Inauguration de la statue de Corneille, à Rouen

Le 19 octobre 1834

Pierre-Antoine LEBRUN

DISCOURS PRONONCÉ PAR M. LEBRUN,

POUR L’INAUGURATION DE LA STATUE DE CORNEILLE,
À ROUEN,

LE 19 OCTOBRE 1834.

 

La députation était composée de MM. LEBRUN, directeur de l’Académie, Alexandre DUVAL, Casimir DE LAVIGNE, Charles NODIER et MICHAUD.

 

 

MESSIEURS,

L’Académie française, conviée à cette fête nationale., ne pouvait manquer de répondre au vœu qui lui a été si dignement exprimé, et de venir dans la patrie de Corneille, déposer au pied de sa statue le tribut de respect et d’admiration qu’elle doit au premier de nos poëtes et au plus grand de ses ancêtres. Elle a voulu que plusieurs de ses membres et son directeur à leur tête, la représentassent au milieu de vous. L’honneur que j’ai de présider en ce moment cette illustre compagnie me devient bien grand, Messieurs lorsqu’il m’appelle à prendre la parole en une si solennelle circonstance, et à exprimer à la ville qui donna naissance à Corneille et qui lui consacre aujourd’hui une statue, la reconnaissance des lettres et la sympathie de toute la France.

Je ne disputerai pas aux compatriotes de Corneille le droit de parler ici de tout ce qu’avait fait pour la gloire de notre pays, le père du théâtre, le créateur de nos trois scènes le maître de notre langue poétique, ce génie si naïf conduit par une méditation si puissante d’autant plus grand qu’il reconnaît des lois et qu’il sait être libre avec elles ; poète vraiment extraordinaire, que la France ne craint pas de nommer devant toutes les autres nations et qui à côté de Louis XIV, a reçu de l’admiration contemporaine le titre de Grand, consacré par la postérité. C’est à vous surtout, Messieurs, qu’il appartient de rappeler tant de chefs-d’œuvre, ses titres à une immortelle renommée. Ils sont en quelque sorte pour vous des titres de famille et il vous sied d’en parler avec vanité. Ce n’est pas un médiocre honneur pour une ville d’avoir produit un tel homme, et Rouen montre combien elle en est digne par le culte qu’elle lui rend et par les hommages dont elle l’environne. C’est un noble et beau spectacle que celui de cette population entière qui se presse avec recueillement autour de la statue de Corneille, sur cette esplanade qui domine le fleuve, sur ces quais, sur le pont de ces navires pavoisés, et qui semble placer les prospérités de son industrie sous le patronage de la gloire.

Sans doute Corneille n’avait pas besoin de ces honneurs ; il a pris soin de s’élever à lui-même des statues impérissables, qu’il a placées sur le théâtre comme sur un piédestal, et qui y resteront éternellement debout sous le nom du Cid et d’Horace, de Cinna et de Polyeucte. Mais cette manifestation publique de l’admiration qu’il inspire, si elle ne peut rien pour l’honorer, nous honore du moins nous-mêmes, et témoigne que le génie ne nous trouve point ingrats. Elle proclame hautement que si nous admettons dans nos temples des dieux étrangers, du moins nous adorons avant tout les objets de notre propre culte. Et, bien plus, la statue de Corneille élevée aujourd’hui à Rouen comme celle de Racine naguère à la Ferté-Milon, ne semblent-elles pas des protestations éclatantes contre les usurpations d’un goût qui se trompe et les erreurs d’une scène qui se pervertit ? Dans cette époque de crise de doute et d’aberrations littéraires quand les saturnales impudiques sont montées de toutes parts sur le théâtre, c’est sans doute un enseignement utile que cet hommage solennel rendu au grand poète qui sauva la scène du chaos et y ramena avec toute la puissance du génie, l’ordre, la raison et la pudeur.

L’Académie française, conservatrice héréditaire de la langue et du goût, se plaît à consacrer ici ces publiques protestations par l’autorité de sa présence. L’Académie, qui a vu le grand Corneille assis trente-sept ans au nombre de ses membres, et qui lui a dû tant de gloire, lui doit l’hommage de toute la sienne. Et quand je parle ici de gloire et d’autorité, regardez plus haut que le lieu où je parle ; ne voyez pas ce que nous sommes, nous hommes de lettres plus on moins obscurs, et tout effacés en ce moment par les rayons oui descendent de ce piédestal ; ne regardez pas même la génération académique qui nous envoie ici la représenter : regardez par delà ; voyez cette succession non interrompue de grands hommes qui se suivent de génération en génération, tons ces conservateurs du goût, tous ces maîtres du langage, tous ces instituteurs du peuple historiens, philosophes, orateurs, poëtes, qui ont par leurs ouvrages élevé si haut notre pays, et qui ont fait de notre belle langue la langue de toute la civilisation européenne. L’Académie française, c’est l’ensemble de ces beaux génies, c’est Voltaire, c’est Montesquieu, c’est Bossuet, c’est Despréaux, c’est Racine, tous les grands hommes de la patrie qui viennent entourer de leur gloire celui qui leur a ouvert la route, et saluer dans Corneille leur doyen, leur maître et leur père.