Rapport sur les concours de l’année 1877

Le 2 août 1877

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 2 AOUT 1877.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1877.

 

 

Messieurs,

Ce n’est pas sans raison, et par une sorte de caprice qui vous paraîtrait, j’espère, peu digne d’elle, que l’Académie vous a conviés à venir aujourd’hui l’entendre proclamer le résultat de ses derniers concours, alors que, depuis quelques années, des circonstances particulières l’avaient engagée parfois à retarder jusqu’au mois de novembre l’époque de ce rendez-vous.

Bien loin de manquer à ses traditions et à ses usages, l’Académie y revient au contraire, aimant à s’y conformer.

Si toutes les saisons lui sont également bonnes ; si l’été n’a pas plus que l’hiver le privilège d’interrompre le cours de ses réunions privées ; elle a pensé qu’il n’en était pas de même de ce public ami qu’elle est toujours heureuse de voir répondre à son appel.

Pour vous, Messieurs, pour vos fils que les lycées vont vous rendre, l’heure des départs sonnera demain ; il nous a plu de la devancer. L’impatience légitime de nos lauréats valait aussi qu’on en tînt compte. Quand elle a redoublé de zèle pour hâter la fin de ses travaux, quand ses jugements ne se sont pas fait attendre, l’Académie regretterait de faire attendre ses couronnes.

Plus de deux cents ouvrages se sont présentés cette année à nos concours, sans compter ceux qui, croyant en avoir le droit, s’y sont irrégulièrement représentés comme en appel, après avoir déjà pris part, en première instance, aux concours de l’année dernière. Satisfaire à tant d’espérances était difficile ; mais si, dans ses luttes courtoises, l’Académie honore les vainqueurs, il n’y a pas de vaincus pour elle ; aux concurrents moins heureux, elle adresse ici, par ma voix, plus que des consolations : des témoignages sympathiques d’intérêt, d’estime et d’encouragement.

L’histoire et la philosophie, l’histoire surtout, Messieurs, vont avoir la plus grande part dans nos récompenses. Plusieurs fondations spéciales provoquent directement le travail des historiens et, dans les concours mêmes qui ne leur appartiennent pas tout à fait, dans celui, par exemple, qu’a institué M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs, ils ont su encore prendre la bonne place, à côté des philosophes, des moralistes, des savants, des romanciers et des poètes.

Le grand prix fondé par M. le baron Gobert, dans l’intérêt de notre histoire nationale, n’a jamais été moins disputé que cette fois ; les concurrents semblent avoir reculé d’avance, et désarmé pour ainsi dire, devant une œuvre capitale qui ne craignait pas la lutte, qui plutôt l’eût souhaitée, étant de taille à en braver les périls.

Dans un magnifique volume, intitulé Charlemagne, M. Alphonse Vétault a, suivant l’expression du savant rapporteur de la commission compétente, entrepris de peindre une grande époque, une grande figure. Il a réussi, et notre littérature historique y gagnera un monument qui lui manquait. Sur Charlemagne et son temps à peine possédions-nous jusqu’alors quelques pages dispersées : un admirable résumé de Montesquieu ; des chapitres de M. Guizot, de M. Mignet, de M. Michelet ; fragments de haut prix, qui font honneur à notre école moderne ; mais qui, membres épars d’un grand corps en préparation, attendaient qu’on les réunît.

Ancien élève de l’École des chartes, savant archiviste, auteur renommé déjà de deux belles histoires de Suger et de Godefroy de Bouillon, soutenu à la fois par l’étude des vieux textes et par le patriotisme le plus élevé, M. Alphonse Vétault semblait tout préparé pour entreprendre cette tâche difficile et, l’ayant entreprise, pour la mener à bonne fin.

Dans son ensemble, l’ouvrage de M. Vétault se distingue par des qualités vraiment supérieures. Combiné avec art, le tableau général est tracé largement, et la figure du grand empereur y apparaît dans un juste relief. On s’attache tout d’abord aux destinées de ce jeune prince qui, à peine âgé de vingt-six ans, va représenter la cause de la civilisation au milieu de l’Europe barbare ; on assiste avec curiosité, avec intérêt, avec admiration bientôt, au développement continu de sa puissance ; n’ayant que le temps de le suivre, tour à tour et presque à la fois, d’Italie en Germanie et de Germanie au delà des Pyrénées, avec cette rapidité de la foudre que, dix siècles plus tard, un autre Charlemagne devait seul dépasser encore, pour la très grande gloire de la France.

Les chapitres consacrés à la personne de Charlemagne, à sa vie, à ses goûts, à ses études, achèvent et complètent l’excellent ouvrage auquel, à l’unanimité, l’Académie décerne le grand prix Gobert.

Plus modeste et dû au même fondateur, le second prix Gobert était, en 1876, attribué à un savant travail de M. l’abbé Houssaye sur le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu. Aucun ouvrage, de valeur plus grande, n’étant venu lui faire concurrence, l’Académie maintient M. l’abbé Houssaye en possession de ce prix qu’il méritait d’obtenir et qu’il mérite de garder.

Fondé pour l’encouragement des travaux historiques par un de ces maîtres de l’histoire qui, tout à la fois, la font et l’écrivent, par le premier de nos confrères, glorieux doyen de notre compagnie, le prix Thiers est décerné à M. Édouard Sayous, pour un ouvrage en deux volumes qu’il a consacré à l’Histoire générale des Hongrois.

Avant d’exécuter ce grand travail, et pour s’y mieux préparer, M. Sayous n’a pas seulement compulsé tous les textes, étudié toutes les chroniques : magyares, slaves et allemandes ; plusieurs fois il a visité la Hongrie ; il en a consulté les manuscrits, interrogé les hommes, recueilli les traditions.

En rendant justice au mérite du livre et à la profonde érudition de l’auteur, l’Académie a particulièrement distingué chez M. Sayous un rare talent de mise en œuvre joint à un grand art de composition et de style. Les tableaux animés de son ouvrage sont comme les actes émouvants d’un drame héroïque dont les nombreuses péripéties, précédées d’un prologue sombre et plein de promesses, se dénoueraient brillamment dans l’éclat d’une glorieuse apothéose.

Après que le prologue nous a montré dans ses origines la Hongrie barbare et païenne, voici la pièce qui commence, et les grands acteurs qui entrent en scène : au premier acte, les rois de la race d’Arpad ; au second, ceux de la maison d’Anjou ; les rois électifs ensuite, et toujours le spectacle saisissant des rudes épreuves de la Hongrie, héroïne touchante, malheureuse et persécutée, placée d’abord entre les voisinages terribles des Autrichiens et des Turcs ; puis soumise un jour à l’Autriche ; puis bientôt affranchie, relevée, restaurée et devenant enfin, plus tard, l’un des solides appuis de l’empire qui l’avait opprimée naguère.

L’auteur a conduit son travail jusqu’à la constitution présente du pays magyar, et ne l’arrête qu’en 1867, à l’heure même où l’empereur François-Joseph est couronné à Pesth comme roi de Hongrie, dans une heureuse réconciliation nationale, aussi honorable pour le souverain que pour le peuple, et dont nulle ombre, depuis dix ans, n’a voilé le radieux souvenir.

Si l’Académie a pu décerner justement la totalité du prix Thiers à l’Histoire générale des Hongrois de M. Sayous, un même sentiment de justice l’a décidée, au contraire, quand plusieurs ouvrages d’un égal mérite s’offraient à elle pour le concours Thérouanne, à en partager le prix par portions égales entre quatre concurrents, entre quatre historiens : MM. Foncin, Charles d’Héricault, Berthold Zeller et Ernest Lavisse.

La curieuse et instructive étude de M. Foncin sur le Ministère de Turgot avait commencé par être longuement discutée en bons lieux : à la Sorbonne d’abord, devant la Faculté des lettres ; à l’Institut ensuite, devant l’Académie des sciences morales et politiques.

Approuvant à son tour l’esprit général du livre et partageant l’estime de l’auteur, son admiration même pour le génie de Turgot, l’Académie française, tout en constatant certaines faiblesses d’exécution, a voulu récompenser, dans cette intéressante étude, l’abondance des faits, la richesse et la nouveauté des détails dont elle est remplie.

L’ouvrage de M. Charles d’Héricault porte ce titre : la Révolution de thermidor. Robespierre et le Comité de salut public en l’an II, d’après les sources originales et les documents inédits.

Pendant onze mois, du commencement de septembre 1793 à la fin de juillet 1794, M. d’Héricault s’est attaché à suivre Robespierre comme pas à pas, de semaine en semaine, de jour en jour ; puis d’heure en heure même, à la veille du dénoûment ; dans ses rapports avec le Comité de salut public, et jusque dans sa feinte et mystérieuse retraite.

La lutte terrible dont, jusqu’au dernier moment, il semblait devoir sortir plus puissant que jamais, seul maître de la Convention et de la France, est racontée avec autant de précision que de clarté. Grâce aux recherches de M. d’Héricault, les points obscurs sortent de l’ombre et les faits douteux s’expliquent, acquis désormais à l’histoire. L’ouvrage de M. d’Héricault n’est pas une œuvre de passion, c’est une œuvre de vérité ; un livre de bonne foi, dirait Montaigne. C’est au-dessus de tout, un livre d’histoire. L’Académie l’a jugé à ce titre, sans prévention ; à ce titre, elle le couronne, sans arrière-pensée.

S’efforçant à son tour de remonter jusqu’aux sources, et demandant la vérité aux anciennes archives de Florence et de Paris, M. Berthold Zeller, digne fils de notre savant confrère de l’Académie des sciences morales et politiques, a composé une très curieuse étude sur les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi le mariage d’Henri IV avec Marie de Médicis. La conspiration du maréchal de Biron, le procès d’Entragues, les intrigues italiennes pendant les dernières années d’un règne que les ennemis de la France étaient seuls à trouver trop long, la mort enfin de ce roi si cher à son peuple, si fier en face de l’Europe, dont les faiblesses même n’ont pu rien enlever à sa gloire ; tout cela, mis en œuvre avec art et avec goût, constitue un récit très attachant, un bon livre plein d’intérêt.

Si M. Berthold Zeller a renouvelé avec bonheur l’aspect d’une des périodes les plus connues de notre histoire, c’est une des périodes les plus ignorées de l’histoire de Prusse que M. Ernest Lavisse a, non pas renouvelée, mais retrouvée, et qu’il a publiée sous ce titre : Étude sur l’une des origines de la monarchie prussienne, ou la marche de Brandebourg sous la dynastie ascanienne. Rien dans ce livre, aux yeux du patriotisme le plus délicat et le plus susceptible, n’était de nature à empêcher l’Académie de couronner un travail très neuf et très solide qui, à tous égards, ne peut que faire honneur à notre école historique contemporaine.

La guerre est l’industrie nationale de la Prusse, a dit Mirabeau, avec le sûr coup d’œil et la précision du génie, dans son livre sur la monarchie de Frédéric le Grand. Cette malheureuse condition d’existence se retrouve à chaque pas dans l’histoire, si bien racontée par M. Lavisse, des vieux Margraves ascaniens, toujours forcés de se battre pour vivre et de conquérir pour ne pas être conquis. Ici, du moins, il ne s’agit que de nobles luttes et de courageux efforts qui ont suscité de grandes vertus morales, et bien servi dès lors la cause de la civilisation.

Je vous en ai prévenus, Messieurs, l’histoire l’a emporté dans presque tous nos concours. C’est encore à un livre d’histoire, à un très intéressant travail publié par M. A. Chantelauze sur Marie Stuart, son procès et son exécution que l’Académie attribue le prix Bordin d’une valeur de trois mille francs.

Depuis le prince Labanoff jusqu’à M. Mignet et M. Jules Gauthier, l’histoire de Marie Stuart est de celles que les érudits ont le plus étudiées. De grandes divergences d’opinions se sont produites à son sujet, et, tandis que les uns, s’attaquant à la reine, ont pu se montrer pour elle trop sévères ; d’autres, au contraire, prenant fait et cause pour la femme, se sont trop attachés peut-être à l’amnistier entièrement. En Angleterre comme en France, la question continue de s’agiter et le dernier mot reste encore à dire.

Ce n’est pas de la vie, c’est seulement de la mort de Marie Stuart et des sept derniers mois de sa captivité douloureuse, que s’occupe aujourd’hui M. Chantelauze, éclairant ce cinquième acte d’une tragédie lamentable de lumières nouvelles que vient de lui révéler le journal même du médecin de la reine, Bourgoing ; document authentique, inconnu jusqu’à ce jour, et qu’un heureux hasard a fait tomber entre ses mains.

Quoi de plus dramatique, et qui soulève plus le cœur indigné, que la scène terrible dans laquelle M. Chantelauze nous montre les commissaires royaux torturant à plaisir l’infortunée souveraine que plus d’un a le remords d’avoir, dans les jours prospères, connue, flattée, admirée, aimée peut-être ?

Quoi de plus touchant, en revanche, de plus noble, et dont l’éloquence soit plus accablante pour l’accusateur, que le plaidoyer sans réplique de cette auguste accusée, livrée à elle-même, à elle seule, sans un défenseur, sans un conseil, sans un ami, sans le secours d’aucune note qui pût seconder sa mémoire, et pourtant parvenant encore à se défendre mieux que pas un n’eût pu le faire !

À côté de cette partie sinistre de la fin de son récit, M. Chantelauze, se retournant du couchant sombre vers la lumineuse aurore, a consacré quelques pages aux plus charmants souvenirs des heures, rapides mais fortunées, où la jeune reine de France recevait à Paris, pour ses blanches mains et ses yeux étoiles, les hommages de Ronsard et les compliments de Brantôme.

Plein d’un intérêt saisissant et soutenu, le livre de M. Chantelauze se distingue, en outre, par le mérite de la forme, par la bonne qualité d’un style élégant et correct.

Pendant que M. Chantelauze acquérait, dans la petite ville de Cluny, le journal manuscrit du médecin de Marie Stuart, par une bonne fortune égale, analogue au moins, à quelques lieues de là, dans un département limitrophe, M. Charles Capmas, professeur à la Faculté de droit de Dijon, découvrait, au milieu d’objets vulgaires, dans l’étalage d’une marchande de vieux meubles, un autre manuscrit, en six volumes, contenant une partie considérable de la correspondance de madame de Sévigné ; plus, des lettres inédites importantes ; plus enfin, pour les parties déjà connues, des restitutions du plus grand intérêt.

Il y a eu, dans cette affaire, une part de mérite et une part de bonheur, disait un de nos éminents confrères, très grand ami de madame de Sévigné, en exposant devant l’Académie les titres de M. Capmas et en parlant de lui comme M. Capmas, à coup sûr, n’eût pu mieux parler de M. de Sacy, le maître à tous en la matière.

La part du bonheur a été de découvrir le manuscrit.

Une fois le manuscrit trouvé, la part du mérite est d’avoir su, profitant de la découverte, la présenter au public précédée d’une introduction remarquable et accompagnée de notes excellentes, dues à un long travail de patiente érudition et de sagacité critique qu’on ne saurait trop louer.

Sur les vingt et une lettres tout à fait nouvelles publiées par M. Capmas, il en est plusieurs que leur grâce exquise place de droit à côté des meilleures que l’admiration publique ait depuis longtemps adoptées. Toutes contribuent à compléter l’œuvre de madame de Sévigné en complétant l’histoire de sa vie, la dernière ne s’arrêtant qu’avec sa vie même.

Quant aux fragments retrouvés, qu’à tort ou à raison les premiers éditeurs avaient détachés des anciennes lettres, sans grande portée littéraire, sans grand intérêt historique, ils servent encore à éclairer utilement certains points demeurés obscurs.

Somme toute, dans son ensemble, la publication de M. Capmas constitue un très bon livre, et l’Académie aime à lui décerner une moitié du prix de cinq mille francs fondé par M. Marcelin Guérin.

L’autre moitié de ce prix est attribuée à M. Eugène Pelletan pour deux volumes d’un tout autre ordre et d’un tout autre genre, deux sortes de romans historiques et philosophiques qui, à ce titre, ont un double mérite, ou, tout au moins, un double charme : Royan, la naissance d’une ville ; Jarousseau, le pasteur du désert.

La petite ville de Royan avait eu jadis sa grande page d’histoire. Assiégée par Louis XIII en personne, comme un repaire du calvinisme, elle avait dû capituler après une semaine de tranchée, et, depuis lors, ville ruinée, ville éteinte, ville morte, aucun des progrès de la civilisation n’avait pu l’atteindre.

Deux siècles plus tard, voilà tout à coup qu’un chemin de fer pénètre dans ce tombeau en y rapportant la vie, la vie nouvelle, la vie moderne ; avec ses bienfaits, ses lumières, ses élégances, ses passions aussi ; et le reste !

Les habitants y ont-ils gagné, la morale y a-t-elle perdu ? nous demandait un de nos philosophes.

La ville est prospère et tout y va pour le mieux, lui répond l’ingénieux écrivain qui, né dans le pays dont il nous dépeint la résurrection heureuse, vaut bien qu’on l’en croie sur parole.

L’autre ouvrage de M. Pelletan a plus d’importance, plus d’étendue et de véritable valeur.

C’est dans sa propre famille que l’auteur a puisé son sujet. Le pasteur Jarousseau était son grand-père, et la part de la vérité, la part de l’histoire tirée de ses archives maternelles est au moins aussi considérable que celle de l’invention, dont le mérite lui revient plus personnellement.

L’action se passe d’abord à la fin du règne de Louis XV, puis au commencement de celui de Louis XVI. À peu près tolérées en fait, quoique en droit tout à fait proscrites, quelques familles protestantes vivent encore dans le fond de la Saintonge ; mais menacées toujours, ou toujours redoutant de l’être, toute sécurité leur manque.

Homme biblique, simple de cœur et naïvement courageux quand il se croirait timide et faible, le pasteur Jarousseau continue de prêcher dans ce désert, soutenant les âmes, relevant les esprits et donnant, sans qu’il y prétende, les bons conseils par les bons exemples.

La première partie du livre, dans laquelle ce noble et touchant caractère est on ne peut mieux développée, a fixé l’attention de l’Académie et contribué particulièrement à fixer aussi son choix.

Dans la seconde, réservée à une foule d’incidents étranges, voilà que, pour la défense de son troupeau et de sa foi religieuse, le pasteur Jarousseau, héroïque sans le savoir, décide qu’il doit tout quitter et se rendre à Paris. Il part, seul, à cheval, sur son petit bidet nommé Misère. Après trois semaines du plus pénible voyage, il arrive, et, dès le premier jour, son cheval et sa valise lui sont l’un et l’autre immédiatement volés ; puis, ce qui se comprend moins, presque immédiatement rendus l’un et l’autre.

Rien ne l’arrête plus et tout lui devient facile, comme par enchantement. Nous le voyons bientôt, tour à tour, protégé par Malesherbes, conversant avec Franklin et reçu enfin par le jeune roi, qui, tout en réservant la question de principe, consent à lui accorder, pour son compte personnel, la permission de prêcher sans crainte, mais à l’ombre, en secret, en maison fermée. « C’est déjà quelque chose, lui écrit Malesherbes ; c’est un premier pas dans la voie de l’avenir, c’est la liberté de conscience à l’état d’attente. »

Après cette demi-victoire, Jarousseau retourne tranquillement à Saint-Georges de Didonne, où toute la population le reçoit presque en triomphe, rangée sur sa route et bénissant son retour. — Prions Dieu pour le roi, dit-il à sa digne femme, pour le roi qui nous permet de prier désormais en commun.

Sept ans plus tard, en 1787, Louis XVI, par son édit de tolérance, exauçait le vœu du bon pasteur.

Qu’il aborde, ou plutôt qu’il effleure les questions religieuses et les questions politiques, ce livre, dégagé de tout fanatisme, se distingue, d’un bout à l’autre, par une grande modération. Pour être parfois un peu maniéré, le style de M. Pelletan ne manque ni d’élégance ni de charme. L’Académie a couronné ses deux volumes comme de bons livres dont la morale est honnête et dont la lecture ne peut qu’être agréable et utile.

Un prix nouveau, un prix de quatre mille francs, dû à la générosité de feu M. Archon-Despérouses, était pour la première fois, cette année, à la disposition de l’Académie qui, laissée libre d’en déterminer l’emploi, l’avait affecté à encourager et à récompenser des travaux de philologie.

« L’Académie, disait dans son dernier rapport annuel mon cher et vénéré prédécesseur M. Patin, que je ne saurais trop vous rappeler, l’Académie sera mise ainsi à même d’honorer plus directement qu’il ne lui a encore été donné de le faire, toute une classe d’ouvrages qui ont un titre particulier à son intérêt, ceux où, sous des formes très diverses, lexiques, grammaires, dissertations, éditions critiques, etc., on s’applique aujourd’hui, avec tant d’ardeur et de méthode, à l’étude de notre langue et de ses monuments de tout âge. »

Les éditions critiques étant spécialement et nominativement comprises dans les prévisions du programme, celles des Grands Écrivains de la France, que publie la maison Hachette, et dont notre savant confrère, M. Adolphe Régnier, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dirige depuis seize ans le travail, avec tant de compétence et d’autorité, semblaient, à tous égards, s’imposer d’elles-mêmes au choix de l’Académie.

« Pour la pureté, l’intégrité parfaite, l’authenticité du texte, aucun soin ne nous paraîtra superflu, aucun scrupule trop minutieux, »; disaient en 1861 les éditeurs de cette grande publication, dans un prospectus rempli de séduisantes promesses, dont aucune, en effet, n’a manqué d’être fidèlement tenue. Le monument n’est pas achevé ; mais il semble l’être, à voir et à compter les chefs-d’œuvre que contiennent déjà les cinquante volumes publiés jusqu’à ce jour.

Corrigées presque toutes sur les éditions princeps, et quelques-unes même sur des textes originaux, les Mémoires de Saint-Simon, par exemple, dont le manuscrit autographe n’a pas été payé moins de 75,000 francs, ces éditions nouvelles sont toutes notablement améliorées, et des fautes anciennes qui menaçaient de se perpétuer, en se renouvelant sans cesse, ont pu disparaître enfin dans les œuvres de Corneille et de Racine, dans celles de Saint-Simon surtout et du cardinal de Retz.

La plus grande part dans ce grand travail revient certainement à M. Adolphe Regnier, qui a tout revu lui-même, avec sa rare expérience de linguiste et de philologue ; mais il ne pouvait tout faire, et, sans attendre que l’Académie en exprimât la volonté, il a, le premier, manifesté le désir que la participation de ses collaborateurs fût hautement reconnue et mentionnée publiquement, à leur louange.

Les savantes notices et les excellents classiques de M. Ludovic Lalanne, sous-bibliothécaire de l’Institut, de M. Charles Marty-Laveaux et de M. Paul Mesnard, de MM. G. Servois et Jules Gourdault, ajoutent considérablement au mérite de cette publication. Un souvenir particulier et un témoignage public de douloureux regret sont dus encore à six écrivains dont le concours avait été réclamé et que la mort est venue arracher prématurément à la tâche qu’ils promettaient de bien remplir : à notre ancien confrère, M. Monmerqué, à MM. Gilbert, Eugène Despois, Sommer et Alphonse Feillet ; au plus cher enfin, au plus dévoué des collaborateurs de M. Adolphe Regnier, à son jeune et malheureux fils.

Je n’ai rendu justice qu’à demi à M. Adolphe Regnier en disant qu’à l’heure où l’Académie le récompensait sans partage, c’est de ses collaborateurs qu’il était le premier à se préoccuper lui-même. Il me reprocherait, sans doute, de trahir le secret de sa généreuse abnégation ; comment me taire pourtant, quand je sais que, partageant encore son prix avec d’autres collaborateurs, non moins dévoués mais plus modestes, il leur en a distribué tout l’argent, n’en gardant pour lui que l’honneur ?

Les concurrents de M. Adolphe Regnier méritent ; comme ses collaborateurs, qu’on ne les oublie pas devant vous, et l’Académie m’a recommandé, Messieurs, de prononcer du moins avec estime le nom de ceux dont elle a regretté de ne pouvoir couronner les travaux.

Quatorze ouvrages nous avaient été présentés pour ce nouveau concours ; la plupart, je dois le dire, ne rentraient guère dans la pensée qui dicta les conditions du programme. C’étaient surtout des traités relatifs à l’origine du langage ou bien de simples grammaires, dont la valeur, du reste, et l’utilité pratique sont loin d’avoir été méconnues. J’en sais plusieurs, et la grammaire française de feu M. Gouzien père est de ce nombre, qui mériteraient qu’on les citât ; mais, avant tout, messieurs, je dois mentionner trois ouvrages honorablement distingués par l’Académie : Rabelais et son œuvre, étude en deux volumes, dont notre compatriote, M. Jean Fleury, donnait, en Russie, la primeur aux membres de la faculté historique et philologique de Saint-Pétersbourg, au moment où, en France, le même sujet était mis au concours pour le prix d’éloquence de 1876 : le Glossaire de la vallée d’Yères, publié par M. A. Delboulle, professeur au lycée du Havre, pour servir à l’intelligence du dialecte haut normand et à l’histoire de la vieille langue française, et aussi la Guerre de Metz en 1324, poème du XIVe siècle, publié par M. de Bouteiller, ancien député de Metz. Déjà très curieuse par elle seule, cette publication, que précède une excellente préface de M. Léon Gautier, est suivie d’études critiques très intéressantes, faites sur le texte par M. F. Bonnardot, ancien élève pensionnaire de l’École des chartes.

Parmi les ouvrages d’inégale valeur présentés à l’Académie pour le prix Langlois, une traduction de Virgile par M. Hector de Saint-Maur, une traduction de la Divine Comédie de Dante, par M. Mongis, ancien procureur général, et une traduction des Chants serbes, par M. Dozon, consul de France à Mostar, n’ont pu passer inaperçues. Outre les Chants serbes, M. Dozon a déjà publié un curieux volume des chants populaires de la Bulgarie et une traduction non moins intéressante des poésies de Pétœfi. Tant de travaux méritent qu’un mot d’éloge et d’encouragement s’adresse de loin à leur auteur.

La traduction, en dix volumes, des Œuvres complètes de Shakspeare, par M. Émile Montégut, était l’œuvre capitale de ce concours ; l’Académie l’a couronnée sans partage, aimant ainsi à récompenser tout à la fois, non seulement un bon ouvrage, mais un bon écrivain, depuis longtemps distingué par elle et que tant d’autres titres recommandaient à son estime.

Une traduction des Colloques d’Érasme et de l’Éloge de la folie, par M. Victor Develay, avait paru un moment pouvoir disputer le prix Langlois, le partager peut-être.

L’Académie s’en est souvenue et, pour récompenser autrement M. Develay, elle lui attribue une moitié du prix Lambert, accordant l’autre à la nombreuse et intéressante famille de M. Eugène Despois, que je nommais tout à l’heure comme l’un des jeunes collaborateurs de M. Adolphe Regnier, trop tôt enlevé aux lettres françaises, que ses premiers travaux honoraient déjà.

Le prix de Jouy, que l’Académie ne décerne que tous les deux ans, est attribué à un volume publié par M. Louis Dépret sous ce titre : Comme nous sommes ; notes et opinions. C’est un livre de maximes qui, au-dessous des grands modèles, se distingue modestement par la finesse et la grâce de pensées vraies, délicates, élevées parfois et, presque toujours, exprimées avec bonheur.

Une voix chère au public, et que vous êtes pressés d’entendre, s’élèvera tout à l’heure pour proclamer les résultats du concours fondé par M. de Montyon en faveur des actes de vertu, de dévouement et de courage. La part, non moins importante, destinée en même temps à récompenser des ouvrages utiles aux mœurs, demande à vous occuper encore un moment.

Cent onze ouvrages avaient pris part à ce concours ; l’Académie en a couronné neuf ; et, pour se réduire à ce chiffre, déjà considérable pourtant si l’on se reporte aux premières intentions du fondateur, il a fallu qu’elle s’imposât de véritables sacrifices.

Marchandant, pour ainsi dire, et bien à regret je vous l’assure, avec les meilleurs concurrents, elle s’est vue forcée d’écarter ceux-ci parce que leur ouvrage, si bon qu’il fût, s’était déjà présenté la veille à une première épreuve, et ceux-là, lauréats d’hier, à cause de leurs couronnes mêmes, trop fraîches encore sur leurs fronts. C’est à peine si les morts ont trouvé grâce devant nous ; je suis peut-être de ceux qui leur faisaient presque un crime de n’être puis vivants. L’Académie a refusé d’aller jusque-là, et si, par exemple, un charmant et excellent livre d’histoire, intitulé le Comte de Plelo, a été éloigné du concours quand tous les suffrages lui semblaient acquis, ce n’est pas, comme on l’a pu croire, parce que son auteur, M. E-.J.-B. Rathery, était mort depuis sa publication, mais parce que récemment, en 1874, il avait été déjà couronné pour un autre ouvrage sur Mademoiselle de Scudéry.

En première ligne, et pour lui faire une part proportionnée à son mérite, l’Académie décerne un prix unique de trois mille francs à la Philosophie de Maine de Biran, par M. Jules Gérard, professeur à la Faculté des lettres de Clermont.

Déjà distingué et honoré par l’Académie des sciences morales et politiques, ce livre se fait remarquer par la variété des études qui s’y révèlent et par l’ingénieuse liberté de l’esprit critique qui s’y déploie, avec une aisance pleine de grâce.

C’est le premier métaphysicien démon temps, disait M. Cousin de Maine de Biran en 1834, et, après quarante-trois ans écoulés, Maine de Biran reste encore à la hauteur où le plaçait un si bon juge. Vrai fondateur de la méthode psychologique et du spiritualisme contemporain, il revit dans les graves et savantes pages que M. Gérard consacre à reproduire la pure i mage de ce profond penseur.

À son exposition critique pleine d’intérêt, M. Jules Gérard a joint des fragments curieux tirés des œuvres inédites de Maine de Biran sur le système de nos croyances distinct de celui de nos connaissances ; ajoutant ainsi un attrait de plus à l’importance de l’excellent travail auquel il a sacrifié plus de dix ans d’une vie studieuse et d’une méditation continue.

Au second rang, l’Académie couronne, en attribuant à chacun d’eux un prix de deux mille cinq cents francs, trois ouvrages de genres très variés et qu’elle aime d’autant plus à rapprocher par une égale récompense : les Esclaves chrétiens, par M. Paul Allard, juge suppléant au tribunal civil de Rouen ; Pensées morales, par feu M. Sauvage, et À travers l’Amérique, par M. Lucien Biart.

Dans son livre à la fois religieux et philosophique, historique et social, sur les Esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l’Église jusqu’à la fin de la domination romaine en Occident, M. Paul Allard s’attache à nous montrer le christianisme travaillant dès l’origine à détruire l’esclavage, cette plaie originelle des antiques civilisations. Le christianisme n’a sans doute agi pour l’affranchissement que par une influence morale ; mais, marchant dans l’ombre vers son but, il devait ainsi d’autant mieux l’atteindre.

Tel est le sujet de cet ouvrage, qui se fait remarquer un bon esprit de polémique honnête, par beaucoup mesure et de goût.

Doyen de la Faculté des lettres de Toulouse, très populaire, très aimé et très considéré dans une ville éminemment littéraire et passionnément académique, M. Sauvage a vécu en philosophe, pensant et se plaisant à écrire ce qu’il pensait ; c’est en philosophe aussi qu’il est mort, sans avoir pris le temps ni le soin de publier lui-même le fruit de ses longues méditations.

Des cœurs fidèles veillaient heureusement sur ce précieux héritage, et ce que M. Sauvage aurait dû faire de son vivant, le dévouement filial de sa famille l’a fait du moins après sa mort.

Dans la phalange d’hommes distingués qui, de nos jours, a donné un nouvel éclat à l’Académie des jeux floraux de Toulouse, M. Sauvage, suivant la charmante expression de M. le comte de Rességuier, secrétaire perpétuel de cette Académie, représentait les grâces du langage et la finesse spirituelle de la pensée. Écrites sans parti pris, au jour le jour, les pensées de M. Sauvage ne s’annoncent pas comme un cours de psychologie en règle, et se contentent de refléter au hasard les mille émotions, graves ou légères, d’un homme aimable et d’un sage.

Ce livre d’un mort est un livre des plus vivants, plein de charme, de bon sens, d’esprit, d’élégance et de délicatesse.

Voici, par un heureux contraste, un ouvrage, charmant aussi, amusant et instructif, dans lequel l’imagination joue un plus grand rôle. Sous ce titre : À travers l’Amérique, M. Lucien Biart a publié, sans trop de suite ni de transitions, un grand nombre de scènes de mœurs, de nouvelles et d’anecdotes qui, peut-être, ne sont pas toutes absolument vraies, mais qui, toutes, ne laissent pas que d’être assez vraisemblables.

Avec lui, le lecteur pénètre tour à tour dans l’intérieur des ranchos, des fermes, des villes et des maisons ; subitement, sans passer par les points intermédiaires, il s’égare au milieu des glaces du Labrador, juste à temps pour sauver la pauvre Ouanga emportée sur un glaçon ; puis, le feuillet tourné, il se promène en plein Canada, dans la ville pittoresque et toujours française de Montréal ; à la porte de Québec, nous rencontrons la jolie fermière du Val-Secret, Louise Martin, qui sans nous, je crois, n’eut jamais pu réussir à épouser son cousin Pierre. Rien de plus gracieux que cet épisode de la famille canadienne ; rien de plus sombre en revanche et de plus frappant que le Niagara glacé, devant lequel M. Biart nous transporte en plein hiver. Un joyeux bal de noirs nous attend heureusement à la Havane, pour nous réchauffer, et bientôt, sans nous être embarqués même, nous débarquerons au Mexique, dans ce beau pays des révolutions chroniques que M. Lucien Biart connaît si bien et que ses premiers livres : la Terre chaude, la Terre tempérée, nous ont déjà si bien fait connaître.

Deux prix, de deux mille francs chaque, sont décernés : l’un à M. Ferraz, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Lyon, pour un important travail intitulé : Études sur la philosophie en France au XIXe siècle ; l’autre à un jeune ingénieur, doublé d’un savant et d’un écrivain, M. Henri de Parville, pour le dernier volume d’une précieuse collection que, depuis quinze ans, il continue de publier sous le titre de Causeries scientifiques.

Ce n’est pas un travail de compilation banale, c’est un travail tout personnel, ont dit devant l’Académie nos deux plus savants confrères, en appréciant les causeries scientifiques de M. de Parville et en présentant leur auteur comme ayant su se faire une position exceptionnelle et respectée parmi les écrivains qui, avec plus ou moins d’autorité et de désintéressement, travaillent à populariser la science. Ayant tout étudié et tout approfondi, M. de Parville a le droit de parler de tout ; sa science est une science vraie et non une science d’emprunt : utiles par toutes les lumières qu’ils répandent, ses livres son d’une lecture agréable et facile ; ils charment en instruisant.

Dans son volume sur la philosophie en France au XIXe siècle, M. Ferraz expose avec goût et simplicité, sans passion et sans dénigrement, diverses théories sociales, dont il combat d’autant plus victorieusement les côtés dangereux que sa polémique est plus polie, plus digne et plus loyale.

Modestement présenté comme un essai, ce travail de M. Ferraz est l’œuvre distinguée d’un bon esprit qui se propose un but honnête, qui le poursuit et qui l’atteint.

J’ai dit que M. de Parville était un jeune ingénieur ; je m’effrayerais d’avoir à en dire autant de M. Charles Lenthéric et de M. René Kerviler, si je ne pouvais encore ajouter que, étant tous deux des ingénieurs, ils sont aussi des savants tous deux, et tous deux des écrivains, ayant mérité l’un et l’autre que l’Académie les couronnât : M. Charles Lenthéric pour un livre intitulé : les Villes mortes du golfe de Lyon ; M. René Kerviler pour un grand nombre d’intéressantes études qui, tout d’abord, et par leur objet seul, devaient aller au cœur de l’Académie.

Sous ce titre : le Chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française, M. René Kerviler avait envoyé au concours de 1875 un intéressant volume sur la vie privée, politique et littéraire de l’éminent chancelier, et sur le groupe académique de ses commensaux familiers ; mais, comme dans sa préface il annonçait, en même temps, de nouvelles études sur la cour académique du palais cardinal, l’Académie avait ajourné à son égard l’effet de ses bonnes intentions.

Un nouveau volume a paru depuis, en effet ; il est intitulé : la Bretagne à l’Académie française, et contient une intéressante série de notices sur les académiciens bretons ou d’origine bretonne ; notamment sur les trois ducs de Coislin, Armand, Pierre et Henri ; sur Chapelain, qu’il venge des rigueurs de Boileau ; sur les deux Hay du Chastelet, Paul et Daniel, dont le second, par parenthèse, eut à l’Académie Bossuet pour son successeur. C’est un litre rétrospectif dont je lui sais bon gré, disait, à ce propos, l’un de nos spirituels confrères. Moins sensible aux charmes de ce rapprochement posthume, l’humble abbé de Chambon, Daniel du Chastelet, eut trouvé, je crois, que, pour sa part, il en payait l’honneur un peu cher.

Aux deux premiers ouvrages de M. Kerviler étaient jointes six études distinctes, consacrées au souvenir de six des moins connus parmi les fondateurs de notre compagnie.

On n’instruit personne en retraçant une fois de plus la vie des illustres que leur célébrité rappelle à toutes les mémoires. C’est, au contraire, un travail plein d’intérêt que celui qui tire ainsi d’un oubli regrettable, et peut-être injuste, des noms dont le souvenir pâlissait dans les obscurités natales du berceau de l’Académie.

Les bonnes intentions de l’auteur nous avaient, sans doute, d’avance bien disposés en sa faveur ; mais c’est à un titre plus sérieux : c’est au mérite réel de ses persévérants efforts, à l’ensemble de ses travaux, à l’abondance des documents curieux qu’il a recueillis et heureusement présentés, que s’adresse, en toute justice, la récompense dont il est l’objet.

Œuvre, à la fois, d’un géologue, d’un artiste et d’un lettré, le livre de M. Charles Lenthéric : les Villes mortes du golfe de Lyon, nous transporte d’abord sur les rivages historiques de la vieille Méditerranée. La mer est toujours la même ; mais, dans le cours des siècles, le littoral a changé. Où s’élèvent aujourd’hui des villes intérieures florissaient autrefois de puissantes villes maritimes ; les dépôts accumulés par le passage éternel du Rhône ont formé des marais là où jadis la navigation était des plus actives.

Il faut avouer, entre parenthèses, que la science de ces messieurs du génie n’est pas toujours très rassurante. Tandis que M. Lenthéric nous montre ici la mer éloignée de nos côtes du Midi par l’envahissement successif des terres d’alluvion, M. Henri de Parville, à qui j’aime à revenir, dans le chapitre premier de son quinzième volume, menaçait tout à l’heure nos côtes de l’Ouest d’être envahies bientôt, et tôt ou tard emportées par la marche constante, par l’implacable travail de l’Océan. La stabilité des continents n’est qu’illusoire, dit-il en propres termes. Ainsi donc, du train dont vont les choses, et surtout les flots, dans dix siècles Paris pourra bien devenir une préfecture maritime ; dans vingt siècles, mettons-en trente et n’en parlons plus, tonte la France submergée jusqu’aux Vosges et aux Alpes aura disparu, avec nos tombes, à cent pieds sous mer.

À côté de ces dangers lointains, M. de Parville ne cesse heureusement de nous montrer ailleurs la science constamment féconde, nous apportant chaque jour, avec de nouvelles découvertes, des bienfaits nouveaux, plus positifs, qui ont au moins ce grand mérite que nous pouvons en jouir tout de suite, de notre vivant, nous-mêmes !

Après l’histoire de la nature, M. Charles Lenthéric aborde l’histoire des villes et des hommes. Dans ces lieux célèbres, devenus des déserts et des lagunes, le lecteur, guidé par lui, se promène comme dans un cimetière avec recueillement, avec émotion, se heurtant à chaque, pas contre les souvenirs les plus doux, les plus pieux et les plus populaires de nos légendes et de notre histoire.

Le livre se termine par des considérations savantes dans lesquelles l’auteur démontre avec autorité qu’il serait possible de rendre tant de marais productifs en y faisant des reboisements considérables. Son œuvre ainsi se complète : agréable et intéressante, elle est instructive et utile.

 

La poésie, et nous l’en dédommagerons tout à l’heure, n’aura qu’une faible part dans ce concours. Trois volumes de vers avaient attiré d’abord l’attention de l’Académie ; un seul sera couronné. Sans méconnaître ce qu’il y a de vrai talent poétique dans les recueils que nous avaient présentés M. Henri Cantel et M. Félix Frank, ces œuvres de jeunesse nous ont paru contenir, je ne veux pas dire des défauts, des qualités peut-être, vives et hardies, que la faveur publique accueille à bon droit, mais auxquelles ne s’adressait pas précisément M. de Montyon quand il fondait avec scrupule un concours spécial pour les ouvrages utiles aux mœurs. En nommant ici ces deux poètes, que l’Académie retrouvera, j’espère, et à qui de justes éloges n’en sont pas moins dus, j’aime à leur donner, tout haut, un témoignage de sympathique encouragement.

Aucun reproche du même genre, aucun reproche d’aucun genre, ne peut s’adresser au chaste et charmant volume intitulé : Nouvelles Glanes, que mademoiselle Louise Berlin envoyait elle-même, il y a peu de mois, à l’Académie, pour prendre part à ce concours, dont elle attendait avec impatience le résultat, qu’elle n’aura pu que pressentir, sans avoir eu le bonheur d’en connaître le succès mérité.

Fille de M. Bertin aîné, et gardant avec honneur ce grand nom de famille dont le lustre lui doit un nouvel éclat ; amie des arts qui furent sa gloire ; amie des lettres qui furent sa consolation ; se distinguant par beaucoup d’esprit et de goût, de force morale aussi, de résignation, de courage et de philosophie, mademoiselle Louise Bertin semble avoir confié tout son cœur et toute son âme à ce dernier volume, rempli de poésies d’une grâce exquise, et dont plusieurs, d’une véritable élévation, dépassent ces coteaux modérés où Sainte-Beuve, qui marquait à chacun sa place, a spirituellement logé tout un monde.

À ceux qui voudraient faire un choix dans les Nouvelles Glanes, je recommanderais de préférence les pièces intitulées : Solitude, Conseils, Mélancolie, Pater Noster ; celle surtout qui s’adresse à notre confrère M. de Sacy. C’est après les avoir lues toutes que l’Académie les couronne sans réserve, en regrettant

Que son laurier tardif n’ombrage qu’une tombe.

Ma tâche, Messieurs, touche à sa fin. L’Académie n’a plus que deux prix à proclamer : le prix de poésie, dont le sujet, proposé par elle, était André Chénier ; et ce prix presque anonyme dont le fondateur, ancien membre de l’Académie, qui malheureusement a défendu que son nom fût prononcé dans cette enceinte, nous a légué en 1873, avec le produit annuel d’une action de la Revue des Deux Mondes, le droit et la liberté d’employer ce revenu considérable, comme l’Académie l’entendrait, dans l’intérêt des lettres.

Dans l’intérêt des lettres, l’Académie, libre ainsi de son choix, s’est plu à regarder autour d’elle et n’a pas eu de peine à se décider.

Ce que, l’année dernière, elle avait fait pour M. Coppée, cette année, Messieurs, elle a voulu le faire encore, et distinguant, non dans l’ombre, mais dans la retraite, un jeune et vrai poète, d’un talent élevé, pur et gracieux, aimé de tous, presque célèbre, dont la place est à part dans le monde des lettres, et qui, par la dignité de sa vie discrète, augmente ses titres à l’intérêt et à l’estime ; spontanément, et d’une voix unanime, l’Académie, sans partager le prix dont, cette fois, le montant s’élève à quatre mille cinq cents francs, en a décerné tout l’honneur à M. Sully-Prudhomme.

Pour le prix de poésie, cent vingt-trois pièces ont concouru. Huit d’entre elles, réservées après un premier examen, portaient les numéros 24, 70, 100, 104, 113, 114,119 et 121.

À l’unanimité, l’Académie a décerné le prix à la pièce inscrite sous le no 100, ayant pour épigraphe ces deux hémistiches :

Disce, puer, virtutem ex me…
         Fortunam ex aliis.

(VIRGILE, Énéide, livre XII.)

M. Camille du Locle en est l’auteur.

Une autre pièce, inscrite sous le n° 70, et portant pour épigraphe ces mots : Toi, Vertu, pleure si je meurs, tout en étant inférieure à celle que l’Académie couronnait, a paru se distinguer aussi par des qualités différentes.

Plus colorée, mais plus déclamatoire, elle traite le sujet à un tout autre point de vue. Dans André Chénier, elle s’attache à l’homme plus qu’au poète ; c’est sa mort qu’elle met en relief, plus que sa vie. Les incorrections ne manquent pas dans cette œuvre, mais elles sont rachetées par des éclairs d’une poésie ardente, par quelques beaux vers bien frappés :

De tigres, dont l’enfer a du vomir les âmes
Et que ses traits hardis font rugir de fureur,

Il meurt, triste victime, et ce tendre génie
Si faible dans l’amour, contre eux sait rester fort.
Point de pleurs dans ses yeux ; sur sa lèvre pâlie
Point de ces chants plaintifs, vains regrets de la vie
Qui ne cachent souvent que l’effroi de la mort.

Il meurt, mais en poète armé pour sa vengeance,
Nonchalant de ses jours, mais non de ses écrits ;
Superbe, étincelant, terrible d’éloquence,
Il rend à ses bourreaux sentence pour sentence,
Et leur crache au visage un hymne de mépris.

L’auteur de cette pièce remarquable est M. Émile Bouilly, professeur d’histoire et de philosophie au collège de Remiremont (Vosges).

L’Académie lui décerne un premier accessit.

Une mention honorable est accordée enfin à la pièce inscrite sous le n° 24 et qui porte pour épigraphe :

Marmorea caput a cervice revulsum.

(VIRGILE, Géorgique IVe.)

Le sujet y est traité avec une élégante simplicité, et la forme se distingue par beaucoup de grâce et d’harmonie. C’est une douce élégie, un peu monotone, exclusivement consacrée à l’éloge du poète, et dans laquelle peut-être ne ressortent pas assez la vie de l’homme, sa mort et son caractère.

L’auteur n’ayant pas répondu à l’appel de la publicité, le pli cacheté qui cache son nom n’a pas dû être ouvert et j’ai le regret de ne pouvoir mieux le faire connaître.

J’ai fini, Messieurs, et la pièce couronnée est la seule dont je n’aie rien dit. Il m’eût été facile et doux d’entrer ici dans le détail des qualités aimables, brillantes et vraiment poétiques qui l’ont signalée en première ligne aux suffrages de l’Académie. Vous allez l’entendre. C’est le meilleur pour elle et pour vous. Les vers de M. du Locle pouvaient aisément se passer d’être lus par un maître en l’art de bien dire ; mais, sans vouloir surfaire leur mérite, le rare talent du lecteur ajoutera encore à leur charme.