Discours de réception de Charles Brifaut

Le 18 juillet 1826

Charles BRIFAUT

M. Brifaut ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le marquis d'Aguesseau, y est venu prendre séance le jeudi 18 juillet 1826, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Les littérateurs célèbres paraissent au sein de l’Académie française précédés par des chefs-d’œuvre ; je m’y présente appuyé de vos seuls bienfaits. C’est pour eux un pays de conquête ; pour moi, Messieurs, c’est la terre de l’hospitalité. J’y viens méditer à l’ombre de vos trophées ; j’y viens, consultant tour à tour chacun de vous, demander des lumières à la philosophie, des leçons à l’histoire, des mouvements à l’éloquence, des vérités à la morale, des règles à la critique, des inspirations à la poésie ; heureux si je pouvais surprendre à l’école de mes maîtres quelques-uns des secrets de leur génie, et justifier dans l’avenir l’honneur d’une adoption qui me cause autant d’embarras qu’elle m’inspire de reconnaissance.

La reconnaissance, vous le savez, Messieurs, a des attributs qui la distinguent. Le faste et le bruit ne l’accompagnent point. Timide et voilée, comme la pudeur, elle s’exprime avec des demi-mots, craint de déplaire en remerciant, d’offenser par des éloges, et préfère à la jouissance éclatante de se montrer sans réserve le plaisir délicat de se laisser deviner.

Vous m’avez entendu, Messieurs. Vous entretenir davantage du sentiment dont mon âme entière est pénétrée, ce serait continuer à vous parler de moi. Je me hâte d’aborder un sujet plus digne de vous, plus digne du public qui m’écoute.

Il est des noms qui disent tout : sitôt qu’on les a prononcés, l’éloge est fait. Mon prédécesseur eut le bonheur de porter un de ces noms-là : il s’appelait d’Aguesseau.

Ici je m’arrête. Mille souvenirs m’assiègent et me pressent. J’aperçois la vénérable figure de l’aïeul qui vient se placer entre le petit-fils et moi. Une vie de gloire et de vertu se développe à mes yeux ; et, par un mouvement involontaire, je m’incline devant la sainte image de ce grand homme, de cet illustre chancelier qui fut, pendant près d’un siècle, l’oracle de la magistrature, le modérateur entre la nation et le trône, le modèle des hommes d’État, et surtout des hommes de bien ; pieux à force de lumières, tolérant à force de piété ; toujours simple dans la grandeur, toujours pur au milieu de la corruption ; également incapable ou de trahir son devoir pour plaire à l’autorité, ou de résister à l’autorité pour se populariser dans l’opinion ; exilé deux fois par l’intrigue des cours, deux fois rappelé par l’estime du prince, génie aussi prudent qu’éclairé, qui porta d’une main sûre le flambeau de la sagesse dans l’abîme des lois, poursuivit de grands abus avec cette circonspection qui ne veut rien compromettre, et les détruisit avec cette persévérance qui finit par triompher de tout ; se joua innocemment parmi les fleurs de la littérature, sans descendre des hauteurs de l’administration ; parcourut toutes les régions des connaissances humaines, non dans le vain désir d’agrandir sa pensée, mais dans le noble espoir de perfectionner son siècle ; fit servir ses talents au triomphe de ses vertus, sa gloire au bonheur public, et sa vie à l’éternelle instruction des ministres, des citoyens, des magistrats et des sujets.

Que si-nous entrons avec lui dans l’intérieur, j’allais dire dans le sanctuaire de sa maison, le père de famille va se montrer à nous aussi respectable que le législateur nous a paru imposant. C’est un autre spectacle, Messieurs, c’est un égal sujet d’admiration.

Qui n’aimerait à reposer ses yeux sur ce chaste tableau des mœurs d’un autre âge ? Qui ne se plairait à suivre le chancelier d’Aguesseau sous les ombrages de Fresne, où la science et la vertu semblaient se réfugier avec lui, comme elles accompagnaient ces sages de l’antiquité fuyant la frivole perversité des villes, pour retrouver leur âme dans la solitude, et féconder leur pensée par la méditation ? C’est là que, sans pompe, sans cortège, affranchi des hommages de la flatterie qu’il dédaigne et des sollicitations de l’importunité qu’il plaint, ce vrai philosophe chrétien, tantôt par des entretiens sublimes, tantôt par de graves lectures, instruit son fils à tout sacrifier au bien public. C’est là qu’il lui fait jurer d’opposer sans cesse les lois immuables de la justice aux capricieuses volontés de l’arbitraire, de ne cacher la vérité ni au souverain ni au peuple, qui en ont souvent une égale crainte et toujours un égal besoin ; enfin, de n’user de la portion d’autorité dont il peut un jour être dépositaire, que pour faire bénir la source auguste d’où elle émane, jaloux de la conserver tant qu’elle sera entre ses mains un gage de .protection et d’utilité, tout prêt à y renoncer dès qu’on voudra qu’il en fasse un instrument de ruine ou d’oppression.

Ainsi la grande image de la patrie était incessamment devant les yeux du digne successeur de l’Hôpital. Ainsi c’était en présence même de la France qu’il formait pour elle le fils dans lequel il devait revivre. Ses exhortations, ses exemples, ses écrits, tout respirait le sentiment patriotique dont il était animé. Et quelle noble jouissance pour le vertueux chancelier, en contemplant les progrès de son élève ! Quel charme dans les relations de chaque moment entre les hôtes de cette demeure presque sainte ! quelle paix au fond des cœurs ! quelle sérénité sur les visages ! Pas un moment perdu pour le travail, pas une pensée dérobée à la vertu, pas un sentiment qui ne fût celui du devoir.

Descendre d’un tel homme, quel magnifique titre d’honneur, et en même temps quel immense fardeau d’obligations ! L’académicien auquel je succède fut, par sa naissance, dévoué à la vertu et à la gloire. Il accepta ce double engagement, et, j’en atteste vos souvenirs, il sut assez bien payer sa dette à la mémoire de son aïeul et à la France, pour que ni l’une ni l’autre n’eussent rien à lui redemander.

Revêtu, jeune encore, de ces fonctions délicates et pénibles, brillantes et épineuses, par lesquelles son grand-père préluda aux sublimes destinées qui l’attendaient dans la première place de l’État, M. d’Aguesseau eut, ainsi que lui, le don d’attirer sur sa personne les regards du public et l’estime de sa compagnie. Étonné de trouver en lui ce zèle éclairé, cette probité scrupuleuse, ces ressources de l’éloquence et ces richesses du savoir, qui semblaient transmis au nouvel avocat général, comme une portion sacrée de son patrimoine, plus d’un vieux magistrat, à l’exemple de Denis Talon, devinant, un siècle auparavant, le grand chancelier dans le brillant orateur, fut tenté de s’écrier à son tour : Je voudrais finir comme ce jeune homme a commencé !

Apportant dans les relations sociales autant de grâce et de politesse qu’il mettait de sagesse et d’intégrité dans l’exercice des fonctions publiques, M. d’Aguesseau sut se faire des amis après s’être créé des admirateurs. Aux heureux dons de l’extérieur, il joignait un caractère facile. Le goût des lettres l’appelait naturellement vers leur sanctuaire : d’abord néophyte, il devint bientôt initié. L’Académie française l’admit dans son sein.

Il est le dernier, Messieurs, de cette ancienne Académie fondée par Richelieu, par ce géant antiféodal qui aimait les hommes de génie comme on aime ses pairs, avec passion, mais non sans jalousie ; protégée ensuite par Louis le Grand, ce monarque politique, administrateur et conquérant, qui imposa la gloire à son siècle et l’admiration à tous les autres ; anéantie après cent cinquante ans par la tyrannie révolutionnaire, encore plus ennemie de la supériorité du talent que de celle des titres ; et enfin reconstituée de nos jours, avec ses nouveaux membres et ses premiers règlements, par le roi législateur, auquel il fut donné de rajeunir toutes nos institutions et de rétablir toutes nos libertés.

J’ai parlé de la tyrannie révolutionnaire. Hâtons-nous de traverser l’époque où elle triompha parmi nous. M. d’Aguesseau ne fut point au nombre de ses victimes, elle eut une heureuse distraction, elle l’oublia, ou plutôt il s’en fit oublier. Caché dans cette terre de Fresne, qui devait être pour lui un tranquille refuge comme elle avait été une retraite glorieuse pour son aïeul, il y laissa passer le temps des orages entre sa famille et quelques amis parmi lesquels la destinée, qui lui voulait du bien, avait placé l’un de vous, Messieurs, courtisan plein de grâce, diplomate plein de dignité, poëte ingénieux et fin, historien philosophe et élégant, fils d’un guerrier qu’on vit signaler dans les camps la valeur de Thémistocle, dans les conseils la rigidité d’Aristide, et père d’un autre homme de guerre, qui, à l’exemple de Xénophon, retraça dernièrement avec tant d’énergie les prodiges d’une retraite plus étonnante et plus glorieuse que celle des Dix mille. Attaché par une étroite alliance à M. d’Aguesseau, celui dont je parle, et que vous avez tous nommé, ne l’abandonna point, de même qu’il n’en fut point abandonné au milieu des dangers qui les menaçaient également, puisqu’ils étaient également hommes de bien.

Plus tard, M. d’Aguesseau reparut et prit place dans les rangs d’une nouvelle magistrature, créée par le gouvernement consulaire. Pour la présider on voulut sa personne, et son nom pour la décorer. Successivement juge, diplomate, sénateur, il se vit enfin transféré par la restauration à la chambre des pairs, où la mort l’a surpris courbé sous le poids des infirmités plus que sous le fardeau des ans, négligé par la renommée, pour laquelle il ne faisait plus rien, mais visité par la vertu, pour qui on peut toujours faire quelque chose.

Avec lui, Messieurs, est prête à s’éteindre une race respectable à la France, à l’Europe, à l’humanité. M. d’Aguesseau ne laisse qu’une fille, qui sent tout le prix de son nom, mais qui ne pourra le transmettre à ses héritiers. Qu’importe ? Ce nom, devenu immortel, est entré dans le patrimoine de notre pays ; c’est au milieu des louanges qu’il traversera les générations ; le siècle qui passe le léguera aux pieux hommages du siècle qui doit lui succéder ; il suffira de le prononcer pour émouvoir à l’instant tous les cœurs, pour arracher des larmes d’admiration de tous les yeux.

Gloire à la haute magistrature française qui, durant tant de siècles, enrichit l’État d’honorables familles, dignes de figurer auprès de celle dont l’éloge est aujourd’hui dans ma bouche et dans votre pensée ! Gloire à cette haute magistrature française qui, toujours libre et jamais factieuse, puisant son indépendance dans son désintéressement et sa considération dans son indépendance, s’éleva par degrés entre le trône et la nation, comme une médiatrice nécessaire, pour resserrer le lien entre la nation et le trône ! Aux jours d’obéissance, on la voit, le code de nos lois à la main, soutenir, aux pieds du souverain même, nos libertés civiles et religieuses contre d’ambitieuses tentatives, qui viennent échouer devant sa fermeté toujours impassible. Dans les temps de révolte, elle passe avec la justice du côté de la majesté royale menacée, et par son courageux dévouement sait confondre ou du moins étonner l’audace des factions. Partout, dans notre histoire, éclatent des exemples de ce double héroïsme. Faut-il rappeler ce chancelier de l’Hôpital, qui, pressé par une cour à la fois stupide et barbare, refuse, en signant l’anéantissement des huguenots, de signer la guerre civile ? Faut-il montrer cet Achille de Harlay, qui tend dédaigneusement les mains aux fers de la rébellion, en prononçant ces belles paroles du sujet fidèle, ces paroles dont le seul souvenir suffit pour faire pâlir le factieux puissant ? Parlerai-je de Mathieu Molé, se plaçant avec toute sa vertu devant le trône insulté, et prouvant, au milieu des insurrections populaires, qu’il y a loin du poignard d’un scélérat au cœur d’un honnête homme ? Qui n’admirera le chancelier Voisin, lorsqu’il résiste aux ordres du plus grand, mais du plus absolu des monarques, lorsqu’au lieu de reprendre des mains de Louis XIV les sceaux qui venaient de sceller le pardon illégal d’un coupable, il les repousse avec ces sublimes et immortelles paroles : Ils sont souillés, je n’en veux plus. Ajoutons, Messieurs, ajoutons avec joie que, dans cette lutte remarquable, le sujet ne l’emporta point sur le souverain : éclairé par un mouvement magnanime, Louis XIV en eut un qui ne le fut pas moins, il jeta au feu les lettres de grâce, et le chancelier reprit les sceaux qu’il était digne de conserver ; triomphe aussi honorable à la majesté du trône qu’à l’inflexibilité de la justice ! Et si nous remontons dans nos vieilles annales, combien de nobles traits ne pourrons-nous pas ajouter à ces traits mémorables qui, représentant la magistrature fidèle à tous ses devoirs dans toutes ses positions, la rendent chère au souverain comme l’auxiliaire sacré de ses prérogatives, précieuse au peuple comme la première sauvegarde de ses libertés !

Tels étaient, Messieurs, ces hommes de la vieille France, où l’on croit qu’il n’existait ni indépendance ni patriotisme. Devant ces généreux martyrs de la loi, rien ne pouvait, rien ne devait prévaloir, excepté la justice. Ils ne voyaient qu’elle ; ils lui sacrifiaient, je ne dirai pas la faveur à laquelle ils n’avaient jamais aspiré, je ne dirai pas l’opinion dont ils ne recherchaient point le suffrage, mais souvent la liberté, mais quelquefois jusqu’à la vie. Inébranlables aux menaces autant qu’ils étaient inaccessibles aux séductions, la peur des supplices ne les faisait pas plus reculer, que les promesses de la fortune ne les faisaient fléchir. Renfermés ordinairement dans le sanctuaire des lois, ils n’apparaissaient au milieu du siècle que pour l’éclairer sur de grands intérêts ou pour le soustraire à de grandes catastrophes : leurs obligations remplies, on ne les apercevait plus. Seulement les bénédictions de la veuve et de l’orphelin venaient de temps en temps rappeler leurs noms au monde qu’ils avaient servi et dont ils étaient oubliés. Qui de nous, Messieurs, n’apprécierait les immenses bienfaits de cette puissance légale toujours armée pour le bien, toujours prête à marquer les bornes du pouvoir et de l’obéissance sans les laisser jamais franchir impunément ? Et quel bonheur pour une nation qu’il existe dans son sein des hommes autorisés par une mission spéciale à dire au souverain la vérité sans audace, mais sans restriction, à couvrir de l’égide des lois la faiblesse et la timidité, à servir d’interprètes à la justice contre les passions ! Quel bonheur pour une nation qu’elle ait eu des magistrats qui, sous la régence d’Anne d’Autriche, l’ont sauvée des barricades de la Fronde, comme sous le règne de Henri II ils l’avaient dérobée aux bûchers de l’inquisition !

Mais que fais-je ? Est-ce à moi d’esquisser un tableau dont les vastes proportions dépassent et trahissent ma faiblesse ; un tableau qui, pour être achevé, demanderait le talent de l’homme d’État que je vois présider aujourd’hui cette illustre et imposante assemblée ? Magistrat lui-même, il nous eût appris, mieux qu’un autre, tout ce qu’un magistrat peut renfermer d’intégrité dans sa vie, de modération dans sa conduite, de vertus d’érudition dans sa mémoire, d’utilité dans les écrits ; et en applaudissant à une si noble peinture nous eussions rendu un hommage détourné à celui qui l’aurait tracée.

Félicitons-nous, Messieurs, de voir marcher à la tête de notre nation un roi devant lequel on ne peut faire l’éloge de la droiture et de l’équité sans que toutes les pensées et tous les regards se reportent naturellement vers lui. Quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ce prince auguste, dont l’âme entière s’est révélée à nos yeux dans la solennité de son avènement ! Escorté du souvenir de soixante souverains ses aïeux, appuyé sur huit siècles de gloire, il n’a monté au trône qu’en traversant l’hospice du pauvre, il n’a saisi le sceptre qu’après avoir proclamé l’émancipation de la pensée ; comme s’il eût voulu prouver dans le même jour aux Français que tout son règne reposerait sur une double base : l’amour de l’humanité et le respect pour les lois ! Plus tard, au pied des autels, en présence du Dieu qui lui donna la douce et consolante mission de faire le bonheur de trente millions d’hommes, il a, comme saint Louis, juré de défendre les droits sacrés de la religion, mais sans compromettre ceux de la royauté ; il a promis d’être, comme Louis XII, le père d’un peuple éclairé qui le chérit ; enfin, semblable à Henri IV, il ne s’est armé, pour achever de conquérir les cœurs, que de la toute-puissance de la grâce et de la séduction des bienfaits. En quelles mains plus sûres pourraient être confiées nos destinées que dans les mains de ce noble élève du malheur, accoutumé à ne connaître d’autre politique que la vertu, d’autre science que la justice, d’autre gloire que notre félicité ! Honneur, honneur à ce monarque digne de régner sur des Français ! Il attachera son nom à l’ère qui commence ; et si l’on invoque le siècle de Louis XIV dès qu’on veut rappeler un temps de grandeur, de puissance et d’héroïsme ; pour peindre une époque de liberté, de perfectionnement et de bonheur, on dira le siècle de Charles X.