Réponse au discours de réception du comte de Saint-Priest

Le 17 janvier 1850

Emmanuel MERCIER DUPATY

Réponse de M. Dupaty
au discours de M. de Saint-Priest

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 17 janvier 1850

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

En 1776, l’Académie perdit le duc de Saint-Aignan, et lui donna pour successeur le poëte Collardeau. Collardeau cessa de vivre quelques jours après sa nomination, et fut le premier de ses membres qui mourut sans avoir été reçu. Sa famille demanda si, dans la triste cérémonie des funérailles, on pourrait lui donner le titre d’académicien. L’Académie, présidée par le prince de Beauveau, décida qu’il ne pouvait exister aucun doute à cet égard, puisque la nomination avait obtenu l’approbation du roi. L’Académie décida, de plus, que le successeur de Collardeau ferait l’éloge des deux académiciens qu’elle venait de perdre, et que le directeur en exercice au moment du dernier décès répondrait aux deux éloges. La Harpe fut nommé, et Marmontel, au nom de l’Académie, le reçut vers la fin de 1776.

La même année, rapprochement singulier, naissait à Lyon l’homme qui devait remettre aujourd’hui l’Académie dans la même position.

Cet homme était M. Ballanche.

Doué, dès sa jeunesse, d’un instinct religieux qui prit l’avance sur les lumières de son esprit et la conserva toujours, il adopta dans ses ouvrages la forme prophétique, et s’inspira de ce qu’il appelait la poésie des idées, qu’il regardait, sans pouvoir la définir, comme l’expression la plus sublime de l’amour de Dieu dans le ciel et de l’amour de l’humanité sur la terre. Pour lui, la poésie, c’était Dieu dans l’éternité de ses desseins et dans la beauté de ses œuvres ; c’était le visible et l’inconnu, mutuellement agrandis par leur indispensable unité ; c’était la pensée, mystère pour celui qui la reçoit, souffle divin que la révélation fait descendre en nous, et que l’adoration fait remonter vers sa source !

M. Ballanche vint remplacer à l’Académie l’intrépide et loyal Breton Alexandre Duval, qui combattit, pendant la révolution d’Amérique, sur le vaisseau la Couronne ; pendant la révolution française, dans les plaines de la Champagne, et dont, nous, nous honorerons toujours l’ardent patriotisme, la verve dramatique et la probité littéraire.

M. Ballanche fut remplacé, le 6 janvier 1848, par M. Vatout, qui, bientôt après surpris, au milieu de la joie qu’il éprouvait, par une de ces catastrophes qui nous tuent quand elles frappent ceux que nous aimons, succomba dans le dévouement d’un exil volontaire et fut le second académicien qui mourut sans avoir atteint le jour désiré de sa réception. Voilà, Monsieur, pourquoi nous avons été forcés de vous imposer le double devoir auquel nous étions soumis comme vous.

Mais ce devoir n’avait rien de pénible. Vous aviez à louer deux hommes dont l’un unissait à l’âme la plus pure la pensée la plus haute, et dont l’autre avait autant d’agrément dans l’esprit que de noblesse dans le cœur. Aussi, avez-vous également bien apprécié et M. Ballanche, qui a passé sa longue vie avec la candeur d’un enfant et la clairvoyance d’un sage, et M. Vatout, qui est allé consacrer le reste de ses jours à la consolation d’une auguste infortune.

En nous parlant de M. Ballanche, vous nous avez fait entrer dans le mystère d’un esprit synthétique, abstrait, qui, plus grand qu’il ne paraissait l’être, et semblable au cygne que l’on perd de vue quand il s’élève, cherchait dans les clartés confuses d’un monde idéal le moyen d’échapper aux calamités du monde réel, où nous ne consentons à reconnaître l’action divine que lorsque la grandeur du péril réduit notre orgueil à s’incliner devant elle.

Vous avez étudié M. Ballanche dans les spéculations les plus étendues de sa philosophie. La sagacité de vos aperçus, l’élévation de vos jugements, la clarté que vous avez mise à exposer ses théories difficiles à comprendre, plus difficiles encore à expliquer, l’habileté avec laquelle vous les avez comparées à d’autres systèmes, tout m’interdit de m’engager dans une route où j’aurais quelque peine à vous suivre et la certitude de ne pouvoir vous atteindre.

Je me bornerai, Monsieur, à rechercher par quelles combinaisons ingénieuses et bienfaisantes il s’efforça de conduire les hommes au bonheur, qu’il avait su trouver lui-même dans la fermeté de ses croyances et l’honnêteté de sa vie.

Témoin des désastres de sa patrie, M. Ballanche devait attribuer nos malheurs à l’oubli de la justice et de la bonté que nous avions reçues du ciel. Rempli des tendres sentiments qui lui faisaient dire, quand il était jeune : « J’aimerai pour être bon », il craignait que l’ancienne Église n’eût exagéré la rigueur de ses préceptes, et s’apercevant tous les jours qu’on s’éloigne de ce qu’on redoute et qu’on se rapproche de ce qu’on aime, il forma le dessein de nous ramener de la religion de la crainte à la religion de l’amour.

Il s’attacha d’abord à démontrer la supériorité des lumières du sentiment sur les lumières de la raison, que nos passions peuvent corrompre, et dont l’indépendance lui paraissait moins certaine qu’à Descartes.

M. Ballanche ne relevait d’aucune secte ; il n’était ni du monde où l’on croit tout, ni du monde où l’on ne croit rien ; il appartenait à ce monde un peu désert, et presque perdu dans les deux autres, où l’on assiste en spectateur aux luttes des opinions et des vanités ; où, désintéressé de sa propre gloire, on ne relève que des inspirations de sa conscience.

Novateur hardi dans ses idées, il craignit de les produire sans voiles, et les dispersa dans ses différents écrits. Il faut les rapprocher pour leur rendre leur force et leur unité ; il faut saisir sa pensée dans les beautés visibles de ses ouvrages, et la suivre dans les profondeurs d’un génie qui sondait à la fois l’éternité dans l’abîme déjà fermé du passé, dans l’abîme à peine entr’ouvert de l’avenir, avec l’espoir infatigable de découvrir la route nouvelle où la révélation et la marche des événements lui disaient que Dieu voulait faire entrer le monde.

Portant son regard jusqu’au delà des temps, il prétendait que la morale de l’Évangile, contemporaine de la sagesse éternelle, existait avant la création, parce que la pensée précède l’œuvre. Il voyait dans les théogonies de l’Égypte et de la Grèce les phases diverses, et, comme il le disait, les évolutions du christianisme se glissant dans les fables, dont la confusion des langues, l’oubli des traditions, et le besoin d’adorer une puissance supérieure, avaient rempli les siècles d’ignorance.

Éclairé par le peu de succès de son premier écrit, il reconnut qu’il faudrait plus de temps qu’il ne l’avait pensé pour faire accepter ses idées. Mais il savait que Dieu veut qu’on le suive, et ne veut pas qu’on le devance. Il se rappela que l’Évangile avait traversé l’âme de Socrate avant d’arriver au Calvaire et de triompher sur la croix. Il cacha sous le manteau du paganisme les principes qu’il voulait remettre en lumière, para ses nouveaux ouvrages de toutes les grâces de la simplicité grecque, de toutes les harmonies de Virgile et de Racine, afin d’obliger l’indifférence à les lire ; et convaincu, ce sont ses termes, que ce qu’on sait le mieux est ce qu’il devine, et que l’homme ne se passionne que pour ce qu’il croit avoir trouvé, il essaya d’inspirer ce qu’on aurait repoussé peut-être, s’il avait eu l’air de l’enseigner.

Dans son poëme d’Antigone, la main de fer du Destin cacha la main de la Providence. Il nous laissa voir, sous les traits de l’innocent meurtrier de Laïus, l’épreuve nécessaire à la vertu. Dans la lutte où le corps gigantesque du sphinx s’évapore comme une légère fumée, à l’instant où le vaillant Œdipe le perce de son glaive, il nous montra le combat de l’homme avec le mystère ; dans l’aveugle expirant sur le Cithéron, le malheur conduit au ciel par la résignation ; et le rachat du monde par la charité dans son adorable Antigone, à laquelle il ne manquait qu’un bandeau de lin pour être une vierge du Carmel. Dans cette figure enchanteresse, on reconnaissait la femme qu’il avait choisie pour modèle, et qui fut la consolatrice ou l’amie des intelligences élevées qu’elle attira, dès sa jeunesse, par l’éclat incomparable de sa beauté, et qu’elle retint près d’elle jusqu’à sa mort par le charme inaltérable de sa douceur.

Plus tard, il voulut que le législateur Orphée, commençant la civilisation du monde avec sa lyre, nous rappelât le législateur qui devait l’achever avec sa parole. Eurydice, épouse mystique de l’âme, était la révélation divine transmise à l’homme par la femme. Pour rendre le symbole plus sensible, il faisait prophétiser au civilisateur passager des temps héroïques qu’il serait effacé par un civilisateur éternel.

C’est ainsi qu’il nous ramenait à la vérité par la fable, et qu’il nous faisait sortir de l’antre même de la sibylle avec une pensée chrétienne.

À mesure que M. Ballanche se pénétrait de la plus pure essence du christianisme, il abandonnait avec une sincérité touchante tout ce qui, dans ses anciennes opinions, lui paraissait, contraire aux promesses de l’Évangile. Il nous conduisit au milieu des fureurs sanglantes du Forum, et nous fit voir dans le cœur de la fille de Virginius l’héroïsme chrétien qui, sous le nom d’amour de la liberté, entraînait la vierge romaine à payer volontairement de son sang répandu par la main paternelle l’initiation des classes plébéiennes aux droits politiques et religieux des patriciens.

M. Ballanche, en réclamant tous les bienfaits de la société pour les classes dont le sort a toujours occupé les cœurs généreux, ne se dissimulait pas les prétextes de désordre que pourrait en tirer l’esprit d’anarchie ; et en même temps qu’il posait hardiment le problème, il semblait vouloir nous inspirer le salutaire effroi de ses périls. Témoin des excès où la liberté mal comprise, et peut-être prématurée, avait entraîné les peuples, il entreprit de nous en tracer une image qui nous donnât l’horreur des déchaînements populaires. C’est dans ce dessein qu’il écrivit le plus admiré de ses ouvrages, l’Homme sans nom.

Dans ce livre, écrit avec une singulière éloquence, M. Ballanche, qui semblait changer de poésie en changeant de sujet, nous montre un honnête homme montant à la tribune révolutionnaire, au milieu des cris et des menaces des insensés qui prétendaient en faire leur complice. Il y portait la ferme résolution de sauver l’infortuné monarque ; et, dans les éblouissements d’une insurmontable terreur, il finit par voter sa mort ! Par cette peinture effrayante, M. Ballanche voulait sans doute prouver que les révolutions peuvent entraîner au crime la vertu même. Mais la suite du récit révèle une pensée encore plus haute. L’homme sans nom s’était retiré au pied des Alpes ; il y vivait dans l’isolement et le remords, et, pour commencer son expiation, il avait exigé qu’on ne l’appelât que le régicide. M. Ballanche l’y rencontre : surmontant sa répugnance, il s’approche de lui, le console sans l’absoudre. Touché de sa douleur, il le prépare, par son indulgence à l’indulgence divine, et, successivement, en lui rappelant les mérites du repentir, en lui faisant espérer qu’après nous avoir commandé de pardonner à nos ennemis, Dieu ne voudrait pas s’armer contre lui d’une colère éternelle, il parvient à le réconcilier non-seulement avec le ciel, mais avec lui-même. Œuvre de charité chrétienne où la sublimité de l’exemple surpassait l’éloquence et la beauté d’un récit qui devait nous faire bénir le Dieu qui pardonne, et ramener les hommes à la vertu pour les rendre dignes de la liberté !

M. Ballanche fut, jusqu’à ses derniers jours, l’objet de nos respects et de notre affection. Il avait vécu dans les voluptés du bien, et put dire, en expirant : La mort n’est pas triste quand on emporte une grande espérance !

Cependant, avant de mourir, M. Ballanche, instruit par les révolutions dont il avait observé les effets et médité les causes, voyait s’approcher une de ces commotions redoutables qui bouleversent les nations. La mort l’empêcha d’en être le témoin. Il ne vit pas l’explosion du désordre intellectuel qui, dépassant toute prévision, força la révolution nouvelle de promettre le prix du travail à la paresse, la récompense du savoir à l’ignorance, et les félicités qui naissent de l’ordre à l’anarchie.

Il n’eut pas la douleur de voir les aventuriers de la liberté marcher les armes à la main contre la civilisation qui fut la gloire de la France, et menacer la vraie société démocratique que le Code civil avait organisée sous la protection de la victoire.

Mais quelque consolation lui serait venue du beau spectacle que devait bientôt donner la société française se raffermissant après un triomphe dont elle avait déploré la nécessité douloureuse, et reconnaissant, aux clartés de l’expérience, que les peuples, sans une surveillance jalouse de leur dignité morale, courent à la misère au milieu des moissons et tombent dans la décadence au sein des prospérités.

Des régions mystérieuses où vous avez suivi M. Ballanche, quand vous êtes rentré dans les routes qui nous sont plus familières, il a dû, Monsieur, vous être facile démontrer, en parlant de M. Vatout, que la gravité des sentiments, le dévouement au malheur, la reconnaissance et la fidélité, ne sont pas incompatibles, dans certaines âmes, avec les formes un peu voltairiennes de homme d’esprit et les grâces légères de l’homme du monde.

Les lettres ne furent d’abord, pour M. Vatout, qu’un amusement ; plus tard, le goût qu’il avait pour elles devint une passion sérieuse que sa modestie cacha pendant longtemps. L’ingénieux historien de la Fille d’un roi et des sidences royales a trouvé un appréciateur trop habile et trop bienveillant dans le brillant historien de la maison d’Anjou, pour que j’entreprenne, Monsieur, de le juger après vous. Je craindrais, d’ailleurs, d’y mettre la partialité d’un ami. J’aime mieux parler des choses dont un ami est le meilleur juge, de la délicatesse de son esprit et de la noblesse de ses sentiments.

Je n’entrerai pas dans le secret d’une auguste amitié qui fut le bonheur de sa vie, et peut-être son seul orgueil. Il la conserva toujours, parce qu’il n’en abusa jamais. Il disait qu’il ne voulait de cette amitié que ce qui ressemblait à de l’affection, et rien de ce qui ressemblait à de la faveur. Il portait à ce qu’on appelle la cour l’aisance libre, qui n’appartient pas au courtisan, et la dignité qui n’appartient pas au protégé. Cependant, il s’y était créé une position éminente selon son cœur : celle de chargé d’affaires des malheureux auprès des personnes généreuses qui pouvaient les secourir. Sa charité était d’autant plus touchante, qu’elle s’associait à un esprit vif qui n’était pas exempt d’une sorte de malice tempérée par tant de bonté, qu’elle finissait toujours par faire l’éloge de ceux qu’elle avait l’air d’attaquer. Il rendait service avec une promptitude incomparable, et quand on le remerciait, il avait un art infini pour s’enlever le mérite du bienfait, qu’on ne devait qu’à son zèle. Mais la charité même a ses douleurs. Un jour, un de ses amis le trouva dans un profond chagrin, et lui demanda quel en était le sujet. « Vous connaissez mon cœur, s’écria-t-il ; vous savez avec quel bonheur j’oblige ; eh bien ! je suis victime d’un acte d’ingratitude ! » Son ami lui répondit : « Je vais vous donner le moyen d’oublier cet ingrat. – Quel moyen, dit-il ? – C’est d’en faire un autre. » Sa figure s’éclaircit ; il sourit comme quelqu’un qui venait d’oublier ; et plus tard, le souvenir de l’ingratitude était effacé par l’expression d’une reconnaissance cette fois sincère.

M. Vatout avait les deux qualités qui nous font le plus aimer : il ne disait jamais de mal de personne, et jamais de bien de lui. C’est par toutes ces délicatesses qu’il avait mérité l’affection des académiciens qui le présentèrent à nos suffrages. Il arriva dans l’Académie sous le doux patronage des sentiments qu’il inspirait, et ceux d’entre nous qui n’avaient pas voté pour lui auraient pu lui dire ce que le cardinal Maury disait à notre regrettable confrère M. Lemercier : « La voix n’a pas été pour vous, mais vous aviez le cœur. » M. Vatout, prompt aux vives reparties, aurait sans doute répondu, comme le spirituel Lemercier : « Il fallait commencer par me donner votre voix et me laisser le temps de gagner votre cœur. »

Le moment de l’épreuve suprême des amitiés arrivait pour M. Vatout. Le 24 février, au lieu de songer à rassembler les débris de son propre naufrage, il suivait la trace des fugitifs qui n’avaient pas voulu se défendre ; et bientôt il consolait dans leur infortune ceux qu’il avait aimés dans leur puissance. M. Vatout n’avait pas fait partie du voyage royal en Angleterre. Mais celui qui n’avait jamais été le courtisan des grandeurs aux Tuileries devint, à Claremont, l’homme de cour du malheur. Il employa toutes les séductions de son esprit à faire oublier aux exilés le chagrin d’être éloignés de la France ; il aimait à leur rappeler les nombreux bienfaits dont il avait été le messager, les nobles pensées dont il avait été le confident ; il les assurait qu’on n’en perdrait pas le souvenir, les obligeait de sourire à cette espérance, et fut assez heureux pour leur entendre dire : « Enfin, nous sommes sûrs d’être aimés pour nous-mêmes. » Douce certitude, que les rois ne peuvent guère avoir qu’au prix de leur couronne !

C’est ainsi qu’il passait ses jours, mêlant aux devoirs qu’il était allé chercher dans l’exil l’étude sérieuse des ouvrages de l’académicien qu’il remplaçait, et dont il ne devait pas prononcer l’éloge. Un déplorable accident, qui mit d’autres jours en danger, lui coûta la vie. M. Vatout avait consommé son sacrifice. Il mourut au champ d’honneur du devoir et de la reconnaissance. Il faut le regretter plus que le plaindre. C’est à vous, Monsieur, à nous consoler maintenant de la perte d’un si noble cœur.

Vous appartenez à une famille qui s’est toujours distinguée dans le maniement des affaires publiques. Votre illustre aïeul a laissé de brillants souvenirs de son ambassade à Constantinople et de son ministère sous Louis XVI. Un de ses fils s’est honoré dans son ambassade à Madrid. Vous les avez suivis dix ans dans une carrière où les serviteurs lointains du pays écrivent sur ses intérêts sans songer à leur gloire. Mais leurs correspondances, connues quand le secret n’est plus nécessaire, marquent souvent, après eux, dans l’histoire de l’esprit humain et de la langue. Tous n’attendent pas si longtemps une juste célébrité.

Vous vous êtes, Monsieur, désigné de bonne heure au choix de l’Académie par le nombre comme par le mérite de vos ouvrages, alliant dans tous un savoir étendu à un esprit pénétrant, et le charme du style à la solidité des pensées. Dans le premier, vous avez fait l’histoire de la royauté, en descendant de ses lointaines origines, jusqu’à la formation des principales monarchies de l’Europe. Cette institution, d’où sont parties ou à laquelle sont revenues tant de sociétés humaines qui a aidé plus de peuples à être grands qu’elle n’en a empêchés d’être libres ; qui, s’opposant dans les États à la guerre des volontés et à la dispersion des efforts, a évité à beaucoup de se dissoudre et n’a interdit à aucun de se développer ; vous en avez retracé la marche en historien savant, apprécié l’utilité en ingénieux politique. Embrassant ses destinées depuis l’extrémité de l’Asie jusqu’au fond de l’Europe ; montrant son berceau sous les palmiers et les cèdres de l’Orient comme sous les sapins neigeux de l’Occident septentrional, vous l’avez suivie dans ses phases diverses, ici, sortant du sanctuaire sacerdotal, là, fondée par l’épée, ailleurs, consacrée par l’élection populaire ou proclamée sur le pavois des soldats ; changeant de forme selon les temps, variant ses pouvoirs selon les pays, et partout naissant d’un besoin pour assurer un progrès.

Vous n’avez abandonné votre sujet, Monsieur, qu’au moment où la royauté des temps anciens, qui avait fait, selon votre heureuse expression, de la tribu un peuple et du camp une cité, aboutit à la royauté du moyen âge qui, combinée avec le christianisme, tempère le commandement, ennoblit l’obéissance, substitue dans le monarque le droit à la force, et dans le sujet l’assentiment à la crainte. En vous arrêtant au XIe siècle, lorsque la royauté héréditaire et chrétienne détermine la formation et assure le développement des divers États de l’Europe moderne, vous laissez pressentir, Monsieur, une royauté plus parfaite encore, destinée à être la magistrature désintéressée des princes, et la meilleure garantie de la liberté des peuples.

Les qualités que vous avez répandues, et, pour ainsi dire, dispersées dans un sujet si vaste, vous les avez portées avec plus de délicatesse et d’éclat encore sur un sujet récent et restreint que vous avez traité d’une manière si distinguée. Qui n’a lu, Monsieur, votre histoire de la chute d’une puissante société religieuse au XVIIIe siècle, et qui, en la lisant, n’a été frappé de ce que vous avez révélé de nouveau sur un événement qui semblait si connu, de ce que vous avez mis de soin à en rechercher les causes cachées, de finesse à saisir les motifs divers et les sentiments particuliers des princes qui y ont consenti, des ministres qui y ont concouru, du souverain pontife qui l’a consommé, enfin, Monsieur, d’exactitude à le raconter, d’élévation à le juger, et d’habileté à le peindre ?

Cette œuvre courte mais exquise, où le narrateur toujours élégant des faits est un juge toujours spirituel des hommes, restera comme une excellente page d’histoire, par la vérité que vous avez su y mettre, et comme un véritable morceau d’art, par le talent que vous avez su y déployer.

À peine l’aviez-vous achevée, Monsieur, que vous entrepreniez un travail historique bien plus considérable : vous retraciez d’une main savante la conquête du royaume de Naples par Charles d’Anjou. Ce royaume, depuis les temps du moyen âge, a toujours semblé le prix glorieux de nos armes, tour à tour formé par des aventuriers normands au XIIe siècle, conquis par des barons angevins et provençaux au XIIIe, possédé par Charles VIII et Louis XII au XVIe, gouverné par un petit-fils de Louis XIV au XVIIIe et de nos jours échu à l’un des plus vaillants soldats de Napoléon. Ce royaume est, après la France, le pays qui intéresse le plus les Français.

En choisissant ce sujet, Monsieur, fidèle à vos habitudes de recherches, et cédant à votre besoin d’exactitude, vous êtes allé étudier les événements sur leur théâtre même, et vous avez encore trouvé dans les archives souvent consultées de Naples, et dans les archives peu explorées d’Aragon, des documents nouveaux sur une époque aussi ancienne.

Vous avez peint le héros de cette conquête sous des traits à la fois brillants et terribles. Vous montrez Charles d’Anjou, le frère du pieux et doux saint Louis, le fils de Blanche de Castille, avec son œil d’aigle, son teint olivâtre, en qui se mêle le sang du vainqueur de Bouvines et du conquérant de l’Andalousie, de Philippe-Auguste et de saint Ferdinand ; vous le montrez aussi Espagnol que Français ; joignant la prudence à l’impétuosité, l’opiniâtreté à la valeur ; brave comme un chevalier, inexorable comme un politique, habile comme un organisateur. C’est ainsi que dans l’Italie changeante, à côté du saint-siége dont il relève et qu’il domine, malgré les défauts de notre nation qui conquiert vite et garde peu, nonobstant l’insurrection sicilienne que vous expliquez dans ses véritables causes et que vous exposez dans ses sanglantes suites, Charles d’Anjou élève un établissement qui dure deux siècles après lui. Par cette histoire, aussi instructive qu’attachante, qu’il est moins facile d’analyser que de goûter, vous avez complété les titres qui vous appelaient au milieu de nous.

Après le discours spirituel et brillant que nous venons d’entendre, il ne vous reste plus, Monsieur, qu’à vous associer à des travaux que l’étude patiente, le savoir modeste, l’oubli de soi-même et l’amour de la vérité plus encore que l’amour de la gloire, n’ont jamais cessé de diriger par la raison vers le bien ; et si nous avons l’occasion de réclamer au nom de la morale, ce grand point d’appui des sociétés, l’oubli des ressentiments et le rapprochement de tons les cœurs, nous n’aurons pas compté vainement sur le talent que vous avez acquis dans l’art de concilier les hommes par d’intelligentes négociations, et de les éclairer par les grandes leçons de l’histoire, qui flétrit également la tyrannie dans les royautés et anarchie dans les républiques.