Discours sur les prix de vertu 1857

Le 20 août 1857

Louis, dit Ludovic VITET

Discours sur les prix de vertu

de M. Vitet
Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 20 août 1857

 

 

MESSIEURS,

Voilà soixante-quinze ans que votre compagnie, à la prière d’un véritable philanthrope, acceptait pour la première fois le difficile devoir que vous remplissez aujourd’hui. En vous confiant la tutelle de cette fondation naissante, dont ses libéralités posthumes devaient, trente ans plus tard, accroître l’importance et assurer la perpétuité, M. de Montyon avait fait preuve d’un rare discernement. Il avait préféré, parmi tous les corps de l’État dont rien n’annonçait alors l’imminente ruine, et qui tous, pleins de vie et d’honneurs, lui promettaient un patronage également puissant, il avait préféré le seul qui dût survivre ! Son instinct l’avertissait-il qu’en France, où rien ne dure, les lettres ne meurent pas ? Voulait-il, en s’adressant à vous, s’associer à votre sauvegarde ? Je n’en saurais rien dire ; mais que ce fût prévoyance ou hasard, il avait bien choisi grâce à vous, grâce aux lettres, depuis trois quarts de siècle son œuvre a survécu.

En peut-on dire autant de sa pensée première ? Gardiens de l’institution, vous en dispensez les bienfaits ; acceptez-vous aussi les espérances sans limites qui l’accueillirent à son berceau ? En 1782, on était incrédule aux miracles, mais à ceux du passé seulement ; quant à ceux de l’avenir, les miracles de la sagesse humaine, on y croyait avec ferveur. L’émulation surtout passait pour un levier magique avec lequel on était sûr, sinon de soulever ce monde, du moins de le moraliser ; il n’y fallait qu’un peu de temps, de bon vouloir et de savoir-faire. Chacun marchait à l’âge d’or qu’il voyait devant soi, avec autant de certitude que Colomb traversait l’Océan. Comment M. de Montyon n’eût-il pas partagé la croyance commune ? Ne lui disait-on pas que ses prix porteraient dans les âmes tant de bonnes semences, que bientôt on verrait germer de toutes parts la charité, le dévouement, l’amour du sacrifice que les nobles passions gagnant toujours de proche en proche, et rejoignant leurs bienfaisants rameaux, au bout d’un siècle ou deux, les vices et les crimes disparaîtraient de cette terre, comme étouffés par la vertu ?

On sait de quel réveil furent suivis ces beaux rêves ! et quelle leçon châtia cet orgueil ! Alors ce fut une autre thèse. D’un excès on passa dans l’autre. On s’était tout promis de l’homme et des moyens humains, on n’en voulut plus rien attendre. L’utopie était morte, on lui fit son procès. Offrir à la vertu les récompenses de la terre, la renommée, l’éclat, la vaine gloire, n’était-ce pas la corrompre, la dessécher dans sa racine ? Lui décerner des prix, des médailles, de l’argent, quelle profanation ! Peu s’en fallut qu’on ne vous accusât d’empoisonner les âmes par vos imprudentes largesses ; qu’on ne vous sommât de répudier un legs profane, de cesser vos enquêtes, d’abdiquer votre juridiction, de détourner vos indiscrets regards du sanctuaire de la conscience humaine.

Qu’avez-vous opposé, Messieurs, à cette véhémence ? Vous avez, sans vous émouvoir, continué de donner vos prix, redoublant de vigilance et de soins pour ne les donner qu’aux plus dignes. Sans désavouer votre mandat, vous en avez fixé sagement les limites. La vertu n’est pas votre justiciable, vous le savez, vous l’avez dit en toute occasion. Il ne vous appartient pas plus de lui donner sa récompense que vous n’avez pouvoir de la créer. M. de Montyon, s’il était de ce monde, en conviendrait tout le premier. Mais qu’importe cette métaphysique ? Avez-vous donc à disserter sur l’essence de la vertu ? Ce n’est pas de théories qu’il s’agit, c’est de bonnes actions. Faut-il les honorer, leur rendre un public hommage ? Vaut-il mieux pour la gloire des principes garder un respectueux silence, condamner à l’oubli les plus touchants exemples d’héroïsme ou de charité, de peur d’interrompre la paix intime et solitaire des cœurs d’élite à qui nous les devons Vos éloges les troubleront peut-être ; mais, si vous avez la chance de faire éclore, en les importunant, quelque bonne pensée, quelque action généreuse, ces nobles cœurs se plaindront-ils d’un moment d’embarras ou d’ennui ? N’est-ce pas un nouveau sacrifice, un supplément d’abnégation que sans trop de scrupule on peut demander à leur vertu ?

De telles questions, Messieurs, sont pour vous dès longtemps résolues ; l’expérience a parlé. Le bien que vous avez fait vous donne la mesure du bien que vous pouvez faire. Non-seulement on lit avec empressement, dans nos campagnes et dans nos villes, sous le toit du laboureur et au foyer de l’artisan, les comptes rendus de vos concours, les livrets que vous distribuez, chaque année, à si grand nombre d’exemplaires ; mais cette publicité déjà considérable, bien supérieure à celle de beaucoup de bons livres, presque égale à celle des mauvais, devient insuffisante ; si bien que l’industrie privée vous demande aujourd’hui d’entreprendre à ses frais une réimpression. D’où vient cette faveur à des récits dépourvus d’intérêt romanesque, sans incidents, sans coup de théâtre, simple énumération d’actions admirables sans doute, mais la plupart obscures et un peu monotones ? Leur attrait n’est-il pas dans ce contentement involontaire, dans ces sympathiques émotions qu’excite un témoignage de respect et de reconnaissance rendu publiquement à la pauvreté vertueuse ? Vous pouvez donc, sans crainte, donner carrière à vos éloges, dût en souffrir un peu la modestie de vos lauréats.

Passe pour les éloges, dira-t-on ; mais l’argent ! — L’argent, Messieurs, à qui le donnez-vous ? Jamais en réalité à ceux qui de vos mains le reçoivent directement. Vous avez beau n’offrir vos récompenses qu’à la pauvreté seulement, ainsi que M. de Montyon l’exige, vos pauvres trouvent toujours de plus pauvres qu’eux-mêmes, et c’est à ceux-là que descendent les bienfaits que vous répandez. Ne craignez pas qu’on vous accuse de tarifer le désintéressement, de salarier le sacrifice ; personne ne s’y méprend, pas plus vos lauréats eux-mêmes que le public qui les connaît. On sait qu’entre eux et vous il est un fidéi-commis tacite, qu’ils sont les trésoriers de M. de Montyon, les intègres dépositaires, les ingénieux distributeurs de sa féconde charité.

Cette pauvreté volontaire, qui ne peut accepter les trésors de ce monde que pour les transmettre à d’autres, vous la trouvez, à des degrés divers, chez tous ceux que vous couronnez le dédain du bien-être et l’oubli de soi-même, c’est le fond même de la vertu mais il est de ces âmes en qui l’abnégation et le dépouillement prennent un tel caractère de persévérance et d’énergie qu’elles s’élèvent, on peut le dire, à la hauteur de l’héroïsme.

Si je vous disais, Messieurs, qu’une femme d’une naissance honorable, accoutumée dès sa jeunesse aux douceurs de la vie, et possédant une fortune qui l’assurait de les goûter longtemps, prend un jour la résolution, non-seulement de mourir au monde, de se dévouer tout entière au soulagement des malheureux, mais de tout leur abandonner, tout, sans réserve, sans exception, le nécessaire comme le superflu ; si j’ajoutais que cette résolution s’est accomplie, que depuis quinze années tous les établissements charitables qui manquaient à la contrée ont été construits et dotés du seul produit de cette fortune devenue tout entière la propriété des pauvres, et que la donatrice, bientôt réduite à coucher sur la dure, s’imposant les mêmes privations, vivant de la même vie que les malheureux qu’elle soulage, mais ne se résignant pas à n’avoir plus rien à donner, s’est faite mendiante, seule et dernière chance de faire encore l’aumône, que penseriez-vous, dites-moi ? Ne vous semblerait-il pas que je parle et d’un monde et d’un siècle bien éloignés de nous ? qu’il me vient en mémoire quelque antique légende des premiers temps de notre foi ? Peut-être cherchez-vous de quelle sainte matrone, béatifiée par l’Église au nom des pauvres reconnaissants, j’ai voulu vous rappeler la vie ? Eh bien ! Messieurs, ne cherchez pas c’est de nos jours, à cette heure même, dans un chef-lieu de sous-préfecture d’un de nos départements, à Saint-Yrieix, en Limousin, que vous trouverez l’héroïne de cette moderne légende. Son nom, vous le saurez bientôt, pour peu que vous traversiez la ville ou le pays qui l’environne l’Orphelinat, la Salle d’asile, l’Ouvroir, l’École des jeunes filles pauvres, la Maison des vieillards indigents, sont là pour vous le dire ; et c’est surtout dans la reconnaissance, dans la vénération, dans un certain étonnement respectueux des populations que vous le trouverez profondément gravé. Le voyageur qui vient à Saint-Yrieix pour la première fois, s’il descend des voitures publiques, sera, selon l’ancien usage, qu’un nouveau mode de transport commence à rendre moins fréquent, entouré de malheureux sollicitant sa charité. S’il ne remarque pas dans ce groupe une femme de cinquante ans, à l’aspect digne et sévère, qui lui tend noblement la main s’il est distrait, s’il songe à ses affaires ; s’il passe en écartant la pauvre femme, ou même en la repoussant peut-être, aussitôt il lira dans les regards des spectateurs, dans les yeux des femmes et des enfants surtout, je ne sais quel avertissement qui semblera lui dire : « Monsieur, prenez donc garde, c’est Mme Fleurat ! » Et chacun à l’envi lui dira le mystère de cette charitable mendicité, chacun lui fera le compte des bienfaits qu’a versés sur la ville cette indigente incomparable, sans parler des trésors de patience et de bonté qu’elle y répand encore tous les jours. On lui racontera la gêne qu’elle endure, les humiliations qu’elle brave pour obéir à Dieu et servir son prochain en un mot, on lui en parlera comme on pouvait parler des saintes de leur vivant. Une sorte d’auréole semble entourer son nom, chacun lui voue un culte intérieur et ceux mêmes qui dans les premiers temps ne pouvaient croire à la persévérance de cette vertu surhumaine, depuis qu’ils l’ont vue toujours grandir et ne faiblir jamais, en sont les plus zélés, les plus fervents admirateurs.

Ce nom encore obscur, bien qu’entouré de tant de bénédictions, doit retentir dans cette enceinte. L’Académie aime à se faire l’écho de ces acclamations unanimes de la reconnaissance populaire ; elle est surtout jalouse de proposer au monde, en regard d’affligeants spectacles dont rougit notre temps, de tels exemples de grandeur et de pureté morale, exemples faits en vérité pour apprendre aux plus pessimistes à ne désespérer de rien. Le prix Montyon, le seul prix qui sera décerné cette année, est offert à Mme Fleurat ou, pour mieux dire, vous dotez de deux mille francs de plus les établissements charitables et les pauvres de Saint-Yrieix.

Les vertus de Mme Fleurat avaient dans ce concours un grand nombre d’émules ; aussi l’Académie distribue-t-elle, outre ce prix unique que personne ne pouvait partager, vingt-huit accessit ou médailles. Dois-je faire le récit de tous les dévouements que ces médailles récompensent ? dire à quel titre chacune d’elles est accordée ? Ce long cortége d’édifiantes actions ne laisserait dans vos esprits qu’une trace confuse. Vous auriez, je n’en doute pas, la bonne grâce d’écouter mais, dans l’intérêt même des lauréats et de l’institution, mieux vaut ne pas vous mettre à cette épreuve. Malgré moi, par égard pour vous, j’abrégerais, j’irais trop vite, je laisserais dans l’ombre des détails qui ont droit au grand jour de la publicité. Le livret du concours peut seul donner sans trop de laconisme toutes ces biographies une à une. Le livret se répand en France, et va de ville en ville s’adressant à l’auditoire de chaque lauréat ; il parle à ceux qui les connaissent, qui tous les jours les admirent, à ceux qu’ils ont eux-mêmes obligés, secourus, tandis qu’ici, ne l’oublions pas, on parle seulement à l’auditoire de tout le monde.

Je vous demanderai pourtant la permission, Messieurs, de faire une exception, et de vous dire, dès aujourd’hui, quelles sont, dans ces vingt-huit médailles, celles que l’Académie a mises au premier rang, entraînée à cette préférence par des efforts de charité plus grands et plus durables, par des preuves plus éclatantes de courage et d’abnégation.

Dans cette répartition des médailles de première classe, notre sexe, il faut s’y résigner, est encore cette fois, selon sa constante coutume, le moins bien partagé : sur sept médailles il en a deux. Parlons d’abord des cinq autres.

Marie Beauget est une pauvre femme âgée de soixante-deux ans ; elle en a passé quarante-trois à servir, ou plutôt à secourir une autre femme presque aussi pauvre qu’elle, qui vient tout récemment de mourir dans ses bras, infirme et centenaire, ou peut s’en faut. Cette respectable dame, d’une noble famille de Saint-Jean d’Angely, ne possédait que six cents francs de rente, dernier reste de ses biens perdus à la Révolution. A peine à son service, Marie sentit pour elle l’attachement d’une fille orpheline, et sortant d’un asile religieux qui avait recueilli son enfance, il lui fallait une famille. Dieu lui avait fait un .cœur d’ange elle conçut à dix-huit ans la résolution de consacrer sa vie à sa maîtresse. Non-seulement elle ne reçut jamais rien de celle qui l’avait prise à gages, mais elle lui donna toujours. Comme le vieux Caleb du poëte écossais, elle mettait son orgueil à ne pas laisser voir que sa noble maîtresse manquât de quelque chose ; elle cachait aux autres sa misère, elle la cachait surtout à elle-même, lui persuadant qu’au marché tout se vendait à bien bas prix, qu’avec six cents francs on pouvait payer une servante, vivre encore passablement, et recevoir sans rougir les visites d’anciens amis moins maltraités de la fortune. C’était en passant les nuits à travailler en cachette que la pauvre Marie justifiait ses pieux mensonges et comblait les lacunes de ce maigre budget. Un accident cruel, qui priva sa maîtresse de l’usage de ses membres, vint apprendre à Marie un nouveau genre de dévouement. Infirmière admirable, elle parvint à calmer les souffrances de celle qui l’appelait sa fille, et eut la joie de prolonger cette précieuse vie jusqu’à un terme inespéré. Puis, quand elle resta seule, une dernière tâche devait être remplie ; elle fit un dernier effort, rassembla ses dernières ressources, et des honneurs modestes, mais dignes et touchants, furent rendus à sa chère maîtresse. L’Académie s’impose un devoir plus facile en consacrant au souvenir de cette pieuse fidélité une médaille qu’a déjà décernée d’avance la ville entière de Saint-Jean d’Angely.

Entre l’histoire de Marie Beauget et celle de Rose Lepetit vous ne trouverez point de grandes différences. Ces saintes vies non d’autre tort que de se ressembler un peu. Chez Rose Lepetit le dévouement s’exerce encore c’est un vieillard octogénaire, sourd, à moitié aveugle, couvert d’infirmités, qui réclame ses soins. Il est ruiné depuis trente ans sa fidèle servante n’a d’autre salaire, elle aussi, que le plaisir de faire le bien ; elle aussi s’est imposé longtemps de laborieuses veilles pour adoucir tant de maux. Elle est vieille aujourd’hui, épuisée de fatigues, mais son zèle ne s’éteint pas la charité la rend ingénieuse ce qu’elle ne peut plus faire, elle sait le demander ; elle obtient de la compassion ce que ses forces lui refusent. Est-il besoin de dire qu’à Valognes comme à Saint-Jean d’Angely l’admiration est unanime, et que tous les habitants sollicitent la récompense si justement acquise à Rose Lepetit ?

Même fidélité, même cœur, mêmes trésors de dévouement chez ces trois autres femmes que vous récompensez aussi, toutes trois du nom de Marguerite, trois sœurs, pour ainsi dire, de nom, de race et de vertu. Toutes trois, au temps de leur jeunesse, il y a quarante ou cinquante ans, s’attachèrent d’autant plus à leurs maîtres qu’ils devenaient plus malheureux toutes trois, en perdant leurs maîtres, ont comme adopté leurs enfants elles les font vivre et les élève. L’une, Marguerite Lacroix[1], pour se charger des orphelins que lui a légués sa maîtresse, se dépouille de tout et vend jusqu’à ses hardes puis, n’ayant plus de pain à leur donner, elle se met en condition, se loue à leur profit, d’autant plus infatigable qu’elle ne travaille pas pour elle. L’autre, Marguerite Durand[2], subit les mêmes charges et dans des conditions plus dures, s’il est possible ; le fils de ses maîtres est idiot, épileptique, incapable de gagner sa vie, et voilà dix-sept ans qu’elle le soigne, le nourrit, sans le perdre de vue ni la nuit ni le jour. La troisième, Marguerite Mailley[3], n’a de mémoire que pour les bienfaits ; elle oublie que son maître, vieux militaire dont les souffrances avaient aigri l’humeur et troublé la raison, l’a presque blessée à mort dans un de ses accès ; qu’à servir ce dangereux malade elle a gagné une cruelle et incurable infirmité. Tout cela n’est rien pour elle ; elle ne voit qu’une veuve et des enfants dans la misère, également hors d’état de se passer de ses soins et de les lui payer ; elle les leur donne. La mort du vieux soldat a éteint la pension qui faisait vivre sa famille ; elle y supplée par des prodiges de travail, et parvient même à affranchir ses pauvres maîtres de quelques dettes, seul héritage que leur père leur eût laissé.

Ce sont là trois admirables vies. On a beau dire que ce genre de vertu doit être le plus facile, et naitre, pour ainsi dire, sans culture dans les cœurs par la raison que chaque année il s’en présente à vous de plus fréquents exemples, vous persistez à l’accueillir avec prédilection, et jamais vous ne sauriez trop faire pour le propager plus encore. Mais vous n’oubliez pas non plus cet autre dévouement en quelque sorte plus viril, qu’aucun lien d’affection, d’habitude ou de reconnaissance ne prépare et n’entretient, sublime élan de l’âme qui nous fait braver la mort par pur amour de nos semblables. Telle est la vocation de Pierre Bladviel, cultivateur des environs de Figeac. Il est bon fils, bon mari, bon père, ne vit que pour les siens, ne travaille que pour eux on lui donnerait une médaille pour ses seules vertus domestiques. Mais quand le Lot est débordé, quand on entend les cris d’un marinier que les flots entraînent, alors Bladviel ne connaît plus ni père, ni femme, ni enfants. Sourd à leurs cris, insensible à leurs larmes, il s’échappe, saute dans un bateau, se lance sur le torrent à travers les arbres déracinés et les débris flottants qui, comme une avalanche, menacent de l’engloutir les spectateurs sont dans l’angoisse, les mariniers les plus hardis s’écrient qu’il est perdu ; mais tout à coup il reparaît déposant sur la rive le malheureux qui se noyait. Par la nuit la plus noire, par le froid le plus vif, comme aux ardeurs d’un ciel brûlant, Bladviel est toujours prêt. C’est Dieu, dit-il, qui lui commande ces terribles sauvetages quand il entend sa voix, il se sent plus qu’un homme. Quinze personnes en dix-huit ans ont dû la vie à Bladviel, quinze frères qu’il n’avait jamais vus.

Ainsi, Messieurs, ce n’est, vous l’entendez, qu’après un long apprentissage, et sur des preuves répétées d’une héroïque abnégation, que vous décernez à cet homme le prix qui lui est dû. Vous en usez toujours ainsi vous cherchez avant tout ces nobles persévérances. Pour s’élever jusqu’à l’honneur d’être récompensé par vous, ce n’est pas trop d’une vie entière de sacrifices et d’oubli de soi-même. D’où vient donc que, sans hésiter, certains d’avance d’être applaudis de tous, vous allez, pour la première fois peut-être, vous départir de vos prudentes règles et placer vos chevrons sur l’habit d’un enfant ? Le mot de cette énigme vous sera bientôt dit.

N’avez-vous pas tous souvenir qu’en décembre dernier les pilotes du port d’Agde aperçurent en mer, vers le déclin du jour, un navire d’environ cent tonneaux, la goëlette la Reprise, qui faisait voile vers le port ? La mâture semblait en désordre et les flancs du navire portaient la trace d’un choc violent, d’un récent abordage. Quand les pilotes approchèrent, ils virent avec étonnement que le bâtiment marchait tout seul, pour ainsi dire du moins le pont semblait désert : ni capitaine, ni timonier, ni matelots. On n’apercevait qu’un mousse, allant, venant de tribord à bâbord, passant de la barre aux amures, et faisant à lui seul tout le service d’un équipage. Dans un coin du navire on voyait bien aussi un pauvre homme couché, pâle et tremblant, hors d’état de se tenir debout. Bientôt la Reprise entrait à Agde, et la ville apprenait que, trente-six heures auparavant, la nuit, par une de ces épaisses brumes qui font s’entre-heurter les navires en pleine mer comme les passants dans nos étroites rues, ce petit bâtiment, étant au large, avait subi le choc d’un grand brick de fort tonnage ; que le capitaine, épouvanté, croyant sentir couler bas sa goëlette, s’était élancé sur le brick en s’accrochant aux cordages et appelant à lui tout son monde. Deux matelots et deux novices l’avaient aussitôt suivi. Pourquoi ce jeune mousse, de tous le plus agile, n’avait-il pas imité leur exemple ? C’est qu’il y avait à bord un malheureux incapable de se sauver. Perret, c’était le nom du mousse, s’était senti saisi de compassion ; la vue de ce malade l’avait comme enchaîné et rendu immobile. L’enlever dans ses bras, il n’en a pas la force ; l’abandonner, le laisser mourir seul, c’est pour lui plus impossible encore : il reste donc. Dans le premier moment, il en a fait l’aveu, lorsque les deux navires se séparèrent après un craquement effroyable, quelques larmes lui échappèrent, il se crut à son dernier jour et recommanda son âme à Dieu ; mais au bout de quelques secondes, lorsqu’il vit que le bâtiment, malgré ses avaries, flottait toujours et pouvait naviguer, un courage surnaturel s’empara de ce jeune cœur. La mer était houleuse et le vent fraîchissait comment ses petits bras suffiront-ils à la manœuvre ? Cette réflexion ne lui vient pas ; il dispose les voiles, s’élance au gouvernail. Son pauvre compagnon ne peut lui prêter secours ; mais il est vieux marin : Perret l’écoute, le consulte, se laisse guider par lui. Soumis et confiant, ses yeux brillent d’espoir : il reverra sa mère, sauvera son camarade, sauvera son navire. Cette pensée double ses forces, et d’un enfant de treize ans fait un matelot consommé.

Je ne m’étendrai pas sur les péripéties de cette navigation. Le jour fut bien long à venir ! Le vent poussait à la côte d’Espagne ; il fallait résister pour s’écarter le moins possible du lieu témoin de l’abordage, seule chance de recevoir du secours. Ce brick, auteur du mal, voudrait peut-être le réparer ! Il reviendrait au jour naissant ; on se mettrait à sa remorque : voilà ce qu’on espérait à bord de la Reprise. Mais l’attente fut vaine. La journée se passa, et le brick ne vint pas. Il continuait paisiblement sa route, et entrait vers le soir à Marseille. Cependant la nuit tomba, et les fatigues redoublèrent. Le lendemain trois bâtiments parurent à l’horizon aucun d’eux ne voulut comprendre les signaux du petit navire. Par bonheur le ciel fut plus clément : le vent tourna, souffla du sud. En manœuvrant avec prestesse on pouvait être avant la nuit en vue d’un port de France. Dans de pareils moments, l’équipage le plus complet n’est que tout juste assez nombreux. Perret est seul, mais il se multiplie ; il court de vergue en vergue : toutes ses voiles, même les plus hautes, se développent coup sur coup, se gonflent sous la brise et poussent le navire comme par enchantement. Il était temps : l’effort était suprême ; notre navigateur était à bout de forces. A le voir, on ne le croirait pas. Il est radieux, il aperçoit la terre, qui peu à peu sort des eaux et grandit devant lui.

Voilà, Messieurs, ce que vous saviez tous, un fait de mer aussi extraordinaire ne pouvant demeurer inconnu ; mais savez-vous aussi en quels termes modestes, énergiques et simples, ce brave enfant, une fois à terre, raconta ce qu’il avait accompli ? Capitaine par interim, il devait faire devant le tribunal de commerce son rapport de relâche. Dans ce rapport, qu’il faudrait mettre tout entier sous vos yeux, pas un mot de reproche à ceux qui l’ont abandonné ; tout l’honneur de sa belle conduite attribué aux conseils de son vieux compagnon ; à chaque mot on sent une âme aussi honnête que forte, un cœur aussi chaud que sincère. Après cette lecture, on ne s’étonne pas d’apprendre que depuis deux ans qu’il navigue pour le commerce, Perret n’a rien gardé pour lui du produit de ses salaires, qu’il a tout envoyé à Quiberon, dans la pauvre cabane où sa mère, à grand’peine, élève trois autres enfants. Cherchez un bon sentiment qui lui manque compatissant au malheur, généreux, dévouée docile à l’expérience, dur à la peine, intelligent et intrépide ! La récompense est-elle prématurée, et, sans désobéir à M. de Montyon, auriez-vous pu laisser en dehors du concours tant de bonnes et solides vertus ?

Il est vrai que la découverte ne vous en appartient pas ; vous n’en avez pas les prémices. Sans parler du public, qui s’est pris pour ce noble enfant d’une juste admiration, d’autres faveurs sont descendues sur lui. Ne craignez pas, Messieurs, que les vôtres, en venant les dernières, excèdent la mesure, encore moins qu’elles soient superflues ; elles ont un caractère qu’aucune autre n’efface. Perret le comprendra, à Brest, dans cette école des mousses où il vient d’être admis ; ses compagnons d’école le comprendront à son exemple. Les croix d’honneur que vous donnez s’obtiennent à double titre pour être appelé à Paris, pour être admis, complimente, encouragé chez son ministre, et même en plus haut lieu, il suffit d’être brave, d’avoir risqué sa vie à sauver ou son navire ou son drapeau ; pour être adopté par vous, il faut à la bravoure joindre un autre courage, le courage du bien et de l’humanité. Ne craignez pas que votre lauréat en perde la mémoire : vos médailles obligent. Perret se rappellera toute sa vie à quels dignes émules vous l’associez aujourd’hui, en quelle noble et sainte compagnie vous l’avez introduit. Il deviendra, nous l’espérons, un Jean Bart, un Duquesne : il restera toujours un fils de M. de Montyon.

 

 

[1] Demeurant à Murat (Cantal).

[2] Demeurant à Bayeux (Calvados).

[3] Demeurant à Baume-les-Dames (Doubs).