Discours de réception d’Adolphe Empis

Le 23 décembre 1847

Adolphe-Joseph SIMONIS EMPIS

M. EMPIS ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de JOUY , y est venu prendre séance le jeudi 23 décembre 1847, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

M. de Jouy, appelé, en 1815, à faire l’éloge de M. de Parny, dont il occupait la place à l’Académie française, eut le regret de ne pouvoir prononcer son discours en séance publique : les circonstances politiques le privèrent de cet honneur. Plus heureux que lui, je viens vous apporter le tribut de ma reconnaissance et remplir le devoir que vos suffrages m’ont imposé.

Sur sa tombe, M. de Jouy a reçu les adieux de l’Académie. D’habiles écrivains ont dignement apprécié dans leurs savantes improvisations et l’homme et ses ouvrages. Sans doute, les œuvres de votre illustre confrère, même les plus frivoles, portent toutes l’empreinte des opinions philosophiques du XVIIIe siècle. N’est-ce pas d’ailleurs une qualité commune à presque tous les littérateurs de nos jours ? Ceux qui affectent le plus de s’en défendre n’ont-ils pas subi, malgré eux, cette puissance d’initiative et d’entraînement que le siècle de Voltaire exerce encore sur le nôtre ? Mais la marque distinctive des ouvrages de M. de Jouy est d’offrir sans cesse une allusion si frappante aux événements contemporains, que, parmi les compositions dramatiques de l’auteur, les plus sévères et les plus durables ont la physionomie et le caractère des pièces de circonstance. Associé aux grandes et nobles passions de la France, à toutes ses gloires, comme à tous ses malheurs, M. de Jouy obéit invinciblement à l’impulsion des mœurs et des idées dominantes. Oui, c’est bien le littérateur de l’Empire. Pour avoir été donnée avec une sorte de mépris vrai ou simulé, la dénomination n’en reste pas moins glorieuse. Maîtrisé par l’influence des lieux, ou de ses souvenirs, soumis à l’impression du moment, M. de Jouy peint toujours sur place et d’après nature : l’histoire de sa vie est celle de son talent.

Messieurs, si le défi échappé, dans le sanctuaire de la justice, à la verve brillante d’un poëte voyageur, devait être accepté par l’Académie française ; si les quarante, réunis contre un seul homme, avaient à lutter avec lui d’invention et de vitesse, le sujet est trouvé. Prenons la vie de l’auteur de Sylla. Dans cette merveilleuse Odyssée, on taillerait sans peine, vingt romans. C’est une rapide succession d’événements qui se croisent dans un si grand désordre et avec tant de fracas ; c’est un vaste et mouvant tableau, où la vérité se montre si voisine de l’invraisemblance, où la folie marche si près de la raison, où le burlesque coudoie si étroitement le sublime, qu’en puisant au hasard dans cette mine si riche d’aventures, on forgerait lestement cinq cents volumes de mémoires historiques. Peut-être me garderais-je de les intituler, comme a fait Marmontel, Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants : je ne suis pas certain que la mère en prescrivît la lecture à sa fille. Aussi, Messieurs, n’emprunterai-je à la vie tumultueuse de mon prédécesseur que les traits saillants qui méritent l’attention de la postérité.

Né au village de Jouy, près de Versailles, Victor-Joseph de Jouy, dont le véritable nom de famille est Étienne, entra fort jeune au collége fondé, dans cette ville, sous les auspices du duc d’Orléans, par Antoine-Joseph Gorsas, qui, dès le commencement de la révolution, fut un des plus zélés partisans des idées nouvelles. L’élève se distinguait par la promptitude de son intelligence, par l’originalité de son esprit. L’élégance et surtout la hardiesse de son langage étonnaient ses maîtres. C’est que l’écolier ne s’en tenait pas au programme adopté pour l’instruction publique. Il avait eu l’adresse de se donner furtivement une éducation particulière ; à douze ans, Messieurs, il savait Voltaire par cœur, Voltaire qui savait tant de choses ! C’était, vous le voyez, un humaniste précoce. Ses traits nobles, sa taille élevée, son regard à la fois doux et fier, éveillaient d’abord les sympathies. Ardent à tous les jeux, impatient, colère, mais sans fiel ni rancune, excellente nature, aimé des hommes, adoré des femmes, point timide, très-discret, il était ce que toute mère voudrait que fût son fils.

La discipline de l’institution Gorsas, j’en demande pardon à l’Université, n’était pas d’un fort bon modèle. Le proviseur, ami de la liberté, en laissait beaucoup à ses élèves. Les jours de sortie étaient fréquents : on rentrait tard ; souvent on ne rentrait pas. Hélas ! « l’amour toujours n’attend pas la raison. » Une passion furieuse s’était allumée dans le cœur de l’enfant. Il brûlait comme Zamore, il aimait comme Orosmane. Aux grands maux les grands remèdes. Grâce à la protection intéressée d’un haut et puissant seigneur, d’un autre Almaviva, l’amoureux de treize ans reçut, comme Chérubin, un brevet d’officier ; et, le 28 mai 1782, le grand petit vaurien faisait voile vers l’Amérique méridionale, sous la surveillance du baron de Besner, gouverneur de la Guyane française.

Sa première excursion hors de l’île de Cayenne le conduit au fort de Sinnamari. Il rencontre le capitaine du génie Murinais d’Auberjon, le même qui y fut déporté le 18 fructidor. Cet officier, poëte et philosophe, était fanatique de Voltaire : notre jeune séide lui récite Mahomet. Murinais d’Auberjon se jette dans ses bras, par amour pour le grand homme. Diderot était moins prompt, moins enthousiaste, lorsqu’il sentait près de lui un admirateur passionné de Richardson. Bientôt les nouveaux amis parlent guerre et fortifications, et Voltaire fait place à Vauban. Frappé du profond savoir de celui qu’il écoute, l’enfant garde un morne silence. Sa pensée a franchi l’espace ; elle s’est tournée vers le collége sans doute aussi vers sa mère. Un mouvement de honte et d’orgueil s’empare de son âme. Il court au baron de Besner, entouré de son état-major, abjure à ses pieds toute folle passion, et, les larmes aux yeux, avec l’accent du désespoir, lui peint son ignorance, l’ardeur et le besoin d’apprendre dont il est dévoré. « Laissez-moi partir pour l’Europe, s’écrie-t-il, j’ai soif de m’instruire ! Le temps presse dans deux mois les cours s’ouvriront. Au nom du ciel, laissez-moi partir ! » Qui n’eût exaucé une prière aussi sainte ? Un navire du commerce prend à son bord le jeune soldat. Pendant la traversée, ce n’est plus Voltaire qu’il étudie, quoiqu’il l’aime toujours, c’est l’algèbre et la géométrie. Pour récréation, il s’élance à l’attaque d’un corsaire, et reçoit bravement un coup de feu. Il débarque à Belle-Isle, vole à Versailles, dépose son épaulette et son épée entre les mains de sa mère ; et, le 4 octobre, jour fixé pour l’ouverture des classes, après une promenade de trois ou quatre mille lieues, le voyageur du nouveau monde, le bras en écharpe, reprend sa place sur les bancs du collège, comme l’écolier qui revient de vacances.

Deux ans après, l’étudiant eu mathématiques est fait sous-lieutenant d’artillerie. Son humeur aventureuse l’emporte vers les Indes orientales. Comme il traversait Amsterdam, d’un bourgmestre, immensément riche, lui offre la main de sa fille. Mais si la demoiselle, qui a déjà vu fleurir bien des printemps, sourit à l’idée de prendre un jeune mari, l’officier recule devant la double majorité de sa fiancée : il passe les tropiques. Le voila sur les rives du Gange et de l’Indus.

La gloire du bailli de Suffren avait rempli ces belles contrées. Tippô-Saëb, fils et successeur d’Hyder-Aly-Khan, venait de monter sur le trône de Mysore. Sa prédilection pour les officiers français tenait de l’idolâtrie. M. de Jouy lui fut présenté. C’était un jour de fête. Les meilleurs cavaliers du pays, rassemblés dans un hippodrome, allaient se disputer, sous les yeux du sultan, le prix de la course et de l’équitation : jeux terribles, où les concurrents lancés au galop devaient partir au signal donné, franchir un intervalle de cinq cents toises, et s’arrêter tout à coup, immobiles, sur le bord même d’un précipice. Un officier anglais et deux Cerkars mahrattes osent seuls entrer dans la lice. Notre ardent compatriote se joint à eux, part, aux acclamations universelles, et, redoublant de vitesse à mesure qu’il approche du but fatal, arrête son dernier élan à deux pas de l’abîme, où l’Anglais tombe brisé.

Émerveillé d’une pareille audace, Tippô-Saëb tresse de sa main un collier de filigrane en or, qu’il passe lui-même au cou du vainqueur, et, par une faveur singulière, l’admet aux divertissements du sérail, qui ne s’ouvre que pour les ambassadeurs et les grands de l’empire. C’était une comédie où le chant se mariait à la danse : de jeunes et brillantes bayadères, mêlées aux plus belles femmes de l’Asie, enlaçaient leurs pas voluptueux en déployant de flottantes écharpes, tissues d’or, de cachemire et de soie. Le lendemain, à soit lever, placé sur le balcon de son palais, Tippô-Saëb recevait le salut de ses éléphants, qui défilaient devant lui, suivis des chevaux de main et des tigres de chasse. « Vous voyez, dit-il au jeune Européen, que je commence par la revue de mes courtisans les plus fidèles. Maintenant, venez avec moi dans mon épaisse forêt de Divanelli : ce n’est point ici comme à Versailles ; ce n’est pas au cerf innocent, à la biche craintive que nous faisons la guerre. Notre ennemi sait mieux se défendre : c’est le chacal et l’hyène. Êtes-vous homme à me suivre ? Je vous ferai courre un lion. » La partie était périlleuse, mais charmante pour un cœur téméraire. Le plaisir était royal !

Des événements plus tragiques doivent marquer son séjour dans l’Inde. Une belle jeune fille de l’île de Ceylan avait ébloui ses regards. Bientôt leurs cœurs s’entendirent ; mais un lascar, follement épris de Laméa, la demande en mariage : le père consent, Laméa refuse. Le lascar, brûlant de jalousie et de rage, prépare silencieusement sa vengeance.

Les ambassadeurs du roi de Candie devaient, suivant la coutume, faire un pèlerinage à la célèbre pagode située à deux lieues de la ville. Le jour de la fête, Laméa, portée dans un palanquin, se mit en marche. Quatre officiers de la légion de Luxembourg, unis par une fraternelle amitié, lui servaient d’escorte : MM. de Jouy, Fabron, de Bonnelle et Maurice Mathieu, depuis comte de la Redorte, dont le fils siège aujourd’hui à la chambre des pairs. Ces jeunes gens, qui voulaient donner au plaisir de la chasse le temps que Laméa passerait en prières, s’étaient munis de carabines. La jeune fille et ses esclaves furent seules introduites dans le temple de Bodou. L’entrée en est interdite à tout profane.

La cérémonie était achevée ; Laméa ne revenait pas. Un esclave accourt éperdu. - Le lascar, les prêtres retiennent Laméa ! Elle ne sortira plus du temple ! De Jouy force l’enceinte ; les prêtres défendent leur proie. Il les terrasse : la jeune fille est libre. Mais le bruit du cor a retenti ; plus de mille Indiens sont en armes. Un cri de carnage et de mort les rallie, l’épouvantable cri d’Amock ! Les quatre officiers vendront chèrement leur vie. Adossés à une rivière, ils tiennent quelque temps en respect ces hordes fanatiques. Elles font pleuvoir sur eux une grêle de pierres et de flèches. Maurice Mathieu tombe blessé. Une hache se lève ; il va périr ! De Jouy détourne le coup fatal, et jette l’Indien mort à ses pieds. Mais un cri lamentable a glacé son cœur. C’est Laméa ! L’infortunée se débat dans les flots entre les bras du lascar. De Jouy s’élance au milieu du fleuve : il est au moment d’atteindre le ravisseur. Ce monstre, qui se voit arracher sa victime, plonge un poignard dans le sein de Laméa. L’intrépide jeune homme saisit le meurtrier, l’étreint de ses bras puissants et l’étouffe sous l’onde ensanglantée.

Tels furent, Messieurs, les essais du courage naissant de votre illustre confrère. Accablé sous le nombre, il est traîné dans un cachot. Quelques heures encore, il subira le supplice effroyable réservé aux profanateurs du temple. Mais la légion de Luxembourg a tout appris. La nuit même, dix officiers, les plus audacieux, se jettent dans un esquif ; ils abordent ; ils brisent les portes de la prison. Tout cède à leur valeur ; déjà le captif est en pleine mer. Un coup de vent fait sombrer la frêle chaloupe. Par bonheur, un vaisseau anglais recueille le naufragé et le dépose à Madras.

Que devenir ? sa détresse est extrême. Le capitaine de port, un Irlandais, homme de cœur, de science et d’esprit, Hugues Boyd, l’auteur présumé des Lettres de Junius, lui tend une main généreuse ; le chevalier de Parny le traite en frère. Au moment de repartir pour l’Europe, le chantre d’Éléonore lui donne en riant rendez-vous à Paris chez cette Eglé, belle et poète, qui, malgré le mot épigrammatique de Lebrun, ne faisait pas son visage, et faisait ses vers. Trente ans après, M. de Jouy se portait candidat à l’Académie française. Il comptait sur la voix de M. de Parny : c’est sa place qu’il obtint.

Pendant les deux années de séjour qu’il fait au Bengale, mille aventures romanesques se présentent sur sa route. En revenant de Sérampour, il est attiré sur l’autre bord du Gange par les clameurs d’une foule innombrable qui se presse autour d’un bûcher. Une belle veuve de dix-huit ans allait se brûler sur le corps d’un mari sexagénaire. Le disciple de Voltaire s’indigne ! Un jeune Européen, témoin comme lui de l’odieux spectacle, pousse un cri d’horreur. Ils courent au bûcher. Lutte héroïque, mais inégale et mortelle ! Ils étaient perdus. Un détachement de cipayes anglais vole à leur secours, et les arrache aux fanatiques partisans de l’auto-da-fé volontaire. Ce compagnon de périls et de gloire que lui donnait la fortune était M. Charles Delongchamps, l’aimable auteur de Ma Tante Aurore et du Séducteur amoureux. Le hasard qui les mit en présence établit entre eux cette fraternité touchante, cette sainte cousture d’amitié, comme dit Montaigne, qui fit pendant quarante ans le charme de leur vie. Ils sont à table, causant de guerre, de poésie et d’amour. C’était le 18 décembre 1789. Entre un capitaine de vaisseau qui avait fait en trois mois la traversée de Brest au Bengale. - « Quelle nouvelle de France, commandant ? - La Bastille est prise. - Vive la Liberté ! vive Paris ! » - Le 14 juillet, les deux amis, mêlés aux bataillons des jeunes enfants de la patrie, entraient au Champ de Mars pour assister aux fêtes solennelles de la Fédération.

Jeté à vingt-quatre ans dans le tourbillon révolutionnaire où la France est emportée, M. de Jouy se livre, avec l’enthousiasme de son âge, aux vastes espérances, aux idées généreuses qui bouillonnent dans toutes les âmes. Tout le monde parlait à la fois ; pressé de dire son mot, il se fait journaliste. Le plus terrible adversaire qu’il rencontre dans cette polémique ardente et périlleuse, c’est son ancien maître de pension, Gorsas, rédacteur du Courrier de Versailles.

Au premier cri de guerre, M. de Jouy est à la frontière du Nord. Nommé capitaine, il entre en campagne comme aide de camp du général irlandais O’Moran. À l’attaque de l’abbaye de Saint-Amand, un hulan, dont naguère encore il se plaisait à montrer la lance auprès du buste de Voltaire, lui brise un doigt d’un coup de pistolet. Sous les murs de Tournay, une jeune fille de sang royal, déjà frappée de l’exil, et dévouée à la fortune de son frère qui combat pour la patrie aux premiers rangs de nos soldats, se voit soudainement enveloppée par les cavaliers du duc de Brunswick. Ralliant au hasard quelques jeunes volontaires, M. de Jouy la délivre et protége sa retraite.

Furnes est prise d’assaut ; sur la brèche, il est fait adjudant général. Attirée par l’odeur du sang, une de ces bêtes féroces qu’on envoyait rôder à la suite des armées, Duquesnoy, cet indigne représentant du peuple, se glisse sous la tente du vainqueur, et vient doucement s’asseoir au milieu des convives. Le sinistre messager propose la santé de Marat. M. de Jouy s’éloigne et ne dit mot. Qui le croirait ? il s’éveille criminel. On l’accuse d’avoir pratiqué pendant la nuit, dans la montagne de Cassel, une mine qui doit éclater sous les pas de nos bataillons. Un mandat est lancé. Prévenu par son général, il quitte l’armée et se réfugie au château d’Ecobect, chez un Anglais de ses amis : il épouse sa fille.

On est sur les traces du fugitif ; il se sauve à Paris. Traqué comme une bête fauve, il gagne le cloître de la Sainte-Chapelle, et se jette à tout risque dans l’étude d’un procureur, à deux pas du palais de Justice, où siège Fouquier-Tinville. L’antre de la chicane est son lieu d’asile ; du fond de ce terrier obscur, il pourrait, avec un peu de bonne volonté, répondre à l’appel de l’accusateur public. On frappe. C’est une visite domiciliaire. La cachette mystérieuse dans laquelle est blotti le prisonnier vient d’échapper aux plus minutieuses recherches. Mais, avant de sortir, les furets révolutionnaires apposent leur cachet sur toutes les issues. Le voilà sous le scellé. Que faire ? Rien de plus simple. « Je suis jugé, condamné à mort ; un bris de scellés de plus ou de moins ne change pas grand’chose à ma position. Ma foi, à la grâce de Dieu ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Il est libre, c’est-à-dire dans la rue, sans savoir s’il ira reposer sa tête ailleurs que sur l’échafaud qui se dresse en l’attendant. Devant Saint-Roch, la foule lui fait obstacle ; il s’abrite sous l’auvent de l’échoppe que nous voyons encore aujourd’hui adossée contre l’église. Des cris de joie, des hurlements sauvages se font entendre. Une charrette passe ; on conduit un homme au supplice. Quel est ce malheureux ? C’est O’Moran, c’est son général qui meurt pour l’avoir sauvé ; O’Moran seule victime de l’arrêt qui vient de les frapper tous deux. M. de Jouy baisse la tête ; ses larmes vont le trahir. O’Moran l’avait aperçu ; triste et dernière consolation ! L’aide de camp veut encore remercier son général d’un regard où parle toute son âme. Une seconde charrette s’avance : ses yeux rencontrent ceux de Gorsas.

Gorsas allait mourir. Quel était son crime ? Un crime, hélas ! qui n’en est plus un à présent, un crime que le code pénal ne punit pas : la versatilité politique. Les hommes du moment l’accusaient d’apostasie. Sur le dos et sur la poitrine du journaliste on lisait un écriteau où ses opinions de la veille, opposées à ses opinions du jour, se trouvaient imprimées sur deux colonnes, avec ce double titre Le Gorsas d’autrefois, et le Gorsas d’aujourd’hui. Grâce à la philosophie et aux progrès des lumières, nos mœurs sont maintenant plus douces et plus humaines.

Après quinze jours de périls et de transes mortelles, le proscrit parvient jusqu’aux frontières de la Suisse. Seul à pied, sans argent, il errait dans les montagnes, luttant avec courage contre la fatigue et la faim. Épuisé de besoin il va frapper à la porte du collége de Reichenau : la cloche appelait les maîtres au repas du soir. Un jeune voyageur, que son intéressante pauvreté et la distinction de ses manières avaient fait admettre tout récemment sous le nom de Corby, pour enseigner l’histoire et les mathématiques, vient s’asseoir à la table commune. M. de Jouy contient à peine un cri de surprise. Dans le modeste professeur, il a reconnu le général qu’il avait laissé foudroyant, des hauteurs de Valmy, les vieux soldats du grand Frédéric. Si parfois, dans une heure de loisir, le duc de Chartres s’éloignait de Reichenau, sa promenade mystérieuse et pensive se dirigeait vers le couvent de Sainte-Claire, où deux nobles recluses, qu’on appelait miss Stuart et lady Lennox, vivaient dans une profonde retraite. Le savant exilé conduit un jour au vieux cloître son compagnon de guerre et d’infortune. Ai-je besoin de le dire ? miss Stuart, c’était mademoiselle d’Orléans, lady Lennox, madame de Genlis. Les femmes ont bonne mémoire. Le vaillant officier que la princesse n’a fait qu’entrevoir à Tournay n’a pas besoin de se nommer. Mademoiselle d’Orléans tend gracieusement la main à son libérateur.

En traversant Zurich, comme il entrait au jardin de Gessner, un grenadier lui met la main sur l’épaule. Ce grenadier, brusque et sans façon, fut depuis membre de l’Académie française. M. Lemontey, caché sous l’uniforme suisse, avait échappé comme par miracle aux massacres de Lyon. Ils suivaient ensemble la route de Bâle ; un courrier leur jette en passant la nouvelle du 9 thermidor ; huit jours après, ils avaient revu les bords de la Seine.

Le 2 prairial, dans cette mémorable journée où Boissy d’Anglas nous a donné l’exemple du courage civil, M. de Jouy, à la tête d’un bataillon de jeunes républicains qu’il avait armés la veille, délivre la convention envahie par une populace ivre de sang, et fait triompher la loi.

Le 13 vendémiaire, il est envoyé à Lille pour y prendre le commandement de la place. Il publie son ordre du jour, et rassemble les officiers dans un banquet splendide. Debout, le drapeau tricolore dans une main, une coupe dans l’autre, à peine a-t-il porté, d’une voix patriotique, un toast à la liberté, qu’il se sent appréhendé au corps par un honnête commissaire, lequel, avec douces manières, le conduit poliment entre deux gendarmes dans la prison du Bon-Fils, sous les verrous où lui-même il avait eu le regret d’enfermer la veille le duc de Choiseul et les autres naufragés de Calais. C’était jouer de malheur ; c’était dur pour un premier fonctionnaire qui se croyait naturellement appelé à faire incarcérer les autres ! Mais cette fois du moins devinera-t-il la cause d’un si brusque revirement de fortune ? Hélas ! non. Il est, sans le savoir, coupable de connivence avec le gouvernement britannique. Quoi ! M. de Jouy ami de l’étranger ! M. de Jouy vendu aux Anglais ! On voit bien que la scène n’a pas encore retenti des généreux accents de son Tippô-Saëb. Mais ne sait-on plus qu’il a servi six années dans l’Inde sous les drapeaux de la France ? N’a-t-il pas démêlé la tortueuse politique de cette autre Carthage, toujours ennemie, même au sein de la paix ? N’a-t-il pas vu l’avide proconsul Hastings, ce noble lord, dont l’infernal génie enfanta la famine, s’asseoir triomphalement sur les ossements de ses victimes, et, le sourire aux lèvres, calculer sur ses doigts tachés de sang si trois millions d’hommes, moissonnés par son fléau, pourront, au marché de Calcutta, faire baisser d’un schelling l’aune de mousseline ? - Qu’importe ? il s’agit d’un crime d’État : M. de Jouy a épousé une Anglaise.- Lui ? c’est ma foi vrai : mais cela s’était fait si vite qu’il l’avait lui-même oublié.

Comment détourner le coup qui le menace ? À cette époque, la prison est bien voisine encore de l’échafaud. Mais dans les plus mauvais jours d’anarchie, où les liens de famille ne sont pas respectés, l’amitié ne perd jamais ses droits sur les cœurs magnanimes. Son ancien condisciple chez Gorsas, M. Tissot élève une voix courageuse, démontre l’absurdité de l’accusation, et confond le dénonciateur.

Tant d’injustices, tant de persécutions ont profondément ulcéré l’âme de M. de Jouy. Chaque jour, chaque heure qu’il a perdue dans les cachots, avait fourni à ses compagnons de bivouac l’occasion d’un beau fait d’armes ou d’une victoire ; tel qu’il avait vu partir sergent aux gardes-françaises commandait en chef l’armée du Rhin. Dégoûté d’une carrière qu’il aurait illustrée, tout couvert de blessures, à trente ans, il quitte l’épée pour prendre la plume. Mais la gloire est toujours son idole. Quel plaisir nouveau pour un soldat affranchi de la règle et des liens de la discipline, quelle joie de pouvoir enfin dire tout haut ce qu’il pense, bien qu’il n’en ait jamais complètement perdu l’habitude ! Quel bonheur de tout blâmer librement ! Plus de censeurs, plus de parlements, plus d’archevêque de Paris, plus de Bastille ! Et pourvu qu’il sache payer monsieur Dimanche avec la monnaie de Don Juan, l’homme de lettres est désormais bien sûr de ne plus aller en prison. Je vois déjà sourire certain ermite, que j’aurai grand’peine à persuader, et pour cause. Mais avant d’arriver à la Restauration, il faut traverser le Consulat et l’Empire.

Messieurs, le ton de la plaisanterie convient mal peut-être à l’horreur des temps que je viens de parcourir ; mais je me sens entraîné par la bonne humeur de votre joyeux confrère. Cette façon leste et dégagée de marcher gaiement à travers tant de périls et de poignantes angoisses est vraiment à lui. Je la retrouve, à chaque pas, au milieu des souvenirs qu’il nous a laissés. Ne voyons dans ce désaccord apparent que le signe irrécusable d’une chaleureuse nature, d’une conscience sans reproche. Aux époques de corruption et de sang, quand l’intrigue et la bassesse sont les ressorts qui poussent aux premières places, l’honnête homme, resté en arrière, ambitionne le surnom, si peu goûté aujourd’hui, de victime ou de niais ; et lorsque l’orage a cessé, le bon citoyen se voit avec orgueil au nombre de ceux qui ont injustement souffert. À ce titre M. de Jouy n’avait-il pas sujet de se glorifier, et de rire de bon cœur et des hommes et des événements ?

L’Académie française a toujours compté dans ses rangs des hommes doublement célèbres par les armes et par les lettres. Sans parler ici de Saint-Lambert, de Boufflers, de Florian, n’en ai-je pas sous les yeux de frappants exemples ? Faut-il nommer le brillant historien de Pierre le Grand et de la campagne de Russie, chez qui le talent d’écrire semble un don de famille ; l’intrépide lieutenant du vaisseau le Vengeur, ce poëte qu’une indignation généreuse arma du fouet de Juvénal pour châtier les délateurs ; et le noble pair, président de cette assemblée, homme de lettres avant tout, aguerri dès sa jeunesse aux joutes aventureuses de la tribune et du théâtre, et dont je louerais avec tout le monde l’esprit et les fables, si je n’aimais mieux rappeler la gloire de Clovis et de Philippe-Auguste ?

Cependant ne pourrait-on pas trouver téméraire la résolution que M. de Jouy vient de prendre ? Un soldat de la république se faire peintre de mœurs, auteur de comédies ! Je vous l’ai dit, Messieurs, déjà il avait été journaliste, ce qui suppose une infinité de connaissances. Mais à treize ans il a quitté les bancs de l’école ! Il ne sait ni le grec ni le latin ! Où l’aurait-il appris ? aux grande Indes ? sur la côte du Malabar ? Oui, Messieurs, c’est parmi les sauvages qu’il acheva ses humanités, naturellement, sans le secours de certains Pères qui pourtant étaient là : on les trouve partout. Mais M. de Jouy n’eut jamais un grand amour pour eux, et de sa part c’était presque ingratitude ; car Voltaire, son premier maître, avait été leur élève. Oui, tandis que sa tente était dressée sur les rives du Gange, le plus élégant, le plus aimable des officiers français, exposé à toute la fougue des passions et des plaisirs de son âge, et mêlant tour à tour aux plus folles entreprises les plus sérieuses études, s’arrachait à l’ivresse tumultueuse des camps et des fêtes, pour lire solitairement, à l’ombre des palmiers ou sous les portiques des pagodes, Horace et Sénèque ; non pas, comme le héros de Regnard, aux heures de misanthropie : M. de Jouy eut toujours un soin trop curieux de son indépendance et de sa réputation, pour risquer son honneur sur une carte ou sur un dé. Lorsqu’il fuyait le bruit pour aller chercher le silence et le recueillement, son âme de poëte cédait à une voix intérieure, à l’appel d’une muse qui l’entraînait malgré lui. Si peu crédule et superstitieux qu’il fût, avant de quitter le palais de Tippô-Saëb, excusez sa faiblesse, il avait eu le désir de consulter les devins du prince asiatique. Le plus habile d’entre eux, un brame, du nom de Myrsadeck, le même qui avait promis à Hyder-Aly-Khan l’empire du Mysore, considérant le front large du jeune Européen, le feu qui brillait dans ses yeux bleus, et la beauté mâle de son visage, lui avait répondu, ainsi que la sorcière de Shakspeare à Macbeth : « Tu seras roi ; tu mourras dans le palais des rois. » Oracle, Messieurs, qui s’est en quelque sorte accompli. Si le génie exerce une royauté, s’il est vrai de dire que Corneille et Molière ont porté le sceptre, M. de Jouy n’a-t-il pas eu son règne, moins glorieux sans doute que celui de ces grands hommes, mais aussi long que le règne de bien des rois de son temps ? N’a-t-il pas eu son Louvre, ses courtisans et ses flatteurs ? Parfois il s’en trouve dans la république des lettres, ne fût-ce qu’un ou deux candidats à l’Académie. Enfin, n’est-il pas mort au château de Saint-Germain, dans la chambre où mourut Jacques II, détrôné comme lui par de jeunes conquérants ? « Vous venez voir le roi Jacques, » disait-il lui-même à l’un de vos confrères, avec un sourire mêlé de tristesse. - « Non, lui répondit son illustre ami, je viens faire ma cour au chevalier Hamilton. »

M. de Jouy eut toujours le pressentiment de sa renommée. Cet instinct, ou plutôt sa volonté forte et persévérante ne le trompera pas. Avant d’entrer en campagne, de commencer cette guerre de trente ans, sa prévoyance s’est ménagé de longue main les moyens de combattre et de vaincre ; ses approvisionnements sont nombreux, ses arsenaux bien garnis. Partout où l’a conduit se destinée orageuse, son génie a fait quelque précieuse conquête. Chaque soir, le butin de la journée venait enrichir les tablettes du voyageur. Un mot pittoresque, le nom du personnage, ont marqué d’un trait sûr le caractère à peindre, le sujet à mettre au théâtre. Peuples et individus, arts et littérature, religions, politique, morale ou industrie, toutes les choses qui intéressent la pensée humaine y sont passées en revue ; les abus, les travers et les ridicules s’y pressent en foule. Tout le monde pose à son tour, ses amis, ses chefs et lui-même. Il n’aura plus qu’à choisir ; ses souvenirs vont enflammer son imagination. Et si déjà, Messieurs, votre mémoire m’a devancé, si vous faites un rapprochement tout naturel entre les ouvrages de M. de Jouy et les événements où il a figuré comme, acteur ou comme témoin, n’aurai-je pas eu raison de dire que l’histoire de sa vie est celle de son talent ?

Son début dans la carrière académique est signalé par une invention originale. Ce sont douze jeux de cartes, à l’usage de la jeunesse, tableaux variés qui changent en plaisir l’étude pénible de la mythologie et de l’histoire. Les sixains s’enlèvent par centaines : l’œuvre devient classique.

Ses premiers pas sur les théâtres de Collé et de Sedaine ne sont pas moins heureux. La foule accourt aux consultations de l’An Sept, aux épreuves de Misanthropie et Repentir. Tout Paris veut voir le Tableau des Sabines, et le Vaudeville au Caire.

Une querelle opiniâtre divise les beaux esprits. Dans quel siècle sommes-nous ? L’année 1800 appartient-elle au XVIIIe siècle, ou bien est-ce le commencement du XIXe ? La voix de M. de Jouy impose silence aux clameurs des partis, et prouve à l’Europe savante que dix-huit n’est pas dix-neuf.

Les Aubergistes de qualité ont la vogue. Qui ne voudrait entendre Monsieur Beaufils de Beaugency, dont la conversation est faite d’avance ? Monsieur Beaufils est un auteur qui ne plaisante pas. Si l’on s’avisait de siffler ses pièces, le public ne périrait que de sa main. Le public ne s’en effraye pas, et chaque soir la salle de l’Odéon est remplie.

Des triomphes plus magnifiques attendent M. de Jouy. Milton précède la Vestale ; Fernand Cortez vient après, suivi des Bayadères et des Amazones. Les Abencérages ferment la marche du brillant cortége. Les juges institués pour les concours décennaux ont proclamé le nom de la Vestale. Trajan et Sémiramis s’inclinent devant la jeune prêtresse. Le peuple applaudit ; les noms de Spontini, de Catel, de Méhul, de Cherubini, se mêlent aux chants de victoire. Julia, revêtue de la robe nuptiale, reçoit la couronne des mains de l’impératrice, devant les faisceaux de César ; et tandis que Spontini franchit les degrés du temple, et s’assoit près de Sacchini et de Gluck, le poëte lyrique va prendre sa place à côté de Guillard et de Quinault.

Une muse plus sévère va le conduire à de nouveaux succès. Tippô-Saëb, dont le sang fume encore, apparaît sur la scène française, comme un héros antique. Parmi les auditeurs se trouve, de même qu’aux temps d’Eschyle, un témoin vivant de cette grande catastrophe, le général Chapuis de Saint-Romain, qui figure dans le drame, sous le nom de Raymond. Blessé au siège de Mysore, il a reçu les derniers soupirs du sultan ; et, chose bien rare, le voilà maintenant dans la salle, spectateur impassible d’une tragédie où il est acteur sur le théâtre. Mais ce qui ajoute encore à la solennité, Tippô-Saëb parle en face de Napoléon, ce juge redoutable qui déjà fit mettre à mort l’infortuné Montcassin, qu’Arnault voulait en vain dérober au supplice. L’auditoire admire la farouche énergie du Mithridate indien. Geoffroy regrette l’absence de Monime. Mais quel sera l’arrêt du censeur couronné ? Talma est mandé aux Tuileries. « Votre exposition ne vaut rien : c’est une mauvaise copie de Bajazet. J’aurais tout dit en cinquante bons vers.

« Pourquoi s’écarter de l’histoire, sans profit pour l’action ? À quoi bon donner à Tippô une fille qu’il n’avait pas ? Cette larmoyante Aldéir est un fade personnage. Il ne manquait plus que de la rendre amoureuse du général français ! Nous aurions eu deux veuves du Malabar.

« Puisqu’il vous faut absolument des femmes dans vos tragédies françaises, pourquoi l’auteur, au lieu de cette petite pleureuse de son invention, n’a-t-il pas adopté le personnage historique de cette belle esclave avec laquelle Tippô voulut mourir sur les remparts de Mysore ?

« Dans un pareil moment, il me fallait une scène avec cette femme courageuse et dévouée. Je te recommande mon fils, lui aurait-il dit ; fuis avec ce précieux dépôt : élève mon vengeur, abreuve-le de ma haine ; qu’il apparaisse à la surface du sol, le fer et la flamme à la main, et que les Anglais reconnaissent Tippô à la fureur de son fils.

« J’aime le sultan ; inquiet, terrible, superstitieux : c’est cela. Mais comprend-on sa confiance aveugle en Myrsadeck, ce ministre prêtre, qui n’est pas même de sa religion ? L’auteur écrit en note : historique. Tant pis pour l’histoire ! Quand elle rabaisse un grand caractère, le poëte le venge, et corrige l’histoire.

« Raymond est un brave ; mais il fait le raisonneur. Il donne des conseils qu’on ne lui demande pas ; il discute les ordres, au lieu d’obéir. Ne s’avise-t-il pas de faire sauver l’ambassadeur anglais ! L’insolent ! À la place du sultan, moi, d’un revers de mon sabre j’aurais fait sauter sa tête ! »

Messieurs, je n’ai point interrompu l’empereur ; j’ai fait comme Talma. Aurais-je eu la hardiesse de contredire l’auguste critique, dont l’autorité valait bien celle de la Harpe et de Chénier ?

C’était alors une nouveauté hardie et presque sacrilège d’introduire l’uniforme anglais sur la scène tragique. Bientôt aux fictions du théâtre succède la réalité ; nos boulevards sont infestés de ces couleurs ennemies. Mais du moins la paix, la liberté tant de fois promises, adouciront l’amertume de nos désastres. L’exilé d’Hartwell entre dans Paris. Sur le sol étranger, la gloire de nos soldats fut toujours présente et chère aux yeux de ce nouveau Pélage. Il aime et cultive les lettres ; il est de notre siècle. Les Essais sur les mœurs françaises ont égayé les longues soirées d’Hartwell. Qui n’a lu l’Ermite de la Chaussée d’Antin ? Son nom a toute la popularité des noms de Steele et d’Addison ; il est connu de l’Europe entière, et la France ignore comment se nomme le petit-fils de Louis XIV et de Henri IV. D’où vient-il ? quel est-il ? lui, son frère, ses neveux ? La voix de l’Ermite de la Chaussée d’Antin est celle que l’auteur de la Charte désire emprunter pour se faire connaître à son peuple. L’Ermite touche à ses quatre-vingts ans. Je veux croire qu’il exagère son âge ; c’est un moyen de cacher celui qu’on a. Mais il a vu de près les vainqueurs de Fontenoy ; il a été le compagnon d’armes des Labourdonnais, des Bussy, des Suffren ; Voltaire lui a raconté toutes les gloires de l’ancienne France. Il se trouvait aux galeries de Versailles, le jour où l’idole du peuple et de la cour, Marie-Antoinette, dans tout l’éclat de la jeunesse, donnait audience aux ambassadeurs de Tippô-Saëb. Il doit se rappeler qu’autrefois parmi les princes de la maison de Navarre, un comte de Provence s’associa le premier aux innovations les plus populaires.

Le Pénitent brun de la rue des Trois-Frères est invité à se rendre au pavillon de Médicis, par un billet écrit de la main d’une grande dame, aussi célèbre par son esprit que par sa beauté, chère à plus d’un académicien, et dont la cellule sera toujours trop petite pour le nombre de ses amis. Le pas était glissant. L’Ermite hésite ; il est mauvais courtisan : Napoléon s’était plaint de son silence, et l’Ermite louerait volontiers Napoléon, depuis qu’il est tombé. Un pressentiment l’avertit qu’un jour cette démarche lui sera reprochée par ceux-là même qu’il va servir. Il n’ira pas : c’est décidé. Une femme vient le chercher ; et cette femme, c’est Mme de Staël, ce modèle de la piété filiale, Mme de Staël, qui prit la défense de la reine que n’osait défendre aucun homme. Oswald eût succombé. Que vouliez-vous que fît un vieillard ? Appuyé sur le bras de Corinne, ainsi que Milton sur son Emma, le pieux solitaire, un bâton blanc à la main, la tête couverte de son capuchon, est furtivement introduit dans un cabinet où resplendissent encore et l’aigle et les abeilles impériales. Le prince, dans l’attitude où l’a peint Gérard, est assis devant la table de chêne sur laquelle il écrivit de l’exil sa lettre au général Bonaparte ; à sa droite est la pendule où l’empereur marqua de son doigt le jour et l’heure d’Austerlitz ; derrière son fauteuil, une carte du monde oubliée par Bertrand, celle où le conquérant de l’Égypte traça la route qui devait le conduire dans l’Inde. L’Ermite observe tout. L’âme grande et généreuse du souverain se découvre tout entière. Plus de priviléges, plus d’entraves à la pensée ! tolérance, égalité pour tous devant la loi. Déjà le joug de l’étranger pèse au roi de France : il saura briser nos chaînes, ou mourir en roi ! Qui ne louerait Pélage ? Qui blâmerait l’éloge quand il n’est qu’un utile conseil ?

Les entrevues secrètes se succèdent aux Tuileries. L’auguste collaborateur ajoute, efface de sa main royale. Il indique ce qu’on pourrait dire, plus souvent ce qu’il faut taire. L’esprit et la franchise de son complice le gagnent malgré lui. Il fait de l’opposition : il conspire contre ses ministres. Les Lettres de la Cousine à son Cousin font merveille. L’Ermite est le favori de l’opinion, le roi des salons. Les femmes en sont folles, et c’est naturel : ce sont elles, ce sont les mères qui seules avaient à se plaindre de nos victoires. L’espérance est dans tous les cœurs ; mais l’illusion dura peu. Pélage n’est pas rentré seul dans le palais de ses pères ; ceux qui se disent de son parti n’ont rien oublié, rien appris. Plus royalistes que le roi, ils se vengent lorsque le roi pardonne. Tout ministre est jaloux. Le prince est surpris en criminelle conversation avec Guillaume le Franc-Parleur. Le délit est flagrant ; les coupables sont séparés : c’est un divorce éternel.

Déjà l’Ermite de la Guyane est en province ; l’Ermite est dans le parti national. Apôtre infatigable de la tolérance et de l’humanité, il dénonce à l’indignation publique les réactions sanglantes de Bordeaux, de Lyon et de Nîmes. Il flétrit la fidélité de 1793, qui livra Toulon aux Anglais. Il découvre partout les plaies vives de l’Université et de l’Institut mutilés. Sa voix courageuse appelle la justice du trône sur Arnault proscrit et destitué de son génie par ordonnance royale ; les regrets du pays sur la tombe de Regnault de Saint-Jean d’Angely, mort de l’exil ; l’impartialité de l’avenir sur la mémoire des frères Faucher, ces malheureux jumeaux de la Réole, condamnés par des prévôts. La littérature est aussi une religion qui a ses martyrs : l’Ermite subit autant de procès que Sylla reçut de palmes consulaires. Traduit d’un tribunal à un autre, on le traîne sur les bancs de la cour d’assises, dans le même palais où Fouquier-Tinville prononça contre lui un arrêt de mort, pour avoir donné, sur le champ de bataille de Furnes une larme à l’infortuné Louis XVI. Cette fois, son complice, c’est un vétéran des lettres, dont l’amitié pour M. de Jouy rappelle celle de Montaigne pour la Boëtie ; c’est le critique spirituel dont la plume honnête et ferme dessina les traits du cardinal de Richelieu, qui sut tout prévoir, excepté le sort réservé aux membres de cette Académie fondée par sa main royale. Le prétoire est envahi par les citoyens les plus dévoués aux libertés publiques : Foy, Benjamin-Constant, Lacretelle aîné, Delavigne, de Pontécoulant, Lebrun, Béranger. Complicité volontaire, protestation glorieuse qui transforme en triomphe l’humiliation promise à l’accusé ! André Dupin plaide pour lui. M. Dupin parle trop bien des lois : l’Ermite est en prison. C’est la semaine sainte ; c’est le 20 mars. Mais Longchamps est désert ; Sainte-Pélagie devient le pèlerinage à la mode ; tout Paris veut y porter son offrande. Célimène, que cette année, à pareil jour, pleurait la Comédie en deuil, passant devant le prisonnier, laissa tomber sur lui son regard et ses violettes.

Sainte-Pélagie n’est plus qu’un rêve : l’Ermite est en liberté. Le Courrier français, la Minerve, la Renommée portent dans les villes, dans les chaumières, jusqu’au Champ d’asile, l’écho de ses accents patriotiques. M. de Jouy peut dire avec Beaumarchais : Ma vie est un combat. Les inquisiteurs du saint-office dramatique donnent la main aux gens du roi ; Bélisaire, traité de séditieux, est livré aux exécuteurs des hautes œuvres littéraires. L’envie est toujours écoutée de la censure qui n’écoute rien ; à ses yeux, Bélisaire fut, sous le consulat, Moreau proscrit par Bonaparte. Maintenant Bélisaire est Bonaparte lui-même. Le dernier cri de Waterloo, ce mot héroïque disputé à Cambronne vivant par le fils de Girard tué devant le front du bataillon sacré, l’auteur l’a placé dans la bouche de ces premiers Gaulois, auxquels le vainqueur des Bulgares offre vainement la vie ; Bélisaire aveugle gagne une bataille ; l’aigle enchaîné fait trembler encore les rois de l’Europe. Le congrès d’Aix-la-Chapelle s’est ému. Déjà le parterre s’agite. Allons-nous revoir les scènes sanglantes de Germanicus ? Le héros de Byzance est frappé d’ostracisme, sans pitié pour son Eudoxe, cette autre Antigone, dont M. de Jouy trouva le modèle dans sa fille.

Sylla, l’heureux Sylla, triomphera-t-il de ces Vandales que Bélisaire n’a pu vaincre ? Le verrons-nous, avec son dédain terrible, abdiquer insolemment le pouvoir souverain ? Les adieux de Fontainebleau sont encore récents. Sylla, s’est écriée l’envie, qui se réjouit du parallèle, l’odieux Sylla, c’est encore l’empereur, c’est Napoléon ! et ces rois, que le bruit de ses chaînes empêche de dormir, le théâtre va nous les montrer confondus dans la foule des clients, attendant en silence, aux portes du palais, le réveil du dictateur. Le ministre hésite. Sylla sera-t-il représenté ? Un long gémissement, parti de la mer des Indes, vient ébranler les voûtes des Tuileries : l’empereur est mort. Les scrupules sont levés : Sylla peut, à son gré, déposer la pourpre et briser la palme d’or. Qu’il paraisse au Forum ! Dans Sylla voyez Napoléon. L’apothéose serait digne du héros. Qui osera faire l’application ? Qui ? la France entière. Le parterre est intelligent ; son auteur lui est connu : ils conspirent merveilleusement ensemble. Le Sylla de M. de Jouy n’est plus celui de Plutarque, celui de Montesquieu ; c’est un Sylla nouveau, inventé, créé, costumé selon l’esprit du jour, suscité contre les détracteurs de l’idole contemporaine. Aucune méprise n’est possible. L’auditeur sait ce qu’il doit couvrir de son silence, ce qu’il doit applaudir. Les parts sont faites avec une sagacité admirable : au dictateur romain, au destructeur de Préneste, les proscriptions, les meurtres, tous les crimes ; au dictateur français, au vainqueur de Lodi et d’Arcole, le génie, l’intrépidité, toutes les vertus du grand homme. Le rôle de Sylla est joué par Talma, représenté lui-même dans la tragédie sous la figure du comédien Roscius, dont il a le talent et le caractère généreux. Talma, qui vécut dans la familiarité de l’empereur, en a la tête, le regard, le geste, la voix forte, brève et profonde. L’illusion est complète c’est lui, c’est Napoléon ! Succès éclatant, mérité, obtenu sous la Restauration, en dépit de la Restauration par le littérateur de l’Empire !

À Sylla succède le disciple de Platon, Julien, fondateur de Lutèce. Vainement une jeune esclave grecque, Théora, dont l’amour est aussi chaste que désintéressé, a sauvé des piéges de Constance les jours du César des Gaules ; sa perte est jurée. Placé entre le trône et l’exil, le guerrier philosophe, l’ami des Parisiens, se voit forcé de ceindre le diadème que le peuple et l’armée placent à l’envi sur sa tête. Le voile est transparent, l’illusion naturelle. L’interdit est lancé sur Julien. Le duc d’Orléans le couvre de sa faveur et de son nom. La persécution s’en accroît : les portes du théâtre sont fermées au poëte. Défense lui est faite de peindre les mœurs du temps, les intrigues de cour. Ce n’est plus l’auteur de comédies que la haine veut atteindre, c’est l’écrivain consciencieux, le journaliste incorruptible. Ses saillies pittoresques, ses mordantes épigrammes stigmatisent tous les eunuques littéraires, tous les nains de la censure. Ses traits pleuvent sur ces machines raturantes, qu’il compare aux Harpies de Virgile, chargées de déchiqueter et de salir un bon repas qui n’est pas fait pour elles. C’est une guerre à mort ! Son talent se transforme et se prête à tous les besoins de sa cause. Elle s’efface devant la cause nationale ; le but qu’il se propose n’est pas seulement de plaire et d’émouvoir ; il n’a qu’une ambition, être utile. Si pour se distraire, son imagination l’entraîne vers le roman, s’il peint de mémoire les passions qu’il a ressenties trop vivement pour ne pas faire des portraits fidèles, Cécile, arrachée à l’amour maternel par le zèle intéressé d’une congrégation, signale les progrès d’une société puissante.

Bientôt il se lance hardiment sur les pas de Pascal, de Jean-Jacques et de Montesquieu. Son patriotisme lui sert de guide et de flambeau. L’Essai sur l’industrie française révèle la variété de ses études et de ses méditations : la Morale appliquée à la politique, la hauteur de ses pensées et de ses vues. L’Ermite quitte le froc pour l’hermine et le bonnet carré ; l’homme à bonnes fortunes, le chevalier à la mode enseigne le droit public : il y est docteur. Quel professeur fut jamais plus applaudi à la Sorbonne ? Quel orateur de l’opposition eut une gaieté plus franche et plus communicative ? Sa chaire et sa tribune sont partout où il y a du monde assemblé : à l’Athénée, à l’Académie, aux foyers des théâtres, aux bals de l’Opéra. Sous le masque, qu’il lève souvent, il harcèle, il poursuit de ses railleries et de ses bons mots tous les Arlequins, tous les Pantalons de la politique ; les Frontins et les coupeurs de bourse de la finance ; les marquis et les Lajobardières de la Maison Rouge. Sa verge implacable les fustige et les marque ; à droite, à gauche, il flagelle les ridicules et les vices, sans pitié pour le rang du personnage, sans respect pour la richesse du costume. C’est un cliquetis éblouissant d’apostrophes, de boutades, de reparties malicieuses et piquantes. Quelquefois il se fâche, il s’emporte, il s’indigne ; mais sa colère, dont il est toujours maître, n’altère point la sérénité de son âme ; elle n’embarrasse ni sa langue ni sa raison. C’est une colère agréable, qu’on aime et qu’on provoque à plaisir, tant elle est originale et amusante. Sa voix mâle et sonore domine tous les bruits, réveille toutes les loges, fait tomber sur ses adversaires les huées, les éclats de rire et toutes les joies du paradis. Mais, au milieu des flots de sa verve contagieuse et des bouffées de sa folle gaieté, il leur souffle sans cesse à l’oreille les mots gloire, patrie, liberté. Son aversion pour l’étranger s’étend jusqu’à Shakspeare, Goethe, Schiller, lord Byron, et Walter Scott ; Walter Scott qui, plus équitable envers nos classiques, avait placé sur les rayons de sa bibliothèque l’Ermite de la Chaussée d’Antin près de la Bruyère et de Lesage. M. de Jouy s’est fait homme du XVIIIe siècle. Un mot contre Voltaire lui semble une personnalité. Sous l’uniforme de l’Institut, son attitude martiale trahit l’homme de guerre ; sa main n’est jamais bien loin de la garde de son épée. Gentilhomme par ses mœurs, de tons les préjugés de sa jeunesse et de l’ancien régime, il n’en a conservé qu’un seul, sur lequel son âge et sa philosophie ne peuvent rien, le duel mais le duel qui venge l’outrage que la loi ne punit pas ; le duel que notre vieux Corneille, plus fort et plus populaire que Richelieu, protégera contre tous les édits et tous les arrêts, aussi longtemps que le parterre français, bon juge sur le point d’honneur, se sentira le cœur de Rodrigue, qui se bat pour don Diègue et pour Chimène.

Cependant la littérature de l’Empire, qu’il eût été d’une politique plus juste et plus prudente de ne pas vouer à de si amères insultes, en présence des noms de Ducis, de Bernardin de Saint-Pierre, de Fontanes, de Picard et de Chénier, eu présence du nom de M. de Chateaubriand ; cette littérature, qu’on renvoie par dérision aux premiers éléments du latin et du grec, fait à la monarchie du droit divin des blessures trop profondes pour que tous les docteurs des bonnes lettres, tous les restaurateurs du moyen âge puissent jamais les guérir.

Le trône, sapé dans ses fondements, chancelle. Le ministre d’un roi très-chrétien conseille le parjure ; l’homme d’État, instruit à l’école de Peel et de Canning, viole la loi ; l’arche d’alliance est brisée. La cour applaudit. Le peuple répond par le cri d’Arnold et de Guillaume Tell : Aux armes, citoyens ! amis de la patrie, aux armes ! à la défense des lois ! Ganneron est à son tribunal ; M. de Jouy à sa commune. À défaut d’un plus intrépide, il ceint l’écharpe aux trois couleurs, et s’assied, durant la grande semaine, sur le siège du maire que le péril a laissé vacant. La révolution est accomplie. Un trône s’est écroulé ; un autre s’élève par les mains du peuple : le règne des lois va commencer.

L’auguste professeur de mathématiques, devenu roi se souvint de Reichenau et de son compagnon d’exil. M. de Jouy fut nommé bibliothécaire du palais du Louvre. Peut-être désirait-il en être gouverneur militaire : le cœur du vieux soldat s’était réveillé au bruit du canon de juillet. Mais le poste était donné au naufragé de Calais, au duc de Choiseul, son voisin de cachot à la prison du Bon-Fils. Un tel choix dut calmer ses regrets.

M. de Jouy, adjudant général depuis 1792, criblé de cicatrices, auteur de dix grands ouvrages applaudis, membre de l’Académie française, âgé de soixante-sept ans n’avait pas la croix de la Légion d’honneur. Un jeune ministre, qui n’en fut point prodigue, et dont le nom se mêle aux gloires civiles de l’Empire, voulut réparer cet oubli. Un moment, il craignit qu’à l’exemple de Ducis et de Lemercier, M. de Jouy n’eût déjà refusé cette distinction tardive. Mais le vieillard eut le bon goût de se rappeler que Napoléon, voulant honorer un grand homme de guerre, l’archiduc Charles, lui offrit la simple croix de chevalier. « Soyez-en fier, prince, écrivait-il ; c’est l’étoile de l’honneur ; elle brille sur la poitrine des plus braves soldats du monde. » Et le prince s’en montra fier.

L’Ermite au Louvre, dont les années avaient blanchi la tête, sans affaiblir sa verve et sa puissante énergie, venait d’exhaler sa dernière pensée littéraire dans une des scènes les plus tragiques du XVIe siècle, la Conjuration d Amboise, éclatante encore de coloris et de jeunesse. Une atteinte profonde brisa tout à coup cette forte organisation ; son petit-fils, Camille de Boudonville, jeune et brillant officier, était mort sur la terre d’Afrique. De ce moment, le vieillard fut anéanti. Sans doute afin d’amortir sa douleur, la nature lui donna le sommeil comme un dernier bienfait, le sommeil que, pendant quatre-vingts ans de travaux et de gloire, il avait si rarement goûté.

Le 4 septembre 1846, jour anniversaire de son départ pour les Indes, et de la mort de ce fils si amèrement pleuré, votre illustre confrère, sentant sa fin prochaine, et déjà privé de la parole, demanda du regard un album où nos poëtes et nos premiers artistes ont retracé les épisodes les plus marquants de sa vie. C’est en considérant ces précieux et chers souvenirs, dont la vue consolante faisait revivre dans sa mémoire et de bonnes actions et de bons ouvrages, que M. de Jouy, sans craindre le jugement de la postérité, le sourire aux lèvres, sa main dans celle de sa fille, expira, convaincu de l’existence de Dieu et de l’immortalité de son âme.