Discours de réception de John Lemoinne

Le 2 mars 1876

John LEMOINNE

M. John Lemoinne, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Janin, y est venu prendre séance le jeudi 2 mars 1876, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,  

Simple journaliste, et succédant à un des princes et des maîtres du journalisme, je dois regarder l’honneur que vous me faites comme s’adressant à ma profession plus qu’aux humbles titres avec lesquels je me présentais devant vous. Vous reconnaissez et vous admettez toutes les formes représentatives de l’intelligence ; vous rendez justice à la science, à l’éloquence comme aux lettres pures. Je me dis qu’en m’honorant de vos suffrages vous avez voulu donner le droit de cité à ce qu’on a appelé le quatrième pouvoir. Vous avez bien voulu voir en moi un des plus anciens et des plus fidèles soldats de la presse. Ce qui peut contribuer à me rassurer, c’est qu’en regardant autour de moi je trouve ici des confrères, des protecteurs et des amis dont beaucoup ont passé par cette voie rude et laborieuse, et ceux-là savent que le journalisme n’est pas une œuvre d’indolence.

Quand, en parlant de l’imprimerie, qui est l’écriture nouvelle, et de l’architecture, qui était l’écriture première, on a dit : « Ceci tuera cela, » on a exprimé une vérité, mais une vérité relative. L’imprimerie a été un progrès et une conquête, mais elle n’a pas tué l’architecture, qui reste toujours une des formes immortelles de l’art. Le journalisme a été un autre progrès et une autre conquête, mais il n’a pas tué, et il ne tuera pas le livre. Vous faites des livres et vous pardonnez à ceux qui ne font que des pages. Les monuments et les livres restent comme des formes plus réfléchies, plus tranquilles, plus perfectionnées de la pensée. Le journal vient y ajouter une expression nouvelle, il prend sa place, et non pas la leur.

Le journal, c’est-à-dire la parole quotidienne, instantanée, est venu répondre aux exigences d’une civilisation nouvelle dont la vitesse a été décuplée, centuplée, par les miracles de la science. La presse a suivi une marche parallèle à celle de la vapeur et de l’électricité. Il a fallu parler et écrire à grande vitesse, et faire la photographie de l’histoire courante. Je sais bien que l’homme ne peut point grandir sa taille d’une coudée, mais il multiplie ses moyens d’action et d’expression. Il est possible que la maturité de la pensée et la correction de la langue perdent à cette production hâtive, mais combien d’idées mourraient sans cette incorporation soudaine et incessante ! Milton a dit admirablement : « Les révolutions des âges souvent ne retrouvent pas une vérité rejetée, et faute de laquelle des nations entières souffrent éternellement. » Et qui donc, dans ces alternatives de silence et de tumulte, de licence et de tyrannie, que nous traversons depuis que nous sommes au monde ; qui donc n’a pas éprouvé l’irrésistible besoin de jeter un cri, un cri spontané, comme celui duquel il a été dit : Lapides ipsi clamabunt ; qui donc n’a pas répété le mot magnifique de Pascal : « Le silence est la plus grande des persécutions ; jamais les saints ne se sont tus » ?

C’est à ce besoin que répond le journal, et c’est pourquoi le journalisme a pris sa place au soleil. Plus d’une fois, quand on me suggérait l’ambition de siéger parmi vous, on m’a dit : « Faites donc un livre ! » Mon livre, Messieurs, je l’ai fait tous les jours pendant trente ans, et je vous remercie de l’avoir découvert.

J’ai été toute ma vie ce que mon prédécesseur a été toute la sienne. J’avais commencé plusieurs années après lui, et, dans des temps comme les nôtres, une douzaine d’années peuvent être appelées un grand espace de la vie humaine. Quand les hommes de mon âge entrèrent dans la vie publique, dans la vie commune, l’école moderne, féconde, désordonnée, luxuriante comme la terre première, avait déjà produit ses grands arbres qui répandaient sur nous leurs vastes ombres. Quand nous faisions encore des thèmes et des versions, nous entendions, nous écoutions, d’abord avec curiosité, puis avec transport, les échos du cor d’Hernani et des Harmonies de Lamartine qui franchissaient les murailles des colléges comme des génies enchantés ; puis, au milieu de cette harmonieuse et tumultueuse symphonie, nous entendions aussi le clairon perçant, aigu, sonore de Jules Janin qui faisait sa trouée ; c’était la vraie note française qui perçait à travers l’invasion germanique et britannique.

Il était donc en pleine possession de sa renommée quand je l’ai connu, quand je l’ai trouvé dans cette vieille et traditionnelle maison qui, je crois pouvoir le dire comme si je n’en étais pas, et en rappelant uniquement la mémoire de ceux qui ne sont plus, fut le berceau et l’école du journalisme français. Il était né en 1804, à Saint-Étienne : il avait été élevé au collège de Lyon, puis à Louis-le-Grand. À Lyon, il eut pour condisciple un homme qui acquit aussi un nom éminent dans les lettres, et qui plus tard disait de lui : « Jules Janin était plus jeune que nous de deux ou trois ans. Ah ! le bon compagnon ! La jolie tête enfantine, espiègle, épanouie ! Les beaux cheveux noirs bouclés ! Et quels francs rires de lutin dans nos corridors sombres ! Les murs doivent s’en souvenir. »

Ce portrait fut toujours vrai. Toutes les maisons, tous les foyers, tous les jardins, toutes les rues où a passé Jules Janin ont dû conserver l’écho de son rire large et sonore. Il fut toujours le même, et pour le plaisir, et pour le travail. En parlant ici de son prédécesseur, M. Sainte-Beuve, il disait : « Heureux enfants de condition bourgeoise, nous étions assez riches pour l’étude et trop pauvres pour l’oisiveté. » Le travail fut donc son lot, et il sut en faire un don, car jamais il ne parut le sentir que par le bonheur qu’il y trouvait.

Il débuta par un livre dont le titre étrange lui était resté sur la conscience, et qui pourtant contenait l’artiste tout entier, comme le grain contient la moisson. L’Âne mort et la Femme guillotinée ! telle fut sa première irruption dans la mêlée littéraire. Plus tard, il retranchait la moitié du titre ; il en restait toujours assez. Dans son âge mûr, il regardait cette brûlante improvisation comme un péché de jeunesse ; c’était cependant son premier feuilleton, une œuvre de critique une satire. Après quarante ans, ce livre, qui voulait être une parodie, est devenu un roman sérieux. Lisez quelques-uns des romans d’aujourd’hui, et vous verrez que la Femme guillotinée est devenue terne. De nos jours, les romanciers vont bien au delà ; ils suivent les cours de clinique, et ils écrivent avec le scalpel. L’auteur timide de cette fantaisie, qui croyait avoir touché en se jouant le fond de l’horreur, a assez vécu pour voir qu’il n’avait découvert que de l’horreur à l’eau de rose.

Dans ce livre de premier jet, improvisé avec un emportement éblouissant et entraînant, il y a des chapitres qui semblent inspirés par Molière, par la scène de don Juan et du Pauvre, à propos de laquelle M. Jules Janin devait écrire plus tard un feuilleton qui suffirait seul pour le mettre au rang des classiques. C’est triste et railleur, sentimental et comique, c’est une promenade à travers les théâtres et la Morgue, la mascarade et le cimetière. Mais, au milieu de toutes ces terreurs en peinture et de tous ces épouvantails chinois, voulez-vous retrouver le vrai Jules Janin ? Je le laisse parler : « J’avais fait, disait-il, une parodie sans le savoir. J’avais écrit de sang-froid l’histoire d’un homme triste et atrabilaire, pendant que, dans le fait, je n’étais qu’un bon et jovial garçon de la plus belle santé et de la meilleure humeur. Je m’étais plongé dans le sang sans avoir aucun droit à ce triste plaisir. Pour n’être pas la dupe de ces émotions fatigantes d’une douleur factice dont on abuse à la journée, j’avais voulu m’en rassasier une fois pour toutes, et démontrer invinciblement aux âmes compatissantes que rien n’est d’une fabrication facile comme la grosse terreur... »

Il y a dans ces quelques mots toute la philosophie du caractère de M. Jules Janin, et si j’insiste sur cette première œuvre, c’est parce qu’elle est la fontaine et l’origine de tout ce qu’il a fait plus tard. Cet écrivain, que l’on croyait facilement livré au caprice, à la fantaisie, presque au désordre de l’esprit et du style, avait, au contraire, un instinct inné de l’ordre, le respect de la règle, et, ce qui est le commencement de la sagesse pour les gens de lettres, la peur de la grammaire. En le suivant avec une certaine attention, on voit qu’il marchait dans des sentiers bien plus réguliers qu’on ne le croyait et que lui-même ne le laissait voir.

Il y a autre chose encore dans ce roman : la jeunesse, et sous ce rapport on peut le regarder comme n’étant pas de notre temps. Ce n’est pas d’un esprit chagrin de dire qu’aujourd’hui il n’y a plus de jeunesse. Je ne parle pas de la vie réelle, je ne parle que de la fiction. Or, dans les fictions modernes, il n’y a plus de jeunes gens, les héros et les héroïnes du roman et du théâtre n’ont plus vingt ans, on dirait que notre vie commence plus tard. Autrefois, et dans Molière, les hommes de quarante ans étaient déjà des barbons ; aujourd’hui, ils sont des jeunes premiers. Or, les personnages que créa M. Jules Janin dans tous ses romans sont toujours au printemps de la vie, et lui-même il eut toujours vingt ans, il eut toujours la gaieté et l’expression de la jeunesse, et jusque dans ses cheveux blanchis on retrouvait encore ces boucles riantes dont se souvenait son ancien condisciple.

Ce premier livre, ce premier feuilleton, œuvre d’un génie inconscient, décida de la destinée de M. Jules Janin. Il se trouvait journaliste sans le savoir. « L’auteur, dit-il, fut chassé du camp des poètes, absolument chassé, et il se vit forcé d’entrer dans le camp stérile, abominable, des critiques. »

Toutefois, il cherchait encore sa voie, car il commença par faire du journalisme politique. Qu’allait-il faire, grand Dieu ! dans cette galère, dans cette carrière militante où il faut savoir se faire encore plus d’ennemis que d’amis ? Voici donc M. Jules Janin, celui que nous avons tous connu, lancé dans la polémique. Il a raconté plus tard, avec beaucoup de bonhomie, comment il pourfendait les ministres du jour, comment il coupait en petits morceaux et dévorait à belles dents les hommes en place. Il paraît que dans ce temps-là la police avait pris une mesure disciplinaire contre le Polichinelle des Champs-Élysées. Il se fit le défenseur chaleureux de notre Pasquin. C’était, à vrai dire, la mesure juste de son tempérament d’opposition. En défendant Polichinelle, c’était la satire, la critique, le journalisme populaire, qu’il défendait.

C’est lui qui, en 1829, peu de temps avant une de nos nombreuses révolutions, disait d’un ton superbe : « Non, César lui-même, fût-il à la place de M. de la Bourdonnaye, aujourd’hui Jules César ne passerait pas le Rubicon. » Que de Rubicons, hélas ! ont été traversés depuis ce temps-là !

Ce n’est pas à dire que M. Jules Janin n’eût de temps en temps l’instinct politique. Ainsi les vrais Parisiens, comme le sont généralement les académiciens, ne sauraient qu’applaudir à cette vigoureuse plaidoirie pour notre ville : « Paris ! Paris est une fiction. Parcourez ce cercle immense, étudiez avec soin ce monde politique dont Paris est la tête et le cœur, combien trouverez-vous de Parisiens aux emplois ? Quel est le préfet né à Paris, quels sont même les membres de son conseil municipal ; quels sont enfin les députés de Paris ? Tous les hommes appelés à gouverner, à représenter, à protéger la ville, ne sont-ils pas nés dans la province ? Ne sont-ils pas venus de ces mêmes départements qu’on voudrait plaindre, exprès pour être les chefs de cette cité redoutable ? Où est Paris dans Paris, je vous prie ? Le commerce est-il né à Paris ? La banque est-elle de Paris ? Les ministres sont-ils nés à Paris ?... La province est partout dans Paris, la province a tout envahi dans cette capitale si cruellement dénoncée… Hâtez-vous, trompettes de Jéricho ! promenez de ville en ville, comme on le propose, la royauté, la Chambre des députés, les ministères, l’Institut, les théâtres, les musées, les bibliothèques, tout ce qui fait que Paris est Paris, et vous verrez les provinces succomber inévitablement sous un fardeau pour lequel elles ne sont point faites... »

Cette brillante sortie fut son dernier soupir de journaliste politique. Au fond, M. Jules Janin n’était pas fait pour ce rude métier. Il avait trop de ce que Shakspeare appelle « le lait de la bonté humaine » ; il n’avait pas ce que son cher Horace appelait le triple airain ; il ne ressentait pas les haines vigoureuses, ou du moins il ne les gardait pas longtemps. Un de ses confrères et des miens, celui qui va me répondre et qui m’a si souvent servi d’encouragement et d’exemple, l’a très-bien caractérisé sur sa tombe, en disant : « Passionné, certes il l’était souvent ; il avait des rancunes qu’un tour de plume apaisait, des haines implacables qui duraient une semaine, des vengeances que dissipait le sourire d’un enfant. » Un autre de ses amis, qui m’assiste aujourd’hui, disait aussi : « Une caresse, un bonbon le remettaient de bonne humeur. »

En effet, M. Jules Janin était un militant de la forme, du style et du goût, un amant de la belle littérature ; il n’était pas, heureusement pour lui, un soldat de la guerre civile. Il n’aimait pas à avoir des ennemis, et à la fin de sa vie, après cinquante ans de critique, il n’en a pas laissé un seul. Dans notre vie de combat quotidien, nous ne sommes pas si fortunés. Notre lot se compose d’amitiés et d’inimitiés également méritées ; mais il y a certains jours où le triage se fait et où des voix austères et justes séparent le bon grain de l’ivraie. C’est ce que vous avez fait pour moi, Messieurs ; au jour de votre jugement, vous avez mis dans la balance le bien et le mal ; vous m’avez choisi, vous m’avez admis parmi vous ; cela me suffit.

M. Jules Janin ne resta pas longtemps dans cette fournaise ; il y faisait trop chaud pour sa constitution essentiellement aimable, amicale et tolérante. Il cherchait toujours sa voie. Ces grands juges et ces critiques éprouvés, les Bertin, qui n’écrivaient pas mais qui savaient lire, discernaient un fond solide sous cette forme légère. Un jour, M. Duviquet, qui tenait, selon la formule, le sceptre de la critique théâtrale, eut à faire une absence. M. Jules Janin le remplaça, et le lendemain matin il put dire avec Paris tout entier : « J’ai trouvé ! » Ce premier feuilleton décida de sa vie. M. Duviquet, en revenant, mit ses vénérables mains sur la tête du coupable, et dit au nouveau révolutionnaire : Tu Marcellus cris ! Et, en effet, il devint Jules Janin.

Ce premier feuilleton fut plus qu’un coup de théâtre ; ce fut un coup de tonnerre éclatant dans les régions jusqu’alors paisibles, uniformes, un peu monotones de la critique. Ce fut une irruption, une invasion, une révolution ; ce fut le feuilleton qui prit la place du théâtre, qui s’empara de la scène et devint lui-même le drame ou la comédie. Jusqu’alors la critique, humble servante de n’importe quelle œuvre, bonne ou mauvaise, se bornait à faire l’analyse de la pièce. M. Janin cassa cette chaîne que ne pouvait porter un esprit indépendant, volontaire et primesautier comme le sien. Il changea tout cela ; il trouva et créa un genre, qui fut de ne pas faire l’analyse de ce qui n’en valait pas la peine, et, même en prenant pour point de départ le titre d’un méchant vaudeville ou d’un infime mélodrame, de lancer sur ses lecteurs éblouis le plus inattendu des feux d’artifice.

Je sais, Messieurs, que les nouvelles générations, tout en rendant justice aux grands dons littéraires de M. Jules Janin, ont une certaine peine à comprendre l’incroyable, le prodigieux effet que produisirent ses premiers feuilletons. Ce n’est point de l’injustice, c’est ce que j’appellerai de cette pour de l’anachronisme ou bien révolution opérée dans la critique théâtrale, il faudrait remonter au temps où elle éclata. Elle était contemporaine et sœur de la révolution qui changeait la langue et les mœurs. Aujourd’hui, au bout de quarante ans d’exercice, nous sommes habitués à cette liberté d’allures et à cette licence de langage ; mais, dans ce temps-là, c’était le monde renversé. La nouvelle école avait déjà pris d’assaut le théâtre, et elle attendait la nouvelle critique. Plusieurs parmi vous, Messieurs, se rappellent cette époque agitée, et je laisse mon prédécesseur la décrire en quelques mots :
« En ce temps-là, dit-il, nous nous baissions modestement quand nous passions sous l’Arc de triomphe, pour ne pas nous briser le crâne à ces hauteurs. La vocation était partout. Qu’il y eût au-delà du monde ancien un monde nouveau, ce n’était un doute pour personne. Ainsi l’Amérique était pressentie vingt ans avant le départ de Christophe Colomb. En ce temps-là, pas un seul de ces spectateurs en délire n’eût donné son banc au parterre, même pour aller au secours de son père. On regardait son voisin d’un air sombre, comme si l’on eût été à côté d’un ennemi ; on se comptait, les deux camps se mesuraient du regard. Le drame était dans la salle avant d’être sur le théâtre ; pour un hémistiche on se serait battu jusqu’aux morsures. C’était là le bon temps !... De cette rage et de ces colères d’école à école on pourrait raconter des énormités. Le mot : Enfoncé, Racine ! a été bel et bien prononcé dans une farandole échevelée, au milieu du foyer du Théâtre-Français. L’autre parole à propos de Corneille : « Eh ! de son temps, nous n’aurions pas mieux fait que lui, » a été dite en toute naïveté... »

Eh bien, Messieurs, dans cette mêlée ardente, dans cette éruption volcanique d’une nouvelle race littéraire, que pouvait devenir l’ancienne critique, la critique sage, mesurée, tempérée, pondérée, la critique poudrée ? Pour accompagner cet immense tumulte, il fallait une plus retentissante fanfare, et ce fut alors que Jules Janin entra triomphalement avec son clairon dans le grand concert romantique. Ce fut d’abord un scandale, ce fut un peu comme le perroquet de Gresset épouvantant le couvent avec sa langue verte ; mais le succès, qui est quelque chose en tout, couronna cet audacieux début, et Jules Janin prit sa place au premier rang.

Toutefois, s’il s’enrôla dans la grande croisade de ce temps héroïque, ce fut comme soldat indépendant, nous dirions aujourd’hui comme franc-tireur. Était-il classique ou romantique ? Il était l’un et l’autre. Il était classique par son amour constant de l’étude, par son assiduité aux lectures anciennes, par son culte pour l’antiquité. Vous savez à quel point il avait le fanatisme d’Horace, si toutefois ce mot et ce nom peuvent être associés. Il aimait à le lire, à le relire, il en fit et en refit la traduction avec amour. Ce petit livre était son enfant gâté ; il disait que c’était son meilleur titre, presque le seul, à vos suffrages. Je ne suis pas de cet avis ; son vrai titre, c’est sa littérature dramatique. S’il était classique par le bon sens, il était romantique par l’imagination, par le caprice, par l’intarissable fantaisie, par l’inépuisable improvisation. Par-dessus tout il était critique, ce qui le préservait des excès. En même temps qu’il se jetait à corps perdu dans le mouvement, il y gardait sa liberté, et il protestait à sa manière contre les exagérations et contre le ridicule. Ainsi son premier livre avait été une satire de la chambre des horreurs. Ainsi, quand au théâtre on abusait de la Marseillaise, il répondait par cette autre chanson française : J’ai du bon tabac. Sa personne, sa vie, son tempérament étaient aussi une protestation. Au milieu de l’école de saules pleureurs dont les larmes pleuvaient sur la scène et sur le monde, il faisait retentir les cascades de son rire étincelant, et, devant les figures à l’air fatal et las chevelures effarées, il se montrait avec cette coiffure qu’il avait rendue légendaire, ornée d’un ruban rose, et sous laquelle s’épanouissait son bon visage resplendissant de gaieté et de santé. C’était l’insurrection du bonnet de coton gaulois contre le bonnet rouge de la littérature révolutionnaire.

Vous me pardonnerez, Messieurs, de vous parler de l’homme en même temps que de l’écrivain. Il serait, d’ailleurs, impossible de les séparer. Sa personne appartenait au public autant que son travail. Il était pour le monde entier une figure familière, et quand il disait, toujours avec Horace : Contentas paucis lectoribus, il savait bien qu’il disait un paradoxe. Il aimait, au contraire, la foule des lecteurs ; il faisait quelquefois bon marché de la qualité pourvu qu’il eût la quantité. Rien ne le faisait rayonner comme d’être désigné, regardé. Il adorait la popularité, qui le paya de son amour en le comblant de ses faveurs ; il jouissait de son universelle notoriété avec une satisfaction presque enfantine, et tellement simple et sincère qu’elle en était absolument inoffensive. Le jour où une loi nouvelle imposa aux journalistes l’obligation de la signature, et où il eut à remplacer par son nom des initiales connues dans le monde entier, il y eut autour de lui un universel éclat de rire.

Et comment n’aurait-il pas été populaire ? Il était tellement mêlé au bruit, à la foule, à la vie du dehors, qu’il semblait en être un des éléments. Il s’emparait de tous les sujets qui passaient devant ses yeux : il jetait le grain à pleines mains dans les sillons et poursuivait sa marche sans même regarder si les blés poussaient. Je voudrais bien pouvoir vous dire tout ce qu’il a écrit, mais je crois que lui-même n’aurait pu le faire. Le Chemin de traverse, la Religieuse de Toulouse, les Gaietés champêtres, étaient des excursions dans le domaine du roman. Deux livres qui me paraissent avoir une valeur supérieure, c’est Barnave et la Fin d’un monde ; ils sont mieux dans la vraie nature de M. Jules Janin ; on y retrouve le journaliste, je pourrais dire le pamphlétaire. Jules Janin s’était pris de passion pour cette fin du dix-huitième siècle dont les évènements ont renouvelé la face de la terre ; toute sa vie, cette obsession le poursuivit. Au commencement de sa carrière, nous le voyons faire dans Barnave la peinture fougueuse de la mort de la monarchie, et, dans les dernières années de sa vie, nous le voyons retourner à la même époque historique et continuer le Neveu de Rameau dans un livre d’une incroyable jeunesse.

Je ne saurais dire, et je répète que lui-même ne l’aurait pas pu, le nombre des recueils, des revues et même des almanachs dans lesquels il dispersait une littérature toujours facile, mais toujours originale. Il écrivait comme l’oiseau chante ; il avait de l’esprit comme on a dit que les gens bien portants jouissent de la santé, sans s’en apercevoir.

Est-ce à dire que la facilité naturelle puisse se suffire à elle-même, et que le don de l’improvisation puisse subsister sans culture ? Ce n’est pas devant des juges comme vous que je défendrais une pareille thèse. M. Jules Janin, qui parut toujours écrire d’abondance, est au contraire un admirable exemple de la nécessité du travail. Il se défendait bien quand il répondait aux propos légers du monde : « Eh ! oui, dit-on, c’est un bel esprit, mais si futile ! Il sait écrire, mais ça lui coûte si peu ! » Vous savez tous, Messieurs, que cela coûte quelque chose. Assurément, on pourrait appliquer à M. Janin ces mots charmants : « Je suis comme les petits ruisseaux ; ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. » C’est Voltaire qui parlait ainsi de lui-même, et l’on peut se consoler en pareille compagnie. Mais est-ce que Voltaire, en écrivant beaucoup, ne lisait pas aussi beaucoup ? Et surtout, est-ce qu’il n’était pas activement mêlé à tous les évènements et à tous les incidents de son temps ? est-ce qu’il n’était pas le correspondant du monde civilisé, le point central auquel aboutissaient tous les battements du cœur de l’humanité ? Croyez-vous donc que cette association de tous les jours, de toutes les heures, avec le monde extérieur, que cette obligation de suivre l’histoire dans toutes ses transformations quotidiennes, que cette nécessité de ne rien perdre des notes justes ou fausses de la voix publique, ne soient pas en elles-mêmes un véritable travail ?

Heureux ceux qui peuvent choisir leurs lectures ! Le journaliste ne le peut pas. Il n’a ni la liberté ni le temps de choisir les aliments de son esprit. Il amasse chaque matin ou chaque soir les matériaux avec lesquels d’autres feront à loisir des constructions. Il est la proie du jour, de l’heure, de la minute ; le sphinx insatiable et insensible de l’histoire quotidienne est toujours assis devant lui, attendant la réponse qu’il faut livrer sans même la relire. Si vous voulez voir ce qu’était, par exemple, le travail de M. Jules Janin, je prendrai un de ses plus anciens feuilletons, dans lequel il se figurait poursuivi par le spectre du vaudeville. Il raconte que, par une nuit de brouillards, il est abordé par un petit homme gris, habillé de tous les oripeaux du théâtre, qui s’empare de lui et l’accompagne. C’est le vaudeville, l’enfant de l’esprit français. En vain veut-il résister ; le tortionnaire lui fait réciter impitoyablement le nom de tous les faiseurs de vaudevilles. Lettre par lettre, tout l’alphabet y passe, et, tout compte fait, le malheureux critique arrive pour une seule année, au chiffre de cent soixante-huit auteurs dramatiques, huit cent quarante actes, plus de trois mille couplets, dix-huit mille refrains à voir, à entendre, à juger. Et, en supposant seulement dix années de ce travail. Voyez quel sera le chiffre final ! Il disait seulement dix ans, il a fait cette besogne pendant plus de quarante ans.

Il n’y aurait pas résisté ; Il n’avait pas trouvé des ressources en lui-même : et c’est ici. Messieurs, qu’on peut saisir le côté véritablement original et créateur de M. Jules Janin. Il sentait sa valeur, il sentait que lui aussi il était un inventeur, et qu’il n’était pas fait Uniquement pour accompagner tous ces refrains dont il était saturé. Au lieu donc de se borner à ce rôle de joueur de flûte à la suite des rhéteurs, il se fit lui-même orateur et poète. Ses feuilletons devinrent le drame, ou la comédie ou le vaudeville. Il trouva d’abord cette voie tout naturellement et d’instinct ; mais plus tard il en fit la philosophie. L’art, comme il le disait, consistait à faire tantôt un tableau d’histoire ou de genre, tantôt un conte, une fantaisie ou un feu d’artifice, de la comédie jouée la veille. Et, en effet, c’est ce qu’il faisait : il écrivait à côté. C’est ainsi qu’à propos de Mme du Barry, ou de Restif de la Bretonne, ou de Paganini, et d’autres encore, il a écrit des pages véritablement éloquentes et brûlantes. Puis, tout à coup, il sortait des gonds, s’abandonnait au caprice, et, en inventant Deburau, un célèbre Pierrot, livrait à son public la queue du chien d’Alcibiade. Il avait élargi la scène et transporté le théâtre dans le monde. S’il appartenait à l’évènement du jour, il le lui rendait bien, et à son tour il s’en emparait et en faisait sa propriété, sa chose.

Laissez-moi vous dire comment il justifiait cette évolution de la critique : « La jeune critique, disait-il, avait à faire, elle aussi, ses preuves de mérite et de talent ; elle voulait montrer qu’elle savait écrire et penser pour son propre compte... Il ne faut donc pas chercher dans le feuilleton moderne l’allure et l’accent d’autrefois. De temps à autre, quand il trouve qu’il n’a rien à dire de l’œuvre appelée à sa barre, il se met à parler pour son propre compte, et, plantant là ces impuissances indignes d’un jugement sérieux, il se met à faire l’école buissonnière à travers les poésies qui lui sont défendues... » Et il ajoutait ailleurs : « Nous jouons là, critiques mes frères, un jeu ingrat, un jeu périlleux, un jeu difficile ; au moins faut-il, pendant que nous sommes attachés à tant de renommées douteuses, pendant que nous rendons célèbres tant d’inventions puériles, au moins faut-il que pas à pas nous montions à quelque renommée à notre propre compte. Eh ! je vous le demande, où en serait le feuilleton si, après un exercice de vingt années, on n’en pouvait tirer que l’analyse exacte d’un tas de chansons tombées en poussière, et dont personne n’a souvenance, pas même les beaux esprits qui les ont faites ?... »

Il traitait autrement, Messieurs, les grands maîtres de la scène. Quand il s’agissait d’eux, il rentrait dans l’ordre, dans le respect des grands principes littéraires. Ses feuilletons sur Molière, sur Racine, montrent quel fond solide d’instruction et de saine critique il y avait sous cette parole habituellement légère ; et, quant à l’école moderne, il y était tellement mêlé qu’il plaidait pour elle comme pour sa maison ; il aurait dit : pro domo suâ. On prétendait quelquefois qu’il était banal, il était simplement bienveillant ; on le croyait frivole parce qu’il n’était pas ennuyeux. Mais il était, quand il le fallait, un vrai critique, un critique aigu, acéré ; il avait un don supérieur de discernement, de triage ; il découvrait d’un coup d’œil ce qu’il fallait élaguer, ce qu’il fallait conserver ; il avait ce qu’on pourrait appeler un admirable diagnostic. Non-seulement il avait inventé un genre de critique, mais encore, comme pourraient l’attester de célèbres exemples, il a su trouver, découvrir des poètes, des acteurs, des actrices ; il a su les voir, les saluer à leur naissance, les soutenir dans les premiers pas difficiles ; et c’était le plus grand de ses bonheurs que cette première protection donnée à des talents qui, sans lui peut-être, seraient restés inconnus ou se seraient ignorés eux-mêmes.

Je ne chercherai point à ranger M. Jules Janin dans telle ou telle école. Il n’était d’aucune. Il était original. Jamais on n’a pu appliquer mieux qu’à lui le mot : « Le style est l’homme même. » En lui, l’homme, c’était le feuilleton. Il avait créé un genre, mais non une école ; il n’a jamais fait et ne fera jamais d’élèves. On a essayé bien souvent de faire du Janin ; mais ce n’était pas la même chose. Les chimistes, eux aussi, peuvent décomposer et analyser les eaux minérales et en séparer les divers éléments, mais ils ne peuvent pas les recomposer ni leur restituer leurs qualités premières ; ils ne peuvent leur rendre cette vertu qui est le don direct de la nature, et qui, dans un autre ordre, s’appelle h grâce. On pourrait presque dire qu’il portait la peine de son admirable et merveilleuse facilité ; car on était tenté de l’appeler de la légèreté. N’est-ce pas ainsi que l’on est trop porté à confondre la moquerie avec le scepticisme, et l’ironie avec l’incrédulité ? Non ! nous ne nous moquons ni de l’honneur, ni de la vertu, ni de l’amour, ni des passions nobles de l’humanité ; nous nous moquons de l’hypocrisie, du charlatanisme, de la sottise humaine. C’est le droit de la critique, et c’est son devoir.

Un des traits les plus caractéristiques de M. Jules Janin, ce fut l’équilibre et pour ainsi dire la bonne santé de son «prit. Jamais il ne connut « l’inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine ». Je ne sais comment il a fait pour se préserver de la tristesse, pour échapper à cette affreuse névralgie qui de nos jours prend les âmes comme les corps. Il résista à cette mortelle mélancolie que faisaient descendre sur nous René, Oberman, Jocelyn et Olympio. Il fut malade ; il ne fut jamais maladif. Dans les temps tumultueux que nous traversions, il avait toujours gardé son fond inaltérable de bienveillance et de bonne humeur. Pendant bien des années j’ai admiré la facilité naturelle, spontanée, qu’il avait à être heureux. Non-seulement il aimait le travail, mais il était toujours sincèrement, presque naïvement content de ce qu’il faisait, et pour lui sa dernière page écrite était toujours la meilleure qu’il eût jamais écrite. Vous vous rappelez, Messieurs, la douceur avec laquelle il supporta ici même une déception, le jour où il vit frustrer momentanément la plus grande ambition de toute sa vie. Il fit son « discours à la porte de l’Académie », et il se remit, dit-il, à corriger « d’une plume apaisée » sa traduction d’Horace. C’est dans ce discours qu’il disait : « On dira que je viens d’écrire un feuilleton. J’accepte avec un certain orgueil cette honorable censure. À Dieu ne plaise, en effet, que je te renie un seul instant, ô ma chère création, mon bon camarade, ami des beaux jours, espérance et consolation des jours mauvais ! Tu n’as jamais manqué, dans ton ombre et dans ton petit bruit, de pitié pour les vaincus, de respect pour l’exilé, d’encouragement au jeune homme et de louanges à toutes les honnêtes pensées, à tous les illustres courages... »

Et, en effet, il resta toujours fidèle à son travail de près d’un demi-siècle, jusqu’au jour où la maladie arrêta sa main. Retiré dans sa charmante maison de Tibur, il y gardait encore et son égalité d’âme et tous ses amis. Le chagrin n’approchait pas plus de son chalet que de sa personne ; tous deux riaient au soleil. Il se consolait de la souffrance en regardant autour de lui. Non-seulement il adorait les lettres, mais il avait la passion des livres, et il aimait à vivre au milieu des plus belles éditions et des plus précieuses raretés.

Et quand je dis qu’il se consolait en regardant autour de lui, auprès de lui, comment pourrais-je oublier l’influence gracieuse et tutélaire qui veillait si tendrement à ses côtés ? Comment ne pas envoyer un souvenir respectueux à la femme si admirablement dévouée qui fut vraiment la compagne de sa vie ? M. Jules Janin croyait encore écrire lui-même quand il écrivait par cette main si obéissante à sa pensée, si familiarisée avec les habitudes de son esprit et les fantaisies de son style.

Ce fut au milieu de ces tendres soins, entouré de cette infatigable sollicitude, que M. Jules Janin s’éteignit doucement le 21 juin 1874. Il s’est assis bien peu de temps dans ce fauteuil tant désiré et si bien mérité. Il eût aimé à s’y reposer et à prendre part à vos sereines et pacifiques discussions. L’Académie était pour lui l’atmosphère naturelle, l’air ambiant. Il y eût mieux respiré que dans la fumée de nos discordes. Je disais qu’un de ses derniers livres avait pour titre la Fin d’un monde. Il y eut une autre époque de l’humanité, le millénium, où le genre humain éperdu attendait la fin du monde et la consommation des temps. Les fidèles ne bâtissaient plus les cathédrales qu’en bois, car, à quoi bon construire pour l’avenir, puisque tout allait finir ? Nous aussi, dans les bouleversements incessants de notre histoire, nous pourrions croire que nous sommes arrivés à une époque semblable. C’est pourquoi nous construisons, non plus des monuments durables, destinés à abriter les générations futures, mais des tentes faites pour le jour et pour l’heure. Quant à vous, vous continuez au milieu de toutes les révolutions votre travail tranquille, vous construisez votre cathédrale à laquelle chacun apporte sa pierre. Vous êtes toujours le Sénat conservateur et modérateur de la langue française, et les mots nouveaux, même ceux qui forcent les portes, doivent être adoptés par vous pour devenir légitimes.

En sortant d’ici, beaucoup d’entre nous rentreront dans le grand champ de bataille de la vie. C’est notre lot, nous y mourrons. Mon prédécesseur disait, quand on lui demandait les éléments de sa biographie : « Je suis comme les peuples heureux, je n’ai pas d’histoire. » Je demande à ne pas accepter ce proverbe pour les peuples, et je dis, au contraire : « Malheureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! »

Le plus célèbre poète de l’Allemagne a dit : « Celui qui n’a pas mangé son pain dans les larmes, celui qui n’a pas passé des nuits de douleur assis sur son lit en pleurant, celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes ! »

Ainsi les peuples qui n’ont pas souffert, crié, pleuré, saigné, ne sont pas dignes de la liberté ; n’ont mérité ni de la connaître, ni de l’aimer, ni de la servir. L’agitation n’est pas toujours stérile, elle est aussi le signe de la vie. Les peuples en mouvement sont comme le métal en fusion et en ébullition, duquel sortira la statue. Quelque nom qu’elle porte, ce sera toujours l’inextinguible, immortelle et éternelle France !