Discours de réception de Ferdinand de Lesseps

Le 23 avril 1885

Ferdinand de LESSEPS

Réception de M. de Lesseps

 

M. de Lesseps, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henri Martin, y est venu prendre séance le jeudi 23 avril 1885, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En m’admettant parmi vous, vous m’avez causé à la fois une grande joie et un grand embarras.
Faire partie de l’Académie française, de cette réunion d’élite, de cette aristocratie élective des lettres, est un honneur dont le plus orgueilleux a le droit d’être fier, mais parler devant elle est une tâche qui peut faire hésiter un écrivain habile, et je ne suis malheureusement ni l’un ni l’autre.
Ce discours de réception était donc doublement redoutable et pour moi et pour vous. Et c’est pourquoi je tiens à vous rassurer tout d’abord. Ce n’est pas un morceau oratoire que vous allez entendre. Je n’ai voulu mettre ni mon inexpérience ni votre longanimité à une aussi rude épreuve. Ne pouvant faire bien, j’ai fait mieux : j’ai fait court.
Vos ancêtres, Messieurs, avaient cette habitude d’appeler à l’Académie des lettres, non pas seulement des hommes de lettres, mais aussi des gens de marque : prélats, commandants d’armée, grands seigneurs à qui leur haute situation tenait lieu d’éloquence et quelquefois même de savoir. Est-ce pour cela que le discours que l’on prononçait alors était réduit aux proportions exiguës d’un remerciement ? Il se pourrait. Quoi qu’il en soit, puisque vous avez fait revivre pour moi la première partie de cette tradition, souffrez que je bénéficie de la seconde, et, puisque vous avez bien voulu qu’un homme de lettres, in partibus, entrât, comme autrefois, dans votre Compagnie, ne vous étonnez pas qu’il s’en tienne, comme autrefois, à la simple expression de sa gratitude.
Le fauteuil que j’occupe aujourd’hui est celui qu’ont successivement occupé M. Thiers et M. Henri Martin. Tous les deux ont été mes amis ; c’est dire que je n’ignore ni les dissemblances qu’il y a entre eux et moi, ni la distance qui nous sépare. Ils étaient plutôt des hommes d’étude, je suis plutôt homme d’action ; ils étaient historiens, et je suis géographe... à ma manière.
Mais si je diffère d’eux par bien des points, il en est un par lequel j’ai la prétention de leur ressembler. Tous deux ont aimé passionnément leur pays, et, par ce côté-là du moins, je ne me trouve pas indigne de leur succéder. Comme eux j’ai voué à mon pays ma vie tout entière. Pendant plus de soixante années, dans des situations et des fortunes diverses, le souci de ses intérêts et de sa gloire a été ma pensée maîtresse, le but constant de mes travaux et finalement, j’en suis convaincu, la cause de mon succès.
Et ce n’était pas trop d’un tel but pour d’aussi longs efforts. Rien n’est facile à faire dans ce monde, surtout l’utile. Il n’y a pas d’œuvre naissante, si bienfaisante fût-elle, peut-être faudrait-il dire en raison même du bien qu’elle peut faire, qui n’ait pour ennemis les ignorants et les malveillants.
Les premiers, parce qu’ils connaissent mal le résultat où vous tendez ou ne le connaissent pas, et qu’ils ne sont dans le secret ni de vos moyens ni de votre force. Ceux-là, il faut les éclairer ; une fois convertis, ils deviennent des adeptes fervents et des auxiliaires précieux. Quant aux autres, les sceptiques, les haineux, les insulteurs même, il n’y a pas à s’en occuper. Le proverbe arabe dit : « Les chiens aboient, la caravane passe... » J’ai passé.
Messieurs, si je m’explique ainsi à vous avec une insistance qui peut paraître complaisante, ce n’est pas pour le vain plaisir de vous parler de moi, c’est pour vous justifier à vos propres yeux de m’avoir choisi en vous montrant les similitudes qui existaient entre mon prédécesseur et moi.
Et puisque je suis sur ce terrain, il y en a une encore que je veux vous signaler en passant. On nous a accusés l’un et l’autre, à nos commencements, d’avoir un peu trop d’imagination. Vous n’ignorez pas qu’aux heures poétiques et ardentes de sa jeunesse, entrant dans l’étude des premiers temps de notre race, Henri Martin, on l’a dit du moins, s’était épris du culte druidique. Ce Celte de Saint-Quentin s’était fait initier, prétendait-on, aux mystères de la religion terrible ; on le soupçonnait même de l’avoir embrassée secrètement et de pratiquer à huis clos ses rites. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? A-t-il passé par cet excès d’enthousiasme et de conviction ? Rien n’est moins certain, mais qu’importe en tout cas ; cela l’a-t-il empêché d’écrire plus tard l’Histoire de France la plus complète que l’on ait encore écrite.
Poux moi, si l’on ne m’a pas soupçonné d’être un druide, on m’a jadis accusé d’être un rêveur ; c’était au commencement de mes entreprises. Je crois avoir prouvé, depuis, que je suis un homme pratique. Mais je ne médis pas pour cela, des rêveurs. Un peu d’imagination est un bon levain pour cette lourde pâte des affaires humaines. Plus le but est loin, plus il faut viser haut. Il est bon que le sculpteur cherche une montagne pour y tailler sa première statue ; il n’est pas mauvais que l’homme positif lui-même ait à dégager son esprit d’un peu d’irréalisable et de démesuré; que, croyant tout pouvoir, il ait songé à tout oser : l’expérience n’ébranchera que trop vite ce que ses illusions avaient d’impossible et de touffu, mais ses travaux en garderont toujours quelque chose de fort qui les soutient, son intelligence quelque chose de grand qui les élève. De l’aberration saint-simonienne, aujourd’hui si justement oubliée, il n’est pas moins sorti de parfaits ingénieurs, des économistes distingués et des financiers de premier ordre. M. Thiers avait commencé par écrire des Salons. Claude Bernard lui-même, votre illustre confrère, avait commencé par une tragédie; vous n’avez pas cela du moins à me reprocher.
J’ai parlé tout à l’heure de l’Histoire de Franced’Henri Martin. C’est son œuvre capitale. Elle est dans toutes les bibliothèques ; mieux encore, elle est dans toutes les mémoires. Je ne veux pas y insister littérairement, non qu’il n’y ait pas assez de bien à en dire, mais parce que j’ai peur de ne pas le dire assez bien ; et d’ailleurs ce n’est pas un discours-que je fais ici, je le répète, et si je m’arrête à marquer d’un mot ce qui m’a semblé être la note particulière de son talent, c’est qu’elle est, en même temps, celle de son caractère.
Chaque historien a la sienne.
Chez-Michelet c’est la poésie. À chaque instant son imagination ouvre des vues profondes, sur des horizons nouveaux, devant lesquelles la pensée s’arrête et s’étonne.
Augustin Thierry, érudit passionné, écrivain de race, évocateur d’un monde disparu, est, par-dessus tout, un peintre d’une netteté de lignes et d’une puissance de coloris incomparables.
L’Histoire de Guizot, comme celle de Mignet, est un système : philosophique chez l’un, politique chez l’autre, montrant dans le mouvement des faits leur enchaînement, leurs conséquences et leurs causes.
Thiers excelle à raconter les événements, à mettre en scène les situations, à élucider les questions les plus spéciales et les plus obscures. Sa dominante est la clarté; celle d’Henri Martin est la justice. Et cet amour de la justice qui est dans son esprit vient de cet amour de la, Patrie qui est dans son cœur.
Lui, l’homme de conviction et même de parti, si absolu dans sa croyance, si invariable dans sa conduite, si entier dans les débats, dépouille toute passion dès qu’il entre dans l’histoire. Témoin ému de toutes nos gloires, il ne refuse son admiration à aucune. Il est aussi enthousiaste des druides que des martyrs de la première église chrétienne ; de Jeanne d’Arc que de Henri IV ; des victoires de Louis XIV que de celles de la première République ; du premier Empire que de la Convention. Il s’agit toujours pour lui de la France, et il ne voit qu’elle ; aucune restriction n’arrête son patriotisme, aucun calcul ne le diminue. Quelles que soient leurs opinions ou leurs croyances, tous ceux qui servent et grandissent la France sont les siens. C’est un bel exemple à conseiller, Messieurs, et à suivre.
Malheur aux peuples qui, fanatisés par l’esprit de parti, mutilent eux-mêmes leurs traditions, ne comprenant pas qu’une nation est une humanité qui vit sans cesse et dont le présent ne peut se séparer du passé sans que l’existence elle-même en soit arrêtée !
Et de ce passé si douloureux et si glorieux tour à tour Henri Martin tire un enseignement fortifiant, une confiance que rien n’abat, un espoir que rien ne décourage : « Le Français qui connaît bien l’histoire de son pays, dit-il, ne perdra jamais l’espérance dans les plus tristes jours. Ce peuple est doué d’un ressort incomparable, d’une puissance de rénovation qui ne s’est jamais vue à ce degré chez aucun autre peuple. »
Je suis fier, Messieurs, que vous ayez pensé à moi pour succéder à l’homme qui a prononcé de telles paroles. Ce double sentiment d’orgueil dans le passé et de foi dans l’avenir est aussi profondément enraciné dans mon cœur qu’il l’était dans le sien, et c’est par cette communauté dans l’espoir que je m’honore le plus de lui ressembler.
Et maintenant que je vous ai suffisamment prouvé ma bonne volonté à défaut de talent, je m’arrête, ne voulant pas dépasser les bornes que je me suis moi-même un peu forcément imposées.
Celui qui me succédera, reprenant le cours de la tradition nouvelle, vous parlera plus tard, le plus tard que je pourrai, je vous en avertis ; vous parlera, vous dise, avec plus de développement, de compétence et de charme des mérites de l’historien impartial, de cet honnête homme, de ce grand patriote qui fut mon prédécesseur ; il saura sans doute mieux que moi exprimer à l’Académie sa reconnaissance de nouvel élu, mais il n’aura au fond du cœur plus de respect pour la mémoire d’Henri Martin, ni plus de gratitude pour vous.
En 1834, le jour où il entrait à l’Académie, M. Thiers disait : « Je vous remercie de m’avoir admis à siéger dans “ cet asile de la pensée libre et calme. ” »
Je vous remercie, à mon tour, de m’avoir admis dans cet asile de la pensée libre et calme, bien que je n’ose vous promettre de rester tranquillement assis sur mon fauteuil.