Le bain de la duchesse de Berry

Le 24 octobre 2023

Chantal THOMAS

 

Le bain de la duchesse du Berry

par

Mme Chantal Thomas
déléguée de l’Académie française

Séance de rentrée des cinq Académies

le mardi 24 octobre 2023

 

 

« J’ai toujours prodigieusement détesté la mer », écrit le marquis de Sade à sa femme alors qu’il est question de le déplacer dans une île. Une détestation telle qu’il n’a pas l’idée d’utiliser l’élément marin comme ressource de supplices, ce dont le très original écrivain anglais, Swinburne, lui-même amateur de sensations fortes et auteur d’un livre sur le marquis, s’étonne. Par cette déclaration Sade ne fait montre d’aucune singularité. Il partage une attitude de rejet alors dominante, en continuité avec le mélange de répulsion et de terreur religieuse – l’océan comme reliquat et rappel du châtiment du Déluge - hérité des siècles précédents. Les villes tournent le dos à la mer porteuse de toutes les menaces. Les gens, dans leur évitement de la mer et de ses rivages, en déteste même l’air salé. Le président de Brosse, en 1726, sur un bateau vers l’Italie écrit : « C’est à mon gré la moindre peine de la mer que le vomissement […] ce qu’il y a de plus difficile à supporter est l’abattement de l’esprit […] et l’odeur affreuse que la mer vous porte au nez. » Sur terre, il avoue ne pouvoir même « envisager » la vue de l’eau. Il faut penser ce degré de phobie pour évaluer à sa juste mesure, au XIXe siècle, l’héroïsme des premiers nageurs, pour l’essentiel des Anglais de la classe aristocratique, qui se jettent comme des fous dans les eaux les plus diverses, rivières ou mers, lacs glacés, encore habités, selon l’imagination de leurs contemporains, de monstres abominables. Cet aspect d’exploit, de défi, de transgression qu’il y a non seulement à envisager l’eau mais à s’y plonger s’incarne de manière exemplaire dans le personnage de Lord Byron. Se risquer dans des eaux inconnues, affronter des courants dangereux, est une affirmation de puissance physique, virile. Elle est indissociable d’une déclaration d’immoralité, de libertinage, de liberté. C’est d’ailleurs pour défendre la liberté du peuple grec que Byron meurt à Missolonghi au printemps 1824. De maladie. Défaut que, quelque fût son talent de metteur en scène, il n’a pu surmonter. Se noyer, un petit volume d’Eschyle dans la poche comme l’a réussi son ami Shelley deux ans plus tôt, au large de Viareggio, a plus d’allure. Cette noyade est dans la logique du rapport mystique que le poète entretenait avec l’eau. Sa seule vue, l’exaltait. Il était alors dans un état d’effusion spirituelle et dans une fièvre de sublimation contradictoires avec l’effort d’apprendre à nager et avec le caractère gymnastique, prosaïque d’une technique sportive. Se laisser couler en hommage à la splendeur de l’eau. Cette adoration de l’élément aquatique, qu’elle se traduise par une pure contemplation ou par un désir de blasphème, reste de toute façon l’apanage des hommes. Les femmes du même milieu social sont assignées au rivage, à la décence, à la pâleur. à condition que cette pâleur ne soit pas excessive, signe d’une anémie, de vapeurs ou d’autres maladies Auxquels cas, elles aussi ont droit à entrer dans l’eau et à éprouver sur tout le corps, aussi habillé soit-il, son étrange contact. Un contact violent et passif, puisque le bain thérapeutique consiste à exposer d’un coup, par l’entremise musclée d’un « baigneur », la femme à la vague, - à la lame. Le concept paradoxal de ces séances aquatiques médicales dont selon certaine théories la durée idéal serait de 13 minutes consiste à renverser en bienfait l’horreur associée à l’élément marin. Souvent, en effet, la malheureuse est la proie d’une révolution qui lui fait perdre le souffle, paniquer, avoir une crise d’épilepsie. Parfait, ceci est conforme au programme ! Il y aurait donc d’un côté les exploits de nageurs pionniers, de l’autre les effrois de patientes submergées.

Portrait. J’ai choisi ce portrait, peint en 1825 par Lawrence Thomas, pour nous aider à imaginer la jeune duchesse et aussi comme témoignage d’une société où les femmes étaient plus habillées dans l’eau qu’au dehors.

Lorsque le 3 août 1823, à Dieppe, Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, duchesse de Berry, entre dans l’eau au son du canon et sous les yeux de 2000 personnes rassemblées sur la falaise, de quel côté se situe-t-elle ? Et que voient les témoins de l’événement ?

À cette distance rien, sinon quelques silhouettes mouvantes. Mais s’ils usaient d’une lorgnette ils verraient une jeune femme de 21 ans, fine, ravissante, et intégralement recouverte : toque en toile festonnée, longue robe de laine marron (les couleurs clairs étant proscrites car susceptibles de transparence) et paletot, plus des bottines pour la protéger des crabes. La duchesse ne joue pas avec la peur ! Elle porte le costume de bain d’usage pour les femmes sous la Restauration. De lourdes robes pour mieux couler ! L’opposé d’un costume de nage. Pas une parcelle de son corps n’est en contact direct avec l’eau. Et la tête, l’esprit sont-ils en contact avec l’eau, avec le trouble d’un élément insaisissable, mystérieux ? Dans le vertige d’un inconnu ou simplement l’attention à des sensations neuves ? Nullement. Entre l’audaces des hommes nageurs et la déliquescence des femmes curistes la duchesse de Berry trace une troisième voie. Celle du goût du bien-être et d’un rapport de familiarité, bientôt de sans gêne, avec la mer. Et c’est cela qui rassemble les 2000 badauds sur le rivage. La duchesse de Berry ouvre la voie de la villégiature maritime imitée de l’éclat de Brighton. Où le bain sera un élément parmi d’autres, une activité à côté du théâtre, de la lecture, des causeries, de l’équitation, des bals. Une activité brève, superficielle, dédiée à l’agrément. Les coups de canon annoncent le lancement d’une station balnéaire huppée, la première en France, dont la duchesse de Berry sera l’égérie. Alain Corbin remarque dans Le Territoire du vide, que dans certains journaux de mondains et mondaines de l’époque la mer n’est quasiment pas mentionnée ! Elle est un pan du décor, et si les femmes se baignent, c’est dans le cours d’une journée quadrillée d’activités incessantes, une reproduction sous une autre lumière et sur une surface réduite de la vie qu’elles mènent à Paris.

En août 1823 tandis que la duchesse de Berry, sûre de sa naissance, de sa jeunesse et de son charme, avance ses pieds menus dans l’eau fraîche de la Manche, aux Tuileries, le roi Louis XVIII, le roi podagre qui s’appelait lui-même le roi-fauteuil, est en train de lentement physiquement décliner. Encore une année et il va laisser le trône à son frère, la comte d’Artois, futur Charles X, et beau-père de Marie-Caroline. C’est dire que ce bain ni romantique ni thérapeutique est hautement politique et qu’une ville qui peut se targuer de la protection de la duchesse a toute raison de le proclamer à coups de canon.

Il revient à Chateaubriand, “compagnon des vents et des flots” d’agrandir la perspective et de nous permettre de voir l’événement de plus haut, d’infiniment plus haut. En juillet 1835 (donc 5 ans après la Révolution de Juillet qui aboutit à l’abdication de Charles X le 2 août, en pleine saison des bains !) Chateaubriand se trouve à Dieppe avec Madame de Récamier. Séjour idyllique. Un matin, l’écrivain sort se promener sur la falaise. Le lieu l’entraîne vers des réminiscences lointaines et proches. Son esprit vagabonde de Madame de Longueville à la duchesse de Berry, de la Fronde à la Révolution de Juillet. Il songe : “N’avais-je pas à peindre dans mes Mémoires des tableaux d’une importance incomparablement au-dessus des scènes racontées par le duc de La Rochefoucauld ? […] à Dieppe même, qu’est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient à la mer la présence de la veuve royale n’éclatent plus ; la flatterie de poudre et de fumée n’a laissé sur le rivage que le gémissement des flots.”

Par un renversement typique du génie de Chateaubriand, ce n’est plus à la ville mais à l’eau que s’adressent les coups de canon. Il est à parier que cette présentation à la Mer laissa celle-ci indifférente. À tort, car si la restauration des Bourbons eut un succès limité dans le temps, l’instauration par cette jeune aventureuse de la mode des bains de mer était promise à un succès illimité, avec la chaîne d’envahissements, déprédations, souillures et destructions qu’elle continue de faire subir aux fonds marins et aux océans.

Et aujourd’hui, exactement deux siècles après le bain inaugural de la duchesse de Berry, force est de constater que les flots, qui n’inspirent plus ni horreur ni terreur, ni le moindre émoi sacré, ont tout motif de gémir, - et nous avec eux.