Mon voyage (13 juillet 1869)

Le 14 août 1869

Camille DOUCET

MON VOYAGE

(13 JUILLET 1869)

PAR

M. CAMILLE DOUCET
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies,
le 14 août 1869.

 

Je ne recherchais pas l’honneur que l’on m’impose ;
Le silence me plaît... pour beaucoup de raisons ;
Mais à notre programme il manquait quelque chose :
Les petits vers font bien après la grande prose ;
— Et tout finit par des chansons.

Donc, vers la fin de juin, pour quatre ou cinq semaines,
J’allais partir..., j’allais voir les monts et les plaines ;
Quand notre président me dit : C’est votre tour...
Avant le quatorze août vous serez de retour ;
Pour la réunion que ce jour-là ramène.
Faites-nous quelques vers, un poème, une scène.
Un conte... moins que rien..,
— La belle occasion
Que j’avais d’être absent, ou de répondre : Non !
— Mais l’échéance était si loin !... en perspective,
Rien ne semble devoir arriver... tout arrive.
A vous, chers auditeurs, je n’avais pas songé.
Je promis... je partis ! vieil enfant en congé !

Dès la première nuit, dans l’express de Marseille,
Je me disais : Faisons pour eux quelque merveille ;
Jusqu’aux plus hauts sommets essayant de monter,
Ma muse rajeunie aimerait à chanter...
Chantons !
— Le train s’arrête... ô grandeur et ruine !
Nous étions à Mâcon... Mâcon de Lamartine !
— Aigle né dans un nid de cygne... c’est de là
Que, pour planer dans tous les cieux, il s’envola.
Là nos pères ont vu grandir l’amant d’Elvire :
Là, jeune homme, il médite, et, vieillard, il soupire :
Là, glorieux lutteur, par le temps seul vaincu.
Il tombe... et chante encore après qu’il a vécu !
Là nous avons scellé, par lui-même choisie,
La tombe du poète... et de la poésie !

Par la folle vapeur vainement emporté,
Près de notre grand mort je me sentais resté,
Tout à coup... Sa douleur eût égalé la mienne
Lamartine en pleurant aurait salué Vienne !
— De notre cher Ponsard, Vienne, berceau romain,
Lucrèce naquit, un laurier à la main ;
Vienne, qui, par ce fils heureuse et couronnée,
Après chaque succès l’attendait chaque année,
Et qui viendra demain, n’ayant plus d’autre orgueil,
Au pied d’une statue agenouiller son deuil !

— Quand parut ce jeune homme aux allures hardies,
Chantant le vieil Homère entre deux tragédies,
Comme au premier Sophocle Eschyle triomphant,
Lamartine à Ponsard avait dit : Bien, enfant !
Puis, voyant Marcellus mourir avant Auguste,
Lamartine trouva la mort deux fois injuste.
— De ses regrets alors confident par hasard,
J’ai vu saigner son cœur à travers son regard ;
Il semblait qu’enviant celui qu’il allait suivre.
Lamartine à Ponsard s’indignât de survivre.
— Aujourd’hui tous les deux dorment sous le granit ;
La mort tantôt sépare et tantôt réunit.

Je ne donnerais pas pour une nuit meilleure
Cette mauvaise nuit qui passa comme une heure ;
Rien ne m’eût consolé, vieux maître, jeune ami,
Lorsque j’étais si près de vous, d’avoir dormi !

Avouons cependant que, pour un honnête homme
Qui, dans un coupé-lit, comptait faire un bon somme
Et qui pour son plaisir prétendait voyager,
Ce début était peu propre à l’encourager !

Le soleil reparut, et pour les Pyrénées
Nous partîmes bientôt à petites journées,
Heureux de contempler, tout le long du chemin,
Les chefs-d’œuvre éternels qu’y sema l’art romain.

Un beau jour nous devions, en passant par Narbonne,
Sur la foi de Nadaud aller voir... Carcassonne ;
— C’était le huit juillet, jeudi, jour d’Institut !
Mon cœur suivit sa pente et tourna vers ce but.
— A trois heures, pensai-je, ils seront en séance,
Et moi... — du quatorze août j’oubliais l’échéance ;
— Comme un méchant point noir, sans rime ni raison,
Elle vint tout à coup m’assombrir l’horizon.
— Que faire ?... reculer ne serait pas honnête ;
Il faudra, bien ou mal, acquitter cette dette...
De quelque beau sujet m’inspirant par hasard...
— Quoi !... des grands vers après Lamartine et Ponsard !

Garde-t’en bien, sembla me dire
Une voix que je connaissais,
— Mordante comme la satire
Et fière comme le succès !

Garde-t’en bien, poursuivit-elle
D’un ton plus doux et moins railleur ;
Qu’un vieil ami soit ton modèle,
Tu n’en peux choisir un meilleur.

Nul, même au jour le plus néfaste,
N’avait vu faiblir son grand cœur ;
Pareil au vieux Franc Arbogaste,
Il ne connaissait pas la peur.

Pourtant, des combats de la scène
En sage s’étant détourné,
Il abandonna Melpomène,
Avant d’en être abandonné.

Sa raison avait su comprendre,
Et, l’ayant compris, l’arrêta,
Qu’il est bon parfois de descendre...
C’est en descendant qu’il monta !

Pour une couronne de lierre
Déposant des lauriers douteux,
À la muse familière
Il consacra ses derniers feux.

Jamais alors... que Dieu préserve
Les méchants qu’en faute il surprit,
Le satire n’eut plus de verve,
Jamais la fable plus d’esprit.

—J’étais là quand, l’autre semaine,
L’instituteur, qui s’y connaît,
Dit qu’il s’appelait La Fontaine,
Avant de s’appeler Viennet !

— Viennet !... qu’entends-je ? m’écriai-je...
— C’est lui qui dort sous ces rosiers,
Dont le doux parfum le protége.
— Où sommes-nous donc ?
— À Béziers !

Pour la troisième fois, sur une tombe amie,
En moins de huit jours, m’inclinant,
Mes regrets rencontraient encore maintenant
Les regrets de l’Académie !

Pour la troisième fois, me reportant vers vous :
C’est là que le doyen de nos doyens repose,
Me dis-je... et qu’il nous attend tous.
À ses rosiers alors je cueillis une rose...
Immortelle... hélas ! comme nous !

Tristesse et gaîté, tout s’efface ;
— Sans attendre le lendemain,
Je continuai mon chemin ;
Mais en me disant qu’un Romain
Chez lui rentrerait à ma place.

Je me disais aussi : Le conseil a du bon.
Fi de ces vers pompeux dont le public s’effraie ;
— Mieux vaut un conte vif et piquant, qui l’égaie,
Une fable... ou plutôt quelque anecdote vraie.

Mon voyage sera très-long...
Très-amusant, j’espère... en surprises fécond !
Un sujet seul me manque… en route,
J’aurai bientôt trouvé mon affaire sans doute.

Sur ce, plus léger, plus content,
J’arrive à Luchon... me flattant
D’y travailler pour vous... m’en faisant une fête.
— A me bien installer pour un mois je m’apprête.

Un mois de paradis ! dans ce pays si beau
Pour commencer, avec le docteur qui m’appelle,
Je m’en vais à Ferras-Nouvelle
Boire mon premier verre d’eau.

— De ces paisibles lieux, où la Source se cache,
Quel événement singulier
A troublé tout à coup le calme hospitalier ?
Que se passe-t-il donc, docteur ?
— Rien, que je sache !
— Cependant...
— Oui, c’est vrai... parlant haut, parlant bas,
Les buveurs, qui ne boivent pas,
Vont... viennent.., marchant à grands pas
— De tant d’émotion quelque accident est cause.
— Non... déjà je l’aurais appris ;
D’ailleurs ils semblent tous moins émus que surpris ;
e crois plutôt que de Paris
Il est arrivé quelque chose.
Il était arrivé quelque chose, en effet.
— Adieu... je pars !... me dit un jeune sous-préfet,
Qui passait dans une calèche.
Adieu, mon bon docteur, je pars pour tout à fait,
Dit à mon voisin stupéfait
Un candidat... qui se dépêche.

Adieu !... disaient ceux-là... Je pars, disaient ceux-ci.
— Avez-vous lu le manifeste ?
— C’est magnifique !...
— C’est funeste !...
Je jouais à la baisse !
— Peste !
— Les ministres s’en vont !
— Bah !
— Je m’en vais aussi !
— Pour moi, qui comprends mal quelle mouche les pique,
Saluant d’un air ironique
Ces martyrs de la politique,
Je répondais gaîment : Adieu !... je reste ici.

Des arts heureuse indépendance !
Des lettres douce liberté !...
C’est pour vous que, couché sous son hêtre... en cadence
Le berger de Virgile autrefois a chanté !
Comme il vous aimait, je vous aime ;
Sous quelque arbuste, comme lui,
Pour vous je chanterai de même,
— Une autre fois... pas aujourd’hui !
Libre de tout souci, n’ayant rien qui me presse,
Du repos, en revanche, ayant très-grand besoin,
Je veux me livrer dans mon coin
Aux délices de la paresse.
Plaignant nos voyageurs, qui sont déjà bien loin,
Et qui vont, c’est plus que probable,
Passer une nuit détestable,
Je rentre... et trouve sur ma table
Un télégramme qui m’attend.
Je l’ouvre... — « Pour Paris repartez à l’instant ! »

À l’instant je repars !... Et ce charmant voyage
Qui, de tous les plaisirs nous offrant le mirage,
Promettait presque trop... et ne tint pas assez ;
Il est fini !
— Mes vers... ne sont pas commencés !