Réponse au discours de réception de Victor Duruy

Le 18 juin 1885

Adolphe PERRAUD

Réponse de M. Perraud, évêque d'Autun
au discours de M. Victor Duruy

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 18 juin 1885

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

La vie qui voit se rompre à chaque instant les plus douces relations du commerce des hommes, opère parfois entre eux des rapprochements bien imprévus.

C’est un des écoliers dont vous venez de rappeler les noms qui a mission d’accueillir ici son ancien maître, et de lui souhaiter la bienvenue dans nos rangs. Pourquoi cette tâche n’est-elle pas échue à quelqu’un de mes aînés du collège et de l’Académie ? Quelle fête de l’esprit pour cette assemblée d’élite, si, après vous, elle avait entendu louer M. Mignet soit par l’écrivain militaire qui a fait revivre dans une histoire de famille les grandes actions du héros de Rocroy ; soit par l’auteur dramatique qui, en entrant parmi nous, rendait au génie d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide l’hommage le plus éloquent ; soit enfin par le poète aimé des Athéniens de Paris, à qui Ménandre eût envié les vers de la Ciguë !

L’honneur que j’avais de présider notre Compagnie au moment où la mort est venue frapper M. Mignet m’impose aujourd’hui un double devoir. J’ai à dire, Monsieur, comment vos travaux, depuis longtemps remarqués, vous indiquaient pour recueillir la succession de notre vénéré doyen s; mais je suis assuré de bien interpréter vos propres sentiments si je commence par saluer en lui, au nom de la France lettrée et de l’Académie, un des maîtres de la science historique dans le siècle et dans le pays où les Thiers, les Guizot, les Augustin Thierry ont conquis un immortel renom.

Beaucoup d’hommes dont les facultés se sont dépensées parmi les agitations de la vie publique, ont eu des commencements pleins de paix, de silence, de recueillement. Une loi contraire a présidé aux destinées de M. Mignet. Les premières années de sa carrière d’homme et d’écrivain ont appartenu tout entières aux polémiques les plus ardentes de la Restauration, et, le lendemain même du jour où une révolution victorieuse consacrait le triomphe de ses idées, il s’est mis pour toujours en dehors des vicissitudes auxquelles renoncent si difficilement ceux qui ont une fois connu les périlleuses et enivrantes émotions de la politique. Il a persévéré dans cette énergique résolution pendant plus d’un demi-siècle, heureux de pouvoir ne rien dérober de son temps ni de ses forces à ses études. Elles l’ont, du reste, payé de retour, et comme voua l’avez fort bien dit, Monsieur, il leur a été redevable de la meilleure part. Si je devais représenter, dans le contraste de ses tumultueux débuts et de leur suite pleine de calme, cette existence qui a presque atteint les limites extrêmes de la longévité humaine, elle m’apparaîtrait semblable à une de ces sources dont les eaux jaillissent d’abord impétueuses et bruyantes pour former bientôt le fleuve qui descend vers l’Océan avec une majestueuse lenteur.

Vous avez rappelé, Monsieur, ces commencements belliqueux du publiciste de 1821 à 1830. Vous avez ou raison d’y associer le souvenir de l’homme célèbre dont le nom était dès lors, et devait demeurer depuis, inséparable du nom de votre prédécesseur. Communauté d’origine et de goûts intellectuels ; harmonie parfaite des idées et des sentiments et, dans la différence des caractères, ressemblance frappante des physionomies morales, tout devait contribuer à former entre François Mignet et Adolphe Thiers une de ces amitiés dont l’histoire consacre le souvenir. Ils ont ainsi traversé, en s’appuyant l’un sur l’autre, plus des trois quarts de ce siècle avec des fortunes diverses, mais dans le partage invariablement fidèle des mêmes convictions, dignes de se renvoyer mutuellement la parole charmante où Montaigne a exprimé sa fraternelle affection pour La Boétie : « Nos âmes ont charié si uniement ensemble ! Nous estions à moytié de tout ! »

Nos deux Provençaux avaient suivi à Aix les mêmes cours de droit et avaient été reçus avocats au barreau de cette ville. Dans l’été de 1831, ils partirent presque en même temps pour Paris où le double patronage de Royer-Collard et de leur compatriote Manuel allait leur ouvrir la carrière et leur assigner une place dans les rangs les plus militants de l’opposition libérale.

Ne croirait-on pas voir les deux amis immortalisés par Virgile, au moment où ils concertent d’attaquer ensemble le camp des Rutules ? Ils y vont en effet d’un même cœur et d’un même élan .

Le plus jeune, le plus vif d’allures, le plus décidé dans l’emploi qu’il devait faire de ses universelles et brillantes aptitudes, Adolphe Thiers, l’enfant de Marseille, excellera toute sa vie, comme Nisus, à lancer à la tribune et dans la presse, tantôt les flèches légères, tantôt le javelot acéré .

Plus contenu, sans être moins ardent, François Mignet, l’enfant d’Aix, se fera remarquer toute sa vie, et jusque dans la vieillesse la plus avancée, par ces agréments extérieurs que vous n’avez eu garde d’omettre, Monsieur, en esquissant son attrayante figure
Quo pulchrior alter
Non fuit Æneadum.

À ce dessin d’une ressemblance frappante, j’ajouterai un trait que j’emprunte au spirituel et caustique Henri Heine.

Au mois de mai 1841, M. Mignet lisait ici une de ses notices toujours si avidement écoutées. La séance était présidée par M. Cousin. Le critique allemand y assistait. Sous cotte coupole de l’Institut, fort irrévérencieusement comparée par lui au dôme des Invalides, il se trouvait en face de M. Thiers venu pour assister au triomphe de son ami qui prononçait ce jour-là l’éloge de Merlin de Douai. Quand le beau secrétaire perpétuel (je laisse parler Heine) fut arrivé à l’endroit où il montrait dans la Révolution de Juillet la dernière étape et le couronnement de la Révolution de 1789, ces dé1arations optimistes provoquèrent un sourire sur le visage de M. Thiers. « Ainsi, ajoute Heine, doit rire Éole, quand Daphnis, par un beau temps, joue de la flûte sur le rivage paisible . »

Applaudi dans ses cours de l’Athénée par une élite de jeunes auditeurs à laquelle se mêlaient volontiers des hommes déjà considérables ou destinés à le devenir accueilli avec faveur par Talleyrand dans ses fameux salons, rendez-vous de toutes les célébrités politiques de l’Europe ; lié avec le chansonnier dont les refrains populaires suscitaient partout des ennemis au pouvoir ; affilié à la fameuse société « Aide-toi, le ciel t’aidera » toujours prête à descendre dans la rue au premier signal des hommes d’action ; désigné pour être un des principaux organisateurs des funérailles de Manuel et poursuivi devant les tribunaux à cause de la brochure qu’il avait publiée sur cette journée ; enfin, le 27 juillet 1830, avec ses amis Thiers et Rémusat, signataire de cette protestation des journalistes qui, suivant l’issue de la lutte, pouvait ouvrir ses auteurs les portes d’une prison d’État ou celles d’un ministère : on le voit, avant d’aller s’asseoir « sur le rivage paisible, pour y jouer de la flûte aux applaudissements d’Éole », notre charmant jeune homme, souvent engagé dans des alliances compromettantes, avait été pendant neuf ans au plus fort de la tempête et en plein combat.

Aussi, Monsieur, vous avez eu raison de le dire : le livre publié par M. Mignet en 1824, était « une arme de guerre ». Le choix du sujet attestait encore l’étroite parenté d’esprit qui unissait les deux amis. Ils s’étaient mis à l’œuvre en même temps, se ménageant peut-être le plaisir de se faire réciproquement une surprise, quand leur travail serait achevé. Plus expéditif, mais moins sévère sur les conditions de la composition et du style, Adolphe Thiers avait déjà publié en 1823 les deux premiers volumes d’une histoire de la Révolution française, destinée à prendre sous sa plume rapide et facile d’amples proportions. Quelques mois après, François Mignet donnait en un seul volume une histoire abrégée, mais complète, des vingt-cinq années écoulées entre 1789 et l814.

On peut appliquer à ce livre ce qu’un de nos confrères du XVIIIe siècle, le président Hénault, a dit avec bonne grâce de ce genre d’écrire l’histoire « où l’espace est si court, où la moindre négligence est un crime, où rien d’essentiel ne doit échapper, où ce qui n’est pas nécessaire est un vice, et où il faut encore essayer de plaire au milieu des sévérités du laconisme et des entraves de la concision ».

Dans une narration sobre de descriptions et de tableaux, émouvante toutefois par ses inexorables déductions, l’histoire de la Révolution française laisse à peine au lecteur le temps de respirer à travers cette succession d’épisodes qui s’enchaînent comme les actes d’une tragédie dont l’ordonnance toute classique amène la catastrophe.

On a reproché à M. Mignet d’avoir subordonné le récit des événements à des vues trop systématiques et procédé à la façon des géomètres et des mathématiciens.

Vous n’avez pas jugé superflu, Monsieur, de discuter ces accusations et vous en avez profité pour nous dire votre pensée sur une des questions les plus difficiles de la philosophie de l’histoire. Comme à vous, il ne me paraîtrait pas équitable de demander à M. Mignet un compte trop sévère de quelques formules qui, prises isolément et au pied de la lettre, le feraient ranger parmi les écrivains de l’école fataliste.

Il faut d’ailleurs en convenir la raison se trouve ici en face d’un redoutable problème. Il lui appartient sans doute d’en distinguer ici les éléments et de les soumettre à toutes les rigueurs de son analyse. Mais lorsque le moment est venu de déterminer leurs rapports avec une rigueur scientifique, elle hésite et se trouble.

D’une part, l’homme est libre. S’il n’était qu’une machine plus achevée, l’histoire se ramènerait aux lois de la physiologie, comme celles-ci, dit-on, se ramènent aux lois de la mécanique. Mais, dès que la liberté est dans l’individu, elle est dans l’espèce, les familles, les cités, les nations. Comment, en effet, des volontés libres et raisonnables, additionnées les unes aux autres, se résoudraient-elles en une force passive, fatalement soumise à une impulsion irrésistible ?

D’autre part, l’individu, les hommes réunis en société subissent l’empire d’une loi supérieure sans laquelle le monde serait le jouet des caprices du hasard. Si Dieu existe, ce n’est pas assez qu’il règne : il faut encore qu’il gouverne

Par conséquent, la seule liberté de l’homme ne suffit pas à rendre compte des événements dont l’histoire se compose, et ceux-ci ne peuvent s’expliquer non plus par l’action unique d’une énergie directrice, maîtresse absolue de l’humanité. Il faut unir ces deux forces. Mais qui déterminera le rôle de chacune d’elles ? Qui indiquera précisément où commence l’une et où l’autre finit ?

Dans son Traité du libre arbitre, Bossuet a dit sur ce sujet la parole décisive du bon sens. Après avoir très nettement mis en lumière chacun des éléments que le langage scientifique appelle « les deux facteurs » de l’histoire, il conclut en ces termes : « Demeurons donc persuadés et de notre liberté et de la Providence qui la dirige sans que rien nous puisse arracher l’idée très claire que nous avons de l’une et de l’autre. Que s’il y a quelque chose en cette matière où nous soyons obligés de demeurer court, ne détruisons pas pour cela ce que nous aurons clairement connu, et sous prétexte que nous ne connaissons pas tout, ne croyons pas pour cela que nous ne connaissons rien : autrement nous serions ingrats envers celui qui nous éclaire. »

Si l’on veut porter un jugement d’ensemble sur l’œuvre historique de M. Mignet, on verra que, lui aussi, a cherché cette explication dans le concours mystérieusement inégal de deux puissances dont l’intervention exclut en même temps la fatalité et le hasard. Une telle conclusion s’imposait au partisan déclaré, à l’infatigable défenseur de cette liberté civile et politique dont la liberté morale est la condition nécessaire et le fondement. S’il parut avoir quelquefois exagéré le rôle de je ne sais quelle influence anonyme et irresponsable, voisine du fatum des anciens, sa haute raison et l’expérience de la vie lui firent tempérer plus tard ce que certaines pages de sa jeunesse avaient pu contenir d’excessif. Non seulement il n’a pas eu pour de l’idée et du nom de Dieu, trop souvent bannis aujourd’hui par des procédés dont le sentiment religieux s’offense moins que le bon sens, mais il a employé pour caractériser l’intervention divine dans les affaires humaines, les expressions simples et claires, consacrées par la sagesse des siècles chrétiens. « Le véritable historien, — a-t-il dit, en prononçant l’éloge de Sismondi, —sait assigner dans l’accomplissement des faits la part des volontés particulières qui attestent la liberté morale de l’homme et l’action générale des lois de l’humanité vers des fins supérieures, sous l’action cachée de la Providence. » Ce langage d’une exacte et haute philosophie n’est-il pas l’écho direct d’un des plus magnifiques enseignements de la Bible ? « O Dieu, s’écrie l’auteur de la Sagesse, votre Providence paternelle gouverne les hommes, mais elle les traite avec un grand respect. » Qu’est-ce, en effet, dans l’homme que le don de la raison et l’usage de la liberté, sinon la preuve authentique de cette révérence souveraine de Dieu pour l’être dont il a fait sa vivante image ?

Vous l’avez judicieusement remarqué, Monsieur, les travaux postérieurs de M. Mignet et surtout les notices composées par lui, en sa qualité de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, lui ont; à diverses reprises, donné l’occasion de revenir sur la grande époque dont il pouvait, comme M. Thiers dire : « ma Révolution ». Il en a très habilement profité pour pratiquer ce qu’il louait un jour dans l’illustre penseur allemand Schelling : « l’art de rester fidèle à lui-même, tout en se modifiant ».

N’a-t-il pas été quelquefois gêné par quelques-uns des personnages dont il a dû prononcer l’éloge ? La sévérité de sa conscience d’historien n’a-t-elle pas fait quelques concessions aux exigences de la confraternité et aux traditions de la courtoisie académique ? Cela est assez vraisemblable. Après leur mort, les rois d’Égypte subissaient un jugement dont la conséquence pouvait être le refus des honneurs de la sépulture. Le public n’attend pas de nous de telles rigueurs, et il nous permet d’enterrer nos morts sans les avoir soumis à toutes les formalités d’un procès. Il nous sait gré cependant lorsque, sans manquer à aucun égard et après avoir satisfait à toutes les convenances, nous trouvons le moyen d’exprimer, ne fut-ce que par quelques paroles discrètes et contenues, ce que dans l’intime de la conscience nous pensons d’un homme ou d’une œuvre, d’un livre ou d’une vie.

Les notabilités politiques et littéraires auxquelles M. Mignet a consacré ses notices, n’ont pas eu à se plaindre de lui. Il a mis en œuvre, pour les faire revivre, toutes les ressources de la plume la plus sûre d’elle-même et ces délicatesses du style à l’aide des- quelles les maîtres excellent à faire comprendre ce qu’ils n’ont pu indiquer qu’à demi-mot, ou deviner ce qu’ils ont volontairement passé sous silence.

Parmi les hommes célèbres qui, accueillis, ou plutôt recueillis en 1832, dans l’Académie des sciences morales et politiques, eurent la bonne fortune d’être loués par M. Mignet, je citerai particulièrement : Sieyès, prédestiné à écrire la première et la dernière scène du drame révolutionnaire, puisque, à dix ans de distance, il fut l’auteur du fameux pamphlet sur le tiers État, dont la seule épigraphe avait été l’arrêt de mort de l’ancien régime, et le rédacteur de ce projet de constitution de l’an VIII devenu si promptement le marchepied du trône impérial ;
Roederer, procureur de la commune de Paris, dans la tragique journée du 10 août 1792 ; ce qui ne l’empêcha pas d’accepter plus tard de Napoléon le titre de comte ;
Merlin de Douai, un autre comte de l’Empire, et Lakanal, tous deux conventionnels et régicides ;
Daunou, qui en proie aux passions antireligieuses du temps, eut le tort de jeter sa robe de prêtre et le mérite si rare d’avoir respecté sa conscience et la justice en refusant de voter la mort de Louis XVI ;
Enfin, Talleyrand, de tous les personnages politiques des temps modernes le plus souple et le plus fécond en expédients, celui dont la biographie équivaut à l’histoire de tous les régimes qui se sont succédé en France de 1789 à 1830, puisqu’il n’en est pas un seul auquel il n’ait donné son concours et qui n’ait servi d’échelon à sa prodigieuse fortune.

C’est à propos de Lakanal que M. Mignet a complété et rendu définitif le jugement déjà exprimé par lui en 1824 sur le vote des conventionnels régicides, « vote déplorable, disait-il le 2 mai 1887, qui frappa du même coup la vraie liberté avec la monarchie, et la justice avec le monarque ; vote ingrat envers cette grande race des conquérants nationaux et des organisateurs populaires de la France, qui après lui avoir donné l’unité territoriale la plus forte, la législation civile la plus perfectionnée, lui reconnaissaient les droits politiques les plus étendus ; vote cruel et inhabile qui, par le meurtre royal, devait conduire à tant d’autres meurtres et livrer la Révolution ensanglantée à l’anarchie et au despotisme. »

Du reste, en dépit ou à cause de ses sympathies pour les Girondins, M. Mignet avait très bien mis en relief, dès 1824, la logique terrible à laquelle ont obéi les partis qui, après le 21 janvier 1793, furent tour à tour et si rapidement prescripteurs et proscrits. Dans un récit d’une saisissante vigueur, on voit à l’œuvre la « puissance terrible qui dévora d’abord les ennemis de la Montagne, dévora ensuite la Montagne et finit par se dévorer elle-même ».

Ne dirait-on pas que le jeune historien avait dès lors visité ce temple d’Égypte où un des nôtres nous introduisait naguère à la suite de Clément d’Alexandrie, pour nous montrer au fond du sanctuaire, dans le nimbe d’or de l’apothéose, le monstre aux dents d’acier, aux appétits inassouvis, symbole trop fidèle des sectaires féroces divinisés par la légende qui eussent aisément fait périr le genre humain, s’ils n’avaient retourné contre eux-mêmes leur rage de tout détruire .

Au lendemain du 9 thermidor, les Parisiens sortis de prison ou ceux qu’on n’avait pas eu le temps d’y jeter, regardaient aux vitrines des libraires une image qui exprimait d’une façon saisissante cette loi des révolutions écrite dans notre histoire en lettres de sang, et cependant si facilement oubliée.

Sur une guillotine entourée de plusieurs monceaux de têtes : têtes de nobles, têtes de prêtres, têtes de bourgeois, et même, en grand nombre, têtes d’artisans, le bourreau tient encore d’une main la corde qu’il vient de tirer, tandis que sa tête tombe sous le couperet. Au bas de l’estampe étaient écrits ces quatre vers :

Admirez de Samson l’intelligence extrême,
Sous le couteau fatal il a tout fait périr ;
Dans cet affreux état que va-t-il devenir ?
Il se guillotine lui-même .

Les travaux de votre prédécesseur sur le XVIe et le XVIIe siècle en France, en Suisse, en Espagne ; son Mémoire sur ta Germanie ; son incomparable Introduction aux négociations relatives à la succession d’Espagne ont été si bien analysés par vous, Monsieur, que je puis me dispenser d’y revenir. Tout au plus me permettrai-je de dire que le procès de Marie Stuart n’a pas encore abouti à une sentence irréformable. Certes, il ne s’agit pas de contester ici la sagacité de l’enquête faite par M. Mignet. Mais il semble n’avoir pas eu entre les mains toutes les pièces de cette cause, une des plus célèbres dans les annales judiciaires de l’histoire. Depuis le pathétique ouvrage où il a raconté les infortunes de la jeune femme qui porta tour à tour les couronnes de France et d’Écosse, plusieurs écrivains protestants, faisant pour elle ce que les Voigt, les Ranke, les Hurter avaient fait pour les papes saint Grégoire VII et Innocent III, ont entrepris de scruter à nouveau les mystères de ce drame si douloureux. Ils n’ont pas cru que les dissidences religieuses pussent jamais prescrire contre les revendications de la justice. La procédure se poursuit. Je ne crois manquer en rien à votre illustre prédécesseur en exprimant le vœu qu’elle aboutisse un jour à un verdict d’innocence et à une victorieuse réhabilitation .

Aussi bien, l’histoire qui entend demeurer fidèle à sa haute mission d’être, suivant la belle parole de Cicéron, « l’institutrice de la vie humaine », Historia, magistra vitae, ne reconnaît qu’à Dieu seul le droit de prononcer des jugements sans appel. Toute réclamation portée à son tribunal, au nom d’informations plus complètes ou de recherches plus approfondies, est toujours assurée d’un accueil favorable. Elle met sa gloire moins à ne jamais se tromper qu’à redresser elle-même ses erreurs. Savoir avec plus d’exactitude pour enseigner avec plus d’autorité voilà sa noble ambition. C’est précisément celle, Monsieur, qui vous a soutenu dans votre double carrière de professeur et d’écrivain. Vous lui êtes redevable de la récompense que l’Académie française vous a décernée en cette succession d’un des plus grands historiens du XIXe siècle.

Tour à tour, élève, maître, et même pendant huit ans, en votre qualité de ministre, grand maître de cette Université de France dont vous venez de parler avec une reconnaissance toute filiale et une sorte de paternel orgueil, vous avez constamment dirigé vers le même but vos livres et vos leçons.

Tout à l’heure, vous félicitiez M. Mignet d’avoir décliné le périlleux honneur de devenir ministre pour demeurer le serviteur invariablement fidèle de la Muse de l’histoire. Dans une conduite différente, ne méritez- vous pas un semblable éloge ? Ce ne sont en effet ni les aventures ni les fiévreuses compétitions de la politique qui ont mis entre vos mains les destinées de renseignement public et vous ont investi d’une autorité avec laquelle on peut faire tant de bien ou tant de mal, suivant qu’on rattache l’éducation de la jeunesse aux principes de la morale éternelle, ou qu’on l’abaisse à être l’instrument d’un parti. L’origine de la haute confiance à laquelle vous avez rendu un touchant hommage, il faut la chercher dans l’exercice même de vos fonctions professorales et dans la compétence incontestée qui vous désignait, il y a vingt-deux ans, à l’attention du Prince dont vous avez été, dit-on, à plus d’un titre, le dévoué collaborateur.

Vos œuvres ont emprunté à votre enseignement un caractère encyclopédique ; vous avez été l’historien du genre humain, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à ces récentes épreuves de notre chère France résumées par vous en des pages émues auxquelles vous avez donné pour conclusion les vœux les plus patriotiques et les plus sages conseils. J’aime à les redire avec vous, Monsieur, afin que les applaudissements de cet intelligent auditoire les signalent de nouveau à l’attention de nos contemporains.

Après avoir raconté les désastres de la guerre étrangère en 1870, les crimes et les hontes de la guerre sociale en 1871, vous demandez « comment refaire l’âme de la patrie ? » Voici votre réponse : « Par la pensée toujours présente de ses humiliations et de ses douleurs, et aussi par le ferme propos de former des hommes et des citoyens en remettant virilement les choses à leur place : le devoir au-dessus du droit, la responsabilité auprès de la liberté, et partout la discipline, dans la famille, la cité et l’État . » Plût à Dieu, Monsieur, que depuis quinze ans tous les Français eussent entendu, compris et mis en pratique ces solennels avertissements !

Ce serait une tâche au-dessus de mes forces de vous suivre dans l’immense carrière de l’histoire universelle. Les vicissitudes des révolutions n’ont pu un seul instant arrêter votre opiniâtre labeur. On dirait même qu’à l’exemple de votre prédécesseur vous y avez trouvé le secret d’une jeunesse dont les années ne sauraient avoir raison.

Un peuple a eu vos prédilections visibles. Vous lui avez consacré plus de quarante années de votre vie ; vous annoncez même l’intention de revenir encore à cet immense travail pour lui donner une perfection plus achevée. Je puis vous appliquer la réflexion inspirée à Sainte-Beuve par un des chefs-d’œuvre de Bossuet et dire aussi de vous que les Romains sont proprement votre triomphe historique. »

Archéologie, numismatique, science des inscriptions, arts graphiques avec leurs nombreux procédés : vous n’avez rien négligé pour rendre plus digne de son objet un livre auquel, si je ne me trompe, vous avez confié vos pensées les plus intimes et ce qui vous tient le plus au cœur dans la philosophie de l’histoire.

Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille prendre scandale de votre enthousiasme pour les incomparables destinées de ce peuple sans égal dans le monde.

Sur ce point d’ailleurs vous avez d’illustres répondants.

Qui donc a parlé plus magnifiquement des Romains que le professeur d’histoire dont je vois la statue placée derrière vous et qui estimait avec raison ne pouvoir mettre à meilleure école le futur héritier de Charlemagne et de saint Louis, d’Henri IV et de Louis XIV ?

Elle est dans toutes les mémoires, et peut-être me l’avez-vous fait réciter au temps où j’avais l’honneur d’être votre élève, cette page digne de Tacite : « De tous les peuples du monde, le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux et enfin le plus patient a été le peuple romain.
De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme, la plus suivie qui fut jamais. »

Une autorité plus haute encore était invoquée par Bossuet : il citait à son royal élève le livre des Machabées et lui montrait nos saintes Écritures justifiant par les raisons les plus solides l’admiration dont les Romains seront toujours l’objet.

Cependant, Monsieur, les meilleurs sentiments ont besoin d’être contenus dans de justes limites, et de ce que, sans conteste, les Romains ont été la première nation du monde, ils ne doivent pas nous empêcher de voir des grandeurs d’un autre ordre et de leur assigner la place qui leur appartient dans l’histoire générale de la civilisation.

À force de vivre de la vie des Romains d’autrefois, vous avez pénétré si avant dans l’intelligence de leurs idées et de leurs mœurs ; vous vous êtes si bien rendu maître des plus secrets principes de leur puissance, que vous êtes, pour ainsi dire, devenu un d’eux; oui, en vérité, et c’est ce qui fait l’intérêt souverain de votre livre, l’historien s’est identifié avec ses héros.

Vous les suivez dans leurs premières conquêtes sur les peuples du Latium et de l’Étrurie ; vous marchez avec leurs armées jusqu’aux Alpes et à l’Adriatique ; vous prenez part aux guerres puniques ; vous siégez au sénat le jour où la sublime audace de son patriotisme met aux enchères le champ occupé par les Carthaginois vainqueurs. Comme un légionnaire intrépide, vous parcourez tout l’univers à la suite des Scipion, des Paul-Émile et de tant d’autres grands hommes dont les noms sont demeurés immortels, soldats de génie sur les champs de bataille, administrateurs incomparables après la conquête, merveilleux instruments aux mains de la Providence pour faire servir les révolutions de l’ancien monde à l’accomplissement de ses desseins. Au terme de votre course, une sorte de piété vous ferait redire volontiers la solennelle invocation adressée aux dieux tutélaires de Rome par l’auteur du chant séculaire : « Dieux immortels, donnez au peuple de Romulus l’empire, une race nombreuse et tous les genres de gloire » :

Romulae genti date remque prolemque
Et decus omne.

Quand l’épopée gigantesque arrive à son terme, parce que l’espace manque aux aigles romaines ; quand un conflit décisif éclate entre les institutions républicaines de la vieille cité et l’organisation d’un pouvoir plus fort, plus capable de sauvegarder l’unité d’une œuvre faite au prix des efforts, dit génie, du sang de tant de générations, vous ne demeurez pas neutre. Vous prenez résolument parti pour César contre Pompée, et tout en jugeant Auguste avec sévérité, vous regardez le régime établi par lui sur les débris de l’ancienne constitution comme la condition nécessaire du maintien de « la paix romaine ».

C’est précisément ici qu’intervient dans l’histoire générale du monde l’événement dont cette paix avait été la préparation humaine et historique. Redisons avec Bossuet ces deux phrases simples et grandes comme le tableau qu’elles décrivent : « Victorieux par terre et par mer, Auguste ferme le temple de Janus. Tout l’univers vit en paix sous sa puissance et Jésus-Christ vient au monde. »

Mais il n’y vient pas seul ni pour un jour. Il est le fondateur d’une société à laquelle il a promis des destinées égales à la durée des siècles. À peine constituée, cette société grandit en dépit de tous les obstacles, malgré toutes les résistances. Vainement les Césars feront couler à flots le sang des chrétiens. Ils devront bientôt céder leur Rome, maîtresse et capitale de nations, aux successeurs du pécheur galiléen, maîtres des âmes.

Je touche, Monsieur, au point délicat du dissentiment sur lequel j’ai le devoir de dire toute ma pensée. Vous aimez trop la liberté des convictions pour être surpris de me les entendre exprimer avec la simplicité de ces bateliers juifs devenus les ouvriers de la plus grande révolution dont les annales humaines aient gardé le souvenir. Mon ambition (j’espère qu’elle n’est pas excessive) serait d’obtenir un jour pour elles le double suffrage de votre conscience et de votre savoir, de les faire accepter par l’homme et par l’historien.

À vos yeux, Monsieur, ces nouveaux venus ont eu le tort de déranger l’harmonieuse économie de la société que les ressources du génie antique avaient élevée à un si haut degré de splendeur. Vous les blâmez ouvertement eux et leurs disciples, non seulement « d’avoir enlevé leur éclat à l’art et aux lettres laïques », mais « d’avoir remplacé les joies du corps par les macérations ; les préoccupations de la terre par l’amour du ciel ».

Selon vous « la doctrine nouvelle a interverti les pôles du monde moral. En montrant sans cesse la patrie céleste comme la seule véritable, elle a fait dédaigner celle d’ici-bas ; en changeant les croyances elle a changé les devoirs ; en remplaçant le légitime orgueil du citoyen par l’humilité du fidèle et en remplissant les âmes de dégoût pour les institutions nées des autels qu’elle voulait renverser, elle a précipité la décadence de la cité . »

Voilà Monsieur, quelques-uns de vos griefs. Je dois essayer d’y répondre.

Je pourrais d’abord, et trop aisément, hélas ! montrer qu’il n’y a aucun profit pour la paix sociale à détacher les hommes des perspectives de la vie future et les renfermer exclusivement dans les préoccupations et les convoitises de ce monde. Je me rappelle avoir lu sur une tombe du moyen âge une épitaphe latine où une belle et touchante pensée se cachait sous une sorte de jeu de mots : « J’ai voulu le ciel et non la terre. Non solum, sed coelum » Aujourd’hui, au nom d’une logique inexorable, ceux qui travaillent, qui souffrent, et qui ne croient plus à rien retournent cette parole. La menace aux lèvres, souvent les armes à la main, ils disent : « Le ciel est vide, qu’on nous donne la terre, et si on nous la refuse, nous la prendrons. Non coelum, sed solum. »

Je veux aussi justifier l’Évangile d’avoir inspiré aux chrétiens le dédain de leurs droits et l’oubli de leurs devoirs civiques.

Elle est nôtre, Monsieur, entièrement nôtre, la fière revendication opposée par saint Paul à l’injustice et à la honte d’un traitement arbitraire. « Vous voulez me faire flageller ; vous n’en avez pas le droit. Je suis né citoyen romain. »

Ce n’est point ici une parole isolée et sans conséquence. Elle s’appuie sur un principe, elle a créé une tradition dont tous les jours encore nous réclamons le bénéfice et l’honneur. Loin de nous désintéresser des droits qui nous sont communs avec nos concitoyens, nous ne nous lassons pas d’y chercher notre plus sûre garantie contre les dénis de justice et contre les lois d’exception ; heureux lorsque, comme Paul, nous trouvons dans les représentants de l’autorité publique des hommes assez honnêtes pour respecter en notre faiblesse l’inviolable majesté du droit, assez courageux pour ne pas la sacrifier aux exigences d’une lâche et malsaine popularité.

Serions-nous moins soucieux de nous acquitter des obligations qui nous lient envers notre patrie de la terre ? Agir ainsi serait violer un des préceptes formels de l’Évangile. En effet, le maître que nous nous faisons gloire de servir, nous a imposé le devoir rigoureux « de rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Le même apôtre qui s’est réclamé avec tant d’énergie du titre et des prérogatives de citoyen romain rappelle à tous les chrétiens qu’ils sont obligés par la conscience envers les puissances légitimes auxquelles ils doivent payer la triple dette « du respect, du tribut et de l’impôt ».

Assurément, et nous n’avons garde de l’oublier, la piété est le premier de nos devoirs. Mais cette piété bien entendue (je traduis presque textuellement saint Paul) ne concerne pas seulement les promesses de la vie future, elle contient encore en principe et en germe les avantages de la vie présente, d’autant plus assurés à l’individu, à la famille, à la cité, aux nations, que les fils de l’Évangile seront plus fidèles à chercher en tout et par-dessus tout le royaume de Dieu et sa justice !

La justice ! Il ne faut pas vous avoir beaucoup pratiqué, Monsieur, pour être convaincu de la sincérité avec laquelle vous souhaitez de la voir régner parmi les hommes. Comment donc avez-vous pu être conduit à reprendre la thèse de Gibbon ? Pourquoi accuser si amèrement les chrétiens « d’avoir couché au sépulcre le génie de Rome » ?

Ah ! sans doute, elle était belle cette paix qui couronnait huit siècles de luttes et d’efforts! Elle était vraiment admirable l’organisation politique de ce vaste empire qui savait se faire obéir des nations les plus lointaines sans les dépouiller de leurs libertés locales ! Il était incomparable, cet épanouissement de toutes les facultés de l’esprit humain auquel nous devons tant d’œuvres immortelles dans les lettres et dans les arts !

Quand l’heure est venue où, sous l’empire de causes qui dépassent de beaucoup la responsabilité des hommes, cet état social a subi la crise d’un suprême ébranlement, l’émotion de votre cœur a troublé, comme malgré vous, l’impartialité de votre esprit.

Voulez-vous, Monsieur, me permettre un rapprochement ? Vous n’êtes pas Symmaque et je suis bien moins encore saint Ambroise. Mais, dans toute la dernière partie de votre histoire, on croirait entendre l’écho des doléances du préfet de Rome et de la requête présentée par lui aux empereurs pour demander le rétablissement de l’autel de la Victoire, au nom de la prospérité de l’Empire et de la félicité du genre humain compromises par la nouvelle religion. Repetimus religionum statum qui Reipublicae diu profuit.

L’évêque de Milan répondait à Symmaque, et vous trouverez bon que je vous réponde avec lui : « Il ne faut pas se laisser éblouir par l’éclat extérieur des choses et des paroles, et il importe d’examiner avec attention ce que recouvrent ces dehors si brillants . »

Et en vérité, sous ces grandeurs dignes d’une éternelle mémoire, quelles lacunes effroyables ! Que d’injustices essentielles derrière cet incomparable faisceau de lois si équitables ! Que de désordres indescriptibles, dissimulés par cette belle ordonnance à laquelle avaient concouru toutes les puissances du génie d’un grand peuple !

Illustres, forts, heureux, ils l’ont été, je le veux, ces triomphateurs qui montaient au Capitole, ces généraux qui domptaient la barbarie, ces sénateurs et ces patriciens qui applaudissaient aux harangues de Cicéron ou redisaient dans leurs fêtes les chants épicuriens d’Horace, enfin, et plus encore, ces sages qui firent asseoir sur le trône des Antonins les maximes de la plus noble philosophie.

Mais avec tout cela, Monsieur, pour redire la parole terrible d’un vieil auteur loyalement cité par vous. « ON AVAIT MAL À L’AME ».

Voilà ce qui explique l’irréparable incapacité de toutes ces splendeurs à donner aux hommes cette paix du dedans sans laquelle il n’y a de félicité véritable ni pour les individus ni pour les sociétés. Voilà en même temps ce qui justifie la mission providentielle de ces nouveaux venus, d’abord si mal accueillis parce qu’ils dérangeaient l’équilibre factice et commode des passions et des intérêts ; puis bientôt, non seulement compris, acceptés, admirés, mais imités et suivis jusqu’aux plus héroïques immolations, parce qu’eux seuls possédaient le secret d’adoucir ce mal intime des âmes dont la puissance et la gloire ne guérissent pas.

Pour clore ce débat. Monsieur, j’invoquerai deux témoignages dont l’autorité ne saurait vous être suspecte celui de votre prédécesseur et le vôtre.

Dans son beau mémoire sur la Germanie, M. Mignet a résumé les titres du christianisme à l’admiration et à la reconnaissance des penseurs. N’est-il pas juste de saluer avec lui comme un bienfait pour le monde « la religion qui se fonde sur le sacrifice ; qui recommande le dévouement ; qui s’adresse aux sentiments les plus purs, les plus nobles, les plus désintéressés » et dont il faut dire qu’« elle est la fin exquise de l’humanité » ?

Quant à vous, Monsieur, et ici, à ma grande joie, nous allons nous retrouver complètement d’accord; vous avez écrit ces deux lignes qui, à elles seules, suffisent à l’honneur du christianisme. « S’il a, dites-vous, fait d’aussi rapides progrès, c’est qu’il a aimé les pauvres, et délivré les fidèles des incertitudes de la mort . »

Ne sont-ce pas la des services de premier ordre ?

Suivant Platon, lui répète une des maximes favorites de Socrate, apprendre aux hommes à mourir, c’est tout simplement les conduire aux sommets de la plus haute philosophie. Et Montaigne, auquel personne ne reprochera des allures d’esprit trop mystiques, écrit à propos de la mort : « C’est à ce dernier jour que se doibvent toucher et esprouver toutes les aultres actions de nostre vie : c’est le maistre jour ; c’est le jour juge de tous les aultres . »

Donner la science pratique du bien mourir, non seulement à quelques sages formés aux écoles en renom, mais aux simples, aux faibles, à des enfants comme Agnès, à des esclaves comme Blandine ; panser les blessures des cœurs meurtris ; créer dans un monde égoïste la passion et la contagion du dévouement ; enseigner aux hommes l’art tout divin de se sacrifier pour consoler ceux qui pleurent, voilà ce que nos pères dans la foi ont fait au milieu des splendeurs sans miséricorde de la Rome impériale, et quand tout était conjuré pour écraser les misérables privés de toute consolation et de tout espoir.

Dieu soit loué ! cette sève toujours féconde me cesse de produire ses fruits parmi nous. J’en atteste ces prodiges d’héroïsme au service des souffrances d’autrui que la plume d’un de nos confrères faisait revivre naguère dans des récits sur lesquels ont coulé bien de larmes, et qui demeureront, à son insu peut-être, une des saisissantes apologies de la foi chrétienne au XIXe siècle .

Les détresses physiques ou les misères morales des hommes pouvaient fournir à Juvénal et à Martial la matière de leurs traits les plus acérés contre le faste et le luxe homicide des parvenus. Mais des satires ou des épigrammes ne donnent pas du pain aux affamés et ne relèvent pas ceux qui ont « mal à l’âme » parce qu’ils sont tombés dans des abîmes de dégradation et de douleur. Or, ce ministère de la miséricorde dont ne s’étaient jamais avisés les Césars avec leur puissance, les orateurs ou les poètes exquis, du grand siècle, les philosophes les plus corrects, les jurisconsultes qui portèrent à leur perfection le bon sens et la justice appliqués à la science des lois, il est devenu partout, depuis deux mille ans, l’apanage et comme ta raison d’être des chrétiens.

Il est vrai qu’ils n’ont pas écrit les odes d’Horace, ni rédigé les constitutions d’Ulpien, ni bâti le Capitole. Mais, outre que dans le seul domaine des lettres et des arts, ils n’ont rien à redouter d’un parallèle avec les anciens, ils n’ont pas cessé de compatir à ce pleur universel dont les hommes et les choses, tributaires du temps, alimentent le flot intarissable. En dotant le monde de la fille de charité et de la petite sœur des pauvres, ils ont, au delà, payé la dette de la fraternité humaine et fait leur part dans l’œuvre générale de la civilisation et du progrès.

Quand vous retournerez à Rome, Monsieur, pour enrichir votre beau travail des plus récentes conquêtes de l’archéologie, et comme vous l’avez dit si honnêtement dans votre conclusion, pour 1’« élargir » et le perfectionner, vous rencontrerez quelques-unes de ces infatigables messagères du dévouement et de la consolation. Simples plébéiennes ou patriciennes illustres que n’eussent pas désavouées les plus anciennes familles, la gens Fabia ou la gens Sempronia, elles vont aux détresses, aux misères, aux délaissements de ce pauvre monde et elles travaillent sans relâche à mettre dans les âmes et dans les sociétés une paix meilleure que « la paix augustale ».

Elles passeront près de vous, sous leur manteau de bure, au milieu des ruines imposantes qui, de Romulus à Théodose, redisent l’histoire de la vieille Rome, et elles achèveront de vous réconcilier, Monsieur, avec ces premiers disciples de l’Évangile dont elles continuent la tradition. Votre cœur généreux saluera en elles la charité qui, au nom d’une sagesse supérieure la philosophie des Sénèque et des Marc-Aurèle, se donne jusqu’au sacrifice ; et empruntant à la sibylle virgilienne le cri d’une religieuse émotion, vous direz avec nous : Dieu est là ! Deus, ecce Deus.

His amor unus erat, pariterque in bella ruetant.

Jacule celerem levibusque sagittis.

H. Heine, Lutèce.

Traité du libre arbitre, chap.VI.

Sagesse, XIII-18.

Histoire de la Révolution française, II, page 30.

Taine, la Révolution, t. III, Préface.

Wallon. Histoire du tribunal révolutionnaire, tome VI.

Voir les travaux publiés sur Marie Stuart par M. Wiesener, ancien professeur d’histoire au lycée Louis-le-Grand, et par M. Jules Gauthier. L’ouvrage de ce dernier a été couronné par l’Académie française en 1872.

V. Duruy, Hist. de France, tome II, p. 712.

H. des Romains, IV, 512 ; V, 434 et 707 ; VII, 212.

Histoire des Romains, VII, 503.

Saint Ambroise, Lettre 18.

Hist. Des Romains, V, 785.

Hist. Des Romains, VII, 344.

Essais, I, Ier, ch. XIX.

Maxime Du Camp, la Charité privée à Paris.