Discours de réception de Joseph Gratry

Le 26 mars 1868

Joseph GRATRY

M. l’abbé Gratry, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Barante, y est venu prendre séance le 26 mars 1868, et a prononcé le discours qui suit :

 
 
Messieurs,
 
Ce n’est pas mon humble personne, c’est le clergé de France, ce sont les souvenirs de la Sorbonne et de l’Oratoire que vous avez entendu honorer, en daignant m’appeler au fauteuil qu’occupait Massillon.

Voltaire, Messieurs, qui occupa le même fauteuil, se trouve ainsi, dans vos annales, entre deux prêtres de l’Oratoire, et son rire sur le genre humain est enfermé entre deux prières pour le monde, comme son siècle lui-même, un jour, sera, dans notre histoire, enfermé entre le grand XVIIe siècle et le siècle de foi lumineuse qui aimera Dieu et les hommes en esprit et en vérité.

M. de Barante, Messieurs, est un homme de ce siècle à venir, où la haine sera moindre, où le mépris et le rire tomberont, où le mal de la division sera redouté comme la mort, où le crime de la guerre sera jugé et condamné, et où la liberté, jusqu’ici dévorée dans la lutte, sera enfin possible dans l’union.

L’homme de bien dont on a pu dire « qu’il était le symbole de la paix, et qu’il n’eût pu avoir un ennemi, l’eût-il voulu, » a été parmi nous un de ces pacifiques auxquels le Sauveur dit : « Que votre lumière luise devant les hommes, pour qu’ils glorifient votre Père qui est au ciel. »

C’est mon devoir, Messieurs, de remettre aujourd’hui sous vos yeux cette lumière, et de glorifier, si je puis, notre Père dans un de ses enfants, de telle sorte que nos âmes attristées par le spectacle de tant d’erreurs, de douleurs et d’humiliations, aient un instant la joie d’approuver Dieu, de trouver beau et bon ce qu’il a fait, ce qu’il donne et ce qu’il prépare.

Ce que Dieu fait aujourd’hui dans le monde, Messieurs, c’est ce qu’il faut nommer, avec M. de Barante, « la vie nouvelle du genre humain, l’esprit nouveau des sociétés. » Et cet esprit, comme l’enseigne si bien l’un de vous, dans la largeur de son admirable coup d’œil historique (M. Guizot : l’Église et la société chrétienne, p. 259), cet esprit que nous appelons l’esprit nouveau est le même qui, depuis quinze siècles, anime et féconde la société européenne : esprit de justice, de liberté, de sympathie, de respect de tout homme, à ce titre seul qu’il est homme. »

Ce que Dieu donne au monde, c’est cet esprit dans son commencement et sa lutte ; ce qu’il prépare, c’est cet esprit dans son progrès et son triomphe.

Or, Messieurs, c’est l’honneur et la gloire de M. de Barante d’avoir été en tout, je dis en tout, le lumineux contemplateur, l’infatigable serviteur du plus récent effort de l’esprit nouveau pour s’emparer des sociétés humaines.

En d’autres termes, M. de Barante a compris et servi la dernière et la plus grande des révolutions européennes, non pas celle que les hommes ont faite, mais bien celle qu’ils ont empêchée ; celle qu’a voulue la France, celle que Dieu veut, cette nécessaire révolution de justice, de liberté, de fraternité vraie, de religion profonde, que nous cherchons et attendons encore, si douloureusement retardés, si cruellement déçus par nos aveuglements, par nos fautes et surtout par nos divisions.

« Le sage, disait Platon, est celui qui unit sa vie aux mouvements universels du monde. » Or nous avons ici un sage qui a vraiment uni sa vie au grand mouvement historique au sein duquel Dieu le fit naître. Nous avons ici un chrétien qui n’a pas mérité ce reproche divin : « Comment ne comprenez-vous pas le temps où vous vivez ? » (Hoc autem tempus quare non probatis ? Luc ; XII, 56).

Si quelqu’un a compris son temps, si quelqu’un a uni sa vie au mouvement vrai de son siècle, c’est l’homme que nous louons ici.

Et c’est pourquoi l’on a pu dire que « sa vie et son œuvre se confondent tellement avec l’histoire de son temps et de son pays » (M. le prince de Broglie) que le récit de ses travaux, et celui de sa vie, et celui de la phase historique que traverse la France, peuvent se raconter d’un même trait.

Ce récit, M. de Barante le fera lui-même tout à l’heure, en nous racontant le grand drame qui agite aujourd’hui le monde, je veux dire la Révolution.

Mais, avant de l’entendre, sachons bien ce que vaut ce juge et ce témoin.

Si je vous le demande, Messieurs, vous n’avez tous qu’une voix pour louer en lui l’esprit d’observation le plus exact et le plus fin, joint à l’imperturbable rectitude du jugement. Vous louez en lui le penseur courageux qui, le premier, a osé nommer par leur nom des idoles historiques que la vérité doit briser ; le critique profondément original qui, dans ses jugements sur l’un des siècles de notre histoire, devance de cinquante ans l’esprit public. Vous louez en lui l’historien, – et c’est ici le mérite propre de l’Histoire des ducs de Bourgogne, – qui perfectionne la méthode historique par un progrès de respectueuse attention au sens et au détail de la réalité ; vous comparez enfin son œuvre à un miroir, où les hommes et les choses de notre temps viennent comparaître, tels qu’ils ont été, pour se juger eux-mêmes toujours selon la plus scrupuleuse vérité (M. Guizot).

En sorte que si l’on demande quel est le propre caractère des écrits de M. de Barante, on peut répondre d’un seul mot : C’est le discernement du vrai.

Il a su, en effet, réaliser dans sa vie et dans ses écrits ces belles paroles bibliques, épigraphe du premier travail littéraire de sa jeunesse : « J’ai appliqué mon cœur à la recherche de la science et de la sagesse, et au discernement de l’erreur et de la folie. » (Tableau littéraire du XVIIIe siècle portant cette épigraphe : « Dedi cor meum, ut scirem sapientiam, atque doctrinam, erroresque ac stultitiam. » Ecclésiaste, I, 17).

Mais, s’il cherche la vérité, ce n’est pas seulement pour la voir, c’est pour la mettre en œuvre. Ce n’est pas son esprit tout seul, c’est son âme qu’il donne à sa cause, ou plutôt à la vie de son pays et de son temps. Il n’est point un lettré abstrait. Il est un écrivain réel dont tous les écrits sont des actes.

Aussi ne croit-il pas quitter l’action, ni changer d’œuvre, quand il laisse les affaires pour rentrer dans sa solitude de Barante. Je l’y vois revenir trois fois, et y passer la grande moitié de sa carrière. Il y rentre en 1815, repoussant, par sa démission de préfet, l’entreprise des Cent-jours. II y rentre en 1820 par le refus d’une ambassade. Il y revient en 1848 pour y rester jusqu’à sa mort.

Pendant ces trente années de retraite volontaire, il continue à servir la France avec le zèle le plus ardent. Ces années sont les plus fécondes et les plus heureuses de sa vie. C’est qu’il a le bonheur chez lui : dans toute sa vie, par l’ardent travail ; dans son âme, par la foi ; dans la famille, par l’admirable et constant amour qui a béni ses jours jusqu’au dernier ; autour de lui, par l’amitié, par l’universelle bienveillance, par l’active et savante bonté dont les œuvres subsistent. Il n’a pas besoin de la lutte, ni du regard des hommes ni du pouvoir, ni des honneurs. Il laisse ces distractions, dès qu’elles menacent de faire vaciller sa lumière et ne vont pas droit à son œuvre.

Son œuvre, c’est la France à servir et à conduire au but. Le but, c’est la justice et c’est la liberté. Tel est l’objet unique de soixante années d’un infatigable travail, dont je viens d’admirer, par l’étude, l’étonnante unité, la sagesse profonde, et l’opportunité, encore aujourd’hui toute nouvelle. M. de Barante est un grand cœur, qui a aimé la France dans la rare lumière de l’amour clairvoyant. Il l’a aimée dans toutes ses fortunes, il l’a aimée à travers ses fautes, qu’il connaît toutes.

Tel est, Messieurs, le juge et le témoin qui va nous parler de la France et nous dire, selon la vérité, ce qu’est la terrible phase historique que nous traversons aujourd’hui, et qu’on nomme la Révolution.

« Le mérite de l’historien, dit M. de Barante, consiste surtout à saisir le premier et le dernier anneau de ces chaînes d’événements, de ces périodes naturelles, de ces drames dont se compose l’histoire (Études littéraires, tome I, p. 127). »

Il applique ces paroles à l’histoire de la Révolution, et c’est fort à propos, s’il est vrai que la Révolution ne commence pas en 1789, et qu’elle ne finit pas en 1804, ni en 1815.

Le redoutable drame commence, selon M. de Barante, au moment où l’ancienne monarchie, retournant vers le paganisme, réduit tout l’État à un homme, et à un homme qui se fait Dieu.

En voici le premier tableau :

C’est d’un côté Louis XIV, non ce Louis XIV de Colbert, de Bossuet, de Vauban, qu’admire et soutient toute la France, mais celui qui, arrivé à la plénitude du pouvoir absolu, ivre d’orgueil, se croit et se déclare doué de lumières divines, et conduit la France à sa perte (Ibid., p. 126. Étude sur la monarchie de Louis XIV). C’est, de l’autre côté Fénelon, que M. de Barante charge de prononcer le jugement du roi coupable (Études historiques, tome I, p. 132).

Fénelon, placé au moment où éclatent de tous côtés les conséquences des fautes, les contemple avec épouvante et s’écrie : « Je vois la France ruinée, dépeuplée, affamée, et au dehors menacée d’une totale invasion Si le roi continue ses dépenses superflues, s’il continue à hasarder la France sans la consulter, à ruiner le royaume pour faire mal la guerre tout n’est-il pas désespéré ? » (Fénelon : Lettre au duc de Chevreuse (4 août 1710). Passim).

Fénelon a écrit ces paroles ainsi que les suivantes : « Vous dites que Dieu soutiendra la France ; mais Dieu s’apaisera-t-il en vous voyant humilié sans humilité, confondu par vos propres fautes sans vouloir les avouer ? » (Fénelon : Lettre au duc de Chevreuse (4 août 1718).

« Le remède, ce serait de tempérer le despotisme, cause de tous nos maux, de se ressouvenir de la vraie forme du royaume, de faire enfin de tout ceci l’affaire véritable de tout le corps de la nation. C’est la nation qui doit se sauver elle-même. » (Ibid. Passim).

Cette politique émue de Fénelon est déjà le XVIIIe siècle, et commence le second tableau où M. de Barante a dépeint dans toute sa vérité ce siècle double. (Tableau littéraire du XVIIIe siècle).

Comme il y a deux hommes dans l’homme, il y a en tout siècle deux siècles. Ici, nul n’a mieux discerné les deux siècles que M. de Barante.

Avec lui n’admettons jamais que la frivolité, le mensonge, le cynisme, le libertinage de l’esprit, le mépris de tout le passé de la France et de l’humanité, la haine du Christianisme, constituent l’un des siècles de notre histoire. Ce n’est là que l’écume impure accumulée à la surface. Que cette écume et cette surface se nomme, si on le veut, le siècle de Voltaire. J’y consens. Mais qu’on ne l’appelle pas un des siècles de ma patrie.

Le vrai XVIIIe siècle, le voici : il commence avec le réveil de la France, dont l’âme se soulève contre l’intolérable tentative de rétablir, dans le gouvernement des hommes, les abominations du pouvoir absolu.

Il est temps, disent nos pères dans leur impétueux langage, d’introduire la raison dans le gouvernement du monde. Il est temps de savoir s’il est bon de réduire tout l’État à un homme qui, avec ses flatteurs, ses gardes, et le reste, dévore tout pour sa gloire et sa joie. Il est temps de savoir si tous les hommes sont frères, ou si le genre humain se compose de deux castes, dont l’une pâtit et dont l’autre jouit. Si cela est, Dieu n’est pas Dieu, s’écriait déjà La Bruyère, et il faut déchirer l’Évangile. L’Évangile, c’est Vincent de Paul, c’est Fénelon, c’est l’amour des hommes, c’est la fraternité, la paix et le bonheur du genre humain. Ayons un cœur, et que ce cœur soit enfin sensible à tout ce que souffre tout homme. Mettons un terme à l’antique oppression, à la guerre païenne, à l’absurde torture, à la cruauté des supplices. Que la justice ne soit plus une furie, mais une déesse protectrice des peuples. Qu’elle sache enfin rendre sacrés la vie des hommes, leur travail et leur pain.

Ainsi parle notre XVIIle siècle, et il charge les lettres, les sciences, l’histoire, la chaire sacrée, le barreau, les salons, et même les libertins qui sont forcés de parler ainsi pour lui plaire, de propager ces vérités dans tous les rangs de la nation et dans l’Europe entière.

Et voici que l’Europe, peuples et rois, nous applaudit.

Tel est ce vrai tableau du XVIIIe siècle, que M. de Barante a eu le grand honneur de publier à vingt-quatre ans.

Mais regardez la suite. Ici commence le troisième tableau de notre drame, celui qui n’est pas encore terminé.

Voici la France se décidant à passer de la parole à l’action.

Elle se décide, guidée par trois générations de grands esprits et de grands citoyens : Vauban et Fénelon, Montesquieu, Turgot, Malesherbes, et Louis XVI, le plus grand de tous, s’il est vrai qu’il a fait « ce qu’un homme peut faire de plus grand, dit Plutarque (Plutarchi septem sapientium Convivium, n° VII. Ei basileus kai turannos dhmocratian ec monarcias kataskeuaseie tois politais), savoir : donner à sa patrie la liberté quand on tient le pouvoir absolu. » Cela s’est fait, jusqu’à présent, dans toute l’histoire une fois ! Et Louis XVI est mort pour avoir introduit la liberté dans les deux mondes.

Au sein de la paix, de l’union, de la gloire, la plus puissante nation du monde alors est appelée par le plus légitime des pouvoirs à délibérer sur la réforme de ses institutions. Quarante mille groupes de citoyens, pendant trois mois, dans toutes les provinces, délibèrent et travaillent, avec une admirable intelligence et un plus admirable dévouement, à exposer et à justifier, par écrit, tous leurs vœux. Ces milliers de chartes sont apportées au centre, par l’assemblée la plus illustre et la plus généreuse. Cette assemblée dépouille ces cahiers, y cherche les principes sur lesquels toute la France n’a qu’une voix, et proclame en séance publique (Rapport du Comité de constitution, lu à l’Assemblée constituante le 27 juillet 1789) cet authentique résumé de la volonté nationale, ces articles de l’unanimité, inconnus aujourd’hui, et qui s’appellent les principes de 89 : principes de tradition et de raison, d’ordre et de liberté, de progrès et de légitimité, le plus solide fondement qui fut jamais du droit positif d’une nation. Car, entendons-nous bien, je ne connais d’autres principes de 89 que les principes voulus par tous nos pères, proclamés par tous les cahiers, et déclarés, dès le premier jour, articles d’unanimité par l’Assemblée constituante. C’est là notre droit public pour toujours, droit conforme à la loi morale éternelle et à l’esprit de l’Évangile, justifié par la science, décrété par toute la nation, et qui, nettement dégagé de ce qu’y voulaient ajouter les sophistes et les rhéteurs, subsiste écrit par la main de la France entière.

Voilà donc toute la France unie dans une même volonté. Saisis de joie et d’enthousiasme, tous les Français renoncent solennellement à tout abus et à tout privilége, pour se soumettre au droit commun régénéré. Et ils se proclament arrivés au gouvernement libre que la France a voulu (Décret de l’Assemblée déclarant Louis XV restaurateur de la liberté en France, 3 novembre 1789).

Mais ici, au lieu du dénoûment que nos pères croient tenir, ici commence toute l’horreur du drame.

Or c’est en ce temps que M. de Barante devient témoin direct du prodigieux et terrible spectacle. En 1792, c’est encore un enfant, il a dix ans ; mais cet enfant est appelé à contempler de ses propres yeux, à méditer dans son propre cœur, le mystère de la Révolution.

Que voit-il donc ? Il voit ce que peut comprendre un enfant, ce qu’il raconte dans ses touchants mémoires. Il voit son père emprisonné et menacé de mort. Et aux portes de la prison il entend chanter ces paroles : Il faut du sang, il faut du sang !

Pourquoi faut-il du sang ? et pourquoi le sang de mon père ? Voilà le mystère que l’enfant a pu méditer à dix ans, et que l’homme pourra méditer toute sa vie.

Il ne trouvera qu’une réponse, celle qu’il nous donne dans son Histoire de la Convention et que voici : c’est qu’en ce moment même est survenu l’événement le plus mystérieux de notre histoire, c’est-à-dire le pays tout entier envahi, subjugué, asservi par le plus mortel ennemi qu’ait jamais eu la France.

Mais quel est cet ennemi, et comment nous a-t-il subjugués ? M. de Barante, selon sa méthode, le demande aux contemporains. C’est du sein de la Convention, qu’on répond. « La postérité, dit Vergniaud, ne concevra jamais l’ignominieux asservissement de Paris à une poignée de brigands, rebut de l’espèce humaine. » (De Barante : Histoire de la Convention, tome II, p. 221. Discours de Vergniaud du 27 décembre 1792 à la Convention).

« Ce faux peuple, dit un second témoin, Sieyès, ce faux peuple, le plus mortel ennemi qu’ait jamais eu la France, s’est abattu sur nous comme la race des harpies pour tout souiller et pour tout dévorer. » (De Barante : Histoire de la Convention, tome III, p. l66 et 169).

Voilà le mystère de la Révolution. M. de Barante, dans son histoire du terrible événement, a l’honneur d’avoir appelé par leur nom et ces hommes et ces choses.

Il les accable par l’éclatante lumière de tous les détails de l’histoire. Il écrit le premier l’histoire de la Terreur, ce livre nécessaire que doit connaître tout Français, s’il veut devenir citoyen. Il détruit l’étrange opinion qui loue la Convention d’avoir sauvé la France de l’invasion. Il la montre créant l’invasion, et la France se sauvant elle-même malgré la Convention (Voir l’Étude de M. Vitet sur la Convention, p. 158). Ce que la Convention organisa, c’est l’assassinat juridique en masse, par la loi du 22 prairial, qui supprime dans les jugements quatre choses : l’instruction, l’interrogatoire, les témoins et les défenseurs. (lbid., p.179). C’est ici que M. de Barante impose à la Convention la devise qui lui restera pour toujours : « Jusque datum sceleri ! Et le crime s’est fait droit public. » (C’est l’épigraphe de l’Histoire de la Convention).

M. de Barante, par cette vigoureuse clairvoyance, a rendu à la cause de la Révolution que Dieu voulait, et qui, j’ose l’espérer, triomphera, un signalé service.

En effet, le vice originel de la Révolution « telle qu’elle s’est faite pour le malheur des siècles », disait le noble Royer-Collard, ce vice éclate dès le premier jour. C’est l’impunité des crimes ordinaires, meurtre et rapine. Le premier bandit qui porta une tête sur une pique et qui fut impuni, qui, par un lâche et sacrilége mensonge, fut appelé le peuple, voilà celui qui a vaincu la France de 1789, et qui a reculé, d’un siècle ou deux, le progrès de justice, de liberté, de fraternité qu’elle voulait.

Écoutez en quels termes, dans son Histoire politique de Royer-Collard, M. de Barante signale, par la bouche de son grand ami, l’obstacle qui arrête la France depuis un siècle, et qui menace de l’arrêter longtemps encore : « Enhardi par l’âge, s’écriait en 1835 l’incomparable défenseur de l’ordre et de la liberté, enhardi par l’âge, je dirai ce que je pense, et ce que j’ai vu. Il y a, Messieurs, une grande école d’immoralité, ouverte depuis cinquante ans parmi nous. Cette école, c’est la succession des victoires, toujours glorifiées, qu’a remportées en France la force sur le droit. Repassez-les : elles se nomment le 6 octobre, le 10 août, le 21 janvier, le 31 mai, le 18 fructidor, le 18 brumaire ; je m’arrête là. »

Je m’arrête là, dit le redoutable orateur, en regardant autour de lui.

Il n’avait pas tout vu.

M. de Barante a vécu assez pour tout voir : ces ruines, ces guerres civiles, tous ces crimes, et leurs suites.

Et il s’est écrié :

« L’insurrection serait-elle donc devenue pour la France ce que furent, à la fin de Rome, les révoltes des prétoriens, et, à la fin de Constantinople, les révolutions du palais ? »

Tel est, encore une fois, le douloureux mystère de la Révolution : c’est pour cela qu’elle dure encore.

Les plaies sanglantes de la Révolution, M. de Barante, depuis sa jeunesse, n’a pas cessé d’en avoir sous les yeux le spectacle. Dès son entrée dans la vie active, à vingt-quatre ans, en 1806, il est envoyé en Allemagne, au milieu des vingt années de guerre léguées, dit-il, par la Convention à la France. » (Conclusion de l’Histoire de la Convention : « Cette politique sans prévoyance renfermait vingt années de guerre. »).

Puis, le voici préfet en Vendée, au milieu des ruines de la guerre civile. Là, il trouve ces populations héroïques qui, pendant « l’incompréhensible et ignominieux asservissement de Paris au plus mortel ennemi qu’ait jamais eu la France » (Vergniaud et Siéyès), ont sauvé, pour leur part, notre honneur par une guerre de géants. Là, son impartiale clairvoyance peut mesurer la grandeur des crimes qui ont noyé la Révolution dans le sang, et ont créé dans le sein de la France la guerre civile dont l’esprit dure encore. Là, il mesure aussi la grandeur de ces humbles héros inconnus qui sont morts pour la justice et la patrie, et il écrit, pour l’instruction des âges, l’épopée historique de leur lutte contre les bourreaux. J’appelle bourreaux les tyrans aveugles qui, occupant le centre, égorgeaient l’un par l’autre les enfants de la France. J’appelle victimes ceux qui, des deux côtés, tombaient sur les champs de bataille.

À la fin du poëme, je vois se dégager, comme une douce lumière, l’esprit de pardon des victimes. Mais les bourreaux ne pardonnent pas ; ils n’ont pas encore pardonné.

Pendant que M. de Barante cherche à guérir sur un point de la France les blessures de la guerre civile, la guerre sans fin continue à sévir au dehors. Le génie prodigieux qui gouverne la France chancelle dans l’ivresse du triomphe. M de Barante, dès 1810, prévoit la chute. « Il va se perdre, s’écrie-t-il, mais la Révolution sera-t-elle pour cela finie ? »

Et voici qu’en effet la dictature, créée par la volonté du pays pour mettre fin au règne juridique et solennel du crime, la dictature, n’ayant pas connu ses limites ni aucune loi, tombe à son tour en donnant à la France deux invasions ! Mais la Révolution n’est pas finie !

Tels furent pour nous, à cette époque, les fruits de quinze années de gouvernement par l’infirmité nécessaire du génie d’un seul homme !

Ici, Messieurs, commence la vie politique de M. de Barante. Les faits ont été déjà racontés avec une trop entière autorité pour que j’en puisse parler. Je me borne à citer un trait de sa rare et profonde perspicacité ; puis je dirai quel fut son parti politique.

M. de Barante, l’un des premiers, a clairement dénoncé à la France ce grand instrument de tyrannie des temps modernes, par lequel le tyran, qu’il soit homme, assemblée, ou émeute, est à l’instant maître de tout, dès qu’il met la main sur le centre.

En 1822, dans une très-importante étude sur les Communes et l’Aristocratie, il donnait à notre pays ce mémorable avertissement : « Le gouvernement représentatif, posé sur la constitution sociale du Bas-Empire, ne peut pas y prendre racine et ne saurait y fructifier L’esclavage administratif détruira la liberté politique, ou il sera détruit par elle. » (Les Communes et l’Aristocratie, p. 24, 85 et 86).

Ne fut-il pas, en parlant ainsi, deux fois prophète ?

Mais quel fut donc le parti politique de M. de Barante ? C’est ici que je trouve la cause de cette sympathie générale qui s’attache à son nom : « Cause profonde, dit le meilleur des juges, et qui mérite d’être signalée, car elle éclaire notre passé, et répand l’espérance sur notre avenir. » (M. Guizot).

« L’espérance sur notre avenir, » Messieurs, quelle parole ! Saisissons-la, et voyons du même coup pourquoi l’on aime M. de Barante et comment l’espérance nous reste.

On aime la douce lumière de cet homme de bien, parce qu’il est un des chefs du parti qui doit nous sauver. Et l’espérance nous reste, précisément parce qu’il existe un tel parti.

Je veux parler de ce grand parti, toujours méprisé des sectaires, toujours foulé aux pieds par les violents, toujours méconnu et vaincu jusqu’ici, mais destiné à la victoire, et que j’ose appeler le parti de l’âme de la France.

Ce parti ne compte pas dans ses rangs les glorieux corrupteurs, ni les chantres du vice, ni les lettrés sceptiques, ni les princes de l’intrigue, ni les semeurs de haine et de colère, ni surtout la race des violents.

Il se compose d’abord d’une grande foule obscure, de tous ces êtres pacifiques et doux qui sont la trame utile du genre humain, travaillant en silence à travers les siècles, pour réparer sans cesse ce que dévorent sans cesse les hommes de joie et les hommes de proie, Il se compose de tout ce qui a servi sans briller, de tout ce qui est mort pour nous sans bruit, de tous les humbles ouvriers du devoir, soldats de l’effort commun, « âmes héroïques et simples qui ont été la matière commune de nos gloires et la solide substance de nos progrès. » Voilà l’âme du parti, voilà l’âme de la France, que peuvent tromper des guides aveugles, mais qui conserve, sous l’accident des erreurs et des fautes, son instinctif élan vers la justice.

C’est ici qu’interviennent les vrais guides.

J’appelle ainsi les grands esprits qui portant, eux aussi, l’âme de la patrie dans leurs âmes, en tournent les vertus en lumière, voient le but par la science, et nous y mènent par la sagesse.

Il en existe, et la France sait leurs noms. J’ai nommé ceux qui ne vivent plus, si j’ajoute, pour notre siècle, deux grands noms : Chateaubriand et Royer-Collard. « Je vois cette noble élite, toujours vaincue, jamais anéantie, reparaître toujours à travers toutes les phases de notre histoire, et demander sans cesse, pour elle et pour les autres, la justice et la liberté. » (M. le comte de Montalembert. Discours de réception à l’Académie française).

Mais je les vois, surtout depuis la fin de Louis XIV, réveillés par le spectacle des destructions et des opprobres du pouvoir absolu, chercher les lois réelles de la vie des nations, demander instamment le règne de ces lois, et nous les enseigner, par parties admirables, en d’immortels ouvrages, que l’on comprend enfin après un siècle. Aujourd’hui cette science est partout. Je la trouve tout entière dans les écrits de M. de Barante. Et d’ailleurs, n’ai-je pas sous les yeux les maîtres qui l’enseignent ? Grâce à Dieu, j’ai la joie de voir ici présents, – et c’est en quoi surtout, Messieurs, je sens le grand honneur que vous m’avez fait, – j’ai le bonheur de voir ici des hommes qui, lorsqu’ils seront morts, seront comptés parmi les vrais guides de la France. Qu’ils soient bénis, et que Dieu leur donne de longs jours, et fasse grandir jusqu’à la fin la vigueur de leurs âmes et la puissance de leur esprit. Qu’ils continuent à montrer à la France sa voie.

Tel fut le parti politique de M. de Barante. « Séparons-nous, disait-il souvent, de la politique des passions ; entrons dans la politique d’expérience, de science, de vérité, la seule qui puisse donner la liberté. » (Questions constitutionnelles). Et j’ose dire qu’il est, en effet, parmi ces maîtres, l’un des plus complets dans la science de la liberté.

Mais qu’enseigne-t-il donc ? Que nous dit-il, pour nous conserver aujourd’hui l’espérance ? La science peut-elle encore, après tant d’erreurs et de fautes, nous conduire a ce progrès de l’esprit nouveau, âme du monde moderne, à ce progrès de justice et de liberté que veut la France, et que Dieu veut pour nous ?

Il y eut un jour, Messieurs, M. de Barante crut voir la Révolution terminée, et la France arrivée au glorieux dénoûment. Ce jour-là, il nous enseignait les conditions de ce grand triomphe, lorsqu’il prononçait ici même, parmi vous, les nobles et touchantes paroles que voici : « Oui, disait-il, la volonté première de la France, celle qui l’avait émue aux premiers jours de la Révolution, ramenée aujourd’hui à sa pureté, guérie de son imprudence inexpérimentée, dégagée des souillures de nos troubles civils, est devenue la loi commune. Les discordes s’apaisent, les ressentiments s’effacent, un calme heureux règne sur la patrie. »

Il parlait ainsi, Messieurs, en 1828, à l’époque où régnaient en effet, consacrés par la Charte, les grands et nécessaires principes, qui sont la volonté permanente et première de la France.

Hélas ! il y a de cela bientôt un demi-siècle. Qu’avons-nous fait depuis ? Nos discordes cruelles, nos mutuels mépris, nos mutuelles terreurs, ont encore attiré la foudre sur la patrie. La violence a brisé trois constitutions sur nos têtes.

Notre guide a vu toutes ces ruines, et il s’est écrié, dans sa douleur : « L’esprit de la guerre civile envenime nos institutions, et il les rend impraticables ! »

Je crois pouvoir le dire, toute la lumière dont la France a besoin se trouve dans cette plainte douloureuse, et dans les paroles d’espérance qui précèdent.

Notre mal, en effet, c’est « l’esprit de colère et de guerre civile » qui rend impraticables le pouvoir et la liberté. Le mal n’est pas l’existence des partis qui soutiennent ou contiennent ces deux pôles de la vie politique. Le mal, c’est la colère, et la division ignorante et violente, qui détruit, l’un par l’autre, le pouvoir et la liberté. On est coupable alors des deux côtés. – Quand un coup de tonnerre brise un chêne, qui est coupable ? Est-ce le nuage ou la terre ? Lequel des deux pôles électriques fait le coup ? L’un et l’autre, et leur tort, c’est d’être divisés. Réunis, ils sont la lumière ; divisés, ils deviennent la foudre.

La division, voilà l’ennemi ! Voilà l’ennemi qu’il faut vaincre. Mais par quelle force ? M. de Barante nous le dit dans sa vision prématurée de l’avenir : « Les discordes s’apaisent ; les ressentiments s’effacent ; les esprits se dégagent des erreurs de parti, et recouvrent l’indépendance de la raison. » Voilà bien le moyen. Mais cet avenir de paix, de sagesse et d’union, dont notre guide, en 1828, parle au présent comme les prophètes, la France le verra-t-elle demain ? Ou bien l’attendra-t-elle encore un siècle ou deux ? Peut-on s’unir dans le mensonge et dans l’iniquité ? Où donc est la vérité politique et sociale dans laquelle la France s’unira ?

M. de Barante nous l’a dit : la vérité dans laquelle nous nous unirons, c’est « cette volonté première de la France » qui décrétait à l’unanimité la vraie forme du royaume déjà rêvée par Fénelon ; cette forme dont un ardent ami de la liberté (Le général Foy) a pu dire en 1815 : « Celui qui veut ou plus, ou moins, ou autrement, n’est pas un bon Français ; » celle dont un de vous (M. Thiers), Messieurs, a dit avec cette simplicité décisive qui termine les questions, « qu’elle n’est ni anglaise ni française, mais de tous les temps et de tous les pays, étant la seule possible dès qu’on repousse le pouvoir absolu. » Et c’est la seule qui nous puisse conduire à ce que nous voulons, c’est-à-dire au plein gouvernement de la nation par la nation.

Mais cette vraie forme politique, évidemment, n’est praticable que si l’esprit de guerre civile s’en retire, si elle est dégagée, par la sagesse, des souillures de nos cruelles discordes, et guérie par la science, de son l’inexpérience et de son imprudence.

C’est donc toujours à la science et à la sagesse, à l’esprit d’union et de paix, qu’il en faut revenir. C’est un meilleur état moral et intellectuel des âmes qui est la grande condition du salut. II faut renoncer à la haine, au mépris, à la colère, à la violence : renoncement presque impossible pour la plupart des hommes, dans l’état actuel du cœur humain et de l’esprit humain.

Qui fera le prodige de la transformation des cœurs ?

Ecoutez la réponse de M. de Barante, dans ce dernier écrit (De la Révélation chrétienne. Décembre 1863. Voyez aussi la Réponse à M. Ballanche. 1842) que je puis appeler son testament philosophique et religieux. Là, il nomme par son nom la force qui fait le miracle de la transformation des esprits et des volontés.

« L’Évangile, a-t-il dit, est une seconde création morale de l’humanité. De nouveaux sentiments sont créés dans l’âme, et la raison s’est agrandie en nous. La lumière que tout homme apporte en naissant est devenue plus éclatante et plus divine. Une radicale différence distingue le monde nouveau du monde ancien, et c’est l’ennoblissement ou plutôt la sanctification de la conscience.

Depuis l’Évangile, l’égalité devant Dieu et la fraternité des hommes sont des axiomes inhérents à la conscience du genre humain. »

La justice, depuis ce temps, peut habiter la terre. Mais, dit toujours M. de Barante, citant saint Augustin, « elle ne se trouve que dans la république dont le Christ est le fondateur. » (Études historiques, tome 1er, p. 350).

Voilà le fond des choses. Et parce que M. de Barante a su fermement déclarer qu’aucun progrès politique ou social n’est possible sans un progrès moral et religieux, fondé sur l’Évangile et sa force régénératrice, c’est pour cela que je le dis complet dans la science de la liberté.

La république chrétienne, fondée sur l’Évangile, est la seule société où fermente la force de progrès que depuis dix-neuf siècles nous voyons en action dans l’histoire, et qui est l’origine de tous les mouvements du monde moderne.

Le mouvement contemporain, qui dure depuis un siècle, n’est qu’un mouvement secondaire dans ce mouvement principal ; comme dans les mouvements de notre terre, c’est la même impulsion sidérale qui crée le jour et qui donne l’année. Et tous ceux qui combattent l’un des deux mouvements par l’autre sont des soldats de la même armée qui s’égorgent dans les ténèbres.

Donc si notre élan vers la justice et vers la liberté, toujours vaincu depuis un siècle, mais toujours renaissant, veut triompher enfin, qu’il s’appuie tout entier sur l’Évangile, force fondamentale du monde nouveau. Alors, au lieu de diviser la force, et de la tourner contre elle-même et de nous détruire l’un par l’autre, nous saurons centupler la puissance commune par l’union, quand chaque effort, au lieu d’être brisé par un effort contraire, sera multiplié par la force de tous.

Oui, quand la France, par quelque heureux élan de son généreux cœur, aura chassé l’esprit de haine, dé mépris, de colère qui divise ses enfants ; alors, quoi qu’elle demande elle l’obtiendra, quand ce serait la liberté dans l’ordre, et la paix lumineuse des esprits dans la foi.

Telle fut jusqu’à la fin l’indomptable espérance de M. de Barante. Il croyait à cet avenir, et pour la France, et pour le monde entier. Il en savait les conditions, il les portait dans l’âme, et il nous les enseigne encore, par la très-douce et pure lumière de son exemple et de ses écrits, nous montrant dans le christianisme complet leur source nécessaire et divine. J’ajoute qu’il en a goûté les prémices. Il est mort dans la foi de Dieu (Jesus ait illis : Habete fidem Dei !), c’est-à-dire dans la vie la plus haute. Il est mort plein de jours, dans la paix, au sanctuaire de la famille, entouré de la double couronne de ses fils, et tenant leur mère par la main. Et cette main, qui fut celle de l’ange de sa vie ; il ne la quitte pas dans la mort. Il tient par cet anneau à la terre qu’il a traversée. Sa vie plus haute, son céleste travail en Dieu pour le triomphe de l’esprit nouveau sur la terre, est maintenant une force pour les siens, et une richesse pour la patrie et pour l’humanité.

Puisse-t-il, Messieurs, avoir parlé aujourd’hui à la France, avec l’autorité que vous donnez à sa parole en l’écoutant !