Réponse au discours de réception de Pierre-Antoine Berryer

Le 22 février 1855

Narcisse-Achille de SALVANDY

Réponse de M. le comte de Salvandy
au discours de M. Berryer

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 février 1855

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

Vous parlez de témoignages ! Les plus éclatants de tous et les plus glorieux viennent de vous dire ce qu’est votre voix pour une assemblée française, combien retentit au fond des âmes cette noble harmonie qui réveille tant de souvenirs ! Elle fait revivre autour de vous quarante ans de travaux, votre part dans ce long effort de la France pour résoudre les plus grands problèmes de l’histoire et les plus difficiles.

Avec ce cortége, qu’appelez-vous votre dénûment, Monsieur ? Ne savez-vous pas que vous êtes dans un lieu où la parole et ses succès sont naturellement en honneur, où on ne désavoue pas ces dons du ciel pour leurs abus inévitables, plus que la pensée humaine pour ses inévitables égarements, plus que la gloire des armes, si chère à notre nation, pour les fautes et les périls de l’esprit de conquête ? Vous-même avez attesté vos droits, en citant l’avocat Patru, l’inventeur accrédité du discours académique, pour vous réclamer près de nous, avec une bonne grâce infinie, de ce lointain ancêtre ! Que serait-ce si vous aviez tourné le feuillet, quand il disait à nos devanciers, avant l’élection de Corneille et les grandes apparitions du siècle :

« N’espérez pas trouver à l’avenir des hommes qui vous ressemblent. C’est bien assez à notre siècle de s’être vu une fois quarante personnes de ce mérite ! Un si grand effort a épuisé la nature. Vos successeurs ne seront plus que l’ombre de ce que vous êtes ! »

Auriez-vous pu ne pas reconnaître qu’indépendamment de tous les démentis, si éclatants, qui attendaient de son vivant notre confrère de 1640, il en reçoit un de plus, après deux cents ans, quand vous êtes un de ses successeurs ?

Vous venez de louer grandement notre illustre fondateur d’avoir bien compris la puissance de la littérature et de l’art chez les Français. Que n’êtes-vous remonté aux textes mêmes, selon votre usage, à ces lettres patentes admirables, où paraissent en même temps, dans tout leur jour, la passion de nos rois pour la grandeur intellectuelle de la France, leur vraie pensée en nous instituant, et le rang de leur couronne entre toutes les autres, vingt-cinq ans avant Louis XIV ? Voici comment la monarchie française parlait d’elle-même à la face du monde, et comment elle parlait de nous : « Aussitôt que Dieu nous eut appelé à la conduite de cet État, nous eûmes pour but de l’enrichir de tous les ornements convenables à la plus ancienne et à la plus illustre de toutes les monarchies qui soient dans l’univers. Maintenant, ceux de nos voisins qui étaient oppressés par leurs ennemis vivent en assurance sous notre protection. En ce qui reste à faire pour la gloire de la France, notre principal ministre nous a représenté que nous ne pouvions mieux commencer que par le plus noble des arts, qui est l’éloquence. »

Ce mot vous a répondu, Monsieur. Vous voyez que, dès le temps de Richelieu, l’Académie vous attendait, vous et ceux qui vous ressemblent. Bien inspiré cette fois, Patru en dit la raison, lorsque, commentant une belle déclaration du roi au parlement sur l’avantage de l’Académie pour l’accroissement du nom français, il représente que l’illustre Compagnie devait être tout à la fois école de bien parler et école de bien écrire, pour porter l’amour et la gloire de notre langue dans tout l’univers.

Oui, dans tout l’univers ! En d’autres termes, la suprématie par la langue et le génie aussi bien que par la politique, les armes et les ancêtres, tel était le but hautement marqué, pour la première fois dans le monde, à une nation intelligente, avez-vous dit, et prompte à s’émouvoir. Elle s’émut profondément, et ce fut une des causes des splendeurs du siècle ; elle s’émut, parce que le royal appel avait exalté en même temps toutes les forces de l’esprit français, également poussé à leur perfection l’éloquence naturelle des lettres et celle de la parole, c’est-à-dire de la chaire, du barreau, des grands corps, du monde même. Et ne croyons pas qu’on oubliât qu’il est une autre forme de l’art de bien dire, plus puissante qu’aucune autre, la gardienne des intérêts publics, dont les parlements prétendaient entretenir le culte et l’image ! Elle était toujours vivante, depuis l’antiquité, dans les respects de l’histoire ; elle planait à ce point sur les imaginations, qu’un garde des sceaux de France, le collègue du grand cardinal, dans un traité resté célèbre sur l’éloquence française, après avoir salué cette grande et divine éloquence à laquelle est dû le premier lieu d’honneur, qui règne parmi les peuples, ne craint pas de déplorer que les ombrages de la puissance souveraine eussent empêché la plus belle et la plus triomphante monarchie du monde (toujours le même langage !) d’élever, comme Rome, son éloquence aussi haut que son empire. Il admire cet exercice de délibérer de la paix et de la guerre en un sénat qui semblait consistoire de rois. À la fin, il invoque, sans hésiter, les temps qui dénoueront la langue de la France !

Ces temps se sont rencontrés. La France, à une époque de renouvellements soudains et d’espoirs infinis, voulut relever cette tribune, non d’un peuple, mais du monde, qui était, depuis dix-huit siècles, abattue. Elle demanda au génie national des orateurs, et, depuis, pendant les trente-cinq années de monarchie constitutionnelle, elle a continué de les trouver incessamment dans son sein, comme on savait qu’elle y trouve toujours des guerriers. L’Académie s’est fait gloire dès lors de remplir tout entière sa double mission, en réunissant les dépositaires des deux grands attributs, des deux grands instruments de la pensée humaine. Cette solennité lui sera particulièrement chère : car, grâce à vous, elle vient d’honorer dignement le serviteur des lettres dans votre prédécesseur, de généreuse, de docte, de regrettable mémoire, et, pour honorer en vous le vétéran de la tribune et du barreau non moins dignement, elle vous dira, comme le poëte :

Hùc tandem concede ; haec ara tuebitur omnes.

Prenez place enfin au milieu de nous ! Ce sanctuaire abrite toutes les gloires.

Vous venez de prouver contre vous-même que l’orateur est écrivain, quand il le veut, avec du travail, comme nous tous, et du temps. Maintenant que vous êtes désintéressé dans le débat, discuterai-je les hommages que vous rendez à l’éloquence qui écrit, au nom de celle qui parle ? Tout reste, dites-vous, de la première ; de la seconde, tout passe ! Non, le discours pour Marcellus n’est pas passé encore. Non, le discours contre Eschine ne passera point. La parole, qui descend sur les nations émues, est comme la lave qui se fixe à mesure qu’elle s’épanche ; elle prend un corps, elle dure ; elle est immortelle par la pensée qui y respire. Car, dans ce monde aux fragilités infinies, cela seul ne fléchit et ne périt pas. Cette voix, qui semblait tombée, comme dit Bossuet, depuis deux mille ans, atteint désormais aux limites du monde, et atteindra aux limites du temps. Le discours réunit ainsi les deux fortunes, et je ne regarde pas s’il ne conserve point, dans la seconde, quelque chose des retentissements de la première. Qu’importe ? À ces hauteurs, il n’y a pas de rangs. Démosthène, Platon, Thucydide, Sophocle, que dirai-je ? Phidias, Périclès, vivent de la même vie et de la même gloire. Ils sont en possession de la seule égalité réelle de ce monde, celle du génie devant la postérité.

À la différence d’un autre très-bon juge, car il laisse à décider s’il n’est pas le prince des écrivains comme des orateurs de Rome, vous êtes résolument partial contre l’orateur ; vous attribuez sa gloire à tout le monde, hormis à lui-même. Tantôt vous la reportez aux lettres qui l’ont nourri et guidé, qui quelquefois, assurez-vous, le secourent tout à coup dans la mêlée, à la façon des divinités d’Homère ; tantôt à cet autre orateur muet, mais frémissant, enthousiaste, qui l’écoute, l’inspire, parle par sa bouche, en lui s’applaudit soi-même : ingénieuse et juste image, qu’il serait bien de compléter par une autre, celle de cette voix puissante imposant ses idées et ses passions à l’auditoire vaincu, l’entraînant où il ne voulait pas aller, le gardant captif et docile sous son empire, ce que Tacite appelle tenir en main les rênes des esprits. Cependant, même alors, vous avez raison ! Rien dans ce monde n’appartient en propre aux plus illustres, ni aux plus habiles. La propriété intellectuelle est indivise dans le genre humain. Tout est venu à tous des ancêtres, des contemporains, de la bonté divine. Les hommes supérieurs, qui distribuent leur parole et leurs lumières, ne font que nous restituer ce qu’ils ont reçu pour le répandre. Mais cela est vrai également de tous : les hommes de lettres n’ont jamais passé pour être moins exposés que d’autres à emprunter au fonds commun.

La vraie distinction, Monsieur, c’est qu’il faut à l’orateur, de toute nécessité les temps et les institutions propices. Ce guerrier de la vie civile, comme disait ici même l’un des plus jeunes et des plus compétents pour le définir ainsi, ce politique armé, ajouterai-je, qui gouverne l’État ou les partis à ciel ouvert, par la parole et la lutte, ne peut se passer d’une lice pour combattre et commander. Son mérite est d’avoir dans sa vive nature, dans sa fière et féconde émotion devant les hommes assemblés, dans sa chaleur d’âme inépuisable, les forces et la vocation de cette vie à part. Il sera plus riche d’idées dans la foule, plus riche de ressources, de vues, de conseils soudains et habiles dans les difficultés, plus maître de sa parole dans la passion et le péril : c’est ce qui le rend formidable. Plus sa poitrine se soulève, plus il trouve les nobles expressions, les vives images, un langage pris de haut comme la pensée, pour traduire en rare éloquence les déductions les plus positives de son esprit, ou les plus impétueux élans de son âme. S’il joint à ces dons la mémoire, indispensable à l’improvisation véritable pour tout retenir et tout classer ; s’il y joint, car il faut tant de choses ! l’instruction forte et diverse qu’exigent avec raison les maîtres illustres de la rhétorique chez les anciens ; s’il y joint encore le geste simple et impérieux, la voix pénétrante, incisive, éclatante qu’ils exigent presque également, dont, en effet, l’antiquité avait besoin plus que nous ; s’il y joint, par-dessus tout, un ordre de sentiments et d’idées qui élève la pensée à ses sources, et lui assure des échos dans l’âme et l’imagination des hommes, on le reconnaîtra d’autant plus pour orateur véritable, qu’habitué à ne porter d’autre joug que celui des principes sociaux, il sera plus impatient des moindres entraves, et que, ne sachant ni lire ni écrire, dira-t-il, il se sentira plus captif, se croira plus embarrassé dans les liens du discours écrit, qui serait la consolation et le refuge de tout autre. Un mot encore : vive image de son temps et de son pays, il est de cette race d’élite dont la parole fait époque dans l’histoire, dont le silence marque la transformation des lois de Rome et d’Athènes. Ubi ceciderunt, ea etiam ipsa obmutuit eloquentia ! Quand elles changent, l’éloquence elle-même fait silence !

L’écrivain, lui aussi, s’inspirera des libertés publiques, y trouvera des essors plus hauts et plus fermes ; mais il peut s’en passer. Il s’adresse à un autre auditoire, qui est partout et ne se trouve quelquefois nulle part, qui, dans tous les cas, ne se passionne jamais. Aussi n’a-t-il pas cette ardeur pour la lutte, cette résignation au spectacle, cet instinct des grandes assemblées. Sa manière d’entrer en communication avec les hommes, de répandre au loin sa pensée, de la rendre utile, c’est de chercher la retraite, l’ombre des études solitaires, pour y tremper ses forces, et c’est ainsi seulement qu’il les a tout entières. Il amasse comme l’avare, pour dépenser comme le prodigue, par des productions rapides, par des ouvrages graves et durables, peut-être par ces entretiens du monde qui sont un des attraits et des triomphes de l’esprit français. Tel était éminemment votre prédécesseur, Monsieur, car je veux discuter des genres, et je trace des portraits : les lettres sont si noblement représentées par le confrère que nous avons perdu, la tribune l’est si grandement par celui que nous acquérons, qu’on ne peut échapper au fait personnel.

Le comte Alexis de Saint-Priest était digne de l’hommage qui vient de consoler nos regrets en les justifiant. Ses qualités brillantes, dont nous avons trop peu joui, ont semblé revivre à nos yeux, grâce à vous. Vous nous avez retracé ces entretiens pleins de verve, de trait, d’éclairs, ou abondaient les jugements fins et sûrs, qui semblaient toucher à peine aux questions et y laissaient un rayon de lumière, arrivaient par un mot au fond des choses, habiles à couvrir d’une apparence légère une impression sérieuse, d’un tour ironique une pensée forte, d’une certaine hauteur de manières et de langage l’habitude de dérober à la foule les parties retirées de son âme. Il laissait voir volontiers son attachement pour les idées nouvelles, pour les libertés de l’esprit humain, pour les lettres. Les lettres étaient un noble et intime amour de sa pensée ; sa vive adhésion à l’esprit régnant, un choix réfléchi de sa raison, la conviction qu’il est du devoir des représentants de l’ordre ancien de prendre dans le nouveau la tête de toutes les directions honorables ; de marcher en avant des prises d’armes dans les temps guerriers, des luttes de l’intelligence et de la liberté dans les nôtres. Il tenait enfin, par les grandes raisons, à être de son siècle autant que de son pays.

Vous avez cru voir dans cette disposition, vous y avez signalé d’une façon charmante, l’influence du dix-huitième siècle sur le jeune proscrit de la France, quoique son berceau en fût séparé par bien des barrières : la révolution, l’émigration, le long hivernage de ses premières années sous ces deux du Nord, d’où nous ne faisons plus venir la lumière ! Trente ans avaient passé depuis ce jeu d’esprit de la grande Catherine courtisant les philosophes pour qu’ils le lui rendissent, prenant plaisir à leurs sommations d’en finir avec Constantinople et la Pologne, supportant le blâme de bonne grâce quand elle n’avait suivi que la moitié du conseil. Né en 1805, parmi tous les bruits de la guerre, il grandit loin des événements, sur ces rivages indifférents alors, et aujourd’hui d’un intérêt si saisissant pour les âmes françaises, entouré de serviteurs illustres de la monarchie qui lui racontaient comment son grand-père, sur la simple injonction du roi Louis XVI, faisait mettre en liberté l’ambassadeur de Catherine, prisonnier aux Sept-Tours. Il apprenait à aimer sa patrie par l’exil, bon maître en fait d’amour et d’orgueil de la patrie, même quand on est entouré, comme il l’était, de faveurs magnanimes ! Ce ne fut qu’à dix-sept ans que le noble jeune homme eut la joie de voir, j’avais dire de revoir la France ; car il ne semble pas qu’on puisse voir la patrie pour la première fois. Cette vive imagination, désemprisonnée tout à coup de la sujétion et du silence, s’attacha à la monarchie constitutionnelle et à ses maximes, avec l’orgueil de sa situation, de sa jeunesse, de son esprit. Plusieurs des questions agitées alors fixèrent ses études sur le XVIIIe siècle. Il aimait ses grands modèles littéraires ; il aima ses grandes maximes humaines ; il avait ses raisons pour aimer cette domination de l’esprit, maître de la France et du monde. Mais il se distingua de ceux qu’il admirait par un grand côté : c’est qu’il avait au fond de lui-même des points d’arrêt solides. Les droits du pouvoir, les principes sociaux, la foi de ses pères étaient d’immuables réserves de son jugement et de sa conscience. La manière dont il y a tenu est l’honneur de sa mémoire.

C’est aussi l’intérêt de ses grands ouvrages. Il y respire une telle préoccupation de la France, un tel respect pour les âges passés, une si patriotique et si prévoyante inquiétude de notre avenir, des principes d’ordre qui remontent si haut, qu’il semble, malgré les différences extérieures, que dire sa pensée, ce soit exposer en quelque sorte les origines de la vôtre.

Il écrivit de très-bonne heure, parce que les événements le mûrirent rapidement. Il avait vingt-cinq ans à peine lors de la révolution de 1830. Il occupa presque aussitôt de grands postes. Déjà il était honoré, sur la première marche du trône, d’une illustre amitié qui ne comportait que l’échange de sérieuses pensées et mit bientôt le sérieux d’une grande douleur dans sa vie. Vous avez consacré ce souvenir, Monsieur, par une parole qui restera. L’hommage à la loyale et courageuse constance de son cœur dans les jours d’épreuve, ne pouvait lui venir d’un juge plus compétent.

Jeune et dans cette situation, il eut un rare mérite : ce fut de sentir, aux jours les plus prospères, que le sol tremblait, que l’assiette du monde était troublée, de se demander quel était celui des fondements de l’État social qui était le plus affaibli, et la réponse fut ce très-beau et très-bon livre qu’il vous appartenait éminemment de distinguer et de louer : la Royauté !

Oui, la royauté par qui tout commence et à qui tout ramène, dont le flot populaire ne s’écarte que pour retourner, sous une forme ou sous une autre, se briser à ses pieds ; la royauté, dont le principe tient à l’existence des sociétés et à la destinée de l’homme : car elle rend en même temps témoignage des parties faibles de notre nature qui exigent ce contre-poids, et des parties fortes qui savent l’accepter. Elle constitue ainsi une des grandeurs de l’humanité autant qu’une de ses lois. De là vient qu’elle brille partout dans l’histoire, et ne peut disparaître du faîte des institutions nationales, sans tout entraîner tôt ou tard dans sa chute.

L’auteur, dont le vrai dessein comme vous l’avez marqué avec précision, est d’exposer la formation de la royauté moderne parmi les ruines de l’ancien monde, après avoir tracé un tableau admirable et nouveau de la période romaine, de son instabilité inguérissable, des désespoirs du genre humain, des efforts impuissants d’un pouvoir absolu sans frein et sans limites, pour arriver à l’hérédité où se reposerait le monde, de ces prêtresses syriennes, qui vous out frappé, ne gagnant que pour un jour, par le bras de Septime Sévère, sur les maximes et les résistances romaines, la bataille que Cléopâtre, venue trop tôt, avait perdue, nous montre enfin le christianisme vainqueur refaisant des nations autour des royautés barbares, la France, la première annoncée au monde, et, dans Clovis, sa race antique, son territoire gaulois, dont les frontières ont aussi l’autorité des siècles, la main de Dieu établissant le pivot où s’appuiera l’univers.

La France remplit ainsi tous les travaux de M. de Saint-Priest comme toutes ses pensées. Il nous la fait voir perdue, détruite, ainsi que toutes les nationalités, sous l’usurpation carlovingienne par laquelle tout tombe en poussière, jusqu’à ce que l’œuvre de Clovis est reprise par une race héroïque, celle de Robert le Fort et d’Hugues le Grand, qui refera la France avec un seul de ses débris, et y appuiera la chrétienté. Au même moment, un génie puissant, qui attend depuis trop longtemps l’historien illustre promis à ces lointains problèmes, Grégoire VII, constitue la papauté ! Guillaume le Conquérant, à la tête de la noblesse française, va déposer sur une terre voisine des germes féconds et un autre empire. Devant ces trois grands faits et ces trois grands hommes, M. de Saint-Priest clôt son livre. La royauté chrétienne est fondée. Elle a son principal siège chez les Français. Il y a une loi morale dans l’univers, et, sur cette triple base, reposent les destinées des nations.

Charles d’Anjou continue ce tableau de l’ascendant de la France. Le monde gravite autour d’elle, de ses rois, de ses idées. Avant Philippe-Auguste, sa suprématie est pleinement acceptée de toutes les couronnes, et toute cette gloire tient, dans la pensée de ce libre esprit, comme dans la vôtre, a une grandeur morale, dont le principe réside dans cette hérédité, que vous avez décrite, celle des mêmes sentiments, des mêmes devoirs, du même orgueil patriotique, de la même sollicitude royale, pendant la suite des siècles. De là vient que la royauté n’a pas eu de plus haute expression dans l’histoire. Par cet exemple, on comprend la belle parole de Richelieu, que, « si Dieu avait donné en toute chose la persévérance aux Français, le soleil dans sa marche ne verrait pas se borner le cours de leurs conquêtes. »

Un seul règne, dans les écrits de M. de Saint-Priest comme dans vos paroles, Monsieur, aura manqué à cette mission de puissance et de gloire qui distingua la race de nos rois, le règne qui a laissé s’affaisser la Pologne ! Me permettrez-vous de rechercher si l’arrêt est fondé ?

Il l’est par cette justice de la Providence qui nous fait étendre les sévérités que méritent trop les choses du dedans, aux choses du dehors, sans y beaucoup regarder. M. de Saint-Priest, en commençant, parle avec rudesse, puis il en vient à signaler avec surprise le contraste entre les sentiments du roi de France, toujours incliné du côté de la Pologne, rappelant sans cesse à ses ministres ce grand intérêt, et l’ardeur des philosophes à ne voir dans le démembrement qu’une matière à flatterie pour les copartageants. Il ne peut pas trouver éclairée cette politique des gens d’esprit, et ajoute avec une loyale tristesse qu’ils avaient désintéressé la France des destinées d’un allié séculaire, simplement à cause de ses fermes croyances. Aussi finit-il par absoudre pleinement Louis XV de son inaction, en nous le montrant, seul dans le royaume, agité du partage. Vous êtes plus rigoureux, Monsieur, et pourtant ne s’agit-il pas du prince qui conquit à sa maison le royaume de Sicile, le royaume de Naples, le duché de Parme, depuis les Farnèse toujours grandi par ses princes ? N’est-ce pas lui encore qui nous avait donné sur les mers l’Île de France, qui, à l’heure même du partage, nous donnait, sur nos confins les plus importants, la Lorraine, le comtat Venaissin, la Corse ? Quel conquérant a jamais laissé à sa nation de tels monuments de son passage ? Est-ce bien là réellement l’oubli de Fontenoy, et, j’ajouterais, de dix autres grandes journées que ce règne a inscrites dans nos annales ? Ne faudrait-il pas admirer, au contraire, cette sève patriotique qui résiste aux dérèglements mêmes, et, parmi tant de fautes, a le mérite de reporter en avant toutes nos frontières à la fois ? Comment M. de Saint-Priest, si expert en ces matières, n’a-t-il pas remarqué, dans les pièces mêmes qu’il publie, que c’est par ces accroissements soudains et menaçants que l’Europe répond aux réclamations très-positives de la France ? Ces accroissements étaient flagrants ; la Corse exigeait une armée pour se plier à son destin ; en insistant, Louis aurait été seul contre tous, ce que n’admet pas une politique sensée. Il n’avait pas même avec lui l’Angleterre, saignante et irritée des plaies de nos victoires, aux prises déjà avec le soulèvement de l’Amérique, inquiète de ces pas en avant vers l’Allemagne, vers les Alpes, vers la Méditerranée surtout ; car elle était particulièrement troublée de la possession de cette île guerrière dont Rousseau disait qu’elle allait étonner le monde. Et, en effet, la prédiction a été remplie ! Ce n’est donc pas assez de dire que Louis XV ; sur cette question, était seul dans son royaume, comme l’avoue avec justice M. de Saint-Priest ; il était seul dans l’univers. Vous serez de mon avis, Monsieur ; vous penserez que si nous oublions tout ce que Louis XV nous a donné par fidélité à l’esprit invariable de sa race, du moins ne faut-il pas y trouver un texte d’accusation contre sa mémoire. Il y aurait.de quoi décourager les rois des acquisitions territoriales !

Les ouvrages de M. de Saint-Priest sont écrits d’un style plein de mouvement et de lumière, qui en fait le charme. Ils sont rapides, clairs, spirituels. On sent combien son goût si sûr méditait assidûment l’inimitable modèle que le XVIIe siècle nous a offert de la perfection de ces qualités, naturelles à l’esprit français. Peut-être, sous ce rapport, et à tous les points de vue, son discours de réception à l’Académie est-il son œuvre la plus parfaite. Qui nous eût dit que c’était la dernière ?

Les crises politiques et sociales servent à montrer ce qui réside au fond des esprits et des âmes. L’épreuve de 1848 avait été bonne, à M. de Saint-Priest. On le vit rechercher, parmi les cris des factions, ce qu’il avait lui-même nommé « la gloire de se montrer auprès des monarchies qui tombent. » Ces sentiments étaient un héritage de famille. Les événements ne devaient lui inspirer que des pensées conformes à tous les cultes de sa maison.

C’est à cette époque que l’Académie lui avait ouvert ses rangs. Il s’inspira dignement de l’étrange situation de son pays. Il parla avec respect de tout ce qui était abattu, avec mépris ou dédain de tout ce qui était menaçant. Il fit remonter hardiment l’origine de nos malheurs jusqu’à ces temps qui avaient tenu tant de place dans ses pensées. Parlant de Rome, il n’y aperçut que le grand vide de la papauté absente, comme la monarchie absente était ce qui le frappait douloureusement parmi nous. Une rare et triste rencontre l’avait appelé à honorer en même temps deux mémoires, qui lui donnaient lieu de réunir dans un même hommage des causes réunies par la fortune dans une même adversité. Il lui fut donné de faire entendre là, sous ces voûtes, avec solennité, ses derniers vœux : c’étaient ceux tout à la fois d’un noble esprit et d’un noble cœur.

Tant de dons éminents ne se montraient dans leur éclat et leur maturité, que pour nous être aussitôt repris. Jusqu’alors son esprit si brillant, où s’arrêtait l’attention du monde, avait caché l’homme véritable au lieu de le révéler. On était loin de deviner une âme tournée sans cesse, dans la solitude et l’intimité, vers les grands problèmes de la vie humaine. Et, pourtant, il éprouvait cette inquiétude des natures d’élite dans ses plus infinies délicatesses. En même temps, l’esprit chez lui n’empiétait pas sur le cœur. Il trouva un déchirement profond dans cette religieuse mort, que vous avez dite avec tant d’émotion, d’un gendre jeune, distingué, qui devait bien porter un grand nom. Peu de jours passèrent : il y trouvait un exemple et un refuge ! Par une étrange dispensation, ce cœur, tout rempli de l’amour de son pays, avait commencé et devait finir de battre aux foyers de l’étranger ! Ce fut, sur le lit de mort, son cri de douleur. Mais, déjà, il avait chrétiennement accepté tous les sacrifices, et il laissa, pour consolation à son pays, ce grave enseignement, de grands souhaits, de grands travaux, de jeunes et nobles âmes que vos paroles tout à l’heure ont profondément touchées, et dont les soins pieux nous rendront, dans une autre génération, avec tout ce qu’il a été, tout ce qu’il aurait pu être.

Entre votre prédécesseur et vous, Monsieur, il y a une chose commune, c’est l’amour exalté, la constante sollicitude pour la patrie. Du reste, tout diffère. Presque contemporain de la révolution que vous deviez tant de fois combattre, vous êtes né au sein de cette grande bourgeoisie, trop fière pour être jalouse ; trop éclairée pour flotter au vent de l’esprit de désordre ; dans tout le cours de l’histoire, attachée à la royauté. La terreur n’eut garde d’épargner cette classe loyale et sensée. La mort plana sur votre famille. Un étudiant de vingt ans fut trouvé majeur pour l’échafaud. Vous aviez un aïeul dans cette municipalité de Sedan, dont les vingt-quatre membres périrent à la fois, comme anciens complices de M. de la Fayette. Votre père ne fut sauvé que par miracle. Votre mère manqua mourir de la mort du roi. On peut dire que, bien enfant alors, les impressions de votre berceau firent votre destinée. L’horreur de ces spectacles retint votre père, le reste de sa vie, loin des emplois publics, dans le libre exercice d’une profession qui ne fait pas de victimes, et qui les défend. Il s’y rendit considérable par quatre-vingts ans de talents et de vertus. Un seul bien et une seule gloire auraient pu manquer à sa vie : la Providence les lui donna. Il vécut assez pour se voir surpassé par son fils !

Voilà l’école qui vous forma ! Vous trouviez, sous le toit paternel, unis à une vive et ferme intelligence des intérêts présents, le culte du droit, de la justice, des lois éternelles de la Providence, des lois antiques de votre pays, le respect de ses souvenirs, celui des hiérarchies qui ont fait sa puissance, c’est-à-dire, ce qu’il y a de plus solide dans les principes sociaux, et le seul amour plein et entier de la patrie. Car celui-là ne distingue pas entre les classes ni les temps : il ne date pas de tel jour. Il ne prétend pas couper en deux le cours de notre existence nationale, et celui de notre gloire. Il étend à ce grand fleuve tout entier notre reconnaissance et notre orgueil.

On raconte que, sous l’empire, dans cette année 1812 si éclatante d’abord, une famille respectée s’était réunie pour délibérer, avec un jeune homme plein de feu et d’avenir, sur sa carrière. Tous la voulaient active, à l’instar de son esprit et du temps. Quelques magistrats conseillaient les emplois publics. Le jeune homme avait hésité jusque-là entre toutes les vocations généreuses : les autels d’abord, puis les armes, puis la poésie, qui s’était trahie par des jets brillants, et se joignait en lui à un de ces amours innés des arts où le goût se révèle, où le sentiment du beau s’exalte et se règle. Il écoutait pensif, agité. Tout à coup : « Sans doute, dit-il, je veux une existence occupée, une carrière active ; mais je la veux de tous points indépendante : je ferai comme mon père ! » Vous avez tenu parole, Monsieur. Depuis lors, quarante ans se sont écoulés ; bien des gouvernements ont passé sur la France ; vous avez été mêlé toujours aux affaires publiques, et quand, au milieu de cette solennité, votre pays vous contemple, seul peut-être dans cette enceinte vous ne portez d’autre distinction, d’autre marque de vos travaux, que la palme académique, qui vous vient de nous, et le rayon, qui vous vient de Dieu !

Voilà où je reconnais votre dénûment, Monsieur. Mais celui-là se lie à une distinction d’une autre nature. Au barreau, toutes les causes réclameront l’appui de votre parole ; orateur politique, vous n’en servirez qu’une. Votre vie entière sera dévouée à une même pensée, qu’aux jours de sa puissance vous appeliez la fidélité au principe de la monarchie ; qui, depuis, a reçu de la fortune un nom admis et respecté par tout le monde : la fidélité inviolable à l’adversité !

C’était une particularité rare et glorieuse de proposer pour but à votre carrière l’attachement à une règle perpétuelle, dans ce pays où tout passe ; le respect d’une grande idée d’ordre, qui veut la stabilité au sommet de l’État pour affermir la société entière, en présence d’une révolution toujours vivante, dont le génie est de ne reconnaître dans ce monde que des faits, en les voulant toujours changeants. On ne peut suivre le cours de vos travaux, sans remarquer qu’à quelque titre que vous vous fassiez entendre, votre langage porte partout l’empreinte de vos maximes. Chez vous, le jurisconsulte et le citoyen se confondent. Vous ne distinguez pas l’application des lois, des lois elles mêmes. Fidèle aux grandes définitions de la jurisprudence, vous ne séparez point des choses que Dieu a unies.

C’est un devoir de le dire, en ce lieu où on recherche les sources de l’éloquence : là est le principe de vos succès. L’art de la parole ne se contente pas, pour ressorts, de la dialectique, du style, de la pensée même. Il lui faut une foi sincère, une noble cause, ce que les maîtres de l’antiquité appellent trop vaguement la vertu. Alors, l’artiste disparaît. Le penseur se transforme. L’homme se montre, l’homme public, qui aura sa part des fautes, mais qui, selon votre belle expression, ne se laissera pas gouverner au vent de la fortune.

L’ère de 1814 marqua vos débuts. Vous deviez entrer dans la carrière avec tout cet ordre d’institutions et d’idées qui vous était cher : la chaîne des temps renouée, les lois appuyées à la loi fondamentale de la monarchie, l’ancienne société et la nouvelle appelées à mettre au service de l’avenir des forces trop longtemps divisées, la liberté fondée après tant de tourmentes, nobles perspectives où se reposait le monde ! On sait quel trouble y apporta l’orage des cent-jours. Votre première apparition eut lieu alors. Elle fut solennelle. La France, en apprenant à vous connaître, sut qu’ayant des opinions ardentes, votre cœur et votre raison les gouvernaient. Le temps devait faire voir, de plus en plus, que vous saviez vous séparer de vos amis sans vous séparer de votre cause, que le dissentiment ne vous était ni l’occasion de l’inconstance, ni le prétexte de l’infidélité.

Désormais, vous comptiez dans les affaires publiques, et la France d’alors, qui avait connu tous les déchirements et toutes les proscriptions, animée par une longue contrainte autant que par une catastrophe cruelle et des désastres récents, n’était que trop ce que vous venez de nous la montrer à grands traits : mal préparée par la révolution et le pouvoir absolu aux retentissantes et pacifiques libertés du gouvernement représentatif ; divisée en partis, qui cherchaient dans les institutions nouvelles des armes pour leurs passions, plus que des garanties pour leurs droits ; les uns n’y voyant que des instruments pour affronter le trône, les autres pour le maîtriser ; tous poussant aux tempêtes, les cœurs fidèles sans connaître les périls du présent, les esprits éclairés sans calculer ceux de l’avenir : génération agitée, qui portait en soi toutes les conditions de la discorde et des révolutions, comme aujourd’hui, renouvelées, instruites, grandies dans les mêmes mœurs et le même état social, sous les mêmes lois et les mêmes couleurs, les nôtres ne peuvent avoir que des motifs de rapprochement et des besoins de stabilité !

Dans cette mêlée des esprits et cette nouveauté des institutions, la justice fut sans cesse invoquée pour fixer le sens des lois et les revêtir de sa puissance. Monarchique avec des idées de liberté intrépides, vous portiez dans ces difficultés des clartés soudaines, des solutions imprévues, une sorte de jugement supérieur et une puissance de discussion qui firent bientôt autorité. Les litiges de la presse vous donnèrent lieu de traiter ainsi avec éclat toutes les questions orageuses d’un régime qui s’appuyait aux siècles, et n’avait pas de précédents. Ils amenèrent sous votre patronage les plus grands noms du temps, Lamennais au faîte de sa renommée, Chateaubriand au déclin de sa vie ; qui sais-je encore ? On comprend que, tout à l’heure, les souvenirs de la Sainte-Chapelle vous soient revenus à la pensée. Votre parole grava ce nom dans la mémoire publique, le jour où vous aviez à vos côtés l’auteur du Génie du Christianisme, sous les voûtes du palais et à quelques pas de la chapelle de Saint-Louis. Ce plaidoyer est de ceux qui restent, Monsieur ; c’est votre discours pour le poëte Archias.

Peut-être faut-il placer plus haut encore votre défense de ce prêtre, au génie extrême, qui ne devait comprendre que les cimes inaccessibles ou le fond des abîmes, quand, d’une main hardie, mettant en présence les temps, les pouvoirs, les droits, vous découvrîtes aux regards étonnés les problèmes que présentaient les rapports de l’ordre religieux et de l’ordre politique, dans l’état libre de la France. Les succès qu’il vous arrivait d’obtenir sur un pouvoir ami, peuvent consoler les gouvernants d’une autre époque, d’avoir fait à leur tour, quelquefois, les frais de vos triomphes.

Mais vous n’aviez pas seulement l’attribution de la monarchie, de la liberté, de l’Église, de la gloire ; je pourrais ajouter des grandes questions pratiques qui tiennent tant de place dans la société moderne, et où vous saviez déployer une rare puissance. Qui, plus que vous, a connu la gloire des débats criminels ? C’est là que se dépensent sans mesure ces deux forces essentielles de l’éloquence judiciaire, la réflexion qui sait, coordonne, se souvient, discute, prouve, est invincible, et l’émotion vraie, profonde, communicative, qui est plus invincible encore. C’est là aussi qu’il faut avoir suivi les princes du barreau, parmi les impressions contraires des intéressés, de l’auditoire, des magistrats, remuant avec la double puissance du sentiment et de la raison les profondeurs de la conscience ! Cette assemblée, qui vient de vous entendre pacifique et charmé, serait trop surprise si j’essayais de dire combien, une fois dans le redoutable sanctuaire, les plus maîtres d’eux-mêmes, quand ils voient la dignité d’une femme, la vie d’un homme, la fortune et la renommée d’une famille livrées au hasard des effets de leur discussion et de leur talent, dans un drame saisissant, parmi vingt incidents tragiques, après quatre, après cinq heures d’une de ces plaidoiries brûlantes où l’homme passe tout entier dans sa parole, peuvent arriver à être ardents et terribles ! Cicéron parle de la crinière du lion, et c’est l’œil en feu de l’orateur qu’il y compare. Ici, c’est l’orateur même qui donne l’idée de ce roi irrité du désert, ou plutôt (car l’homme a tort toutes les fois qu’il se compare à autre chose qu’à lui-même) c’est un de ces moments où, s’élevant par d’impétueux élans, par d’inépuisables éclairs, au-dessus de tous les parallèles, laissant le créateur à froid loin de lui, l’orateur inspiré donne la plus haute idée que l’imagination puisse comprendre des forces de l’âme et de l’intelligence humaines !

Comment oublier qu’il vous a été donné, par l’effet de nos malheurs, de retrouver à travers nos ruines une image du barreau antique, quelque chose de ces clientèles qui comprenaient les royaumes et les rois ? Qui ne sait que vous avez eu le rare honneur de voir successivement votre assistance réclamée par tout ce qui a régné sur la France ; les princes que vous aviez aimés, ceux que vous avez à regret combattus, d’autres encore ! Je détourne mes regards, je ne veux pas voir tous ces grands clients à vos côtés. Que j’y trouvasse les adversités en qui se réunissent tous les cultes de ma vie, que j’y trouvasse la puissance, l’ordre du monde est trop atteint par ces témoignages de nos vicissitudes. L’âme ne se relève qu’en entendant retentir, de votre voix éclatante, sous les voûtes du vieux palais de la justice, ces mots tutélaires, et, grâce à Dieu, immuables : Forum et jus !

Sans doute, forum et jus ! le droit et la justice, premiers besoins des nations, intimes instincts d’un peuple dont la constitution judiciaire a tenu une si grande place dans ses destinées, fidèles attributs de ce séculaire barreau qui est une des gloires et une des libertés de la France ! C’est par là que votre profession vous a été chère toujours, que partout vous vous êtes montré fier de votre Ordre, comme il l’est de vous. On l’a vu à deux reprises vous placer à sa tête ; et le nouveau bâtonnier (Me Bethmont, 4 novembre 1884), en exprimant une de ces nobles craintes : « qu’on ne s’aperçût qu’après avoir été si haut, le bâtonnat, par une loi de ce monde, ne pouvait que descendre, » disait éloquemment : « D’autres peuvent admirer comme nous son talent, dont nous avons été si fiers de voir l’éclat rayonner au faîte de l’ordre ; mais nous avons, plus que personne, sujet de l’honorer et de l’aimer, nous, anciens qui, à l’œuvre, avons pu reconnaître son religieux amour pour nos règles ; vous, jeunes confrères, qui deviez vous étonner de le voir, dans les grandes préoccupations de sa vie, suivre si assidûment les travaux de la vôtre, pour vous initier aux secrets de ce grand art qui, de nos jours, n’a pas connu un plus grand maître ! »

Qu’ajouterais-je ? Le suffrage des pairs est à la fois le plus sûr, le plus glorieux et le plus doux de tous.

Cependant, la tribune vous attendait. Vous lui fûtes donné le jour même où le permettaient les lois, il y a vingt-cinq ans, à un moment solennel. La monarchie avait fermé les plaies de la France ; ses armes avaient assisté l’Espagne, affranchi la Grèce, rendu la sécurité à la Méditerranée, en paraissant sur le sol africain pour une grande conquête ; c’étaient ses institutions qui nous avaient appris tout ce que nous savions de gouvernement représentatif, voilà les pensées où pouvaient se fonder vos plus grands espoirs, et, par la fatalité des principes contraires qui étaient aux prises encore, vous ne deviez paraître dans nos assemblées, que pour voir sa chute soudaine ; pour marquer, avant les événements extrêmes, une douloureuse prévoyance ; après, un loyal courage. La première fois que M. Royer-Collard vous avait entendu, il s’était écrié que vous étiez une puissance. Je m’assure que le mot, dans ce moment, ne trouva pas le chemin de votre orgueil ! Il ne vous fit sentir que votre faiblesse, par cette amère douleur des esprits convaincus et des âmes dévouées d’avoir devant vous un de ces courants d’opinion qu’aucune main ne domine, qu’on ne surmonte, quelquefois, qu’à la condition de s’y confier, que votre voix était impuissante à détourner de sa route.

Il y eut là toute une première époque, tout un rapide intervalle d’agitation et d’incertitude, où la société même fut eu cause, où les idées et les passions, dont nous avons vu depuis la victoire, disputaient l’empire à la royauté du 9 août. Sans vous unir avec ceux qui travaillaient à fonder l’ordre nouveau, afin de conjurer les périls qu’on pouvait mesurer dès lors, votre voix, cependant, signala chaque jour, d’une façon intrépide et utile, les entreprises qui menaçaient de dominer les lois et les pouvoirs. Vous n’aviez pas d’alliés encore ! C’était un combat désespéré au milieu des ruines et superbe, sinon pour nous aider à sauver tout ce qui était resté debout, du moins pour marquer à tous les yeux le niveau où le flot soulevé prétendait monter.

Parmi ces épreuves, le gouvernement s’était constitué. Autour de lui, et à son exemple, s’engageait, dans les chambres et dans la nation, la lutte héroïque qui devait marquer à la révolution un point d’arrêt de dix-sept années, et fournir l’une des plus grandes expériences de gouvernement représentatif que le monde ait connues. Aux amis de l’ordre et des lois s’offraient des routes différentes. L’histoire dira de quel éclat vous avez su semer la vôtre. Elle comptera vos grandes journées. Je ne fais que la devancer, en disant que le contraste de l’ardente discussion de tout ce qui passionnait la pensée publique et de l’esprit supérieur des affaires, vous fit promptement, comme au barreau, une situation grande et distincte dans le parlement. Parmi bien des modèles excellents, les intérêts positifs de notre société n’avaient pas d’orateur plus pratique, plus saisissant, et le lendemain la politique vous retrouvait vous-même ; ou plutôt, non ! elle ne vous avait pas quitté. Quels que fussent les sujets, vous saviez bien que vous faisiez sentir à votre pays quelles forces, naturellement amies de l’autorité, manquaient à la libre action du pouvoir et au jeu journalier des institutions : car le propre de la monarchie représentative est d’avoir besoin, dans une société combattue comme la nôtre, de l’accord des classes éclairées et des forces conservatrices, partout et toujours. Ceux qui, depuis nos dernières subversions, sont allés assidûment et fidèlement se nourrir, auprès du feu roi, des entretiens de son exil et des leçons de sa sagesse, savent qu’il n’avait pas de plus constant sujet de méditation.

Je puis le dire : pendant les dix-huit années, en vous suivant du regard, avec une juste admiration, dans tant de débats où vous portiez tout ce que l’éloquence peut avoir d’empire et de prestige, en vous sachant gré de contribuer, pour votre part, à revêtir le gouvernement représentatif de toute sa magnificence, même pour nous créer des difficultés de plus, combien de fois n’ai-je pas pensé qu’avec la faiblesse du corps social et les faciles entraînements du génie français, les gouvernements ne pouvaient éternellement mener de front deux guerres : contre les éléments de désordre conjurés, et contre les éléments d’ordre dissidents ! Vous-même vous faisiez entendre de lointains présages. Il arriva que le nom de la république tonnât dans votre bouche, comme la fatalité inflexible des principes qui avaient prévalu un jour, des pentes où était la France ! En cela, vous aviez trop d’avantages : car votre dissentiment aidait à vos prophéties.

Un ancien très-illustre, exposant les règles du gouvernement par l’éloquence, distribue les âmes en plusieurs classes qu’on doit étudier pour appliquer à chacune le régime oratoire le plus favorable. Je me persuade que l’âme française est, en effet, à part, qu’il faut un langage exprès pour elle, et ce sont les nobles cordes que l’orateur doit savoir chercher et saisir ! Il est tenu de parler à la passion, à la fierté, au dévouement, au courage, plus qu’à la froide raison ; il a prouvé assez, quand il a ému ; et personne n’eut ces dons plus que vous ! Comment aussi ne pas penser que ce doit être une grande joie de se sentir en communication avec un tel auditoire, de trouver tant d’échos pour les grandes pensées, d’avoir le droit d’être plus fier de son pays en l’étant justement de soi-même ? Vous pourriez nous le dire. Qui l’a su autant que vous ? Vous ne me permettriez pas de relire le moindre des hommages qui vous étaient adressés des extrémités contraires de l’horizon. Un autre eût été enivré. C’était votre gloire de ne pas l’être. Il fallait vous voir, les jours solennels, passer et repasser devant cette tribune que vous alliez remplir, inquiet, agité, hésiterais-je à dire timide ? C’est le mot de Cicéron parlant de Crassus, parlant de lui-même aussitôt après. Pourquoi non ? Les âmes supérieures mesurent les obstacles et le but, au lieu de se mesurer elles-mêmes. Et plus le but est placé haut, plus les obstacles grandissent à leurs yeux.

Vous rencontriez éminemment autour de vous ce qui impose, mais élève : c’était de n’être pas seul sur ce grand théâtre, de savoir quels autres combattants vous y attendaient, si puissants et si divers que jamais peut-être nation ne se vit dans le même temps, comme la France à ses deux tribunes, de tels représentants et de tels interprètes. J’exprimerai fidèlement la pensée de la compagnie, en disant avec regret que tous n’ont pas pu se presser autour de vous ; qu’entre d’autres absences involontaires, un grave accident a atteint un de ceux (M. Thiers) qui devaient aujourd’hui vous faire accueil et s’asseoir auprès de vous. Nous pouvons le dire : nous avons connu dans toute sa grandeur, ce que l’orateur romain appelle si bien : Certamen honestum et disputatio splendida ! L’époque en restera marquée, dans le plus lointain avenir, d’un sillon de gloire.

Gloire véritable, en ce que la discussion parlementaire, pendant ces dix-huit années, n’a rien détruit et a tout maintenu. Elle maintint l’ordre, les lois, la paix, les premiers biens des nations. Elle donna pour appui à cette politique le vaste état militaire et le vaste état naval qui font aujourd’hui la dignité de la patrie et l’envie du monde. Elle y joignit, sans s’arrêter aux sacrifices, l’occupation entière de l’Algérie, le protectorat de la Grèce, la constitution d’un État nouveau et ami à nos portes, vingt grandes actions de guerre, des expéditions glorieuses dans le monde entier, le drapeau de la France planté au centre de l’Océanie, de ce nouvel univers où, à présent encore, par une semblable sollicitude, d’autres établissements français vont s’appuyer au premier de tous. Que de créations utiles ou superbes elle voulut, dont on incrimina longtemps la magnificence ! Dirai-je ce qu’elle fit pour la religion, les sciences, les lettres, tout ce qui est l’âme et le génie d’un peuple ? Non ! elle n’a été ni anarchique, ni avare, ni matérialiste ; et c’est à dessein, Monsieur, que je rappelle devant vous ses actes, car vous y avez votre part. Vous n’avez pas toujours combattu. Défenseur d’une grande pensée et d’une grande gloire, vous avez voulu les munificences fécondes, l’armée puissante, la flotte conforme aux traditions de Louis XVI et de Louis XIV, le siège de saint Augustin relevé après 1,400 ans à l’ombre de nos armes, la conquête africaine enfin étendue à ses extrêmes limites. Quand vous lisez, dans un bulletin de victoire, que les fantassins terribles de l’assaut de Constantine sont les premiers soldats du monde, et, dans un rapport de siège difficile, que ceux de nos régiments qui touchent la terre d’Afrique sont les plus promptement acclimatés aux souffrances et aux périls, vous aussi vous pouvez dire, suivant l’expression de ce garde des sceaux de Louis XIII qui sembla vous pressentir, et dont naguère vous proposiez l’éloge au jeune barreau de France : « Mon pays ne saura gagner victoire que je n’aye part à ses trophées ! »

Enfin, après la plus longue durée qu’ait vue la société nouvelle, à pareil jour que celui où nous sommes et presque à ces mêmes heures que nous venons d’entendre sonner sur nos têtes, la révolution reprit sa marche ; elle réunit les deux chartes et les deux royautés dans un même destin, en apportant, avec tous les maux et tous les périls qu’on avait prévus, la foule des enseignements et des résultats inattendus qui étaient le secret de Dieu. Le pouvoir, les libertés, l’ordre social furent entraînés. Seule, la discussion survécut à la tempête et elle sauva la France. Les assemblées qui sont venues alors, ces assemblées souveraines vous ont donné un plus grand rôle, qui sera un de vos premiers titres d’honneur dans l’avenir. C’était le temps dont votre prédécesseur disait, à la place où vous êtes, que l’acte le plus courageux était de « ne pas désespérer des destinées humaines ! » Vous eûtes ce courage. La France vous compta dans cette élite incomplète, mais intrépide et fière, de grands esprits et de grands cœurs, qui empêchèrent la société d’arriver au fond des abîmes. Les uns éprouvés dès longtemps, les autres nouveaux et déjà supérieurs, rendirent à la France, par la parole, par l’épée, par le gouvernement, de ces services que dans une nation personne ne peut oublier. Les finances, les affaires religieuses, les questions de droit, des questions d’honneur, vinrent comme d’elles-mêmes se placer sous votre main. On put vous attribuer, on put attribuer à d’autres encore cette gloire du grand magistrat, je m’aperçois que je puis dire de Mathieu Molé, dont on disait, en 1648, exactement deux cents ans auparavant, qu’il n’avait jamais mieux parlé que dans le péril.

Dans le naufrage prolongé de la patrie, quand tout restait incertitude, vous aviez une marche tracée. Peut-être aussi jamais votre parole n’eut-elle de plus grandes fortunes. Si une faction sans croyances vous jette une affirmation hautaine, vous lui lancez ce mot où toute la philosophie se résume : « Vous êtes des hommes de doute ! et vous prétendez savoir où est la vérité ! » Si on discute une question religieuse, si on vous demande ce qu’est l’Église, vous trouvez cette définition si simple et si forte : « C’est la société des âmes que les mêmes croyances lient devant Dieu ! » Si des déterminations sont à prendre à l’égard de cette république, qui ne laissait d’autre doute que de savoir auquel de nos gouvernements monarchiques elle ramènerait la France et par quels chemins, vous vous élevez plus haut encore.

Quelque part, traitant des plus beaux modèles connus de l’éloquence, Voltaire place au-dessus de tous les autres ce passage de Massillon, où, entr’ouvrant en quelque sorte la voûte du temple, l’orateur fit apparaître tout à coup aux yeux de l’assistance éblouie, et rendit, pour ainsi dire, visibles les symboles qui remplissaient sa pensée.

Il vous fut donné d’avoir un de ces mouvements, de montrer à la république étonnée qu’allait désavouer la France, une de ces images ; et, si l’universelle émotion n’a servi qu’à votre gloire, si la France s’est arrêtée sous un autre abri, nous sommes bien sûrs que vous vous retranchez dans ce que Démosthène appelait son hardi paradoxe, quand il disait qu’il avait conseillé les Athéniens, sans se demander si la bataille de Chéronée serait gagnée ou perdue, sans consulter les oracles de la fortune mais en consultant ce qu’il croyait conforme à leurs lois, à leurs mœurs, à la mémoire de leurs aïeux, à l’intérêt de leur postérité. Tout le monde n’a pas à son usage les paradoxes et les exemples de Démosthène !

Et maintenant, Monsieur, après avoir brillé aux premiers rangs du barreau de France, aux premiers rangs de nos grandes assemblées sous trois régimes, après avoir protesté contre la chute d’un grand principe en 1830, en 1848 contre les périls de tous les principes, et contribué d’une main ferme à sauver l’État, d’une voix ferme donné votre avis sur les destins publics, ne dites pas à cette assemblée, qui se lèverait tout entière contre vous, que vous ayez disparu avec le théâtre de vos labeurs ! De ce calme et studieux asile où vous suivent les regards publics, employez vos méditations fécondes, à l’honneur de ces institutions auxquelles vous teniez par amour des garanties autant que par instinct de gloire, et qui ont à la fin partagé la chute des édifices dont elles avaient cru pouvoir impunément séparer leur fortune. Recherchez pourquoi elles sont tombées, afin de l’apprendre à votre pays, avide, vous le voyez, de vos enseignements ; et peut-être trouverez-vous que Montesquieu, au dialogue d’Eucrate, en a donné la raison, quand il a dit que, « quel que soit le prix de cette noble liberté, il faut savoir le payer aux dieux ! » Notre malheur a été une grande méprise. Nous avons cru que ce prix à payer, c’était de renverser sans merci tous les obstacles, par conséquent d’immoler autrui toujours ; nous, jamais ! Et le prix qu’il faut savoir payer à Dieu, c’est de se vaincre soi-même, d’estimer, à l’égal de la liberté, les droits qui sont sa source, et les devoirs qui sont sa sanction. C’est surtout de renoncer à couvrir du nom de la nécessité nos entraînements contraires, en apprenant qu’il n’y a dans le monde qu’une nécessité véritable, mais celle-là inflexible et éternelle : c’est LA JUSTICE !