Discours de réception de Ludovic Vitet

Le 26 mars 1846

Louis, dit Ludovic VITET

M. VITET ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. SOUMET , y est venu prendre séance le jeudi 26 mars 1846, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En m’appelant à prendre séance au milieu de vous, en m’élevant à un honneur si grand, vous m’avez comme accoutumé à votre indulgence ; permettez-moi d’espérer qu’elle ne m’abandonnera pas aujourd’hui dans l’accomplissement du difficile devoir que m’ont imposé vos suffrages. Il faut que je vous parle d’un homme qui pour vous n’était pas seulement un poëte illustre, mais un confrère, un ami, que vous entouriez de votre cordiale estime, de votre sincère affection. Comment, sans l’avoir connu, sans le secours de mes propres souvenirs, pourrai-je dignement célébrer sa mémoire ? Malgré les confidences dont quelques-uns d’entre vous ont bien voulu m’honorer, jamais je ne tracerai une image complète et fidèle des nobles qualités que vous aimiez en lui ; mais j’essayerai du moins de rendre un juste hommage à ses talents et à ses œuvres, en les appréciant avec cette sincérité qui seule donne quelque prix aux louanges.

La vocation de M. Soumet pour la poésie fut aussi précoce qu’irrésistible : dès l’enfance, il parlait, il écrivait en vers. Sa famille entreprit vainement de combattre ce penchant. Condamné, pour ainsi dire, à n’étudier que les mathématiques, il soutint, par obéissance, de sérieux examens : les portes de l’École polytechnique lui furent ouvertes ; mais on ne parvint jamais à les lui faire franchir.

Quelques années plus tard, il fut mis à une autre épreuve. La faveur impériale laissa tomber sur lui un de ces titres d’auditeur au conseil d’État, que les fils des plus nobles familles briguaient alors avec tant d’ardeur. Le jeune poëte, à peine délivré des sciences exactes, se serait volontiers soustrait aussi à l’administration ; mais le moyen de hasarder une excuse ! Force lui fut de venir à Paris et d’entrer au conseil. Les auditeurs de ce temps-là étaient mieux traités que ceux du nôtre : on leur donnait des provinces à gouverner Mais alors, aussi bien qu’aujourd’hui, on aimait qu’ils ne parlassent qu’en prose. M. Soumet ne put s’y résigner. Aussi vous ne le rencontrerez ni dans les bivouacs, ni dans les villes conquises. Au lieu de courir d’un bout de l’Europe à l’autre, le portefeuille du monarque à la main, il poursuit paisiblement ses poétiques méditations, s’entourant, en guise de dossiers, de ses auteurs favoris : il avait trouvé l’art de n’être auditeur que de nom.

À peine âgé de vingt-deux ans, sa carrière était dès lors irrévocablement tracée. Depuis près de dix années, il composait et publiait des vers. Déjà son nom avait été proclamé plusieurs fois, et avec éclat, dans cette lice où s’exercent, depuis cinq siècles, les héritiers de nos vieux troubadours. Il avait cueilli l’amarante, le lis, la violette, le souci, toutes les fleurs dont Clémence Isaure a semé son poétique parterre. Né à Castelnaudary dans la patrie d’Arnaud Vidal, le brillant rapsode du XIVe siècle, à quelques lieues de Toulouse et de son Capitole, comment les palmes des jeux floraux n’auraient-elles pas séduit sa jeunesse ? Ces tournois, dont un écho faible et lointain parvient à peine à vos oreilles, excitent encore sur les bords de la Garonne de vives ardeurs, de bruyants enthousiasmes. Arène dangereuse pour un poëte de vingt ans ! On aime tant la gloire à cet âge, qu’on se laisse prendre à tout ce qui lui ressemble. Heureusement M. Soumet était né pour de plus sérieux combats : il ne se fit pas illusion sur la valeur de ses triomphes, et chercha dans de laborieuses études le chemin qui conduit aux solides renommées.

Ces applaudissements qui avaient accueilli ses débuts n’étaient cependant pas le seul péril qu’il eût à surmonter. On a coutume d’attribuer au soleil de notre France méridionale la vertu de faire éclore les poëtes ; mais on oublie que les rayons de ce soleil ne sont guère moins perfides que bienfaisants. Si les chaudes couleurs du ciel, si la sonorité du langage, si le rhythme cadencé de l’accent vous inspirent je ne sais quel instinct de poésie, et vous font rimer en naissant, d’un autre côté, enivré de son et de couleur, ne risquez-vous pas souvent d’oublier la pensée, et ces vers qui coulent à flots de votre plume sont-ils toujours autre chose qu’une brillante mélodie ? Il fut un temps où toute une moitié de la France se contentait de ce genre de poésie ; mais ce temps n’est plus. Des deux langues qui se disputaient alors notre sol, une seule a survécu, celle de nos climats sans soleil. Cette langue telle que nous l’ont faite quelques génies immortels, telle que vous l’avez réglée et maintenue, Messieurs, est aujourd’hui la seule dont un poëte français, en quelque lieu qu’il soit né, ait le droit de faire usage. Or, elle proscrit le bruit, le faux éclat ; elle exige que la pensée soit toujours présente, toujours visible, comme au travers d’un cristal d’autant plus transparent, qu’il est plus artistement taillé. N’allez pas supposer que je vienne ici réveiller de vieilles et vaines querelles, en exaltant l’une aux dépens de l’autre, telle ou telle partie de notre France. Si je vous faisais remarquer que, par un jeu singulier, dirai-je du hasard, tous les hommes qui, depuis deux siècles, ont immortalisé la poésie française, Corneille, Molière, Racine, Despréaux, la Fontaine, Voltaire, sont nés en deçà de la Loire, dans la patrie des trouvères, le Midi prenant aussitôt sa revanche, ne me rappellerait-il pas les noms de nos plus grands prosateurs, ne me montrerait-il pas, tout d’abord dans vos rangs, ces orateurs puissants, ces maîtres de la tribune, que, par un incontestable privilége, il semble seul pouvoir produire depuis soixante ans ? Ainsi point d’inutile rivalité, à chacun sa part de fortune et de gloire ; mais, qu’on nous permette de le dire, pour qui veut être poëte aujourd’hui dans notre langue, ce n’est pas toujours un avantage, et c’est quelquefois un danger que d’être né sous le ciel des troubadours. M. Soumet le reconnut, et comprit que les qualités qu’il devait à sa nature risquaient de l’égarer, s’il se laissait dominer par elles : il lutta ; souvent ses efforts triomphèrent ; quelquefois la nature l’emporta. Aussi lorsque tout à l’heure nous le verrons parvenu à la maturité de son beau talent, nous n’entendrons ses admirateurs exprimer que le seul regret de rencontrer trop constamment dans ses vers des trésors qu’on cherche vainement chez tant d’autres poëtes, cette forme splendide, ce brillant coloris, ce plein soleil qu’un peu d’ombre et de fraîcheur ne tempère pas assez souvent.

Mais ne devançons pas les années, et revenons au jeune auditeur que nous avons laissé méditant sur ses poëtes de prédilection. Fidèle aux sentiments de piété que lui avait inspirés sa famille, enclin par caractère à une rêveuse mélancolie, c’était déjà vers les sujets religieux que ses pensées se dirigeaient de préférence. Il savait le Psalmiste par cœur, étudiait Klopstock, et ne cessait de relire ce livre, qui, depuis les premiers jours du siècle, éblouissait le monde littéraire d’un éclat inconnu ; ce livre qui semblait avoir ressuscité le christianisme par la glorification toute nouvelle de ses merveilles. Telles étaient ses lectures pendant qu’il ramassait les couronnes que lui lançaient les maîtres du gai savoir ; tels étaient les modèles dont il se pénétrait pour composer un poëme sur les dangers et les maux de l’incrédulité.

Ce travail, qu’il poursuivait avec ardeur, lui laissait pourtant le loisir de chanter de temps en temps celui qu’il bénissait au fond de son cœur comme le restaurateur des autels, celui qu’avec ses yeux de poëte il prenait, de très-bonne foi pour le grand pacificateur du monde, l’empereur Napoléon. Il faut lire un dithyrambe adressé au conquérant de la paix, morceau plein d’un poétique délire et semé de nombreuses beautés, pour savoir jusqu’à quel enthousiasme, certainement sincère, ses illusions avaient pu l’entraîner. Il est vrai que ces formes adulatrices, qui nous étonnent aujourd’hui même dans un dithyrambe, étaient alors, presque pour tout le monde, un protocole obligé : n’oublions pas que chez M. Soumet elles étaient justifiées par la reconnaissance.

Le poëme de l’Incrédulité parut en 1810. L’auteur, qui n’avait que vingt-quatre ans, fut aussitôt l’objet de vives sympathies. Le choix du sujet, l’élévation des pensées, une versification abondante, au travers de laquelle se faisaient jour une certaine verve, un certain mouvement dont la poésie de cette époque n’avait pas coutume d’abuser ; enfin, la jeunesse même de l’auteur qui contrastait avec la gravité de son talent, tout conspirait à lui conquérir les suffrages ; nous dirions presque à les rendre unanimes, car il y avait chez lui assez d’audace dans le détail, et dans l’ensemble assez de respectueuse soumission aux règles traditionnelles de l’école alors régnante, l’école du poëme descriptif, pour que, d’un côté, on le félicitât de s’être inspiré de M. de Chateaubriand, et que, de l’autre, on lui sût gré d’être resté fidèle à l’abbé Delille.

Encouragé par le succès, M. Soumet ne tarda pas à se présenter à vos concours. Un premier essai le fit approcher du but, puis bientôt, par un double effort, il l’atteignit deux fois coup sur coup, et les deux couronnes que vous lui accordâtes lui furent décernées par vous le même jour.

Pendant qu’il poursuivait ces paisibles victoires, de grands revers avaient étonné le monde ; l’Empire était tombé. M. Soumet comptait parmi les hommes du régime nouveau des protecteurs, et même des amis : il ne s’adressa point à eux. Sa piété sincère aurait craint d’être confondue avec certaines dévotions qui s’improvisaient alors pour mendier des faveurs, et quoique le pouvoir qui succombait eût perdu ses sympathies, il se respectait trop pour gagner quelque chose à la chute de celui qu’il avait chanté et dont il avait accepté les bienfaits. Il quitta Paris et se retira dans son pays natal. Sa retraite fut si profonde, que, pendant plus de cinq années, il rompit tout commerce avec le public, travaillant sans autres confidents que d’intimes amis, et se laissant à peine dérober par intervalle quelques pièces fugitives, des ballades, des élégies ; une, entre autres dont le succès fut populaire, suave et touchante complainte où s’exhalent sous une forme gracieuse les soupirs de toute cette portion de l’humanité abandonnée, comme la jeune fille à son entrée dans la vie, et réduite à s’écrier comme elle :

Reviens, ma mère, je t’attends
Sur la pierre où tu m’as laissée !

Ces productions détachées n’étaient pour M. Soumet que des délassements : ses veilles laborieuses, ses persévérants efforts n’avaient plus qu’un seul but, le théâtre. La soif du succès dramatique, cette passion toute française et souvent si hâtive qu’elle se loge au cœur même de l’écolier, M. Soumet venait seulement d’en sentir les atteintes. Mais, pour avoir été tardive, elle n’était que plus ardente. Dans sa solitude il menait de front trois tragédies. Dès qu’elles furent terminées, il fit ses adieux à Toulouse et s’en revint à Paris.

Ce n’était pas seulement le désir de voir représenter ses œuvres qui l’arrachait à sa retraite. Il y avait alors dans la capitale de jeunes poëtes comme lui, ses amis quoique ses rivaux, qui se préparaient avec ferveur à une sorte de croisade littéraire : il s’agissait de propager et de défendre certaines idées de réforme, encore timides et confuses, mais qui n’en soulevaient pas moins de vives résistances. Au nom de ces idées, un recueil périodique allait être fondé, et M. Soumet, en ami fidèle, venait mettre sa plume au service de la Muse française : c’était le titre du nouveau recueil.

Ici, Messieurs, il faut nous reporter à une époque déjà bien loin de nous, vers le milieu de la Restauration, lorsque les esprits, revenus de l’abattement où les avaient jetés nos amères douleurs de 1815, et déjà fatigués de la stérilité apparente des luttes politiques, se portaient avec une vivacité, toute nouvelle sur les questions littéraires. Ce mot de Romantisme, qui avait fait sa première apparition dès le commencement du siècle, mais à huis clos pour ainsi dire, dans les salons d’une femme au génie précurseur, qui semait alors avec tant d’audace tant d’idées qui plus tard ont germé ; ce mot à peu près oublié pendant le temps de nos rudes épreuves, répété maintenant à toute heure, à tout propos, était devenu comme un cri de guerre qui mettait tout le monde en émoi. Personne ne savait exactement ce que ce mot voulait dire ; mais, grâce aux commentaires que chacun en donnait, il soulevait chez quelques-uns d’étranges enthousiasmes, et chez d’autres des fureurs non moins extraordinaires. C’est à peine, aujourd’hui, si nous pouvons y croire. Où sont, en effet, ces fougueux novateurs qui ne craignaient pas d’afficher leur mépris pour nos chefs-d’œuvre les plus divins ? Où sont leurs intraitables adversaires, qui croyaient l’honneur des lettres françaises intéressé à ne pas reconnaître que Shakspeare a du génie ? De part et d’autre n’a-t-on pas fait justice de ces folles témérités ? Même au temps de la plus forte mêlée, on entendait, dans un camp aussi bien que dans l’autre, de sages médiateurs, que personne, il est vrai, n’écoutait, mais qui ne se lassaient pas de crier aux uns : N’imitez personne, pas plus Shakspeare que Racine ; aux autres : Pourvu que la langue soit respectée, laissez-vous donc charmer par les nouveautés vraiment originales, si le bonheur veut qu’on vous en donne ! Aujourd’hui, Messieurs, c’est le public tout entier qui tient ce langage : impartialité qui n’est pas non plus sans péril, tant elle est voisine de l’indifférence ! Nous avons conquis la sagesse, mais en l’achetant un peu cher ; car nous avons vingt ans de plus !

À l’époque où M. Soumet arrivait à Paris, on n’était pas si raisonnable : la querelle, encore à son début, s’envenimait chaque jour ; les hostilités commençaient. Quant à lui, dès longtemps il avait pris parti dans ces sortes de débats. On l’avait vu, même sous l’Empire, professer les opinions les plus libérales en littérature. Dans un petit écrit, imprimé vers 1814, sous ce titre : Scrupules littéraires de Mme la baronne de Staël, il ne s’était pas contenté d’offrir à l’illustre auteur de l’Allemagne le tribut de sa vive et juste admiration, il lui avait respectueusement reproché sa trop grande timidité, son apparente soumission aux partisans d’une école intolérante, et l’avait sommée d’employer désormais sa plume courageuse à combattre plus ouvertement les préjugés littéraires. Joignez à cette vivacité provocatrice une admiration passionnée de la poésie allemande, dans un temps où les noms de Schiller et de Goëthe étaient à peine connus à Paris, le goût le plus vif pour les spéculations métaphysiques, l’amour des fantastiques rêveries originaires des pays d’outre-Rhin, et vous conviendrez que, parmi les adeptes de la nouvelle école, il en était bien peu qui lui appartinssent à aussi bon titre que M. Soumet, et qui lui fussent unis par des liens plus étroits.

Il y avait donc lieu de croire qu’au moment où la lutte devenait plus vive et plus sérieuse, son concours allait être actif et dévoué. Cette attente ne fut pas tout à fait remplie. M. Soumet resta fidèle à ses idées, mais ne s’en fit pas le champion. Peut-être son caractère bienveillant et peu agressif le détourna-t-il d’une arène qui menaçait de devenir turbulente et passionnée ; peut-être aussi sa réserve n’eut-elle d’autre cause que l’impossibilité d’obéir en même temps à l’influence qu’exerçaient sur lui, dans deux sens tout contraires, son imagination et son talent. Par l’imagination, il était novateur, et il serait allé en théorie aussi loin que les plus audacieux. Par la nature et par les habitudes de son talent, il était fatalement ramené aux traditions d’ordre et de régularité, au respect de la forme et à l’observation des règles qui gouvernaient son harmonieuse versification. De là une hésitation bien naturelle lorsque arrivait le moment de prendre publiquement couleur et de proclamer des principes auxquels, le lendemain peut-être, il faudrait soi-même donner un démenti.

Nous ne voulons pas insister sur cette conjecture ; et nous nous bornons à constater que M. Soumet, tout en s’associant à ses amis, ne prit pas une part très-active aux controverses théoriques dont le public était alors préoccupé. La Muse française elle-même ne s’y mêla qu’indirectement : presque tous les fondateurs de cette feuille étaient poètes ; or, les poëtes ont mieux à faire que d’écrire de la critique : ils produisent au lieu de juger ; et plutôt que d’enseigner comme on doit faire les vers, ils en font. La Muse française devint donc un recueil de poésies bien plus qu’un journal de discussions. Elle avait pris pour épigraphe ce vers d’André Chénier :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ;

devise téméraire, mais dignement portée, puisque vos rangs se sont ouverts déjà plus d’une fois pour ceux qui se l’étaient choisie.

Vers la même époque, on voyait, dans un autre recueil, se produire d’autres jeunes gens, alors presque tous inconnus, esprits essentiellement critiques, aimant les vers, en parlant volontiers, en faisant peu. Leur polémique, animée dans la forme, mais au fond conciliante, essaya de réduire à des termes précis des débats jusque-là confus : ils croyaient que toute génération nouvelle a droit de faire régner ses idées et ses goûts, sans pour cela rompre avec le passé et sans prétendre à mettre tout à neuf en ce monde. Cherchant le vrai, admirant le beau sous toutes leurs formes, sans partialité, sans système, ils réclamaient la liberté pour tous, la vraie liberté soumise à la raison, et se donnaient la mission d’en poursuivre la conquête, non-seulement dans le domaine des lettres et des idées, mais sur le terrain même de la politique. Époque de vie et de généreux mouvement ! belles et trop courtes années ! Quelque doux que me soient ces souvenirs, ne craignez pas, Messieurs, que je m’y laisse aller plus longtemps. Le plus obscur soldat doit être sobre à rappeler ses campagnes ; et pour bien prouver qu’il s’oublie, il doit savoir s’abstenir de parler même de ses amis. Il en est un pourtant qui, par une triste exception, peut recevoir publiquement un hommage qui ne s’adresse plus qu’à sa mémoire. Avez-vous besoin que je le nomme ? La science philosophique, les lettres, le pays, ne perdent pas tous les jours des hommes tels que Jouffroy ! et la mort n’a pas souvent frappé du même coup un penseur si profond, un écrivain si pur, un si parfait homme de bien !

Revenons, Messieurs, à ce moment solennel dans la vie de M. Soumet, à ce moment où ses premières tragédies, objet de tant d’études et de tant d’espérances, allaient subir l’épreuve de la représentation. Le succès fut immense : à deux jours d’intervalle, les deux rives de la Seine entendirent proclamer le même nom au milieu d’un concert de louanges et d’applaudissements dont nos théâtres avaient rarement retenti. Comme le lauréat de l’Académie, le poëte tragique n’avait pas craint d’aspirer à deux couronnes à la fois : plus tard, presqu’au terme de sa carrière, nous le verrons encore chercher cette émotion d’une double victoire, en exposant, le même soir et sur la même scène, deux ouvrages au jugement du public.

Ce début si brillant, ces deux succès si peu contestés, durent se graver dans la mémoire de M. Soumet comme le souvenir de son plus beau jour. Je me trompe, Messieurs, il en connut un plus beau et plus doux encore, celui où vos suffrages l’appelèrent dans cette enceinte. L’Académie avait encouragé ses premiers essais, elle voulut confirmer son triomphe, et vos portes s’ouvrirent comme d’elles-mêmes devant l’auteur de Saül et de Clytemnestre.

En lisant aujourd’hui ces deux tragédies, on ne s’étonne ni de l’enthousiasme du public ni de la faveur de l’Académie. Ce sont deux œuvres d’art, de ces œuvres que le temps respecte. On admirera toujours dans Clytemnestre, non-seulement de beaux vers, que l’enflure et les faux brillants ne déparent presque jamais, un dialogue nerveux et animé, une couleur sombre et pathétique, qui, de scène en scène, se répand sur la pièce entière, mais l’audace même du poëte, qui s’est senti de force à rajeunir un tel sujet. Porter encore une fois sur le théâtre la race de Pélops et les fureurs d’Oreste ; reproduire, après tous les maîtres de l’art, ces grandes pensées, ces situations sublimes, que l’admiration de tant de siècles a consacrées, c’était lancer de périlleux défis, c’était s’engager à découvrir, au fond de ces antiques richesses, quelques parcelles d’or oubliées ou inconnues : le succès a justifié cette témérité. Jamais, peut-être, travail d’imitation ne fut exécuté avec plus de force créatrice : il semble que le poëte ait voulu passer par le sentier le plus battu, pour nous prouver qu’il y marquerait encore l’empreinte de ses pas.

Saül renferme des beautés d’un autre ordre. Ce n’est plus, à la Muse antique, c’est à l’esprit de la Bible que l’auteur a demandé ses inspirations. Les saintes Écritures lui ont fourni les teintes lumineuses dont presque tous ses vers sont colorés. Que n’a-t-il suivi le même guide en construisant son drame, en dessinant ses personnages ! Il aurait trouvé dans le texte des Prophètes cette vérité naïve, d’où s’échappe une poésie plus brillante et plus pure que celle qui naît d’artificielles combinaisons. Toutefois, si l’exagération de quelques caractères, si quelque désordre dans l’action, ne permettent pas de placer Saül au même rang que Clytemnestre, cette œuvre, toute d’invention, n’en est pas moins digne d’une haute estime, et pleine de vraies et durables beautés.

Une fois en possession du théâtre, M. Soumet s’y consacra tout entier, et ne cessa, pendant plusieurs années, de tenter coup sur coup la fortune. Souvent il retrouva des succès presque aussi beaux que ses deux premières victoires : si Cléopâtre et même Elisabeth ne reçurent qu’un accueil bienveillant, Jeanne d’Arc en revanche excita de bruyants transports, et des applaudissements non moins vifs signalèrent l’apparition d’une Fête de Néron, et de Norma.

Cependant, peu de temps après avoir écrit cette dernière tragédie, qui serait peut-être son chef-d’œuvre, si les traits vigoureux et vraiment poétiques dont elle abonde eussent été plus sobrement répandus, M. Soumet fut tout à coup saisi d’une sorte d’éloignement pour le théâtre, et s’en exila volontairement pendant près de dix années. Il sentait que le public devenait de plus en plus avide d’émotions nouvelles que, pour conserver sa faveur, il fallait renoncer au langage de la noble et majestueuse poésie. Il se plaignait de voir les hautes régions de l’art abandonnées, les vendeurs dans le temple, le Dieu sans serviteurs. Pour la première fois, le découragement semblait s’être glissé dans ce cœur confiant. Lui qui, depuis vingt ans, ne réclamait pour les lettres qu’une liberté douce et mitigée, une sorte d’indépendance respectueuse et soumise, il était pris de terreur à l’aspect de cette émancipation brusque et violente qui éclatait de toute part. Mais si l’anarchie l’effrayait sur le théâtre, de quelle douleur ne fut-il pas atteint lorsqu’il la vit descendre dans la rue ! Son Épître à l’archevêque de Paris, sur le sac de l’Archevêché, exprime, en accents énergiques, le désespoir du poëte et du chrétien. C’était vers cette époque qu’il faisait représenter Norma ; c’est sous l’influence de ces pénibles impressions qu’il prit la résolution d’abandonner la scène et de condamner sa muse dramatique au silence : engagement solennel que jamais peut-être il n’aurait rompu, si le plus légitime orgueil n’était né dans son cœur de père. Il reprit le chemin du théâtre pour y conduire, pour y guider sa fille, pour faire briller les talents dont il l’avait dotée. C’est grâce à cette inspiration paternelle que le Gladiateur, le Chêne du Roi, Jeanne Grey, sont venus former comme un brillant épilogue dans la vie dramatique de M. Soumet.

Mais ne croyez pas que, pour s’être écarté de la scène, il eût déserté le culte de la poésie. Si les palmes du théâtre lui paraissaient flétries, s’il renonçait aux publiques ovations, il n’en restait pas moins poëte ; il était son public à lui-même ; il conservait sa foi, sa mission, son sacré ministère, et c’était à la poésie épique que ses silencieux efforts allaient désormais aspirer. Depuis longtemps ses études et la nature même de son talent le portaient vers ces sublimes hauteurs ; il entreprit de les gravir, soutenu par le ferme espoir d’attacher à la couronne poétique de la France le seul joyau qui n’y brille pas encore.

Une ambition moins courageuse se serait peut-être demandé pourquoi la poésie épique avait fait en ce monde de si rares apparitions, et si, dans tous les temps, dans tous les lieux, il appartenait au talent, au génie lui-même, de parler son divin langage. Pour produire une épopée, suffit-il qu’il naisse un Homère, et ne faut-il pas d’abord qu’il se rencontre un peuple chez qui la langue soit déjà formée, c’est-à-dire riche et harmonieuse, en même temps que les légendes nationales et les merveilleuses traditions vivent encore dans la croyance de tous, et n’attendent pour éclore, sous la forme de poëme, que le souffle créateur du génie ? Tous les peuples n’ont pas eu cette heureuse fortune : il en est dont l’enfance fut bercée au bruit discordant d’idiomes à demi barbares, et qui n’ont commencé à posséder une langue que dans leur âge mûr, c’est-à-dire, lorsqu’ils pouvaient peut-être avoir encore des croyances, mais non plus de la crédulité. Que ceux-là se contentent d’exceller dans les chants si variés et si beaux qui sont encore réservés à leur âge, mais qu’ils n’invoquent pas la muse épique, qu’ils n’essayent pas de lui dérober sa trompette divine : jamais ils n’en feraient sortir les sons naïvement sublimes de la véritable épopée.

Voilà ce que dit la théorie : mais elle a toujours trouvé et trouvera toujours parmi les poëtes de zélés contradicteurs. M. Soumet, encore au début de sa carrière, ne pardonnait pas à Mme de Staël d’avoir dit qu’il était trop tard pour faire en France une épopée ; et, non content de protester contre ses paroles, il formait dès cette époque le généreux dessein de lui répondre par le meilleur des arguments, c’est-à-dire, en faisant lui-même un poëme épique.

Il avait bien choisi son sujet : trouver dans Jeanne d’Arc l’héroïne d’une œuvre sérieuse, d’un poëme national, ce ne serait pas une découverte aujourd’hui : mais il y a quarante ans, lorsque la France ignorait encore, ou plutôt avait oublié ce que souffre une nation chez qui l’étranger s’établit en maître, ce qu’elle doit sentir de bonheur à le chasser ; lors que cette vierge de Vaucouleurs, depuis le double affront des vers de Chapelain et des sarcasmes de Voltaire, n’excitait même plus l’enthousiasme des enfants accoutumés à voir leurs pères sourire en prononçant son nom, alors ce n’était pas un vulgaire mérite que de rendre à la sainte fille son auréole et de lui adresser un hymne de reconnaissance au nom de la France délivrée. Certes, s’il existe un événement épique, c’est bien cette miraculeuse délivrance ! et si le génie de l’épopée avait pu s’éveiller parmi nous, c’est bien dans cette page de nos annales qu’il serait allé puiser l’inspiration ! N’offre-t-elle pas la condition première de tout poëme épique, l’intervention manifeste d’un pouvoir surhumain dans les affaires de ce monde, ou pour mieux dire, le merveilleux : non pas ce merveilleux de convention, ce mélange d’abstractions et de mythologie qui jette un si glacial ennui dans nos modernes Iliades, mais un merveilleux naturel, vrai, nécessaire, qui naît du sujet lui-même ? Ajoutez tant d’héroïques caractères, tant de nobles dévouements, toutes les passions qu’expriment ces deux vibrantes paroles, amour de la patrie, haine du joug étranger, et vous reconnaîtrez que dans un tel sujet il y a les éléments d’un admirable poëme.

M. Soumet, bien jeune encore, s’en était aperçu : sa vie entière fut consacrée à continuer la pensée du jeune homme : même à son dernier jour, sur son lit de souffrance, il y travaillait encore, comme on s’acquitte de l’accomplissement d’un vœu. Aura-t-il fait mentir les affligeants oracles contre lesquels il avait d’avance protesté ? Le poëte aura-t-il prouvé qu’il n’était pas venu trop tard ? Ce n’est pas à nous de répondre ; le droit de prononcer de si graves sentences n’appartient qu’au public ; et devant une œuvre, à peine exposée à vos regards, l’admiration, aussi bien que la critique, vous semblerait de notre part téméraire et prématurée.

Mais le poëme de Jeanne d’Arc n’est pas la seule création épique que nous ait laissée M. Soumet. Il a pu terminer, il a lui-même mis au jour une autre œuvre, non moins imposante, non moins grandiose, quoique produite par un jet plus rapide de sa pensée, une œuvre que le public a reçue avec une sorte d’étonnement respectueux, tant sont rares de nos jours les monuments édifiés au prix de tels efforts de patience et d’imagination.

Pourquoi faut-il qu’en fondant sa Divine Épopée sur une idée dont la profondeur peut à peine être sondée par un petit nombre d’intelligences, l’auteur se soit volontairement interdit ce succès populaire, universel, auquel le poëme épique doit prétendre, et qui en est comme la consécration nécessaire ! Loin de nous la pensée d’enchaîner le génie, de lui interdire l’accès des mondes invisibles, et de le condamner à ne jamais choisir un autre théâtre que la terre, d’autres acteurs que les hommes ! Les créations immortelles de Dante et de Milton sont là pour nous apprendre que, dans nos temps modernes, on peut impunément s’écarter du type consacré par Homère. Mais ce n’est pas seulement dans le monde mystérieux de Milton et de Dante que nous conduit l’auteur de la Divine Épopée ; il ne s’arrête pas à ces régions de lumière, à ces abîmes de ténèbres où l’œil humain ne peut pénétrer, mais que les traditions sacrées ont rendus pour ainsi dire accessibles à toute imagination, même peu éclairée, pourvu qu’elle soit chrétienne : il s’élance bien au delà, dans le sein même de l’éternité ! Quand son poëme commence, les temps sont accomplis : le monde a disparu ; les prédictions divines ont été réalisées, les bons sont à leur place, les méchants à la leur : mais soudain, dans un élan d’amour et d’espérance qui lui défend de croire à la perpétuité du mal, le poëte ajoute à l’Évangile une dernière page, nous conduit sur un nouveau Calvaire pour assister aux douleurs d’une seconde passion, et fait sortir de ce dernier sacrifice expiatoire le salut, non plus du genre humain, mais de l’enfer ! La rédemption de l’enfer, voilà le sujet du poème.

« Ce n’est qu’un rêve, s’écrie l’auteur : je ne m’en prosterne pas moins devant l’autorité du dogme ; une fiction n’est pas une hérésie :

La lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve. »

Laissons la théologie répondre à l’erreur du croyant : si cette erreur est profitable à la poésie, l’Académie lui doit ses indulgences : que le poëte soit absous au moins dans cette enceinte. Mais, Messieurs, la poésie n’est pas plus libre que la foi de s’égarer où bon lui semble. Sans doute elle peut dans son vol franchir les bornes du possible et s’élancer dans le vaste champ de la fiction, mais c’est à la condition de donner à ses fables les attraits de la vérité et d’abuser notre raison à force de charmer notre cœur. Non, la lyre ne peut pas chanter tout ce que l’âme rêve : il faut avant tout que le rêve soit digne d’être chanté. La lyre est soumise à des lois souveraines, les lois de l’harmonie : ses cordes se détendent quand l’imagination, perdue dans de chimériques espaces, ne lui demande plus que d’incompréhensibles accords.

Ainsi la poésie elle-même ne peut absoudre ce rêve qui a produit la Divine Épopée : mais, plus est grand le vice du sujet, plus nous admirons la puissance du poëte qui parvient presque à le faire oublier ; plus aussi nous regrettons que tant de gracieuses descriptions, tant de majestueuses pensées, tant d’or pur, tant de fines pierreries, n’aient pas été fixés sur un plus solide tissu !

Mais, Messieurs, avons-nous bien le droit de faire entendre ces regrets, ou plutôt est-il équitable d’exiger du talent que, sous tous ses aspects, il soit égal à lui-même ? Cette prédilection pour les beautés de la forme poussée jusqu’à une sorte d’insouciance pour la solidité du fond, ce n’est pas seulement la Divine Épopée qui nous la révèle, nous la retrouvons à des degrés divers dans presque tous les ouvrages de l’auteur. Et n’est-ce pas à cette condition que M. Soumet fut doué de ses rares et puissantes facultés ? Où sont les hommes qui obtiennent sans condition les dons que le ciel leur envoie ? Le plus divin de tous les peintres trouva-t-il jamais sur sa palette ces teintes suaves et profondes qui naissaient d’elles-mêmes sous les pinceaux du Corrége ? et quand vos yeux s’arrêtent devant ces magiques tableaux où le génie d’un Rubens fait circuler la vie, restez-vous froid, fermez-vous votre âme au bonheur d’admirer, parce que ces carnations éblouissantes manquent dans leurs contours d’un peu de correction et de noblesse ? Savoir aimer le beau dans les œuvres des hommes, c’est savoir accepter d’inévitables imperfections. Chez les coloristes surtout, les qualités ne s’achètent que par des défauts nécessaires ; pour rendre un effet lumineux, il faut qu’au besoin ils sachent tout sacrifier ; et plus grand est leur talent, plus ils se sentent le droit de faire bon marché et des convenances du sujet et des exigences du dessin. M. Soumet appartient à la famille des coloristes ; il ne dessine pas ses figures nues avant de les draper ; il n’étudie pas les mouvements de leurs muscles jusque sous l’épaisseur d’une armure ; la pourpre du manteau, ses plis larges et majestueux, les rayons qui le colorent, voilà ce que sa nature lui ordonne avant tout d’exprimer ; et si parmi ses œuvres il en est une où la sévérité du trait nous a paru s’unir à la richesse du pinceau, c’est qu’il fut un jour où ce pinceau put suivre, comme à travers un voile transparent, les profils d’un marbre antique sculpté de la main d’Eschyle et de Sophocle.

Réduit à ses propres forces, c’est toujours le coloriste qui domine : mais, Messieurs, ne l’oublions pas, les qualités saillantes et exclusives sont, dans le domaine des arts, le plus sûr préservatif contre la médiocrité. Quelles que soient les imperfections qu’elles engendrent, ceux qui les possèdent n’en demeurent pas moins des artistes puissants. Tel fut M. Soumet, tel vous l’aura montré, nous l’espérons, l’esquisse que nous venons de tracer devant vous. Nous n’avons circonscrit notre admiration que pour mieux prouver combien elle est sincère ; nous aurions cru l’affaiblir et la rendre suspecte en la laissant s’étendre sans mesure et sans discrétion.

Il nous reste une tâche plus facile : pour être vrai, pour être juste, nous n’avons plus qu’à louer sans réserve. Nous en attestons vos souvenirs. Oublierez-vous jamais cette bienveillance de caractère, cette aménité d’esprit, cette chaleur d’âme qui rendait M. Soumet si cher à l’Académie, si agréable à tous, si nécessaire à quelques-uns ? Ceux même d’entre vous qui ne pénétraient pas jusqu’au foyer domestique où l’homme de bien semblait fuir le grand jour, ont-ils pu ne pas connaître son ingénieuse charité, qui, même dans la plus étroite fortune, trouvait le secret d’être secourable et quelquefois prodigue pour le malheur ? sa piété sans faste, douce, tolérante, mais si vive que douze mois d’agonie ne purent troubler en lui ni le calme de l’âme, ni même la sérénité des traits ? À côté de ces hautes perfections, j’oserais placer encore une vertu dont vous aviez incessamment des preuves, vertu bien grande chez un poëte ! Il aimait tous les beaux vers, ceux des autres aussi bien que les siens. Un grand succès était une fête pour lui, quelle que fût la main qui dût cueillir la palme ; il écoutait avec bonheur, il admirait avec attendrissement les œuvres de ses émules ; il faisait plus encore, il aimait ses successeurs : il exaltait leurs jeunes essais, les animait du regard, de la voix, et, à force d’enthousiasme, les remplissait de courage et d’espoir. Parmi nos poëtes aujourd’hui célèbres, combien se plairont à vous dire que c’est à cette bienfaisante haleine, à la chaleur vivifiante de ces paternelles flatteries, qu’ils ont senti naître et grandir leur talent !

Tant d’excellentes et de nobles qualités partaient d’un principe unique, l’amour le plus vrai, le plus profond de son art. Cette généreuse passion, que purifiait encore le sentiment religieux, l’avait rendu comme étranger au monde. Il ne vivait plus que dans cette atmosphère des idées désintéressées où notre âme se dépouille de nos mauvais penchants, et n’est pas même accessible aux plus innocentes faiblesses. Des titres, des honneurs lui furent offerts quelquefois par le roi Louis XVIII, qui prisait fort ses vers : le poëte en fut presque offensé ; il croyait trop à sa noblesse littéraire pour admettre qu’il en eût besoin d’une autre. Heureuse exaltation qui ne lui donnait pas seulement le premier des biens, l’indépendance, mais une vie sans orages, aussi naïve que sur les bancs des écoles, aussi calme que dans le fond d’un cloître.

Il est triste, Messieurs, de voir tomber et disparaître de tels hommes, derniers nés de ces générations qui avaient pris les lettres au sérieux, et qui conservaient comme un dépôt du grand siècle la passion de la gloire, le respect du talent envers lui-même, nobles et fiers sentiments, éternel honneur des lettres françaises. Serait-il vrai que nous fussions condamnés à laisser se rompre entre nos mains la chaîne de ces généreuses traditions ? Serait- il vrai qu’il fallût dire adieu à l’amour pur de l’étude, an culte patient et modeste du beau ; que l’art dût bientôt céder la place au métier, l’honneur au profit, et l’ambition du bien dire à la convoitise du bien-être ? Non, Messieurs, ces sombres prophéties ne s’accompliront pas ! Espérons mieux de notre temps : ne prenons pas pour un fléau mortel des symptômes affligeants, mais passagers ! Le remède naît si souvent du mal ! N’avons-nous pas vu, depuis quinze ans surtout, se fermer bien d’autres plaies ? Cette protection d’en haut qui a tant fait pour la France, qui l’a sauvée de tant d’abîmes, qui l’a rendue si calme après tant d’orages, si prospère après tant de ruines, ne daignerait-elle veiller que sur nos destins politiques ? Et quand elle nous accorde des biens tout nouveaux, si longtemps attendus, si chèrement achetés, un gouvernement libre, une royauté nationale, voudrait-elle nous ravir en échange notre antique patrimoine, notre bien le mieux acquis et le plus légitime, l’éclat et la dignité des lettres ! Non, le bienfait sera complet : la France sera libre, et lettrée ; elle restera la patrie du vrai savoir, des nobles pensées et du bon goût. C’est vous qui nous en êtes garants, vous, Messieurs, qui joignez à l’autorité de vos exemples cette autorité du temps et de la tradition, devant laquelle s’inclinent en secret ceux même qui font semblant de la méconnaître. À vous la sainte mission de prévenir les naufrages ! Vous signalerez les écueils, en disant briller ces vérités éternelles dont vous êtes dépositaires ; vous contiendrez le talent dans le droit chemin du travail et de l’honneur, comme vous maintenez la langue dans les voies de la pureté, et vous aurez conservé à la France sa plus noble suprématie, en même temps que vous perpétuerez l’œuvre glorieuse de votre fondateur et des grands hommes dont vous gardez l’héritage.