Discours de réception de François-Xavier-Joseph Droz

Le 7 juillet 1825

François-Xavier-Joseph DROZ

M. Droz ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Lacretelle aîné, y est venu prendre séance le jeudi 7 juillet 1825, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Je dois l’honneur de siéger dans cette enceinte à l’intérêt que vous inspirent les sciences morales, dont j’ai fait mon unique étude, et vers lesquelles il importe de diriger l’esprit des jeunes littérateurs. Vous avez compté pour des succès mes efforts dans une carrière utile. Quelquefois vous couronnez le génie ; souvent vous récompensez les talents distingués ; dans cet instant, vous encouragez les intentions pures. Heureux de vos suffrages, je ne me laisse point éblouir par les illusions de l’amour-propre, et le seul sentiment auquel je m’abandonne est celui de la reconnaissance.

Il cultivait aussi les sciences morales, l’académicien dont j’occupe en ce moment la place, et dont la perte excite nos regrets. Rendre justice à sa mémoire est une tâche facile ; on peut louer sans art M. Lacretelle. Plein de candeur, étranger à tous les soins de la fortune, incapable de déguiser aucune de ses pensées, dominé par deux sentiments, l’amour de son indépendance et le désir de rendre ses semblables meilleurs ; cœur droit, esprit original, espèce de la Fontaine, qui souvent méditait avec Montesquieu, et quelquefois rêvait avec Platon ; né pour vivre dans la retraite en s’occupant de réformes paisibles, M. Lacretelle eut un des caractères les plus nobles et les plus intéressants dont l’histoire de notre littérature ait à garder le souvenir. Parfois, on contestait la justesse de ses théories ou philosophiques ou littéraires ; mais, toujours une voix unanime sortait du fond des cœurs pour répondre à celui qui disait : C’est un homme de bien.

Vers le milieu du siècle dernier, la France présentait aux regards de l’observateur un spectacle touchant. Le désir de s’instruire et l’amour du bien caractérisent cette époque. Un esprit d’investigation interrogeait les sciences, pénétrait dans tous les arts, essayait d’améliorer les diverses parties de l’administration. S’il y avait de téméraires novateurs et des amis intéressés des abus, la plupart des hommes capables d’exercer de l’influence étaient guidés par les intentions les plus droites. Deux qualités trop rares étaient alors communes : le désintéressement et le bonheur public ; et comme on le voulait avec sincérité, on le voulait par des moyens paisibles. Jours d’espérance ! jours heureux, dont nos pères ont connu les charmes, et que nous avons vu disparaître du moment où les passions violentes, haineuses, ont banni les affections douces et bienveillantes qui ne sont pas moins nécessaires au repos, à la prospérité des États, qu’à la paix, au bonheur des foyers domestiques !

Né à l’époque dont je viens de rappeler le souvenir, M. Lacretelle réfléchit de bonne heure sur les moyens d’être utile ; et, pour accomplir ses devoirs, il résolut d’imprimer une direction morale à tous ses travaux. Cette résolution est la première que doit former un écrivain. La littérature n’est point un art futile, uniquement occupé de plaire, de flatter l’oreille et l’esprit par des mots cadencés en élégantes périodes ; son but est de répandre des idées justes et des sentiments généreux. Il faut écrire avec sa conscience, en présence de Dieu, dans l’intérêt de l’humanité. C’est ainsi que Descartes écrivit le Discours sur la méthode, et Fénelon le Télémaque, et Montesquieu l’Esprit des Lois. Les poëtes, aimables favoris des muses, peuvent s’immortaliser par les jeux d’une imagination riante : mais combien leur gloire s’agrandit et s’épure si, dans leurs vers heureux, la pompe de l’harmonie et le coloris des images viennent donner à de sages leçons un charme inattendu ! Les arts ne s’élèvent à toute leur dignité que lorsqu’ils nous révèlent l’union intime du bon et du beau. Le bon demande à s’embellir de formes séduisantes ; et le beau, pour briller du plus vif éclat, veut s’allier à des sujets dignes d’ennoblir les âmes. C’est aux prosateurs qu’un but intéressant par son utilité est surtout nécessaire ; la prose n’a point, pour nous enchanter, les richesses et les prestiges de la poésie ; elle n’entretient pas commerce avec les dieux imaginaires, elle reçoit ses inspirations de la vertu et de la vérité : mais tous les beaux-arts doivent aussi produire des impressions morales, tous sont appelés à nous rendre meilleurs. Dès que le ciel accorde un talent, il impose le devoir de le consacrer au bonheur des hommes ; et les poëtes, les artistes ne me désavoueront point si je leur dis ainsi qu’aux prosateurs : Les bons ouvrages sont ceux qui ressemblent à de bonnes actions.

La jeunesse de M. Lacretelle fut nourrie de pensées analogues à celles que j’énonce. Destiné par sa famille à suivre en province la carrière du barreau, il y porta le désir de tenter des innovations heureuses. D’Aguesseau et Servan parurent l’inspirer. Il remontait à des idées morales pour éclairer la cause qu’il défendait, et souvent pour tirer d’un fait particulier des vérités utiles à la société entière ; puis, il attachait au mérite du style une grande importance, persuadé qu’on dédaigne d’employer les arguties, les chicanes, dès qu’on aspire à s’exprimer avec éloquence. Tels étaient les moyens succès qu’il unissait au plus puissant de tous, l’intégrité qui fait ajouter foi aux paroles de l’orateur.

Une cause remarquable, plaidée au parlement de Nancy, commença la réputation de M. Lacretelle. Deux individus obscurs la lui avaient confiée ; cependant elle intéressait une multitude d’hommes répandus sur le globe. Il est un peuple qui n’a point de patrie, et qu’on retrouve dans tous les pays : ce peuple dispersé conserve ses usages, ses mœurs, sa physionomie, comme s’il était renfermé dans les murs d’une seule cité. Les livres saints expliquent cette merveilleuse existence ; mais nous avons trop souvent oublié la loi qui prescrit de compatir à toutes les misères ; infidèles à cette loi divine, nous avons trop souvent ajouté pour les Israëlites le poids des outrages à celui du malheur. Deux d’entre eux réclamaient les dispositions d’un édit de Louis XVI relatif au commerce ; on refusait de les laisser participer à ces dispositions bienfaisantes qui, loin d’exclure personne, devaient s’appliquer non-seulement à tous les Français, mais encore tous les étrangers. Saisissant la cause avec justesse, M. Lacretelle prononça d’une voix émue ces paroles : La véritable question est de savoir si les Juifs sont des hommes. Toute la cause en effet n’est-elle pas dans ces mots simples et touchants ?

Les talents du jeune orateur, l’estime qui s’attachait à son caractère, ses triomphes précoces l’appelèrent au barreau de Paris. Il sut y mériter un rang distingué, et mit le sceau à sa réputation lorsqu’il écrivit dans une de ces affaires déplorables et romanesques qui s’emparent si puissamment de la curiosité publique. Plusieurs d’entre vous, Messieurs, se souviennent de la sensation prodigieuse qu’excitèrent les Mémoires qu’il publia pour un homme respectable, détenu pendant neuf mois dans un hospice d’aliénés, eu vertu d’une lettre de cachet surprise par sa femme et par son gendre, sans que sa fille eût réclamé. Jamais M. Lacretelle n’avait employé des raisonnements plus pressants, des formes aussi dramatiques ; jamais il n’avait eu autant de véhémence. Il se montra digne de soutenir deux causes sacrées : celle des pères outragés, et celle des hommes victimes d’ordres arbitraires.

Au sein de la capitale, entouré de modèles et d’émules, il vit de nouvelles carrières s’ouvrir à ses talents ; il y recueillit de nouveaux succès. L’Académie française proposa pour sujet de prix l’Éloge de Montausier. M. Lacretelle dut être frappé de ce sujet ; il avait beaucoup vécu avec les grands hommes de l’antiquité, et l’austère Montausier semble être de leur famille. Le style du discours composé par l’écrivain que nous regrettons, est simple, noble ; il a de la chaleur et de l’originalité. À l’énergique justesse de quelques réflexions, on les croirait dictées par Montausier lui-même. Cet ouvrage honore son auteur : c’est l’éloge de la vertu, fait par un honnête homme.

M. Lacretelle publiait des écrits sur divers sujets de législation. On y trouvait souvent des vues neuves et sages, toujours un zèle bienveillant, une bonne foi évidente. L’académie de Metz couronna son Discours sur les peines infamantes ; et le même discours reçut de l’Académie française le prix fondé par M. de Montyon pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs. Je viens, Messieurs, de prononcer un nom révéré. La reconnaissance qu’il m’inspire reste au fond de mon cœur, je n’ose essayer de l’exprimer. Vous avez appelé les poètes à chanter ce sage qui, pour créer de nouveaux moyens d’être utile à l’humanité, distribua sa fortune dans les asiles du malheur, dans le sanctuaire des sciences et dans celui des lettres. M. de Montyon eut le génie de la bienfaisance : il honore sa patrie, et le célébrer dignement ce serait acquitter une dette de la France.

Une des productions de M. Lacretelle donna lieu à un incident assez remarquable. Il avait soutenu les principes de l’économie politique, dans un Mémoire dirigé contre une nouvelle compagnie des Indes que venait d’établir M. de Calonne. Les membres de la compagnie murmurèrent, les partisans du ministre crièrent au scandale ; des bruits alarmants parvinrent à la famille de M. Lacretelle ; on attendait avec anxiété, on désirait, on craignait de savoir à quel parti s’arrêterait le contrôleur général. M. de Calonne prit la plume ; et dans un écrit plein d’idées spécieuses, quelquefois animées par des formes piquantes, il discuta le Mémoire qu’il pouvait faire supprimer, et rendit justice aux intentions de l’auteur qu’il pouvait proscrire. Tout Paris lui prodigua des applaudissements : il avait montré de l’esprit et de la délicatesse : quels puissants moyens pour un ministre de charmer les Français !

M. de Calonne avait témoigné des égards à M. Lacretelle ; un ministre, digne à jamais de la vénération publique, l’admit dans son intimité. C’était ce magistrat dont le nom est, pour ainsi dire, devenu synonyme des mots vertu et dévouement. M. de Malesherbes jugea que ses vues pour réformer diverses parties de notre législation pouvaient être utilement secondées par M. Lacretelle : sa confiance est un titre de gloire !... Au nom de Malesherbes, les souvenirs se pressent en foule dans mon esprit ! Mes regards cherchent l’académicien qui dut présider à ma réception (M. de Sèze), et qu’une perte cruelle éloigne de nous en cet instant. Quel rapprochement se présente ! Quand mon prédécesseur fut accueilli par un ministre intègre, la France jouissait d’un calme profond ; Malesherbes, ami de la retraite au sein d’une cour brillante, étudiait les moyens de répandre des bienfaits sur le peuple, et laissait parler son cœur pour enseigner au jeune roi les devoirs qu’impose la couronne. Quand M. de Sèze accourut près de ce même Malesherbes, les tempêtes bouleversaient notre patrie : la postérité verra Malesherbes septuagénaire s’avançant appuyé sur lui, dans une affreuse arène, et mêlant les derniers sons d’une voix déchirante aux mâles accents de sa voix jeune encore. Stériles efforts ! impuissant dévouement ! Ah ! détournons nos regards de ces horribles scènes... Ressentons, Messieurs, une juste fierté en voyant tous ces noms illustres inscrits dans les fastes de l’Académie française ; ils rappelleront sans cesse aux hommes qui cultivent les lettres quel éclat la vertu jette sur les talents.

Les temps de révolution n’étaient pas ceux où devait vivre M. Lacretelle. Son esprit consciencieux, si je puis dire ainsi, avait besoin de lentes méditations. Quand la France fut en proie aux orages, il se trouva comme transporté sur une terre inconnue. Député à l’assemblée législative, il n’eut que des intentions droites ; il forma des vœux inutiles pour arracher son pays aux factions, et bientôt il alla s’ensevelir dans une obscurité profonde.

Plus tard, il crut voir, on sait qu’il était un peu rêveur, il crut voir un Washington dans le chef militaire qui parvint au pouvoir : son erreur fut courte. Voué à la philanthropie, il ne pouvait être ébloui par de sanglants triomphes ; et les victoires d’un conquérant ne furent à ses yeux que des défaites pour l’humanité.

Las du spectacle qui l’environnait, il demanda des distractions à la littérature. Une production singulière occupa longtemps ses loisirs. C’est une pièce de théâtre, ou plutôt c’est une espèce de roman divisé en plusieurs parties, en plusieurs drames, en plusieurs actes. Cet ouvrage a des beautés réelles ; mais sa forme étrange les affaiblit, elle étonne, elle blesse la plupart des lecteurs. Peut-être ne serait-il pas difficile de poser les bases d’une sage théorie des innovations dans l’art dramatique. Je développerai peu mes idées ; je craindrais de vous rappeler d’une manière trop désavantageuse pour moi avec quel talent l’académicien qui vous préside expose et discute les théories littéraires : lorsqu’il trace les préceptes du goût, il sait, par son élocution facile et pure, en offrir le modèle. J’indiquerai quelques idées principales. Si des théoriciens ont prétendu que les ouvrages modernes doivent être calqués sur des ouvrages antiques, cette doctrine absurde ne peut tromper que des esprits bien simples, bien soumis, et tels qu’il en existe peu de nos jours. Tout homme de génie reçoit du ciel un caractère qui n’appartient qu’à lui seul, et qu’il imprime à ses œuvres. La réflexion l’excite encore à suivre l’impulsion qui lui est naturelle ; il voit que nous demandons des émotions aux beaux-arts, il sait que les émotions répétées s’affaiblissent ; il veut donc en produire de nouvelles. Mais, si l’on suppose que tous les moyens de paraître neuf et de causer des sensations peuvent être indistinctement employés, bientôt on s’imagine que les plus violents ou les plus singuliers sont ceux qu’il faut choisir ; on avilit la scène, on dégrade les arts, on propage une doctrine non moins absurde que la première, et plus dangereuse, parce qu’elle est plus séduisante. La véritable théorie nous dit : Produisez des émotions nouvelles ; produisez-les par des moyens qui satisfassent la raison et charment le goût. Cette théorie prévaudra sur les deux autres. J’en appelle au talent de ces jeunes poëtes dont l’essaim brillant promet de rajeunir la gloire de notre scène.

Dans l’éloge de M. Lacretelle, pourrais-je oublier, Messieurs, un de ses principaux titres à votre estime, à votre affection ? Ses conseils et ses soins contribuèrent à former cet écrivain dont le style élégant, animé, donne aux récits historiques un vif intérêt, et dont la voix s’est élevée naguère avec éloquence en faveur de ce peuple intrépide qui combat, qui triomphe, sans autres alliés que ses souvenirs héroïques. Dans le cours d’une longue carrière, mon prédécesseur a joui des succès de son frère ; il l’a vu prendre place à ses côtés dans cette-enceinte ; il en a reçu constamment les preuves d’une reconnaissance presque filiale. Pourquoi voudrais-je dissimuler que leurs esprits furent quelquefois divisés ? il est si doux de pouvoir ajouter que leurs cœurs ne cessèrent jamais d’être unis !

L’académicien auquel je succède peut m’éclairer encore de son expérience : près de terminer ce discours, je lui adresserai une question importante pour la morale, pour la science de la vie. Il a traversé d’horribles tempêtes ; et cependant il a goûté ce calme qui ressemble au bonheur : la sérénité de son âme annonçait une douce existence. Il a vécu dans des temps où, quelque parti qu’on embrasse, on soulève contre soi d’ardents adversaires ; et cependant il eut l’estime de ses contemporains ; tous ont donné quelques regrets à ses derniers moments, tous ont dit : Homme de bien, que la terre soit légère ! Par quel art, quel secret, dans nos jours de dissensions et de haines, a-t-il obtenu deux avantages si précieux, le calme et l’estime ? J’ai prêté à sa réponse une oreille attentive. Nourri d’idées morales, il fut désintéressé pour lui-même, et dévoué aux intérêts des autres. C’est l’égoïsme qui rend accessible à tous les coups du sort, tandis que le désintéressement fait voir d’un œil moins inquiet les dangers et même les revers. Comment celui que le désir du bonheur de ses semblables anime et soutient dans une longue vie ne se concilierait-il pas enfin les-esprits ? Si l’on ne peut adopter ses opinions, on estime du moins son caractère ; l’amour de la vérité se retrouve jusque dans ses erreurs. Ah ! quelles que soient sur la terre l’opposition des intérêts, la divergence des idées, l’impétuosité des passions, toujours il existe des sentiments nobles et généreux que le ciel destine à former un lien sacré entre tous les hommes de bien.

C’est surtout la bonté, l’active et douce bienveillance que répandent les études morales : quel titre pour elles à l’intérêt de l’auguste protecteur de cette Académie ! Au milieu des pompes qui l’environnent et des acclamations qui l’accompagnent, ma faible voix ne peut être entendue : la France répond par un cri d’amour au serment tout français que vient de prononcer son monarque. Ils sont arrivés, les jours destinés à la gloire paisible des arts ! Que les jeunes écrivains, dont le talent doit embellir le nouveau règne, suivent les principes du goût et les lois de la morale ! C’est ainsi qu’ils pourront concourir à la prospérité des lettres, à l’éclat du trône, au maintien des libertés publiques.