Discours de réception de Pierre-Édouard Lémontey

Le 17 juin 1819

Pierre-Édouard LÉMONTEY

M. Lémontey ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. André Morellet, y est venu prendre séance le jeudi 17 juin 1819, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Satisfait des plaisirs attachés à la culture des lettres, j’étais loin de penser au prix glorieux que je reçois aujourd’hui de votre indulgence ; cependant lorsque la tâche sévère de l’historien eut remplacé, dans mes essais, les jeux de l’imagination, l’art d’écrire m’apparut avec toutes ses difficultés, et mes regards inquiets cherchèrent naturellement les hommes qui en sont les arbitres et les modèles. J’ai senti combien vos conseils et vos témoignages étaient nécessaires à la fidélité du tableau que je me proposais de tracer ; prêt à parler du siècle dernier, j’ai désiré d’être avoué par les héritiers de sa gloire, et j’ai fait pour la vérité ce que je n’aurais jamais osé pour moi-même.

Introduit dans ce temple où l’on sait à la fois rendre un culte aux mânes des grands hommes et garder le dépôt des saines doctrines, je suis saisi d’un trouble involontaire, et j’ai besoin, pour maîtriser mon émotion, de me rappeler tout ce que je dois à votre bienveillance et à l’amitié dont m’honorent plusieurs d’entre vous ; permettez-moi, Messieurs, de compter aussi parmi vos bienfaits la circonstance d’un choix qui me fait succéder à l’académicien dont le berceau illustra les lieux de ma naissance, et qui me confie l’emploi de louer l’homme de bien, dont les travaux ont couvert toute l’époque devenue l’objet particulier de mes études.

M. André Morellet a été, comme Fontenelle, le lien de deux siècles et de deux littératures. Monument de durée et de destruction, il était resté seul des écrivains qui élevèrent l’Encyclopédie, seul des penseurs qui fondèrent la science de l’économie politique, et presque seul des membres de la première Académie française qui fut emportée par l’ouragan de la révolution. Tandis que le vulgaire se aux longévités extraordinaires, comme à des victoires remportées sur l’ennemi commun, les hommes instruits vénéraient dans ce vieillard le patriarche des lettres, l’auteur d’ouvrages utiles, l’ami et le contemporain des plus beaux génies ; et voyant, pour ainsi dire, en lui le représentant du siècle qui nous a fait naître, ils ont pleuré sa perte, et honoré sa dépouille comme on suit le convoi d’un père. Cette douleur filiale appartient surtout à une compagnie dont il était le doyen ; elle sera mon excuse, si, renonçant aujourd’hui à ces entretiens littéraires qui ont coutume de remplir les solennités académiques, je vous parle seulement de vos regrets, et ne mêle point à votre deuil des ornements étrangers.

Une constitution forte, des traits prononcés, une âme ferme, et un esprit droit, formaient dans M. Morellet l’équilibre le plus favorable à l’empire de la raison. Il n’a ressenti qu’une passion : ce fut l’amour de la vérité, et à sa suite le goût de l’ordre et de la justice, qui en sont inséparables. Je me hâte de signaler ces traits primitifs, parce que l’empreinte n’en fut point effacée. Il règne en effet un tel accord dans la vie de cet homme de lettres, que chaque partie séparée en révèle toutes les autres. Le philosophe centenaire garda toutes les opinions du jeune licencié, parce que celui-ci n’en avait admis aucune légèrement ; son cœur fut sans orages, comme sa raison sans faiblesse ; sa tête n’a point eu de déclin, et sa conscience n’a fléchi ni sous le temps, ni sons la fortune.

Que l’on cherche dans leurs œuvres la vie des autres écrivains ; c’est dans la sienne qu’il faut apprécier les livres de M. Morellet. Presque tous, sortant de la classe oisive des spéculations, unirent l’acte et la pensée, l’intérêt du présent et les vues de l’avenir. Je risquerais de n’en laisser qu’une idée incomplète, si, par un jugement purement littéraire, je les détachais des conjonctures qui les virent naître, et si je ne vous montrais tour à tour dans chacun d’eux, ou l’impulsion donnée à son siècle par une âme courageuse, ou les services rendus à son pays par un bon citoyen.

Transplanté à quatorze ans de Lyon dans la capitale, M. Morellet s’y fortifia par de longues études ; lorsque les bancs de la scolastique le cédèrent au monde, une agitation générale s’y développait. Réveillés de l’assoupissement où les avait tenus le pacifique vieillard de Fréjus, les esprits essayaient d’ouvrir à la gloire nationale des routes indépendantes ; la composition de l’Encyclopédie était le centre de ce mouvement : par des articles concis et raisonnables que la censure a respectés, M. Morellet y exposa les subtiles notions de la métaphysique et de la théologie.

Tout a été dit en bien et en mal sur cette vaste entreprise, et sur les défauts inévitables de sa première exécution ; mais le service éminent qu’on ne peut lui contester, c’est le rapprochement qu’elle opéra entre toutes les branches du savoir. Les anciens avaient dû leur supériorité au commerce des philosophes et des artistes avec les poëtes et les orateurs : nous eûmes alors une semblable alliance, d’abord fictive dans les volumes inanimés d’un dictionnaire, et ensuite réalisée par le temps. En effet, l’Institut naquit, et l’Encyclopédie fut vivante. L’Europe reconnut ce sénat des arts, où chaque faculté de l’esprit a ses représentants, et dont la noble mission est de perfectionner l’homme tout entier.

À ces travaux faits en commun, M. Morellet en joignit qui lui furent propres. Il voyageait alors en Italie. Si je vous disais qu’un jour, égaré dans ces grottes où les poëtes ont placé les bouches de l’Averne, il parvint à un lieu de désolation, où il surprit le secret des prêtres infernaux, le code des furies, et le spectacle des sacrifices humains, ce récit fabuleux serait le voile d’une vérité. M. Morellet découvrit en effet un exemplaire du manuel des inquisiteurs, et en publia une traduction abrégée, mais nue, sans réflexions, et dans son horreur native . L’imagination qui, dans les choses secrètes, dépasse ordinairement la réalité, était restée bien au-dessous de ces affreux mystères. J’avoue qu’à leur lecture j’ai été épouvanté de l’homme, et que je ne croyais pas la férocité capable de tant de ruse. Le traducteur, par des touches simples et profondes, peint la conscience d’un inquisiteur. comme Michel-Ange avait fait le portrait des Parques.

Son zèle va chercher de nouveaux aliments. Au delà des Alpes, l’âme ardente d’un jeune homme est fortement émue de l’imperfection des lois pénales, et, au milieu de la souffrance muette des peuples, paraît tout à coup le livre fameux des délits et des peines. Cet ouvrage du marquis de Beccaria, qui porte les caractères de l’inspiration, en a un peu le désordre, et pouvait s’évaporer en flamme légère. Encouragé par l’homme excellent des temps modernes (c’est, je crois, nommer M. de Malesherbes), M. Morellet transporte ce traité dans notre langue, et sans y affaiblir la chaleur qui entraîne les âmes, il donne aux idées l’arrangement logique qui doit convaincre les esprits ; cette traduction prend la place de l’original, et une seule année en épuise sept éditions, effet prodigieux qui commença chez toutes-les puissances de l’Europe une tendance bien imprévue à réformer les codes criminels. L’abolition des tortures, la publicité des débats, et l’adoucissement de quelques peines, en ont été les fruits. Certes, c’est un beau privilége pour les noms de Beccaria et de Morellet, que d’avoir laissé de si nobles traces sur la terre ; je fixerai encore mieux la part qui en revient à notre nation, en rappelant les paroles que Beccaria écrivit à son traducteur : « Je dois tout aux livres français ; ils ont développé mon âme des sentiments d’humanité, étouffés par huit années d’une éducation fanatique (Lettre datée de Milan, du mois de mai 1766). »

Quand l’autorité a fait la première faute d’intervenir dans les choses étrangères à ses devoirs, il est rare qu’elle n’en fasse pas une seconde en choisissant le parti de l’erreur. Cet accident lui arriva dans la querelle de l’inoculation où le combat ne finit que lorsque le roi Louis XV eut perdu la vie par le fléau même que le parlement et la Sorbonne protégeaient. M. Morellet avait prêté dans cette lutte le secours de sa plume à l’évidence opprimée, mais sans être irrité ni surpris des obstacles. La vérité a un fonds d’ennemis naturels, qui se reproduit d’âge en âge et qu’elle doit accepter comme une maladie héréditaire et une condition de son existence. Ceux qui décrièrent alors les défenseurs d’une pratique salutaire, auraient, trois siècles plus tôt, montré au doigt le fou qui découvrit l’Amérique, et accusé le magicien qui inventa l’imprimerie.

M. Morellet chérissait trop les vues utiles pour rester indifférent à une création singulière de la même époque. Quelques hommes ayant les premiers attaché leur attention sur le mécanisme des sociétés, y aperçurent des faits neufs et importants ; mais presque aussitôt jaloux de leurs découvertes, ils les voilèrent de dogmes obscurs et d’un vocabulaire barbare : des philosophes jouèrent le rôle d’initiés. Cette prétendue secte donna le jour à deux sciences positives, dont l’une s’établit en Allemagne sous le nom de statistique, et l’autre en Angleterre sous celui d’économie, politique ; l’étranger qui s’enorgueillit de leurs progrès, ne peut leur contester une origine française ; ainsi la réunion des écrivains appelés parmi nous les économistes a ressemblé quelque temps à ces fleuves qui portent au loin la richesse et la fécondité, et n’offrent près de leur source que du bruit et des sites pittoresques. Il était réservé à M. Morellet de corriger l’inégalité de ce partage.

Esprit éminemment clair, juste et pénétrant, il traversa, sans s’arrêter, la logomachie des disciples de Quesnay, marcha droit à ce que leurs doctrines contenaient de vrai, et l’appliqua au commerce, qui devenait de plus en plus le ressort et presque toute la politique des nations modernes. L’ouvrage qu’il publia sous le titre beaucoup trop modeste de Prospectus d’un nouveau dictionnaire de commerce, fut la création d’un talent étendu et supérieur, et livra sur les valeurs, les banques et les monnaies, des découvertes fécondes que l’école d’Édimbourg n’a pas surpassées. Le plan du dictionnaire était tracé avec tant de perfection, que d’autres mains ont pu l’exécuter, et la précaution fut heureuse ; car l’auteur, élevé à la plus haute estime, ne demeura plus maître de son temps ni de ses travaux. Il devint le conseil de tout ce que la France possédait d’administrateurs distingués, Trudaine, Gournay, Montaran, Fourqueux, et Turgot. « Vous êtes, lui écrivait Voltaire, le protecteur de Ferney, du commerce, de la liberté et de la raison. » En Angleterre, le gouvernement l’eût appelé dans son sein ; en France, il resta magistrat de l’opinion. Ministre, il aurait eu des flatteurs ; écrivain consulté, il garda son talent et son indépendance. Il est permis d’hésiter sur la préférence des deux régimes.

Dans cette enceinte où l’apothéose de l’Hôpital et de Sully, de Colbert et de d’Aguesseau, anima plus d’une fois les fêtes de l’éloquence, je ne crois pas parler une langue étrangère, en arrêtant vos regards sur quelques travaux économiques de M. Morellet ; c’est lui qui, par douze années d’efforts contre de stupides préjugés, obtint à l’industrie française une liberté dont jouissaient les esclaves de l’Inde et de la Perse, et naturalisa parmi nous la fabrication aujourd’hui si florissante des toiles imprimées ; c’est lui qui éclaira les provinces sur la nature des douanes, des entrepôts et des ports francs, et prépara l’abolition des barrières qui formaient plusieurs Frances dans un royaume.

C’est lui qui sapa le privilège de la compagnie des Indes, si onéreux à l’État et si funeste au commerce national. Il pressentit le danger de substituer à l’utile concurrence des particuliers la rivalité armée des compagnies. Aussi a-t-il pu voir un phénomène inouï dans les annales du monde ; un comptoir de marchands étrangers qui a surpassé les invasions d’Alexandre, de Gengis et de Tamerlan, et qui, après avoir commencé dans l’Asie tributaire par le monopole de quelques denrées, a fini par y trafiquer des couronnes et des peuples. C’est lui qui, dans une extrême vieillesse, et député par la ville de Paris à la chambre législative, calcula ce que coûterait à l’agriculture un impôt démesuré sur les fers exotiques, et poussant les derniers soupirs d’un économiste, tempéra les lois fiscales qui vont ronger jusqu’au soc de la charrue.

Enfin l’on n’a pas oublié l’assaut qu’il soutint dans la discussion sur le commerce des blés contre deux adversaires, dont le parfait contraste amenait sur le même théâtre ce que la France possédait de plus grave et de plus fantasque ; l’un, M. Necker, déjà recommandable par son éloge de Colbert, mais apportant sur la matière les préoccupations d’un écrivain né dans une république sans territoire et sans laboureurs ; l’autre, l’abbé Galiani, spirituel et sans bonne foi, jetant une lueur piquante sur les accessoires du problème, et laissant le fond dans l’obscurité. Par leur agrément, leur vogue, et leur inutilité, les dialogues tant célébrés de cet Italien rappellent ceux de Fontenelle sur la pluralité des mondes, et l’on n’apprendra pas mieux l’administration dans les uns que l’astronomie dans les autres. L’équitable Morellet exposa par une simple analyse les timides erreurs du publiciste genevois ; mais il rompit sans ménagement les illusions du protée napolitain. Son livre fonda les principes du commerce libre, dont on ne s’est pas encore impunément écarté.

Dans ces ouvrages d’utilité spéciale, la manière de l’écrivain est forte, serrée, lumineuse ; le, raisonnement et la raison ne s’y font point la guerre ; les propriétés de la langue philosophique y sont bien observées. Avare d’ornements, elle permet seulement à l’ironie socratique de s’y introduire quelquefois. Mais ce champ ne suffit pas au zèle de l’auteur ; homme du monde autant qu’homme de lettres, il combat de sa parole comme de sa plume ; et l’une commente avec abandon ce que l’autre a tracé avec justesse. Au travers de formes un peu rudes, il épanche une âme sensible au bonheur des hommes, passionnée dans leur défense, et persuasive par sa propre conviction. Il remporta dans cette lice un avantage d’une telle importance, qu’il semblait réservé à ces anciennes républiques, où le salut de la patrie était le devoir de tous. Montrons la page où l’histoire déposera ce beau souvenir.

L’événement le plus mémorable du siècle dernier fut sans contredit la paix qui donna au nouveau monde un peuple indépendant, et qui, pour la France, répara les erreurs de la paix d’Aix-la-Chapelle et les affronts du traité de Paris. La négociation eut un caractère de franchise et de philanthropie jusqu’alors inconnu dans les coutumes diplomatiques, et dont la cause doit à jamais honorer M. Morellet. Lié par des rapports intimes avec lord Shelburne (depuis marquis de Lansdown), mis récemment à la tête du ministère britannique, il avait passé à Londres, et persuadé à son illustre ami que l’intérêt des nations s’accommode mieux d’une bienveillance mutuelle que des petitesses de l’égoïsme. Au moment où il eut signé la paix, le ministre anglais ne cacha point à M. de Vergennes l’éloquent missionnaire auquel il devait sa conversion. Ce fut en voyant la lettre où le marquis de Lansdown s’avouait si généreusement vaincu par le philosophe français, que le roi récompensa M. Morellet par une pension de quatre mille francs, sur les fonds des économats, bien étonnés sans doute d’avoir à payer de tels services.

Celui qui a cherché dans les combinaisons politiques le bien général, désire aussi de voir les hommes meilleurs, et passe naturellement de la réforme des lois à celle des mœurs. Les peuples graves ou mélancoliques tiennent en grande estime les écrivains qui les soulagent du poids de la morale en la déguisant sous des formes récréatives. Le premier mouvement des Espagnols et des Anglais est de chercher des vues sérieuses dans les fictions les plus folles d’un Butler ou d’un Cervantes, d’un Sterne ou d’un Quevedo. La France, bien différente, est un pays familier, où l’on prend ordinairement au mot les moralistes enjoués, soit que leur but nous échappe, soit que par vanité le lecteur ne veuille par avoir été trompé, même pour son plaisir. On a passé bien du temps avant de convenir que Rabelais n’était pas seulement un bouffon, Molière un plaisant, la Fontaine un bonhomme, et Voltaire un bel esprit.

Sans se plaindre de cette lente justice, M. Morellet enferma des leçons d’une morale franche et raisonnable dans des cadres ingénieux, où il se montre l’émule de Swift et de Franklin. Il était familiarisé avec les ouvrages du premier, dont il a traduit et développé divers fragments ; et il a vécu dans l’intimité du second. Comparé à Swift, il lui cède pour la verve et pour l’invention ; mais il le surpasse par la bonne foi et la pureté des sentiments. Sa manière plutôt brusque et bienveillante exclut surtout la malice de cœur qui gâte le rire du satirique anglais. Quant à Franklin, l’homme sans égal pour rendre populaires les pensées fines, et pour donner au sens commun la pointe de la nouveauté, on dirait qu’il s’est fait entre lui et M. Morellet un échange de leurs qualités en telle sorte qu’on retrouve plus de l’esprit français dans l’insurgé d’Amérique, et plus du quaker dans l’académicien de Paris.

Là science grammaticale, l’érudition bibliographique, la théorie des beaux-arts, et la critique littéraire, fournirent aussi aux connaissances profondes et à la plume de M. Morellet des exercices d’une singulière variété. Il écrivit sur la musique, avec un sentiment très-fin des ressources de l’art, tel qu’on devait l’attendre du premier Français que Piccinni s’était honoré d’appeler son hôte et son ami. Des productions célèbres furent soumises par lui à des examens remplis de goût, de sel et d’enjouement, où l’on remarque cependant moins d’aptitude à sentir les beautés, que de sagacité à découvrir les fautes. Il en est un peu des procédés de la critique comme des lois pénales, dont l’habitude endurcit les ministres. Mais remarquons bien que cette sévérité ne doit s’entendre que des jugements de l’esprit, et qu’elle n’approcha jamais du cœur qui avait pleuré avec tant d’affliction, et si peu faste, la mort de madame Geoffrin sa bienfaitrice.

Une antipathie pour ainsi dire innée armait M. Morellet aussi bien en politique qu’en morale et en littérature, contre les productions du faux esprit, de la déraison, et du charlatanisme. Voltaire lui avait délivré ses lettres de marque ; et ceux qui le provoquèrent, purent s’apercevoir que le compagnon d’Hercule en conservait les flèches. Il perça le téméraire qui, ramenant l’antique licence au sein de l’urbanité française, avait osé rendre à Thalie le cynisme outrageant d’Aristophane. Dirigée ensuite contre de folles et lâches doctrines, sa Théorie du paradoxe offre dans son plan une conception vigoureuse et sans modèle, et peut être regardée comme le premier chef-d’œuvre de la polémique, après les Lettres provinciales. L’oubli dans lequel est tombé le vaincu a presque desséché la palme du vainqueur ; et ce doit être un avis pour les hommes de talent qui confient leur réputation à ces combats éphémères. Peu d’ennemis valent pour la gloire ces bons casuistes dont la Providence avait gratifié Pascal.

En mesurant la carrière de M. Morellet, en admirant la tenue de ses idées, on a droit de s’étonner qu’un talent d’une trempe aussi forte n’ait laissé aucun de ces monuments qui prennent place dans la littérature classique d’un peuple. Cet écrivain à qui le calme des champs n’inspirait que le désir du repos, retrouvait l’activité au milieu de ses livres. Mais la cloison qui enferme le cabinet d’un homme de lettres, le défend mal contre les distractions du monde. Je n’ignore pas combien le commerce de sociétés élégantes et spirituelles peut ajouter aux dispositions du littérateur, de goût, de saillies, de délicatesse, et même de jugement. Mais sur une pente aussi douce, il faut un stoïcisme rare pour s’arrêter où commence l’abus. N’a-t-on jamais, dans ce tourbillon séduisant, à regretter des fatigues frivoles et des veilles sans méditation ? Est-il inouï que des talents s’y soient efféminés, des enthousiasmes éteints, et des talents naturels corrompus par la mode et l’afféterie ?

On peut craindre que pour plaire à ces cercles brillants, dont il fit et goûta longtemps les délices, M. Morellet n’ait trop dissipé en opuscules la substance d’une solide renommée. Observons que les grands hommes du dernier siècle profitèrent sobrement de cette dangereuse école, et que tous allèrent perfectionner dans la solitude les pensées dont le frottement des esprits de la capitale avait pu leur donner l’étincelle. Voltaire abrita son génie vers les bords du Léman ; Montesquieu, aux forêts de la Brède ; Buffon, dans la tour antique de Montbar ; d’Alembert, sous le toit de la pauvreté ; Rousseau, dans le désert que traînait autour de lui sa farouche défiance ; il fallut qu’une infirmité séparât Delille des enchantements du monde, et que, pour le livrer à là gloire, elle étendit sur ses yeux le bandeau de Milton et d’Homère.

La révolution surprit la France jouissant avec sécurité de ses triomphes littéraires. Je laisse aux historiens le pénible devoir d’expliquer les causes et les malheurs de ce terrible réveil. Des philosophes seraient bien indignes de ce nom, si, apôtres de la justice et de la paix, ils ne détestaient les discordes civiles. Après avoir conseillé dans un temps convenable les réformes qui auraient prévenu, ce fléau, ils n’eurent plus qu’à en subir la vengeance. M. Morellet voit périr ses amis les plus illustres, le duc de la Rochefoucauld, Bailly, Lavoisier et Malesherbes ; déjà la spoliation et l’insulte lui ont prédit une issue non moins funeste.

Mais sa tête menacée ne reste pas longtemps cachée dans l’ombre. Il voit la misère, et des vieillards dont les fils ont fui la mort, et des enfants dont les pères l’ont subie ; et il s’élance, quand la tempête gronde encore, pour défendre ces deux générations errantes sur des ruines. Il n’a pas, comme Vincent de Paul, la facile mission d’attendrir de jeunes femmes de la cour sur des enfants nus et en pleurs ; il doit désarmer des ennemis encore ivres de haine et de terreur, encore haletants dans une lutte effroyable contre toute l’Europe. Il n’a rien à prétendre ni pour lui, ni pour les siens ; la justice est le seul dieu qui le presse. Ses soixante-dix ans se soulèvent de colère et de pitié ; il publie de mois en mois six écrits pleins d’une verve et d’un pathétique inconnus aux productions de sa jeunesse ; sa logique a des larmes, sa raison a des foudres ; et, par un dénoûment aussi prodigieux que ses efforts, il obtient en faveur des victimes plus que ces temps désastreux ne permettaient d’espérer. Péril, talent, courage persévérance et succès, rien n’a manqué à l’honneur de ce grand bienfait.

Tandis que son noble dévouement adoucissait tant d’infortunes, M. Morellet, dépouillé de l’aisance que de longs travaux lui avaient honorablement acquise, restait en proie aux besoins de l’âge avancé et à ceux d’une famille intéressante que soutenait sa tendresse : Dans un état social renversé par un choc subit, la richesse et l’indigence, les rangs et les professions avaient changé de place, et l’on se souviendra longtemps des métamorphosés qui sortirent de ce chaos ; celle de M. Morellet ne fut pas la moins singulière.

Nous n’étions pas alors dans cette île où les naufragés réparaient leurs pertes en récitant des vers ; les plus doux accents de Ducis et de Parny n’auraient touché que les échos. Il fallait des plaisirs assortis à ces temps monstrueux ; il fallait des rêves sauvages et des images fantastiques à des cerveaux encore troublés, pour ainsi dire, du tournoiement révolutionnaire. C’est dans la patrie de Richardson et de Fielding que des esprits délirants nous apprêtaient ces absurdes merveilles. La nécessité contraignit M. Morellet à se ranger parmi les traducteurs de ces étranges romans. Le démon bizarre qui préside aux révolutions dut bien s’applaudir d’avoir réduit le littérateur du sens le plus parfait, le critique du goût le plus sévère à prêter notre langue aux spectres et aux somnambules d’outre-mer.

Parmi les épreuves auxquelles la dureté des événements soumit M. Morellet, vous ne me pardonneriez pas, Messieurs, d’omettre celles qu’il affronta pour l’intérêt de l’Académie. Du sein de cette illustre compagnie, qui subsistait comme un témoignage vivant de la haute politique du cardinal de Richelieu et de la magnificence éclairée de Louis XIV, une voix infidèle s’éleva pour en provoquer la ruine. Tout se taisait alors devant l’inquiète passion des nouveautés ; M. Morellet seul osa combattre une agression dénaturée ; et comme, dans le cœur de cet écrivain, les affections et les devoirs ne se séparaient jamais, il fut heureusement inspiré. Sa réponse à votre adversaire parut très-remarquable, même à cette époque d’espérance et d’imagination, où se débordaient sur nous tous les flots de l’éloquence.

Bientôt de plus pressants dangers exigèrent un plus grand courage. Quand les émissaires d’un pouvoir destructeur vinrent fermer les portes de l’Académie, M. Morellet, accoutumé à rester le dernier sur la brèche, avait déjà soustrait à leurs regards et déposé dans sa propre maison vos archives, vos registres, et le titre même de votre création. Quoique ce trésor de la science fût sans valeur pour des barbares, il n’est pas douteux que leur jurisprudence n’eût fait suivre de la mort la découverte de ce pieux larcin. Quelle fête ce fut pour ce vieillard, lorsque dix années après il put rentrer dans l’Académie renaissante, et lui rapporter ses dieux domestiques arrachés au pillage des Vandales ! Combien son cœur fut ému en se retrouvant avec ses anciens confrères, sauvés comme lui du naufrage pour continuer la dynastie des muses françaises ! C’était Ducis, le poëte des douleurs paternelles, qui courba sous le joug les monstres indomptés de Shakepeare ; Delille, semant avec la facilité d’Ovide des vers dignes de Virgile ; Laharpe, épurant par ses leçons la littérature enrichie par ses œuvres ; Suard, prononçant avec grâce les arrêts du goût ; Boufflers, coupable de deux excès, s’il peut y en avoir dans l’esprit et dans la bonté ; Choiseul-Gouffier, qui, entouré du double cortège de la puissance et des arts, fit voir aux Grecs un nouveau Périclès moins étranger qu’eux aux souvenirs d’Athènes.

À côté de ces illustres vétérans paraissaient de plus jeunes athlètes. S’il est vrai que les instruments de la pensée se fortifient dans les agitations du corps social, la gloire des lettres n’avait rien à craindre de ses nouveaux appuis. Une douce vanité persuade aux vieillards que le genre humain décline avec eux ; mais M. Morellet fut bien exempt de cette faiblesse. On l’entendit, au contraire, dans ses derniers jours, proférer ces paroles qui furent en quelque sorte les adieux de sa voix mourante : « Je suis content des progrès de la raison. » C’est auprès de vous, Messieurs, qu’il apprenait à tout espérer de ce siècle que ses cheveux blancs ont vu commencer. Il se plaisait à compter dans vos rangs l’infatigable milice de l’esprit humain, poëtes, orateurs, historiens, moralistes, ceux qui associent à l’étude grammaticale les hautes spéculations de l’entendement, ceux qui appliquent aux sciences les formes les plus pures du langage, et les chantres de l’épopée, et les favoris des deux muses dramatiques. Son attachement vous avait surtout distingué, Monsieur (M. Campenon, directeur de l’Académie) ; il chérissait dans vous l’urbanité d’un homme aimable, les affections d’un ami vrai, et le talent peu commun d’un poëte toujours naturel avec élégance, toujours ingénieux avec noblesse.

En ramenant une vue générale sur le doyen dont vous regrettez la perte, nous pouvons dire de lui : cœur sincère et bienveillant, homme, de conscience et de courage, écrivain correct et méthodique, tête saine et gouvernante, l’ardeur qu’il mit à faire le bien, lorsqu’il s’agissait de réveiller l’indolence des routines, fut de la fermeté à empêcher le mal, quand vint le règne pétulant des innovations. Ses idées en économie politique touchèrent quelquefois au génie ; des actions de sa vie allèrent jusqu’à l’héroïsme ; les unes et les autres furent constamment empreintes de modération, car j’appelle ainsi l’union de la sagesse et de la force. Il suffit de quelques caractères semblables, jetés par intervalles sur la terre, pour protester, au nom de la Providence, contre les invasions de la sottise, ou les représailles de la barbarie.

La philosophie aurait mal payé les services de M. Morellet, si elle l’eût exposé sans défense aux coups du sort. L’accident affreux qui, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, fractura son corps, prouva combien il était supérieur aux souffrances. Ses membres captifs et douloureux ne purent altérer ni l’activité de ses travaux, ni l’indépendance de son âme, ni le noble intérêt dont le remplissaient ses deux idoles, la patrie et la vérité. Il s’était en quelque sorte préparé à cette victoire par ses triomphes sur la vieillesse, sur ce dernier don que la nature vend cher à ses favoris.

Ceux-là s’abusent étrangement, qui comptent apprendre dans les livres à supporter la vieillesse. Résultat nécessaire de ce qui l’a précédée, elle arrive telle que nous nous la sommes faite. Il est des vies pleines, et généreuses auxquelles s’ajoutent les années, non comme, un poids du temps, mais comme un degré d’honneur. Ainsi la carrière de M. Morellet fut embellie vers son terme, par ce je ne sais quoi de libre et de satisfait qui annonce l’accomplissement d’une bonne et utile destinée. On observa en effet plus de souplesse et de couleur dans le style de ses derniers écrits ; son goût pour la musique sembla se rajeunir ; comme Socrate vieillissant, il composa des vers.

Plus d’une fois, je me suis figuré que je lisais les détails de sa vie intérieure dans un fragment de Plutarque, tant il me semblait exister de rapports naturels et d’antique analogie entre la manière du peintre et la physionomie du modèle. Je pénètre dans l’asile studieux habité par notre sage, et je contemple avec curiosité les artifices ingénieux qu’il inventa pour l’économie du temps et du mouvement. Il m’offre lui-même, sous le mâle extérieur d’un disciple de Xénocrate, un mélange piquant de candeur et de pénétration, de grands souvenirs et de simplicité. Il vient de tracer d’une main furtive quelques pages de son commentaire sur Rabelais, et je vois s’attacher à ses lèvres ce rire du vieillard, attribut d’un esprit ferme qui a jugé les choses de la terre. Ici l’environnent et l’écoutent de nombreux amis, dont par de solides vertus il mérita la fidélité ; une famille attentive qui reconnaît ses bienfaits, des voyageurs distingués qu’attire sa réputation, des femmes d’un noble caractère, dignes des plus purs attachements. Les voilà retrouvés ces entretiens des sages, ces banquets où l’instruction s’épanche en vives saillies ! Voilà ces chastes gaietés qui ne vieillissent point, parce qu’elles sortent de l’âme ! Le philosophe salue l’anniversaire de sa naissance par des chants d’une raison aimable et d’une grâce anacréontique ; tout s’enivre de sa joie ; et ces fêtes du savoir et de l’amitié se renouvellent autour du vieillard, jusqu’au moment où, vaincu par la nature, il laisse la lyre échapper de ses mains, et son âme immortelle s’envoler avec ses chants.

Il n’est pas besoin de fiction pour penser que M. Morellet fut heureux. Il le fut à la manière des âmes élevées, par le bien qu’il fit, et par le bien qu’il voulut faire. S’il souffrit des maux de la France, il vécut assez pour en voir le dédommagement qu’il avait désiré. Il a joui avec ivresse du retour de nos princes légitimes, et tout porte à croire que ce sentiment, dont la vivacité tint désormais la plus grande place dans les intérêts de sa vie, en a aussi prolongé la durée.

Qui de nous, Messieurs, n’a partagé ces profondes émotions de reconnaissance pour le monarque qui, réunissant la sainteté des droits, la puissance du malheur, et les trésors de l’expérience, a ramené la paix et les lois sur cette terre glorieuse ? Que ne doivent pas les lettres à celui qui les éleva au rang de consolatrices des rois, et qui eût été votre oracle dans la vie privée, comme il est votre protecteur sous la pourpre royale ? Placé par ses bienfaits dans le petit nombre des souverains que le monde reconnaît pour législateurs, il a su rendre inséparables la stabilité du trône et la liberté du peuple. Son génie n’a demandé ce pacte conciliateur ni aux vaines théories, ni aux traditions surannées ; il l’a trouvé tout écrit dans les lumières du siècle et dans le vœu de la France, de même que l’œil de Phidias avait aperçu d’avance, dans le bloc de Paros, le dieu que son ciseau allait faire respirer.

Note 1:
L’ouvrage original est intitulé Directorium Inquisitorum. Il fut composé en 1558 par le cardinal Eymeric, grand inquisiteur d’Aragon, approuvé par plusieurs papes, conservé dans tous les tribunaux du saint-office, et imprimé à Rome en 1578, sous les auspices de Grégoire XIII. Si l’on doutait de l’utilité dont ces révélations pouvaient être en 1762, que l’on se représente des faits que notre légèreté oublie trop facilement. Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, et dans un seul État de l’Europe, l’inquisition condamna onze mille six cent deux victimes, dont deux mille trois cent soixante-quinze furent livrées aux flammes.