responsabilités. Mais, à ce même gouvernement, dont l’imprudence et l’imprévoyance devaient recevoir un châtiment si terrible, d’autres et de plus sages conseils étaient en même temps donnés, au nom de l’expérience de « trente-trois années de monarchie constitutionnelle et libérale ». L’Académie a le droit de rappeler avec fierté que la sage politique des libertés nécessaires et des vieilles traditions diplomatiques de la France n’a cessé, dans les assemblées de l’Empire, d’être professée avec éclat par deux hommes dont le nom est pour elle une gloire : ces deux hommes s’appelaient Berryer et Thiers.

Le pouvoir, auquel il eut le courage de ne pas se dérober quand ses amis s’en emparèrent, fut pour M. Jules Simon une excellente leçon de choses. À peine y avait-il été, depuis quelques mois, porté par l’émeute qu’il se voyait dans la nécessité d’imposer à un de ses collègues le respect de la légalité. Dans la lutte qui s’engagea à Bordeaux entre M. Jules Simon et M. Gambetta, le philosophe sut tenir tête au tribun, égaré par l’exaspération du patriotisme. Ce jour-là un homme de gouvernement se révéla en lui. Il parut osciller quelques années entre d’anciennes doctrines qui lui étaient demeurées chères et les maximes d’autorité dont chaque jour lui démontrait davantage la nécessité. Mais un esprit aussi éclairé devait bientôt reconnaître que la théorie de la moindre action du pouvoir, qu’il avait développée dans sa préface de la Politique radicale, est en France une erreur funeste, qu’un grand pays, centralisé, façonné à l’obéissance par de longues années de traditions monarchiques, voudra toujours être gouverné, qu’il se trouble dès qu’il sent flotter les rênes entre les mains qui le conduisent, et que les défaillances de l’autorité ne tardent pas à être expiées par la liberté.

Sa résolution fut prise quand, il s’aperçut que la liberté même était menacée, et il honora ses dernières années par l’opposition qu’il eut le courage de faire à son propre parti. Braver la colère de ses adversaires politiques est chose facile ; pour peu qu’il s’y mêle quelque péril, les âmes fières y peuvent même goûter du plaisir. Braver le mécontentement de ses amis est chose plus pénible, et il y faut une vertu assez rare : le courage moral. M. Jules Simon eut ce courage. Les discours qu’il prononça au Sénat pour protester contre les atteintes portées à la liberté d’enseignement et à l’inamovibilité de la magistrature, ou pour empêcher la proclamation de l’athéisme officiel sont des œuvres de haute éloquence. Ils comptent parmi les plus beaux qui aient honoré la tribune française. Mais ils ne lui furent point pardonnés. Cette attitude indépendante et hardie fut, chez M. Jules Simon, d’autant plus méritoire qu’il n’était pas de ceux que la popularité laisse indifférents. Il savait cependant en faire le sacrifice à un idéal supérieur, et si ce sacrifice lui causa quelques regrets, si sa figure portait parfois l’empreinte d’une certaine tristesse, son langage public ne trahit jamais une ombre d’amertume.

Il trouvait une diversion à cette tristesse de ses dernières années dans son infatigable dévouement à la grande cause des misères sociales. Un des premiers il avait eu la gloire d’attirer l’attention sur ces misères. Il avait fait école, et plus n’était besoin de les décrire pour émouvoir la pitié publique. Il n’avait plus qu’à se préoccuper de les soulager. Il y consacra le reste de ses forces. Parfois on abusait de lui, mais il semblait s’être fait une loi de ne jamais refuser son concours aux œuvres qui le lui demandaient. Il leur faisait sans compter l’aumône de son cœur, et les comblait, à défaut d’autres, des richesses de sa parole. Une circonstance particulière m’a rendu témoin de sa dernière largesse. C’était devant la Commission chargée par le Sénat d’examiner un projet de loi dont certaines dispositions frappaient d’un droit exorbitant les legs faits aux établissements charitables. Il avait voulu y comparaître entouré des représentants de plusieurs sociétés de bienfaisance, et il avait invité en particulier le fils du fondateur de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains à se joindre à lui. Pendant une heure sa parole émue trouva les accents les plus persuasifs et les plus nobles pour défendre la charité, qu’elle fût exercée par des mains religieuses ou laïques, et réclama pour elle avec éloquence la liberté du bienfait. L’impression fut profonde, mais la voix était défaillante, le geste languissant, et ce dernier triomphe de la volonté sur la faiblesse a peut-être abrégé sa vie. Peu lui importait : il savait que les jours de la terre ne valent que par leur emploi, et que les forces de l’homme sont le seul bien dont il ait le droit d’être prodigue, s’il les dépense tout entières au service d’autrui.

Par de tels sentiments il appartenait à cette élite des hommes de bien et de bonne foi à qui un si touchant appel a été adressé, dans quelques-unes de ses plus nobles encycliques, par le grand pontife dont l’action a été depuis vingt ans si puissante dans le monde des intelligences, dont la main habile a abaissé tant de barrières, et la pensée hardie ouvert au retour de tous les esprits libres de si droites et faciles avenues. Son large cœur les convie tous à ce grand œuvre du soulagement de la souffrance humaine. Aucun travailleur de bonne volonté ne doit en effet en être exclu. La moisson est trop grande et il n’y aura jamais assez d’ouvriers. Aucune main, de quelque côté qu’elle vienne, ne doit être repoussée si elle tente d’essuyer quelques-unes des larmes qui, depuis l’origine du monde, coulent sans trève des yeux de l’humanité.

Je suis certain, Monsieur, d’être en ce point d’accord avec vous, comme avec M. Jules Simon, et toutes dissidences s’effacent, toutes nuances se perdent dans cette pensée commune de concorde et de charité.