Discours de réception de François Roger

Le 30 novembre 1817

François ROGER

Réception de M. François Roger

 

M. François Roger, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Suard, y est venu prendre séance le dimanche 30 novembre 1817, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Il est pour les auteurs dramatiques un tribunal impatient, fantasque, orageux, dont le hasard ou le caprice semble quelquefois dicter les arrêts ; tribunal redouté de ceux mêmes qu’il a le plus souvent traités avec faveur.

Mais là, du moins, quelques consolations s’offrent à l’amour-propre des vaincus. Ils peuvent accuser de leur défaite, tantôt la cabale de l’envie, tantôt le défaut de mémoire ou de talent des acteurs, tantôt la précipitation et la légèreté de leurs juges. Ils peuvent enfin en appeler

du parterre en tumulte au parterre attentif.

Il n’en est pas de même, Messieurs, de l’homme de lettres qui paraît devant vous. Il a pour auditoire et pour juges tout ce que la nation a de plus éclairé, de plus poli, mais aussi de plus justement difficile. Sans autre appui que votre impassible équité, il plaide lui-même sa cause à cette cour souveraine et sans appel. Il n’a point à redouter d’arrêts bruyants ou passionnés, mais il peut craindre cet accueil froid et silencieux, plus décourageant cent fois que les improbations tumultueuses.

Ce n’est donc pas sans raison, Messieurs, que j’éprouve aujourd’hui plus de trouble et d’embarras que je n’en ai jamais ressenti dans les diverses épreuves de la carrière du théâtre.

Toutefois, si je dois être intimidé et par le caractère grave de mes juges, et par le sentimentale ma faiblesse, combien ne doit pas me rassurer le premier et inappréciable gage de bienveillance que vous m’avez donné en daignant m’admettre parmi vous ! Ne dois-je pas surtout espérer quelque indulgence en faveur du sujet dont j’ai à vous entretenir ? N’ai-je pas lieu de me flatter, Messieurs, qu’un peu de cet intérêt qui s’attache à la mémoire de l’académicien si regrettable auquel je succède, rejaillira sur son éloge ; que du moins l’amitié qui vous unissait à lui vous rendra moins difficiles envers son panégyriste ; que vos esprits ne s’armeront point contre les émotions de vos cœurs, et que, trompés, pour ainsi dire, par le plaisir d’entendre louer M. Suard, vous n’examinerez pas trop rigoureusement le mérite de la louange ?

L’homme et l’écrivain, tout est recommandable dans M. Suard. C’est l’homme surtout que je vais chercher à peindre. Ce sont ces qualités privées, ces vertus sociales, ce respect pour l’opinion qui produit l’habitude de bien vivre, ces égards pour les autres qui en commandent pour soi ; cette politesse qui n’est point une fausseté convenue, mais une bienveillance qui aime à se répandre ; cette délicatesse de penchants et de goûts, ce choix sévère dans les liaisons, cette dignité modeste qui ne s’élève jamais trop, qui ne s’abaisse jamais ; cette modération constante dans ses actions et dans ses discours ; enfin, tous ces éléments de considération que M. Suard réunissait à un si haut degré. Heureux si ce portrait est trouvé fidèle par vous, Messieurs, qui en avez connu et chéri l’original, et s’il peut donner aux jeunes gens qui ne l’ont pas connu quelque désir de l’imiter, et de fonder, comme M. Suard, leur réputation littéraire sur la considération personnelle !

M. Suard débuta dans le monde par une action qui promettait un galant homme. Né en 1732, à Besançon, ville d’université et ville de guerre, il y prit à la fois, dès son enfance, le goût des lettres et le goût des armes. Les duels alors étaient fort à la mode, et la sévérité excessive des lois n’avait fait qu’augmenter la violence du préjugé. Vainement on avait défendu le port d’armes aux étudiants ; des querelles s’élevaient fréquemment entre eux et les officiers de la garnison, sur l’importante question de savoir lequel prendrait, ou céderait le haut du pavé. Dans ces querelles, qui, pour la plupart, se vidaient à la chute du jour, plusieurs officiers avaient été blessés. M. Suard fut appelé un soir, comme témoin, à l’un de ces combats, par un de ses amis qui avait reçu d’un officier un affront sanglant. L’étudiant eut le malheur d’être trop vengé ! Une patrouille passait non loin de là. Chacun cherchant à l’éviter, prit la fuite : M. Suard seul fut arrêté et conduit en prison. Sur son refus de dénoncer celui qui avait tué l’officier, on le crut l’auteur de sa mort, et on lui mit les fers aux pieds. « Y en a-t-il aussi pour les mains ? » demanda-t-il avec sang-froid. Son silence constant, sa noble résignation, lui rendirent le parlement de Besançon favorable. Mais le gouverneur voulant, par un grand exemple, mettre un terme aux duels qui menaçaient d’affaiblir la garnison, peignit le délit et les couleurs les plus noires, et réussit à faire exiler et emprisonner M. Suard aux îles Sainte-Marguerite. On fit auparavant de nouveaux efforts pour lui arracher le nom du coupable ; il persista à le taire, et se laissa, sans murmure, enlever à sa ville natale, à ses amis et à sa famille. M. Suard avait alors dix-huit ans.

Rendu à la liberté au bout de treize mois, il prit, bientôt après, la résolution de venir à Paris pour y cultiver paisiblement les lettres.

Que de jeunes gens à a place auraient tiré parti des causes et des circonstances de sa captivité, et s’en seraient fait, dans ce siècle frondeur, un moyen de fortune ! Combien d’hommes, d’un talent et d’un esprit fort ordinaires, s’étaient merveilleusement trouvés de la Bastille ! Combien d’autres l’avaient recherchée vainement ! M. Suard, qui l’avait trouvée sans la chercher, ne s’en vanta jamais, ne s’en plaignit jamais ; et longtemps cette aventure qui lui aurait donné une célébrité précoce, qui l’aurait fait accueillir et caresser dans un grand nombre de sociétés comme une victime du pouvoir arbitraire, resta ignorée de ses meilleurs amis.

Cependant son peu de fortune lui faisait souhaiter un emploi. Marmontel lui en avait trouvé un qui lui aurait laissé beaucoup de loisir. M. Suard apprit qu’il était désiré par un de ses amis : il le refusa pour le lui faire obtenir.

Ce fut à cette époque que M. Suard connut l’abbé Arnaud, cet homme dont le cœur était si chaud, la tête si vive, l’esprit si pénétrant ; amant éclairé et passionné des lettres et des arts, mais leur préférant encore le tourbillon du monde et les petits soupers ; dissipant, prodiguant, pour ainsi dire, une vie qu’il aurait pu rendre utile, et peut-être même illustre ; d’une imagination brillante et féconde, d’une paresse sans égale ; dormant le jour et s’amusant la nuit ; entreprenant tout et ne finissant rien ; léger dans ses goûts, constant dans ses affections, ami solide et sincère, et, par-dessus tout, homme aimable.

M. Suard et l’abbé Arnaud s’aimèrent tout d’abord, et leur attachement n’éprouva jamais la moindre altération. Ils logèrent vingt-cinq ans sous le même toit ; ils mirent en commun leur bourse et leur esprit. Le ménage ne fat pas heureux en débutant. Le Journal étranger, qu’ils entreprirent ensemble, fut estimé, mais il eut peu de vogue. Il n’était que spirituel et raisonnable.

Heureusement, il existait alors un ministre ami des lettres, et même ami des gens de lettres. Nos deux journalistes furent chargés par lui de la rédaction de la Gazette de France, gazette officielle qui ne se permettait pas d’être amusante, mais qui n’en avait pas moins un grand nombre d’abonnés. Dix mille francs de traitement furent donnés à chacun des rédacteurs. Les voilà dans l’opulence. Mais, hélas ! tout cela venait d’un ministre, tout cela disparut avec lui. MM. Suard et Arnaud rentrèrent philosophiquement dans leur première médiocrité, et continuèrent leur Journal étranger sous le titre de Gazette littéraire de l’Europe. Celle-ci ne vécut comme l’autre, que deux années, grâce à la paresse de l’un des rédacteurs, et peut-être de tous les deux.

Toutefois, quelques articles de M. Suard avaient suffi pour le faire connaître avantageusement de tout ce qui se mêlait dans le monde de cultiver les lettres ou de les protéger.

Toutes les sociétés lui furent ouvertes. Il fut aimé, considéré dans toutes. La première où on l’accueillit fut celle de Mme Geoffrin.

« Savez-vous, disait Mme de Tencin, déjà vieille, ce que Mme Geoffrin vient faire chez moi ? Elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. »

Elle en recueillit, en effet, ce qu’il y avait de plus précieux ; et la colonie de beaux esprits et d’artistes célèbres qui déjà s’était établie chez elle, s’enrichit de toute la société de Mme de Tencin. C’était le rendez-vous des lettres et des arts. Mme Geoffrin n’avait qu’une très-légère teinture des unes et des autres ; mais l’usage qu’elle avait du monde, sa politesse attentive, prévenante, ingénieuse, son savoir-vivre qui était sa science suprême ; cette amitié agissante, inquiète, opiniâtre, qui lui faisait souvent gronder ses amis comme une mère gronde ses enfants ; enfin cette habitude de bienfaisance, qui fut la passion de toute sa vie, tout cela rendait sa société agréable et chère.

Mais quel charme M. Suard trouva surtout dans l’amitié de cette autre femme extraordinaire, dont une indiscrétion, que je n’ose qualifier, a révélé à la postérité les faiblesses et le prodigieux talent ! de cette femme qui, sans naissance, sans fortune, sans beauté, par le seul attrait de son esprit, par la chaleur de son âme, était parvenue à rassembler, tous les jours, dans son petit salon, et à y retenir délicieusement, pendant quatre heures entières, les d’Alembert, les Thomas, les Turgot, les Marmontel, les Buffon et les Delille ! « Qui n’a a pas connu Mlle de Lespinasse, disait souvent M. Suard, ne saurait s’en former une idée ; qui a pu la connaître ne l’oubliera jamais. »

Que sont devenues ces réunions si favorables aux progrès du goût et du langage, où régnait la liberté, mais où présidaient les bienséances ; où la raison donnait en riant la main à l’imagination ; où la science venait sacrifier aux grâces ? Qu’est devenu cet art de régler la conversation sans la refroidir, de l’animer sans y jeter la confusion, de faire valoir et de mettre en jeu l’esprit particulier de chacun ; de parler, non pas à son tour, mais l’un après l’autre ; de parler modérément, et surtout d’écouter ? C’est un secret presque oublié ! Nous ne conversons plus aujourd’hui ; nous discutons, et nos discussions dégénèrent quelquefois en disputes. La révolution a passionné le langage et centuplé la vivacité française. La douce causerie n’est plus guère connue que dans quelques maisons privilégiées. On se parle, mais on ne se répond plus : on ne répond qu’à soi-même ; on poursuit son idée, sans s’inquiéter de la réplique ; on s’échauffe, on crie tous à la fois ; et la souvent (à l’harmonie près) à un final d’opéra.

Mais j’oubliais, Messieurs, que cette partie de nos travers a déjà été peinte, avec une fidélité maligne, par l’élégant écrivain qui préside cette-assemblée, dans un ouvrage que vous connaissez tous ; ouvrage où vous avez cru retrouver, sous le masque et les habits du Chinois Kang-hi, la vivacité et les saillies piquantes du Persan Usbeck.

M. Suard semblait né pour la société que nous regrettons. Il y avait porté, dès son début, ce que d’autres n’y acquièrent que par un long usage. La politesse de ses manières, l’urbanité de son langage étaient chez lui une inspiration du goût. Elles s’étaient seulement perfectionnées dans la bonne compagnie, et surtout par le commerce des femmes. L’homme de lettres qui s’est formé à cette école, se reconnaît d’abord à l’aménité de ses mœurs, à l’agrément de son style et de sa conversation, et surtout à ce bon ton, qui n’est autre chose que le bon goût appliqué au langage et aux habitudes de la société.

J’entends quelquefois regretter que M. Suard, qui semble avoir voulu partager sa vie entre le commerce du monde et celui des lettres, ait trop sacrifié l’un à l’autre, et que son goût pour la société ait trop dérobé de temps à ses travaux littéraires. Mais ce regret qu’on exprime aujourd’hui, qui de nous, Messieurs, l’eût exprimé, qui de nous l’eût éprouvé, tant que nous avons pu jouir de la conversation de M. Suard, de cette conversation si naturelle et si variée, si riche en souvenirs, si féconde en traits heureux, en anecdotes curieuses, en récits piquants amenés sans effort ; de cette conversation qui savait prendre tous les tons et se plier à tous les goûts ? Pour moi, j’avoue qu’en écoutant M. Suard, je n’ai jamais songé qu’il fût possible de trouver encore plus de plaisir et de profit à le lire. J’allais même jusqu’à penser qu’il fallait presque lui savoir gré de la préférence qu’il avait donnée à la société sur le travail, puisqu’elle lui avait permis de porter et de répandre dans le monde toutes les traditions du goût et de la littérature, dont il était (si j’ose parler ainsi) le répertoire vivant ; et de devenir, pour le XIXe siècle, un modèle du bon ton et de l’élégante urbanité des deux siècles précédents.

La politesse de M. Suard lui fit beaucoup d’amis, et les lui conserva longtemps. Elle n’était cependant ni recherchée, ni servile. Ce n’était pas non plus cette politesse nonchalante qui dit oui à tout le monde, et ne conteste rien ; cette facilité de caractère et d’opinion, si commune aux gens qui n’ont ni opinion ni caractère : c’était une habitude raisonnée de concessions faites aux lois de la société, ou aux bienséances de la bonne compagnie. Par égard pour l’âge, pour le sexe, pour la supériorité du .rang ou du génie, M. Suard savait se taire quelquefois devant l’opinion d’autrui ; mais il gardait la sienne. Plusieurs de ses amis, et même de ses protecteurs, joignaient à de grandes vertus de malheureux travers d’imagination. M. Suard aima leur personne ; mais, loin d’approuver leurs erreurs, il combattit souvent le danger de leurs doctrines de toute la logique de la raison ou du sentiment.

C’est, Messieurs, cette droiture de cœur et de jugement, mêlée à tant de souplesse et de flexibilité dans l’esprit, qui le faisait aimer et rechercher des hommes les plus considérables de ce siècle brillant.

Parmi ceux qui l’affectionnèrent le plus, nous devons désigner Buffon. Ce fut, en effet, d’après le conseil de Buffon que M. Panckouke donna sa sœur en mariage à M. Suard ; sa sœur, aussi distinguée par les grâces de sa personne que par les charmes de son esprit, à qui la littérature doit plusieurs écrits pleins de vues fines, de pensées délicates, et à qui M. Suard dut, pendant cinquante ans, le bonheur et l’agrément de sa vie.

Dans les diverses réunions dont j’ai parlé, M. Suard s’était lié avec plusieurs étrangers célèbres. De ce nombre étaient David Hume et Horace Walpole. Il voulut, à son tour, leur rendre visite.

Un simple pasteur d’un village d’Écosse, un homme qui avait constamment vécu dans la retraite, et qui, exempt des préjugés que donne la solitude, avait tout le goût d’un homme du monde, un écrivain plein d’élégance, un historien sage et véridique, profond et lumineux, le digne rival de Hume, s’il n’est pas supérieur à lui, Robertson enfin, déjà célèbre dans toute l’Angleterre par son Histoire d’Écosse, s’occupait, en ce moment, de son Histoire de Charles-Quint. M. Suard lui demanda et obtint facilement de lui la faveur de traduire le premier cet ouvrage en français.

L’entreprise était difficile. Robertson ne s’élève pas, il est vrai, à cette éloquence pittoresque et passionnée qui donne aux historiens de l’antiquité une physionomie inimitable ; le génie qui anime son ouvrage n’est pas répandu dans le style : il est tout entier dans la grandeur des vues principales. Pour le traduire, il suffisait de conserver ses pensées. Un homme de goût, un esprit juste et délicat pouvait espérer que les beautés de l’Histoire de Charles-Quint, beautés levées, mais accessibles, qui ne sont point séparées de nous par l’insurmontable différence des idiomes et des mœurs, ou par un caractère marquant d’originalité, pourraient se communiquer d’une langue à l’autre. Mais qui se serait flatté d’apporter à ce travail une réunion plus heureuse des qualités qu’il exige ? M. Suard y joignit cette facilité élégante, ce tour libre et naturel, cette franche allure de diction qui semble interdite aux traducteurs. Aussi sa traduction fut-elle honorée des plus illustres suffrages, soit nationaux, soit étrangers : elle reçut l’approbation de Hume, de Walpole, de Gibbon, et, la plus glorieuse de toutes, celle de Robertson lui-même.

L’éclatant succès de l’Histoire de Charles-Quint mit à la mode les traductions de l’anglais, et, comme cela ne manque jamais d’arriver, la mode en fut poussée jusqu’à la fureur, et se soutint jusqu’à ce qu’une manie vînt occuper la mobile imagination des Parisiens.

Ce fut en effet à cette époque que commença cette guerre si puérile dans son objet, si étonnante par sa durée, cette guerre de musique, image grotesque, mais fidèle, des tristes divisions politiques qui nous ont agités depuis.

Deux partis s’étaient formés : le nom de Gluck, le nom de Piccinni, étaient les cris de ralliement. Le noble et le bourgeois, le militaire et l’homme de robe, l’artiste et l’artisan, tout s’en mêle, tout s’arme, tout marche au combat. La discorde s’empare de tous les esprits : elle éclate dans les théâtres, dans les foyers, dans les promenades, dans les cafés, et jusque dans nos académies. Plus de paix dans les salons ; les dîners, les soupers même, les soupers si propices aux réconciliations, sont abandonnés. On ne demande plus d’une femme, si elle est jolie ; d’un sot, s’il est riche ; d’un magistrat, s’il est honnête homme ; d’un médecin, s’il sait guérir : Est-on Gluckiste ou Picciniste ? La réponse à cette question supplée à toutes les autres. Quiconque est de notre opinion mérite notre estime ; quiconque n’en est pas est un sot ou un fripon. Point de parti mitoyen ; les modérés sont des traîtres.

Le théâtre de la guerre était la salle de l’Opéra. À la tête des Piccinistes, on distinguait d’Alembert, Diderot, le chevalier de Chastellux, le baron de Grimm, la Harpe, l’abbé de Canaie, et surtout Marmontel, le poëte, le patron glorieux et infatigable de Piccini.

Les soldats de Gluck avaient pour appui l’enthousiasme éloquent et communicatif de l’abbé Arnaud, et l’esprit adroit et insinuant d’un autre champion, à qui son goût et ses connaissances en musique donnaient bien quelque droit de parler de cet art, mais que sa modération, déjà connue, paraissait devoir éloigner de toute discussion qui pouvait ressembler à des querelles et sortir des bornes de la raison.

Ce champion (il faut bien l’avouer), c’était M. Suard. Je me hâte de dire que de tous les généraux de cette armée burlesque, il fut le seul peut-être que sa politesse n’abandonna jamais. On fit jouer des deux côtés une artillerie de chansons, d’épigrammes et de pamphlets. Le seul écrit digne de survivre à la circonstance qui l’a fait naître, est de M. Suard : ce sont les Lettres de l’anonyme de Vaugirard, persiflage plein d’esprit, de finesse et de goût, où toutes les bienséances étaient respectées, où la raillerie, toujours piquante, était toujours sans amertume ; vrai modèle de plaisanterie qu’on lira toujours avec plaisir… pourvu qu’on ne soit pas Picciniste.

Les titres littéraires de M. Suard, son esprit juste et fin, la connaissance parfaite qu’il avait des difficultés et des ressources de notre langue, surtout de cette partie de la langue née de l’usage de la bonne compagnie, et que Vaugelas parlait sûrement moins bien que Mme de Sévigné ; enfin, l’extrême amabilité de son caractère, lui avaient ouvert, dès l’année 1772, les portes de l’Académie. Il y fut nommé le même jour que l’abbé Delille ; mais, calomniés l’un et l’autre auprès du roi, leur nomination ne fut point approuvée, et l’on procéda à une autre élection. Elle était à peine terminée, que le roi, mieux informé, leur permit de se remettre sur les rangs à première occasion. Cette occasion ne tarda pas : M. Delille fut nommé l’année suivante, et M. Suard quelques mois après.

Mais quelle accusation leur avait donc attiré la disgrâce la plus sensible que puisse éprouver un homme de lettres ?

Quelques années auparavant, le cardinal de Fleury avait de même fermé l’entrée de cette illustre compagnie à l’abbé de la Bletterie, auteur d’une traduction de Tacite. Ou l’accusait d’être janséniste, et d’avoir attesté les miracles du bienheureux Pâris. L’imagination des plus grands ennemis de MM. Suard et Delille ne pouvant guère leur attribuer pareil délit, on les dénonça comme encyclopédistes, quoique jamais ni l’un ni l’autre n’eût écrit une seule ligne pour l’Encyclopédie. C’était une accusation qui, pour être déjà devenue un peu banale, n’en était pas moins perfide et moins dangereuse ; car elle les signalait à l’autorité comme ennemis de toute autorité.

Ennemi de l’autorité, M. Delille, ce grand poëte, que son caractère naïf et pacifique, que la douceur de ses mœurs, que la mollesse et (si je puis m’exprimer ainsi) que l’enfance de ses goûts rendaient si étranger et si peu propre aux débats politiques ! On dut être bien étonné dans Paris quand on vit le chantre des Jardins transformé en sectaire ! C’était classer le rossignol parmi les oiseaux de proie.

L’accusation, sans être aussi ridicule à l’égard de M. Suard, n’en était pas mieux fondée. La modération de son caractère, la nature de son esprit essentiellement raisonnable, essentiellement ami de l’ordre, la repoussait : la conduite de toute sa vie l’a réfutée.

Nous avons tous été témoins, Messieurs, de la fidélité de M. Delille à la cause de la monarchie. Tous les cœurs ont retenu, toutes les voix ont répété les vers immortels où ce poète de la légitimité a consacré les droits et les malheurs de nos princes ; nous savons que ni les menaces des tyrans révolutionnaires, ni les séductions de leur hypocrite héritier, ne purent arracher jamais

Un mot à sa candeur,
Une ligne à sa plume, un détour à son cœur.

Mais M. Suard a-t-il été moins fidèle que lui aux principes monarchiques ? A-t-il fait éclater en 1789 les mauvaises doctrines qu’on lui supposait en 1772 ? S’est-il seulement souvenu des deux événements remarquables de sa vie où le gouvernement lui avait donné peut-être quelque droit de se plaindre ? Quand, soir et matin, une foule de pamphlétaires et de gazetiers se plaisaient à provoquer l’anarchie au nom de la liberté, qui mieux et plus constamment que M. Suard lutta contre eux dans ses écrits ? Qui défendit avec plus de courage la cause de la justice ? C’est principalement dans un journal intitulé les Indépendants, que M. Suard consigna ses nobles protestations.

Mais hélas ! la voix de la raison commençait à ne plus être entendue. Elle ne tarda pas à devenir suspecte. L’Académie française elle-même, l’Académie, qu’on représentait vingt ans auparavant comme le foyer de l’indépendance, fut dénoncée comme le foyer de l’aristocratie. On vit (quel raffinement de scandale !), on vit un académicien demander à grands cris la suppression de l’Académie. En vain M. Suard prit éloquemment sa défense, elle fut peu de jours après enveloppée dans la proscription continue, insensée, impie, dans la destruction universelle de nos lois et de nos institutions.

Certes, M. Suard n’avait nul penchant pour le gouvernement absolu. M. Suard aimait la liberté, mais cette liberté sage, décente, bien ordonnée, qui a ses limites ainsi que le pouvoir, qui est conforme aux habitudes et aux mœurs nationales. Il aimait la liberté, mais il détestait la licence, irréconciliable ennemie de la liberté. L’étude approfondie qu’il avait faite des lois et de la constitution de l’Angleterre ; le goût qu’il avait pris pour elles, et qui s’était fortifié dans la société des hommes d’État les plus distingués de cette nation, lui avaient fait souhaiter souvent que les formes à la fois libres et monarchiques du gouvernement anglais fussent un jour adoptées par le nôtre. Mais ce vœu, qu’il n’a d’ailleurs jamais exprimé qu’avec la réserve convenable ; ce vœu, qu’il a vu avec joie se réaliser après vingt-cinq ans, oh ! comme il l’eût repoussé avec horreur, si on lui eût prédit de combien de malheurs et de crimes il en faudrait payer l’accomplissement ! Une révolution ! ce mot seul le faisait tressaillir. Son antipathie naturelle pour toute espèce de désordre éclata non-seulement contre les actes de violence et d’injustice qui se commirent, mais encore contre les folies qui se mêlèrent à ces atrocités ; car tel fut le caractère de notre révolution : dans ce drame, l’horrible le disputait au ridicule, et, pour l’observateur, il y aurait eu bien à rire, s’il n’y avait pas eu si fort et si longuement à pleurer.

M. Suard se déroba dès qu’il le put, par la retraite, au spectacle de ces honteuses extravagances. Dès qu’il le put aussi, il reparut sur la scène politique. Il reprit cette plume courageuse, consacrée au soutien de l’équité, de la raison et du goût, et mérita d’honorables persécutions. Poursuivi en vendémiaire, proscrit en fructidor, il fut forcé de quitter la France pour avoir souhaité d’y voir rappeler tous les Français. Il y revint librement sous le gouvernement consulaire, croyant pouvoir y professer ses opinions politiques ; mais le despotisme naissant ne pouvait s’en accommoder. N’osant pas persécuter M. Suard, on chercha d’abord à le gagner ; on le distingua, on le caressa. Les caresses, les menaces ne pouvaient rien sur lui. Il avait deviné l’homme dans une première entrevue, et voici à quelle occasion :

Cet homme n’aimait pas Tacite, et il avait bien ses raisons pour cela. La réputation de cet historien l’importunait. C’était un des souverains qu’il avait le plus à cœur de détrôner : « Votre Tacite, dit-il un jour à M. Suard, n’est qu’un déclamateur, un imposteur, qui a calomnié Néron ; car enfin, Néron fut regretté du peuple. Quel malheur pour les princes qu’il y ait de tels historiens ! – Cela peut être, répliqua M. Suard ; mais quel malheur pour les peuples, s’il n’y avait de tels historiens pour retenir et effrayer les mauvais princes ! »

Plus on connaissait l’indépendance d’esprit et de caractère de M. Suard, plus on cherchait à la vaincre ; plus il montrait d’opposition, plus on faisait d’efforts pour le ranger sous le joug. On eût dit que l’autorité de son exemple devait entraîner ce qui restait encore d’esprits indociles. L’espérance de le gagner fut poussée, comme on va le voir, jusqu’à l’aveuglement.

Il est dans la nature du cœur humain, et sans doute aussi dans les desseins de la justice divine, qu’un homme qui a commis un grand crime ne puisse s’empêcher d’en parler, de le révéler malgré lui à ceux qui l’ignorent, ou de chercher à le justifier dans l’esprit de ceux qui en ont connaissance. C’est une sorte de remords qui l’agite, qui se manifeste, qui le trahit. Comment expliquer autrement ce besoin, qu’éprouvait le meurtrier du dernier rejeton du grand Condé, d’entretenir sans cesse ses confidents et même des étrangers de cet exécrable attentat ? Après en avoir récompensé les exécuteurs, il offrit des récompenses à ceux qui voudraient en faire l’apologie. Mais on ne trouva pas si facilement des panégyristes que des complices. À Dieu ne plaise que je loue nos écrivains d’avoir repoussé ses propositions ! Ce serait faire de cette époque du siècle une trop cruelle satire que de vanter comme un acte de vertu ce qui ne fut que l’absence d’une insigne lâcheté. Les expressions du refus de M. Suard méritent toutefois d’être rapportées, parce que, indépendamment du sentiment d’honneur qui les dicta, elles portent encore l’empreinte de cette modération, de ce courage calme qui ne l’abandonnaient jamais.

On lui avait écrit une lettre où, après quelques précautions oratoires, on lui disait : « que l’opinion publique s’égarait sur deux faits, la mort du duc d’Enghien et le procès du général Moreau ; qu’il était essentiel de la redresser dans les journaux, et que le chef du gouvernement verrait avec plaisir, et même avec reconnaissance, que M. Suard, dans le journal politique dont il était propriétaire (et c’était en effet la seule propriété qui lui restât), aidât à ramener cette opinion publique égarée. »

Voici quelques mots de la réponse de M. Suard, fidèlement transcrits de l’original :
« J’ai soixante-treize ans, Monsieur ; mon caractère ne s’est pas plus assoupli avec l’âge que mes membres. Je veux achever ma carrière comme je l’ai parcourue.

« Le premier objet sur lequel vous m’invitez à écrire est un coup d’État qui m’a profondément affligé, comme un acte de violence qui blesse toutes mes idées d’équité naturelle et de justice politique.

« Le second motif du mécontentement public porte sur l’intervention notoire du gouvernement dans une procédure judiciaire soumise à une cour de justice. J’avoue encore que je ne connais aucun acte du pouvoir qui doive exciter plus naturellement l’inquiétude de chaque citoyen sur sa sûreté personnelle.

« Vous voyez, Monsieur, que je ne puis redresser un sentiment général que je partage. »

Je n’ai pas besoin de dire que cette réponse digne, Messieurs, d’un homme qui était votre secrétaire, provoqua la suppression du Journal politique et la disgrâce complète de l’écrivain. Il se tut, et renonça enfin au dangereux honneur d’avoir raison dans des choses où tint d’hommes puissants avaient tort.

Il en coûta beaucoup à M. Suard pour cesser d’être journaliste. Il avait un goût décidé pour cette espèce de ministère public, si honorable, si utile dans les mains d’un écrivain homme de bien, si honoré, Messieurs, par plusieurs d’entre vous. Sa probité, son indépendance, le tour ingénieux de son esprit le rendaient très-propre à cette profession.

Il ne se distingua pas moins dans une autre fonction qu’il dut, dès l’année 1774, à la confiance du roi, et qu’il conserva jusqu’en 1790 ; je veux parler de la censure des pièces de théâtre. Il exerça cette censure avec une douceur et une impartialité inaltérables. Bien différent de ces chicaneurs minutieux, de ces épilogueurs atrabilaires, aussi ardents à critiquer qu’impuissants à produire ; qui ne se connaissent à rien, et se font des monstres de tout ; qui trouveraient une satire dans un madrigal, et une conspiration contre l’État dans une scène d’opéra-comique, M. Suard savait concilier ce qu’il devait au gouvernement et ce qu’il devait aux gens de lettres. Ses observations, ses refus même, quand il était obligé d’en faire, étaient accompagnés de tant d’égards et de politesse, que l’auteur le plus irritable pouvait se fâcher contre la censure, mais jamais contre le censeur.

L’auteur seul du Mariage de Figaro trouva M. Suard d’une sévérité inflexible, et ne put jamais obtenir son approbation. Mais il eut le talent de s’en passer, et même de celle du lieutenant de police. M. Suard soutint obstinément son opinion sur cet ouvrage : il la proclama en pleine Académie dans un discours qui lui fit beaucoup d’honneur, sans nuire au succès de Figaro ; car, suivant l’usage, plus le scandale était signalé, plus la foule s’y portait. Les grands, les ministres, les nobles, les dépositaires des lois et de la morale publique, couraient applaudir à leur propre satire, battre des mains aux traits sanglants répandus dans l’ouvrage contre toute espèce d’autorité, et préparer eux-mêmes, dès ce moment peut-être, l’esprit de révolution qui devait bientôt après les renverser.

Le rigorisme sied mal à un auteur dramatique. La comédie n’est point un sermon son premier but est d’amuser. Mais il ne lui est pas défendu d’instruire en amusant. Quel sera donc le devoir d’un poëte comique ? Celui de tout homme qui cultive un art quelconque d’imitation : de peindre la nature, mais la nature choisie ; d’éviter avec le même soin, dans ses tableaux, et les lieux communs de morale, et les peintures dont peut s’offenser l’honnêteté publique, et la perfection qui n’a pas de modèle dans le monde, et la vérité nue qui blesse le bon goût ; de considérer enfin la comédie, sinon comme une école des bonnes mœurs (car elle n’en est point une), au moins comme une école de bienséances. N’est-il point en effet de milieu entre le cynisme d’Aristophane, ou de Figaro, et la morale verbeuse de La chaussée, ou la fausse sensibilité de nos dramaturges ? Sans parler de Molière, législateur suprême, homme unique, homme à part, notre théâtre, que dis-je ? notre âge, ne compte-t-il pas plus d’un auteur qui a su intéresser sans action romanesque, plaire sans le secours du scandale, être comique avec décence, et faire rire les honnêtes gens ? Je ne serais pas embarrassé d’en citer plusieurs, sans sortir de cette enceinte. On ne saurait nier que, grâce à eux, la comédie ne se soit soutenue avec honneur, et qu’elle ne soit même supérieure à ce qu’elle était il y a quarante-cinq ans. Une foule de poëtes de boudoirs s’étaient alors emparés de la scène. Plus de vérité, plus de verve ; des mœurs de convention, des nuances fugitives, aucun dessin arrêté, des croquis informes, de fades enluminures. On s’égarait en comédie comme en peinture, et c’en était fait peut-être de la scène comique, si l’auteur des Étourdis n’eût le premier donné le signal du retour à la bonne voie. Qu’il me pardonne de lui rendre publiquement cette justice ; tout écrivain classique doit se résigner à être loué de son vivant.

M. Suard n’a point fait de pièces de théâtre, mais il avait beaucoup étudié nos moralistes ; et celui qui a jugé avec tant de sagacité la Bruyère, la Rochefoucauld et Vauvenargues, ne pouvait être étranger à la comédie. Aussi trouve-t-on sur cet art, dans plusieurs de ses écrits, des observations pleines de sens et de finesse, qui sont dignes de l’attention d’un poëte comique, comme ses notices sur Pigal et sur Drouais sont dignes de l’attention de nos peintres et de nos statuaires. M. Suard avait un tact particulier pour décrire et caractériser le talent ou l’esprit des personnages célèbres dont il parlait. Voilà ce qui rend si agréables et si piquantes ses notices sur Robertson, le Tasse, et madame de Sévigné, modèles achevés de biographie et de critique littéraire. C’est aussi, Messieurs, ce qui donnait tant de prix à ces rapports où il était chargé par vous d’apprécier les mérites divers des jeunes écrivains, dont les triomphes embellissent vos solennités, et où votre secrétaire perpétuel se montrait un si fidèle et si honorable interprète de vos sentiments et de vos décisions.

J’ai lu dans un conte charmant,

Qu’il est bien peu d’auteurs qui vaillent leurs ouvrages.

On pourrait dire le contraire de M. Suard. Il était fort supérieur à tout ce qu’il a fait ; et, chose remarquable, il n’avait aucun des défauts qu’auraient fait supposer ses qualités. Son esprit, qui ne semblait que fin et délié, avait de l’étendue et même de la profondeur. Cette raison droite et ferme, qui réglait toujours ses actions et sa plume, et qui leur donnait une apparence de roideur, n’excluait point en lui les illusions et les plaisirs de l’imagination. L’urbanité de manières et de langage qu’il semblait tenir de Fontenelle, n’était point chez lui, comme elle était, dit-on, chez l’auteur des Mondes, un froid calcul de l’intérêt personnel : elle venait du cœur, et elle allait au cœur. Bienveillant pour tous, il l’était surtout pour les jeunes gens qui avaient besoin de conseils ou d’appui. Il les accueillait, il les encourageait, il proclamait avec joie leur talent naissant : car cet homme, qui, avait beaucoup vécu, et que les souvenirs du passé devaient rendre plus difficile sur le présent ; n’exaltait, jamais l’un aux dépens de l’autre : il vantait souvent, le dernier siècle ; il souriait encore plus souvent aux espérances que donne le nôtre. Son âme, dont il avait su maîtriser les passions, s’ouvrait aisément aux douces émotions de la pitié. Un autre sentiment, l’amitié, reçut de lui une espèce de, culte : il n’aima que des hommes-honorables ; il les aima tendrement, il les aima toujours. Menacé de perdre, il y a plu d’années, M. l’abbé Morellet, il laissa échapper de sa plume, où plutôt de son cœur, ces mots touchants : « Si je voyais périr avant moi cet excellent homme, je perdrais le plus ancien des amis qui me restent, et je pourrais dire ce que Pline disait de Corrélius Rufus, dont il déplorait la mort : Amisi meae vitæ testem, j’ai perdu le témoin de ma vie ! »

Enfin, la modération de ses opinions politiques ne fut jamais l’effet ni de l’indifférence, ni de la timidité. Il faisait cas de la prudence ; mais il détestait la peur qui prend souvent son nom, la peur qui louvoie, qui tergiverse, qui fléchit devant les factions, qui les enhardit par son silence, et devient complice du crime en le laissant commettre. Le patriotisme de M. Suard était raisonné, mais il n’en était ni moins utile, ni moins vif, ni moins susceptible d’exaltation. Ne l’avons-nous pas vu, Messieurs, au retour fortuné de nos princes, courir au-devant d’eux, comme il aurait fait à vingt ans ; les chercher, les suivre, verser des larmes de joie et faire éclater des transports, remarquables même au milieu de l’ivresse générale ? À l’aspect de ce roi si désiré, à l’aspect de cette princesse auguste, modèle des plus grandes vertus comme des plus grandes infortunes, il ne forma point le même vœu que le saint vieillard qui, satisfait d’avoir vu le salut d’Israël, ne demandait plus qu’à mourir : il voulait vivre, il souhaitait une longue vie pour voir les Bourbons plus longtemps, pour jouir plus longtemps du bonheur que leur retour assurait à la France.

Hélas ! trois ans se sont à peine écoulés, et cet écrivain si dévoué à sa patrie, ce sujet si fidèle à son roi, cet ami sûr, cet académicien si zélé pour la gloire des lettres et pour les intérêts de cette Académie, a disparu du milieu de nous ! Ah ! bien que cette séparation ne pût être éloignée, qui de nous, Messieurs, l’aurait crue si prochaine ? Qui de nous, en voyant une âme si active dans un corps si dispos et si sain, ne s’est pas souvent obstiné à trouver M. Suard jeune encore, en dépit de ses dix-sept lustres ! La veille même (j’en garderai longtemps la mémoire), la veille même de l’accident fatal qui a précipité sa fin, j’admirais cette aimable et verte vieillesse, cette longévité exempte d’infirmités, de préventions et d’ennui, dont semblent appelés plus particulièrement à jouir les hommes qui ont exercé constamment et sur beaucoup d’objets les facultés de leur esprit. J’en félicitais M. Suard. « Oui, me répondit-il, j’ai lieu d’être content de mon sort. J’ai de doux souvenirs, une bonne santé et de l’aisance. J’ai vu le triomphe de la légitimité ; grâce à la magnanimité de notre Marc-Aurèle, ma patrie est heureuse par l’accord jugé si difficile de la monarchie et de la liberté véritable. Je suis comblé des bienfaits personnels de mon roi ; et (comme s’il eût voulu en doubler le prix) il les a étendus à mon plus ancien ami. La Providence et l’amitié semblent s’être donné le mot pour me faire aimer la vie. »

Cette vie, Messieurs, si longue, si bien remplie, si honorée, M. Suard a dû la regretter sans doute ; mais il en a vu arriver le terme sans effroi. Entouré de tout ce qu’il aimait ; sûr d’être regretté de tous ceux qui l’ont connu ; plein d’espoir pour sa veuve dans la munificence royale ; se livrant pour lui-même à des espérances d’un autre ordre, il s’est endormi dans le sein de l’éternité, avec la résignation du sage et la confiance de l’homme de bien.