Discours de réception du comte de Saint-Priest

Le 17 janvier 1850

Alexis de GUIGNARD, comte de SAINT-PRIEST

M. de Saint-Priest, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Vatout, y est venu prendre séance le 17 janvier 1850, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Les lettres, il faut l’avouer, sont la plus durable des choses humaines. Cette vérité éclate surtout dans des temps d’agitation et de trouble, lorsque tout tombe ou se transforme, lorsque les émotions réparties pendant des siècles entre plusieurs générations successives, s’accumulent et se dépensent avec une profusion, avec une rapidité sans égale. Au milieu de l’instabilité universelle, on voit les sciences et les lettres conserver l’instinct et le sentiment de la durée. Toujours en possession d’elles-mêmes, elles se maintiennent dans une sphère supérieure aux orages ; elles continuent à vivre de cette vie sereine, ordonnée, régulière, qui leur est propre, et dont le droit, inhérent à leur nature, ne leur est contesté par personne ; pas même par ces théoriciens du changement perpétuel par ces architectes du vide qui, sous prétexte de réparer un édifice, ne savent que creuser des abîmes et bâtir des ruines. Si Jean-Jacques, leur chef véritable, qu’on aurait dû nommer leur patriarche, a vanté l’ignorance à la face d’une académie, ses innombrables disciples, trop ardents à le suivre dans ses aventures politiques et sociales, l’ont presque tous abandonné dans sa croisade antilittéraire. Ils ont senti que se déclarer ennemi des lettres, c’est marcher contre la civilisation elle-même, non pas en secret, non pas dans l’ombre, non par une voie détournée, par un chemin couvert, mais hautement, ouvertement, en plein jour, tambour battant et enseignes déployées. Aussi Messieurs, croyons bien qu’il y a d’immenses ressources partout où un tel drapeau n’a pas encore été arboré. Rien n’est perdu, si la grande tradition littéraire résiste aux tempêtes politiques, défendue et conservée par les corps illustres qui en sont les dépositaires naturels. En effet, les lettres protégent non-seulement la gloire, mais l’honneur des peuples : sans elles, la France de Louis XIV n’aurait pas été complète, celle de Louis XV l’aurait été beaucoup trop. La littérature n’est pas seulement la parure des nations puissantes, elle fait partie de leur existence. Toutes les décadences se tiennent par un lien étroit, et celle des lettres présage les autres. – Voilà les convictions que j’ai nourries dès ma jeunesse, et que j’ai portées jusque dans les contrées lointaines où j’ai résidé longtemps pour le service du pays. Sans doute, Messieurs, quelque connaissance de mes sentiments est parvenue jusqu’à vous, et c’est là ce que vous avez récompensé par vos suffrages. En m’appelant à l’honneur de siéger dans vos rangs, vous avez voulu couronner moins les œuvres que la foi. À ce titre, je reconnais mes droits à votre bienveillant accueil ; je reçois avec reconnaissance, mais sans trop de scrupule, le prix que vous avez accordé à ce que je n’ai jamais appelé mon ambition, bien moins encore mon espérance, mais à ce qui fut toujours mon effort le plus constant et mon vœu le plus cher.

C’est donc avec bonheur que, dans mon admiration dévouée pour les écrivains dont le génie a honoré les deux derniers siècles, vous ne me permettriez pas de passer cette limite. Je retrouve, en siégeant parmi vous, les formes, les usages consacrés par de si beaux souvenirs ; les distributions de temps, de travaux, qu’ont approuvées, pratiquées Bossuet et Voltaire, Racine et Buffon, Corneille et Montesquieu, noms immortels qui prévaudront sur toutes les convulsions politiques ; symbole vénéré, sanctuaire inexpugnable de l’esprit français. Dans ces usages, dans ces traditions que vous avez religieusement conservées, et qu’aucune réforme n’aurait remplacées avec un avantage même apparent, vous avez surtout maintenu cette coutume touchante de confier, à tout académicien nouvellement élu, la mémoire de son prédécesseur immédiat. Un tel soin suffirait au talent le plus éprouvé. Pour le remplir dignement, je n’aurais pu compter que sur mon zèle. C’est vous dire assez que je n’accepte pas, sans quelque appréhension, le double devoir dont la perte si prématurée de M. Vatout m’investit aujourd’hui. Honoré de vos suffrages, il n’a pu en jouir ; il n’a pu prendre place dans cette enceinte, et rendre à la mémoire de M. Ballanche le tribut de regrets et de louanges qui lui était dû à tant de titres. Il m’est réservé de combler cette lacune que la mort a faite de comprendre dans un même éloge deux hommes bien différents par la nature de leur talent et par la direction de leurs travaux. En les réunissant ainsi, le hasard amène un contraste que l’art aurait certainement évité. Mais s’il n’y a que peu d’analogie entre la méditation profonde et l’improvisation facile, entre l’idéal d’une imagination philosophique et le jeu chatoyant des mots et de l’esprit, il est un point sur lequel M. Ballanche et M. Vatout se rencontrent et se rejoignent. Différents par la forme de la pensée, ils furent semblables par une affinité plus précieuse et plus intime tous les deux eurent un noble cœur.

C’est dans le cœur, c’est à cette source éternelle de toute inspiration et de toute beauté, qu’il faut chercher particulièrement la vie et les écrits de M. Ballanche. Enlevé le premier à votre amitié et à votre estime, il a droit à mes premiers hommages. Je cède, Messieurs, à un attrait aussi bien qu’à un devoir, en vous rappelant une renommée fondée non-seulement sur la culture assidue des lettres, mais sur un constant exercice de la vertu. M. Ballanche présentait un des plus heureux exemples d’une union indissoluble entre les facultés de l’esprit et les inspirations de l’âme. Il fut à la fois ingénieux et bon ; il fut homme dans toute l’étendue du vers déjà chrétien de Térence. C’est à un ardent amour de l’humanité, à une sollicitude tendre et inquiète pour ses destinées que, l’auteur de la Palingénésie a dû l’accent sympathique de sa parole, les grâces pénétrantes de son style, le port majestueux de sa pensée. S’il y eut jamais de l’unité quelque part, ce fut assurément dans la vie de M. Ballanche. Elle n’a été, dans toutes ses phases, que le développement agrandi des impressions de sa jeunesse. Né en 1776, à Lyon, où la religion et la science fleurissent depuis tant de siècles, M. Ballanche y reçut une éducation à la fois docte et pieuse. Aucune des ressources de l’instruction ne lui avait manqué dans la maison paternelle. Ses goûts studieux, son humeur méditative et mélancolique, l’y tinrent éloigné des plaisirs et des distractions de son âge. Sa santé faible, languissante, et même habituellement douloureuse, contribuait à lui faire aimer la solitude. À cet état constamment valétudinaire se mêlait un ordre tout particulier d’inquiétudes, de souffrances, dont lui-même nous a transmis le souvenir. « C’étaient des accidents nerveux d’une nature extraordinaire, des phénomènes singuliers de somnambulisme et de catalepsie. Il reconnaissait, disait-il ses propres sensations dans les variations de l’atmosphère, et il en éprouvait tous les troubles. Il était sensible au plus haut degré à toutes sortes de bruits, au son des cloches, aux météores passagers de l’air ( ) » ; enfin, il subissait des émotions inexprimables que je ne qualifierai pas comme lui « d’hallucinations », mais qu’à son exemple, je ne crois pas devoir passer sous silence.

En effet, Messieurs, n’est-ce pas dans ces infirmités de l’enfance de M. Ballanche, dans ces transports, dans ces aspirations, dans ces extases, qu’il faut chercher le secret de sa nature rêveuse et mystique, de ce détachement des intérêts vulgaires, enfin de cette « nostalgie céleste » qui le caractérise si bien et sans laquelle sa biographie resterait trop imparfaite ? Je me hâte d’ajouter qu’à toutes les époques de son existence, il mit son imagination sons l’abri du sentiment religieux ; et je n’entends point désigner ainsi ces vagues élans, ces rêveries indécises, cet ascétisme d’élégie ; enfin, si j’osais hasarder un néologisme devant l’Académie française, cette religiosité qu’on a si souvent étalée de nos jours. J’entends une religion véritable, déterminée, parfaitement saine, régulière et authentique. Telle était la religion de M. Ballanche ; mais si elle fut toujours très-ferme et très-précise, elle ne se montra jamais intolérante.

Peut-être, y a-t-il quelque hardiesse à prononcer ce mot de tolérance, relégué maintenant dans le vocabulaire le plus vieilli, et pour ainsi dire, dans les limbes du langage ; mot jadis puissant, auquel on fait expier, par le dédain, son règne trop fastueux mais qui restera toujours inséparable du dix-huitième siècle. M. Ballanche en était par ce côté. Ses écrits offrent la réunion, moins rare qu’on ne le croit maintenant, d’un christianisme sincère et absolu avec des inspirations choisies dans la philosophie nouvelle. Il n’en répudiait que la portion systématiquement hostile et provocatrice. Tout en réprouvant l’ironie et le sarcasme, si opposés à son indulgente et candide nature, il prenait part aux vœux, aux désirs, aux espérances qui faisaient alors battre beaucoup de cœurs, et qu’on ne sait plus comment nommer aujourd’hui, tant ces mots d’améliorations, de perfectionnement, de progrès, ont été compromis, dénaturés et profanés.

Il s’enrôlait sous toutes les bannières pour marcher au secours de l’humanité souffrante. À l’antique charité il associait la philanthropie moderne. Il exprimait de toutes les doctrines ce qu’elles avaient de bon, d’affectueux et de pur. Semblable aux âmes presque heureuses, telles que les dépeint Dante ( ), le grand poëte catholique, il allait cueillant partout des fleurs inconnues, et en composait un parfum unique, d’une concentration puissante et d’une merveilleuse douceur.

Messieurs, il y a des époques où l’un des actes les plus courageux de la volonté consiste à ne point désespérer des destinées humaines. Dans aucune circonstance, ce courage n’abandonna M. Ballanche ; il le conserva à la vue des épisodes les plus terribles d’un temps funeste. Il assista à la chute de Lyon ; il vit la cause la plus juste succomber sous la plus exécrable tyrannie. Sa confiance dans l’humanité ne fut pas ébranlée un seul instant devant ce spectacle, qui pourtant le pénétrait d’indignation et de douleur ; car s’il n’y eut jamais d’âme plus ouverte à la conciliation et à l’indulgence, il n’y en eut jamais de plus décidée contre le crime. Cette haine était la seule que M. Ballanche pût ressentir ; mais il la ressentait ardemment. Il était surtout implacable pour la violence plagiaire, pour la lâcheté de seconde main, qui se livre avec excès aux emportements qu’elle n’a pas conçus. Dans une noble et vigoureuse fiction, il appelle le châtiment souvent réel du remords, et la punition plus illusoire d’un abandon universel, contre la pusillanimité politique, placée entre le danger et le devoir, entre le crime et la vie. La littérature moderne présente peu de pages supérieures à celles où l’auteur de l’Homme sans nom nous montre la Peur jetant une boule sanglante dans l’urne des proscriptions.

Néanmoins, M. Ballanche n’était pas exclusivement dominé par les inspirations du cœur. Dans cette intelligence variée, le sentiment attendrissait la pensée, sans en prendre toujours la place. Les idées de M. Ballanche s’étendaient à tout, ou, pour parler plus exactement, elles se répandaient sur tout. Il a essayé de les rattacher à un vaste système qu’il a développé dans sa Palingénésie sociale, son œuvre, non la plus populaire, mais la plus haute, la plus importante, et on peut le dire, son œuvre unique, car ses autres écrits s’y coordonnent et devaient tous y aboutir. La Palingénésie renferme une doctrine religieuse et morale, une théodicée complète. En véritable enfant de Platon qu’il était, M. Ballanche a relevé l’abstraction par l’image. Après avoir revêtu sa pensée des plus vives couleurs, il l’a conduite au but, à travers les sinuosités et les méandres d’une route agréable, quelquefois pourtant un peu détournée. Dans ce monument, resté inachevé, mais où des parties, entièrement terminées, révèlent l’harmonie de l’ensemble, il a évoqué toutes les formes de l’intelligence humaine. La poésie et la science, la déduction logique et la fiction romanesque, enfin, qui le croirait ? l’algèbre elle-même, s’y rendent à son appel, dans un désordre apparent ; puis, arrivées sur le terrain, elles se disciplinent à sa voix et se laissent enfermer dans une donnée générale, comme dans la triple enceinte d’une forteresse savamment armée. Toutefois, puisqu’il est vrai que chaque système philosophique n’est qu’une lutte avec des doctrines antérieures, et résulte toujours d’un antagonisme avoué ou latent, avant d’exposer, non pas dans tous ses détails – ils sont trop nombreux – mais dans leur généralité et dans leur essence, les idées de M. Ballanche, il faut nommer un écrivain, un philosophe son contemporain, dont les théories réagirent sur les siennes. Ce philosophe est M. de Maistre.

Tous les deux partirent du même principe, tous les deux donnèrent à leur système la base éminemment chrétienne de la chute du premier homme, de la décadence de la chair par le péché ; seulement, de ces prémisses, également consenties, ils tirèrent des conséquences différentes, même opposées. Je ne m’arrêterai pas aux opinions ultramontaines du comte de Maistre. Éloigné de toute polémique, M. Ballanche n’est point entré dans ce débat. Jeune encore, il avait visité Rome privée de son chef, et aujourd’hui comme alors, il n’aurait vu, il n’aurait voulu voir dans la métropole du monde chrétien que la grande ombre de la papauté absente. Aussi n’est-ce pas au pied du Vatican désert qu’il a rencontré le système désolant dont il s’est fait l’adversaire persévérant et résolu ; c’est en face de la révolution française. Même à l’aspect des crimes qui décimaient et souillaient la patrie, il n’avait point douté de son avenir, il n’avait pas désespéré de la société. M. de Maistre l’avait maudite.

Il avait surtout maudit la France, et comme pour mieux la défier, il lui avait emprunté sa langue. À cet instrument affaibli ou faussé, il avait su restituer quelque chose de sa force première. Fils des montagnes, il avait rendu à notre idiome cette saveur native qui semblait perdue. Comme tous les grands écrivains d’un temps de décadence, M. de Maistre était doué d’un caractère d’esprit à la fois subtil et rude, âpre et maniéré, mais original, mais animé, mais vivant ! Son style sonne comme un écho excessif de Malebranche et de Pascal.

M. Ballanche fut frappé de cette véhémence souvent naturelle et sincère, quelquefois factice et préméditée, de cette verve aventureuse du sophisme de bonne foi qui force l’attention en provoquant l’impatience. Il se sentit attiré par l’éloquence abrupte du théocrate savoyard. Il entreprit même avec lui un commerce épistolaire. Leur correspondance n’eut point et ne pouvait avoir de suite. M. Ballanche honorait les vertus du comte de Maistre ; il rendait justice à ses convictions. En le voyant mettre beaucoup d’éloquence et encore plus de caprice à la restauration d’un temps fini, l’auteur d’Hébal sourit à cette tentative. Toute décevante qu’elle parût à sa raison, il la trouva digne de son attention, digne surtout de sa curiosité. Même en refusant son concours à M. de Maistre, il lui accorda un intérêt qui ressemblait à de la sympathie. Dans son ingénieuse bienveillance, il l’appela le Prophète du passé. Mais lorsque M. Ballanche le vit adopter ce passé tout entier sans vouloir en rien distraire ; le couvrir d’une protection hautaine ; s’armer de toutes les ruines pour en accabler, pour en écraser la génération présente ; poursuivre de ses dédains et de ses sarcasmes les plus beaux génies, éternel honneur de la France ; commenter avec complaisance les abus les plus odieux de la tyrannie ; insulter la paix, diviniser la guerre ; chercher des circonstances atténuantes pour la torture ; faire du plus étrange des fonctionnaires publics l’arc-boutant de la société ; prononcer enfin la condamnation de l’espèce humaine, en la déclarant insolvable envers Dieu : M. Ballanche ne put contenir son âme courageuse et tendre devant une théorie si cruelle. Sans accuser les intentions de son auteur, il s’en sépara ouvertement. Il témoigna une antipathie profonde pour cette implacable rigueur. Il ne reconnut jamais à la créature le droit d’anticiper sur les décrets imprescriptibles du Créateur. Il s’y soumit, sans doute, il s’y soumit humblement ; mais ce fut par un effort suprême, par un sacrifice sanglant, par le triomphe le plus absolu de la foi sur l’instinct. Tel était son effroi bien désintéressé d’un châtiment irrévocable, placé hors des limites du monde visible, que, malgré son admiration si vive, si enthousiaste pour la Divine Comédie, au prix même de la renommée de Dante, jamais, fût-ce à la porte de l’enfer, il n’aurait voulu tracer ce frontispice inexorable : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ! »

M. de Maistre ne fut point le seul adversaire de M. Ballanche. Au point de départ de son système, celui-ci s’était pris corps à corps avec Rousseau. Mille affinités secrètes l’attachaient au génie de Jean-Jacques. Il avait cependant triomphé de son penchant, et nié la chimère d’un pacte primordial. Déjà séparé de l’auteur du Contrat social par ses idées sur la propriété, il avait repoussé hautement la préexistence de l’état sauvage. Dans le système de M. Ballanche, Dieu, en créant l’homme, lui donna la parole et en fit un être social, capable par son essence d’enseigner et de transmettre à toute sa descendance ce qu’il avait appris lui-même par une révélation supérieure. Les évolutions successives de l’humanité ne sont que le développement graduel, perfectible et nécessaire de cette révélation première. Dieu a imprimé l’impulsion au genre humain, toujours en marche et ne s’arrêtant jamais. Ce n’est pas le petit nombre, c’est l’humanité tout entière qui se rachètera du péché par l’épreuve et par la douleur.

À ces idées dogmatiquement exposées dans les prolégomènes de sa Palingénésie, M. Ballanche a ajouté une démonstration encore plus éloquente. Deux grands poëmes en prose, Antigone et Orphée, la reproduisent sons une forme sensible et dramatique.

Antigone, son œuvre la plus ancienne, est empreinte de ce caractère mixte, chrétien par la pensée, antique par l’exécution, propre à l’époque où elle fut conçue, et dont il avait pu étudier de près le procédé habile, et alors nouveau. Œdipe et sa race y représentent la famille humaine ; mais l’homme ne s’y courbe plus, comme dans la tragédie de Sophocle, sous une puissance aveugle et sourde ; il s’épure an creuset d’une épreuve intelligente et transitoire. Les formes grossières du mythe disparaissent ; le Sphinx lui-même devient impalpable : ce n’est plus un corps, c’est un esprit ; ce n’est plus un monstre, c’est un démon, et l’énigme qu’il donne à deviner n’est plus la fatalité, mais l’expiation.

La conception d’Orphée est supérieure à celle d’Antigone, quoiqu’elle n’en soit que le complément. Elle est supérieure par l’énergie et par la grâce, Ici la grâce n’est que le repos de la force.

Le monde vient de naître, la civilisation n’existe pas, ou du moins l’homme qui en porte le germe n’en a pas la conscience, il attend un initiateur. Cet initiateur est Orphée. Il trouve les fils de Japet aux prises dans des combats sans mesure et sans nom. Le feu, découverte récente devance l’usage des armes. Les femmes ne sont que des Ménades, troupe désordonnée et errante. Orphée leur enseigne la vie sociale. Érigone, l’une d’entre elles, lui demande des leçons plus directes et plus intimes. Orphée s’éloigne. Jeune, ardente, passionnée la Ménade perd la raison ; elle meurt. À l’éloquence de ses plaintes, au caractère antique de son langage où la douleur ne dérange pas la beauté, on sent un souffle voisin, une initiation plus rapprochée et plus puissante que celle d’Orphée lui-même. Érigone est la sœur de Velléda.

Ce nom vous rappelle, Messieurs, la perte immense, la perte irréparable que viennent de faire l’Académie et la France. Il ne m’appartient pas de vous en entretenir ; ce douloureux devoir a été rempli avec éclat par une autre voix que la mienne. Cependant un silence absolu ne m’est pas permis. La mémoire de M. Ballanche reste inséparable du grand nom de Chateaubriand. L’histoire littéraire dira un jour une amitié formée sous de si nobles auspices. Les mémoires particuliers rappelleront, à leur tour, que M. Ballanche trouva un double objet à cette puissance d’affection dont son âme était possédée. Par un bonheur exquis et rare, il put admirer ce qu’il aimait, non-seulement sous la forme imposante du génie, mais sous les traits plus touchants d’une bienveillance inépuisable et d’une grâce suprême ; dans la réunion de la beauté extérieure intellectuelle et morale. Certes, Messieurs, avec de tels liens M. Ballanche ne pouvait ni désirer ni rechercher le monde ; mais, par un de ces piquants contrastes dont sa vie présente tant d’exemples, c’est surtout au milieu du monde qu’il trouvait la solitude. Qui de vous ne l’a pas rencontré dans cette retraite élégante ( ) où, pendant près d’un demi-siècle, l’Europe civilisée a passé presque tout entière ? Ne le voyez-vous pas tel qu’il s’est peint dans la Vision d’Hébal, la tête d’abord un peu penchée sur son épaule, puis la relevant doucement et attachant ses regards sur une « petite horloge qui le faisait songer, disait-il, à la grande horloge montée par l’éternel Géomètre ? » tel il était partout et toujours. Du fait il s’élevait constamment à la cause, et plus la source était cachée, mieux il savait la découvrir. C’est à Rome, que dans ma jeunesse, j’ai approché M. Ballanche pour la première fois : je l’ai vu, avec surprise, cherchant en Italie autre chose que l’Italie elle-même. Préoccupé des origines de l’Étrurie et de la Grande-Grèce, il avait restauré après Vico, mais avant Niebuhr, ces nébuleuses époques perdues sans retour. Pour M. Ballanche, Romulus était peut-être un peu trop moderne ; la fondation de Rome ne datait que d’un trop petit nombre de siècles. Il assiste lui-même aux luttes du patriciat et du peuple sur l’Aventin ; il voit enlever, il voit poignarder Virginie ! Pour lui, le Vatican et Saint-Pierre ont quelque chose de moins réel que les murs cyclopéens de Corfinium et de Tarquinies. Au milieu des pâtres des Abruzzes et des pêcheurs de la Mergellina, il n’aperçoit bien distinctement que les compagnons d’Évandre et les tribus aborigènes. Ce ciel même, cette mer, ces montagnes, toute cette nature enchantée de Rome et de Naples, n’étaient pour lui « qu’une philosophie ( ). » Il l’a dit, il l’a écrit, il l’a pensé sans doute ; mais combien il s’est trompé ! En voulant courber l’imagination sous la science, il n’a réussi qu’à les rendre inséparables. Il a trouvé ce qu’il ne cherchait pas ; le but qu’il s’est proposé n’est pas celui qu’il a atteint ; semblable, dans sa bonne fortune imprévue, au navigateur qui poursuit une île et découvre un continent ; plus semblable encore à l’artiste de la renaissance amoureux de l’antique, dédaigneux du gothique, voulant substituer l’un à l’autre, les mêlant à son insu, et produisant sans le savoir un art nouveau, un art hybride, un peu indécis, mais charmant.

Toutefois M. Ballanche possédait trop bien non-seulement l’extérieur, mais la réalité du sérieux, pour s’amuser exclusivement à ces curiosités, à ces problèmes qu’on pourrait nommer le roman de l’érudition. Il aimait l’histoire véritable, il en suivait tous les progrès signalés ici même, il y a peu de jours ( ), avec une hauteur de vues générales et une justesse d’applications particulières, après lesquelles il ne me reste plus que le plaisir, le bonheur d’y adhérer pleinement. M. Ballanche applaudissait au succès des maîtres qui l’ont appelé parmi eux comme leur égal, et qui y admettent quelquefois ceux mêmes qui ne seront jamais que leurs disciples. Informé de tous les systèmes historiques, l’auteur de la Palingénésie ne les acceptait que dans les sages limites où la raison et vous, Messieurs, avez su les renfermer. Pour ne toucher qu’à la question de races, si débattue dans des contrées voisines, n’a-t-elle pas été exagérée par la science ? Est-il prouvé que l’opposition des races entre elles, soit aussi persistante, aussi irrémédiable qu’on nous l’enseigne aujourd’hui ? Faut-il retrancher des annales de l’espèce humaine un des faits les plus constants, les plus sûrs : la fusion graduelle des origines les plus diverses, leur assimilation progressive par les lois, par les intérêts et par les mœurs. Peut-on nier ce grand fait en France, c’est-à-dire dans le pays dont l’unité en offre la manifestation la plus éclatante ? Quant à moi, je l’avoue, tout en faisant la part de ce qu’il y a de vrai dans ce système, je ne voudrais pas, au nom de la science, condamner ces familles malheureuses à un antagonisme éternel ; je ne voudrais pas leur enjoindre d’entretenir avec soin et sans relâche les incompatibilités d’humeur qui les avaient divisées, il y a deux ou trois mille ans, sur les plateaux du Caucase ou de l’Himalaya ; mais, tout en gardant mes réserves sur ce point, je ne puis méconnaître un fait plus réel que sa cause : c’est que cette théorie a passé du domaine de la spéculation dans celui de l’action. Beaucoup de sang a déjà coulé à la plus grande gloire des théories écloses dans les universités d’Allemagne. La physiologie a remplacé la théologie ; les guerres de race ont relayé les guerres de religion.

Un tel système, pris dans un sens absolu, répugnait également à la raison et à l’humanité de M. Ballanche. Comme Bossuet, comme tous les grands génies du XVIIe siècle, il plaçait plus haut les causes de nos destinées ; il ne les cherchait pas uniquement dans l’ordre matériel, dans la chair, la couleur et le sang. Pour lui, il n’y eut jamais qu’une race, la race humaine ; car c’est entre Dieu et l’homme que s’est passée l’histoire. Cependant il croyait pouvoir la soumettre à des règles certaines ; il en a annoncé une formule générale. Je ne le suivrai pas sur ce terrain : on ne peut juger une doctrine que son auteur n’a pas eu le temps de développer ; M. Ballanche, je ne le contesterai pas, essayait souvent d’échapper à la réalité qui venait le saisir malgré lui ; de son propre aveu, il ne voulait pas « trop appuyer le regard » ; mais je soupçonne son regard d’avoir été plus ferme et plus sûr qu’il ne l’aurait souhaité lui-même : selon l’expression du poëte, il apercevait la lumière, et gémissait de l’avoir trouvée ( ).

Son Essai sur les institutions sociales en fait suffisamment foi. C’est là qu’il a concentré tout ce qu’il y avait en lui d’applicable et de pratique. L’Empire allait tomber. Dans le Consulat, M. Ballanche avait reconnu avec joie l’ordre rétabli et la société renaissante ; mais il n’eut point d’applaudissements pour l’Empire. Il ne sut point gré à Napoléon de préférer l’indépendance nationale à la liberté politique et ne prêta qu’une oreille effarouchée à des triomphes payés, selon lui, d’un bruit trop continu et d’une trop large effusion de sang. D’ailleurs, ses sentiments de famille, ses impressions de jeunesse, l’attachaient à la vieille monarchie. Il comprenait sans peine ce qu’il y avait de vitalité cachée, de force patiente, dans un principe qui pouvait survivre à tout et revenir de si loin. M. Ballanche appela la Restauration une « revanche de la Providence. »

La Restauration réalisait l’idéal qu’il s’était formé. Le point de vue de l’idéal, Messieurs, change à tout instant ; il n’y a pas d’objet qui se déplace avec plus de facilité. L’idéal n’est jamais dans le présent, il est quelquefois dans le passé, toujours dans l’avenir. Or, en 1813, le présent, c’était l’Empire. À voir cette époque inimitable, divinisée comme elle l’est maintenant, arrivée si vite, par un consentement universel, ou peu s’en faut, à l’état de légende, je dirais presque de religion, on se transporte difficilement dans les sentiments que l’Empire inspirait alors à quelques convictions sincères et à de nombreux intérêts vivement blessés. Ces sentiments, M. Ballanche les partagea ; il ne les modifia que plus tard, mais dans une direction d’idées qui lui fut particulière, et qui en tout temps est très-rare. Au fort de la lutte, il ne pensa qu’à l’apaisement des partis. Dans son ardeur de conciliation, il aurait voulu donner satisfaction à la portion légitime des divers principes qui se livraient alors une guerre acharnée. Royalistes, républicains, libéraux, ultras, avec quelle joie il les aurait tous jetés dans les bras les uns des autres ! Qui sait même si, pour tout concilier, il n’a pas rêvé le mariage morganatique du droit divin et de la souveraineté du peuple ? Mais non, M. Ballanche ne demandait pas l’impossible ; ce qu’il voulait, au contraire, lui était inspiré par la raison bien plus que par l’enthousiasme ; ce qu’il voulait, il l’a exprimé dans le livre des Institutions sociales, dans l’Élégie, surtout dans le Dialogue d’un vieillard et d’un jeune homme, où respire la grâce attique mêlée à l’esprit parisien. « Les vieux rois, dit M. Ballanche, sont étonnés de ne plus entendre le langage des peuples, et les peuples sont étonnés à leur tour de ne plus marcher dans les voies anciennes. Il est temps de confondre dans nos affections la vieille France et la France nouvelle ( ). » Ce dessein n’avait alors et n’aura jamais rien de chimérique. Le réaliser doit être la pensée de tous les esprits politiques et de tous les cœurs vraiment français. C’était la vocation providentielle, le devoir de la Restauration. Louis XVIII le savait ; il l’aurait accompli avec l’appui de ces hommes sages que de rudes traverses avaient éclairés sans les aigrir. Telle aurait été l’œuvre des Richelieu, des Laîné, des de Serre, d’autres encore également illustres, qui m’encouragent ici par leur présence et qui alors veillaient sur la liberté, comme ils veillent aujourd’hui sur l’ordre. M. Ballanche ne s’abandonnait donc pas aux rêves de l’abbé de Saint-Pierre ; dans ce qu’il proposait au gouvernement de la France, il se montrait plus pratique et plus positif que ceux qui n’écoutèrent pas ses avis. Aussi, de conseiller qu’il s’était fait, il se fit prophète, en désespoir de cause. Il prédit clairement une catastrophe. Ce n’est pas la seule qu’il ait prédite.

Telle est la carrière qu’a parcourue cet homme éminent : poëte, métaphysicien, théosophe, historien même et publiciste, il a tout abordé, il a tout tenté. À la force il a joint la pureté, la naïveté à l’élévation. On sent à son style qu’il est l’élève de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand ; quelquefois même il semble moins leur disciple que leur émule. Il n’est souvent distingué d’eux que par ce je ne sais quoi, par cette ligne légère et secrète qui sépare le talent du génie. Et pourtant, je ne dissimulerai pas qu’entre sa prose si cadencée, si pleine, si éloquente, et une attention insuffisante ou distraite, quelques lecteurs ont cru voir descendre un voile, s’interposer un nuage. En accordant à M. Ballanche l’abondance et le nombre, on a essayé de lui contester la clarté. Mais ne sait-on pas que tout chemin difficile a été déclaré impraticable, qu’on ne reconnaît jamais deux aptitudes à la même intelligence, et que dans tout individu ce que l’on trouve le plus volontiers et le plus vite, c’est précisément l’envers de son caractère ou de son talent ? Sans doute, M. Ballanche a dédaigné le lieu commun, qui gouverne pourtant le monde lorsque le monde est raisonnable, et qu’il est temps de réhabiliter, parce que le lieu commun est devenu plus rare que le paradoxe. L’auteur de la Palingénésie a peut-être porté un peu loin l’emploi de l’allégorie et du symbole. Sa muse ne s’est jamais laissé approcher familièrement ; elle a toujours tenu ses adorateurs à distance. Les longs plis de sa robe alexandrine leur ont inspiré peut-être un trop timide respect. Peut-être M. Ballanche nous abandonne-t-il quelquefois à toute notre faiblesse, sous les voûtes interdites du temple d’Éleusis et dans les sombres hypogées de l’île de Samothrace. Mais pouvait-il éviter ces formules mystérieuses ? Pouvait-il s’y soustraire principalement dans son duel avec le fataliste ultramontain, avec l’auteur des Lettres sur l’inquisition ? À une manière de druide ne fallait-il pas opposer quelque ombre d’un hiérophante ? D’ailleurs, Messieurs, en écartant ces voiles, en perçant ces nuages, que trouve-t-on, sinon la raison et le bon sens ? Dans cette question de la propriété, base de l’ordre social, il a pressenti les puissants et généreux efforts de l’un d’entre vous, de l’éloquent orateur, de l’éminent historien qui si bravement, si résolument est monté sur la brèche pour défendre la propriété menacée. M. Ballanche a appelé la propriété « une institution divine. » – « Les déclamations du dernier siècle contre le tien et le mien, a-t-il dit, ne peuvent soutenir le regard de la raison, malgré le secours que Rousseau a daigné leur prêter. L’homme fait le sol, le sol c’est l’homme ( ). » Vous voyez, à ces paroles, que, si vous possédiez encore le philosophe qui les a prononcées, il serait avec vous un des champions les plus actifs de l’ordre, car il était à la fois vaillant et sensible. La tendresse émue de son cœur, passant dans son langage, serait aujourd’hui une des armes de la société en péril. Messieurs, c’est par cette conviction, qui n’est point aventurée sur une hypothèse gratuite, mais fondée sur un examen attentif des ouvrages de M. Ballanche, que je terminerai son éloge. Je ne me flatte pas d’avoir caractérisé son talent dans tout son éclat et dans toute sa profondeur. À cet égard, il me resterait encore beaucoup à dire, mais un autre soin m’appelle, et je dois vous entretenir maintenant d’un écrivain qui a mérité votre choix par des qualités d’une nature toute différente ; tant il est vrai que l’Académie n’a rien d’exclusif dans sa justice et qu’elle reconnaît l’intelligence sous toutes ses faces et dans toutes ses formes.

Messieurs, en parlant de M. Vatout, je n’ai plus à raconter une vie contemplative, solitaire, toujours repliée sur elle-même, renfermée dans le cercle journalier de quelques amitiés illustres ; je dois retracer une existence également honorable, mais passée tout entière au grand jour.

M. Vatout était né en 1792, à Villefranche-sur-Saône, près de Lyon. Sous-préfet dans sa jeunesse, conseiller d’État, puis député, président du conseil des bâtiments civils, premier bibliothécaire d’un prince dont il était moins le serviteur que l’ami, M. Vatout se partagea constamment entre ses fonctions administratives et ses devoirs parlementaires. Il y porta un sens droit, une raison saine et exercée. Assidu aux séances de la Chambre élective, souvent nommé dans les commissions, il savait allier le travail à la vie du monde. Il y était très-goûté, très-recherché. Il a laissé des amis nombreux, restés fidèles à sa mémoire. Tous s’entretiennent de lui avec un vif et profond regret. Tous se rappellent la sûreté, l’agrément de son commerce, la gaieté, l’égalité de son humeur, et ce don, cet art d’obliger qu’il possédait à un degré bien remarquable. Dans une position où il pouvait servir et nuire, M. Vatout servit souvent et ne nuisit jamais. C’était à la fois un homme de beaucoup de cœur et de beaucoup d’esprit. Le sien tenait à cette tradition nationale, à cette veine toute française qui a traversé les siècles, passant tour à tour par le naturel et l’art, par la négligence et le génie, depuis Villon et Rabelais, jusqu’à un nom toujours présent ici, malgré son absence ( ) ; veine intarissable, que nos malheurs même n’ont pu arrêter un seul instant. C’est le bon sens sous une forme légère, s’exhalant en joyeux refrains, en saillies brillantes, où la pensée excitée par l’occasion, réveillée par l’à-propos, s’élance rapidement et va se jeter, quelquefois se perdre, dans le choc imprévu des mots, dans le concours fortuit des assonances. M. Vatout s’y livrait avec un entraînement sincère. Dans ses improvisations, vraiment spontanées, tous les sujets étaient reproduits à leur tour. Sans doute, dans une moisson si abondante, il y aurait à faire un choix ; mais on peut du moins rendre cette justice à M. Vatout que, s’il a marqué d’une empreinte originale, qu’il trouvait sans la chercher, ces petits vers, ces impromptus, qu’on appelait autrefois vers de société, poésies fugitives, jamais dans aucune de ces productions éphémères, il n’a blessé ni les mœurs publiques, ni les amours-propres individuels.

Je ne m’arrêterai pas à ses romans, à ses nouvelles, à l’Idée fixe, miniature piquante et coquette, placée dans le cadre un peu large des splendeurs impériales ; à la Conspiration de Cellamare, roman et drame, conception ingénieuse, quoique indécise, flottant entre le dialogue et le récit. Ce n’est point là que sont les véritables titres de M. Vatout, et je me hâte d’arriver à ceux de ses livres qui ont surtout mérité vos suffrages et vous ont donné l’occasion de récompenser, dans l’homme honorable que vous regrettez, un grand zèle pour cette compagnie, un juste désir de lui appartenir ; désir qu’on a pu égaler sans doute, mais qui n’a jamais été surpassé par personne.

Le nom de M. Vatout restera toujours attaché aux Souvenirs historiques des résidences royales et aux Aventures de la fille d’un roi.

Le premier de ces ouvrages est presque une histoire de France, sous une forme particulière et neuve qui ne comporte point, il est vrai, la suite, l’enchaînement d’une narration méthodique, mais dont le mérite consiste précisément dans la variété, le laisser aller et l’imprévu. Qu’on se représente une promenade pittoresque qui commence, s’interrompt, se quitte et se reprend, s’engage et se dénoue dans un labyrinthe de jardins délicieux, de salles magnifiques, d’oratoires secrets, de mystérieux corridors, à travers lesquels un guide toujours instruit, quelquefois éloquent, nous conduit avec une complaisance inépuisable et une grâce parfaite. L’auteur des Résidences royales fait défiler sous nos yeux, dans ses nobles et sévères atours, cette vieille monarchie tant calomniée, qui, après tout, a fait la France. Là, le passé et le présent se rejoignent sans se confondre ; nous entendons à la fois les échos de tous les siècles. De la chapelle de Fontainebleau, dont saint Thomas de Canterbury posa la première pierre en présence de saint Bernard, on nous mène, à travers la chevalerie vivante des croisades et la chevalerie restaurée de François Ier, jusqu’aux adieux de Napoléon, scène comparable en émotion à tout ce que l’antiquité nous a transmis de plus grand. Le Palais-Royal, Compiègne, Saint-Cloud, touchent également aux deux termes de notre histoire. Dans le château d’Eu, nous voyons au fond du théâtre les Guise, et sur le bord de la rampe, ces fêtes récentes, que devait suivre de si près un effroyable coup de tonnerre. À Versailles enfin, après avoir reproduit de brillants souvenirs avec un soin qui pourrait sembler minutieux, si, dans toutes les choses vraiment complètes, la finesse du détail n’achevait la beauté de l’ordonnance ; après avoir tracé, pour ainsi dire, l’inventaire du règne de Louis XIV, M. Vatout expose et développe cette pensée qu’il avait vue naître, et qui a fait de Versailles le seul emploi digne d’un tel lieu, en le consacrant à toutes les gloires de la France. Pensée vraiment haute et libérale, contre laquelle nul caprice de la fortune, nulle injustice de l’esprit de parti ne pourront jamais prévaloir. Non ! tant qu’il y aura une France, à quelques mains qu’elle confie ses destinées, elle respectera ce champ d’asile de son honneur, où elle se retrouve elle-même, dans tous ses âges, groupée, sous de nobles effigies, autour de Jeanne d’Arc, de la vierge plébéienne consacrée par une vierge royale.

D’un sujet si grave, et que de récentes vicissitudes ont rendu si triste, passerai-je, Messieurs, à cet ingénieux badinage où, sous le titre de la Fille d’un roi, M. Vatout a touché à des questions non moins importantes et non moins sérieuses, puisque enfin cette fille de roi s’appelle la Charte. Le voile d’une allégorie transparente y couvre les triomphes passagers et les malheurs d’une si illustre aventurière, ramenée dans sa patrie par son père, qui lui avait donné le jour dans l’exil ; fêtée, adorée, invoquée par tous, entourée d’hommages, quelques-uns sincères, d’autres un peu hypocrites ; de cette fille d’un roi dont le nom fut longtemps un talisman, et dont il ne reste plus que la mémoire. M. Vatout ne l’a prise qu’à son berceau ; il n’a pas raconté son éducation, fondée sur un accord présumé de toutes les volontés, dérangée par la moindre dissonance entre des esprits contentieux et divers ; œuvre savante, mais un peu factice, comme tout ce qui est savant. Il ne nous a pas dit comment la fille d’un roi devait parler le matin et se taire le soir ; agir sans relâche et paraître immobile ; se mêler de tout sans avoir l’air de toucher à rien ; se pénétrer d’une sollicitude trop réelle, et affecter une insouciance apparente ; réunir enfin tous les contraires, et, pour comble de difficulté et d’art, se modeler sans cesse dans ses discours, dans ses actions, même dans son costume, sur une étrangère, sur une voisine, dont elle n’avait ni la taille, ni la figure, ni la constitution, ni l’âge. Aussi son historien ne nous a-t-il pas appris comment elle disparut tout à coup, emportée dans un tourbillon, par une sombre journée d’hiver. Il n’a pas eu le temps de nous conter ses derniers malheurs ; mais, malgré son juste attachement, partagé par un grand nombre de bons esprits, pour cette fille de roi, si difficile à élever, mais dont la jeunesse donnait déjà tant d’espérances, il n’a pu s’empêcher de concevoir des craintes bien vives pour ses destinées. Il n’a pas été seul à les éprouver, car M. Ballanche aussi a laissé échapper, dans son langage un peu abstrait, ces mots prophétiques : « La Charte n’est, à proprement parler, qu’une formule donnée pour dégager l’inconnue ( ). »

Me voici arrivé au seul rapprochement possible entre ces deux noms, dont la diversité vous a peut-être frappés. Je l’ai déjà dit, ce rapprochement n’a pu être fait que par la mort ; et en effet, Messieurs, la mort a établi entre M. Ballanche et M. Vatout une ressemblance fatale, mais complète. Tous les deux ont quitté la vie dans les croyances religieuses et politiques à l’abri desquelles ils l’avaient virilement maintenue ; tous les deux n’ont laissé échapper leur drapeau que d’une main déjà glacée ; tous les deux sont morts dans la plénitude de leur fidélité et de leur foi : M. Ballanche, plus dévoué que jamais à ses principes par l’approche de l’éternité ; M. Vatout, plus attaché que jamais a la famille qu’il avait aimée, à la cause qu’il avait servie.

Messieurs, il y a précisément soixante-quatorze ans qu’un écrivain auquel je ne me compare que par le hasard d’un même devoir, qu’un critique célèbre, M. de la Harpe, prononçait, comme je viens d’avoir l’honneur de le faire devant vous, un double éloge, dans des circonstances absolument semblables. Reçu par l’Académie française, il avait réuni dans le même discours deux hommes très-différents aussi : Colardeau, l’harmonieux imitateur de Pope ; et le duc de Saint-Aignan, le frère du sage Beauvilliers, de l’ami, du collaborateur de Fénelon.

M. de la Harpe se félicite de l’union qui régnait entre ce qu’on appelait alors les gens du monde et les gens de lettres ; il énumère les avantages que retiraient ceux-ci de leur rapprochement avec les hommes de la cour, sous les conciliants auspices de l’Académie française. Il recommande toutefois, aux premiers, de ne pas trop s’abandonner à ce séduisant contact et de ne pas sacrifier aux plaisirs du grand monde le goût de la retraite, parce que, dit-il, Apollon rendait autrefois ses oracles dans les antres solitaires, et que ses prêtres écartaient tout profane au moment où ils allaient recevoir le dieu. Messieurs, si la Harpe parlait aujourd’hui dans cette enceinte, il ne reproduirait ni ces idées, ni ces images ; il vous entretiendrait peut-être de la Grèce et de Rome, mais pour en tirer des conclusions toutes différentes. Il vous dirait que notre époque a pris plus d’analogie avec l’antiquité qu’elle n’en a conservé avec le moyen âge. Au lieu de reléguer les lettres dans un isolement qui n’est plus honorablement permis à qui que ce soit, il vous rappellerait qu’Eschyle combattait à Salamine, que Cicéron fut polygraphe, orateur et consul. Mais pourquoi remonter à ces exemples ? N’est-ce pas vous, Messieurs, qui en donnerez à la postérité ? Ne vois-je pas siéger parmi vous des hommes illustrés à la fois par l’enseignement de la jeunesse et par l’exercice d’un courageux et difficile pouvoir ? Plusieurs d’entre vous n’ont-ils pas gouverné les générations qu’ils avaient instruites ? Loin de nous désormais des classifications surannées ! Elles n’ont plus de sens que pour la malveillance, qui voudrait créer un ostracisme en feignant de repousser un privilége. Il n’y a plus ni gens du monde, ni gens de lettres, pas plus qu’il n’y a de cour ni d’antre d’Apollon. Les mêmes devoirs sont imposés à tous ; la tâche de tous est la même ; elle n’a d’autre mesure, d’autre limite, d’autre inégalité enfin, que celle du dévouement, du courage et du talent. Dans des temps où la société est si gravement menacée, chacun doit être à son poste. Il n’est pas un de nous qui ne se doive au pays, et qui n’attende son signal pour prendre le rang qu’il nous assignera :

« À la poupe, à la proue, où l’on voudra, n’importe » ( )

Mais, Messieurs, ce n’est plus un vœu que je forme ; encore moins une utopie que je me crée à plaisir. Avec quel zèle, avec quelle ardeur, avec quelle intelligence la société tout entière n’a-t-elle pas couru à sa propre défense ! On l’a vue combattre sur tous les points, avec toutes les armes légitimes par le bras, par le vote, par la pensée écrite ou parlée. La grande et unanime cause de l’ordre a triomphé ! Nos espérances n’ont pas été déçues ; elles ne le seront pas, j’en suis certain. Avec le retour de l’ordre et de la loi, la France retrouvera dans le respect des lettres l’une des sources les plus vitales, les plus fécondes, de son influence, de son bonheur et de sa gloire.

Notes :
Vision d’Hébal.

Purg., cant. VII.

L’Abbaye aux Bois.

Lettres médites. J.-J. Ampère, Ballanche.

Séance du 6 décembre 1849, discours de réception de M. de Noailles.

liv. IV. ? Épigraphe de l’Élégie.

Élégie.

Palingénésie.

M. de Béranger.

La Harpe, Philoctète.