Réponse au discours de réception du baron de Barante

Le 20 novembre 1828

Victor-Joseph-Étienne de JOUY

Monsieur,

Une voix plus éloquente et plus connue devait se faire entendre dans cette solennité, et j’éprouve, ainsi que vous, le regret qu’une indisposition du savant illustre dont j’occupe en ce moment la place, m’impose l’honneur de vous adresser, au nom de l’Académie française, des félicitations auxquelles le discours que vous venez de prononcer vous donne de nouveaux droits.

Vous avez senti, Monsieur, combien il était difficile de payer à la mémoire de votre illustre prédécesseur le tribut de respects et d’hommages qui lui est dû, sans se voir emporter, malgré soi, vers les souvenirs terribles d’une époque où le nom de M. de Sèze s’environnait en un jour de tout l’éclat, de toute la vénération qu’une suite de travaux honorables et de services rendus à l’État peuvent répandre sur la plus longue vie. S’il a suffi d’une grande action publique pour lui mériter une gloire immortelle, vous n’avez pu, Monsieur, vous soustraire à l’obligation douloureuse de ramener votre pensée et la nôtre sur l’événement à jamais déplorable où il développa, tout à coup, le talent, le caractère et le courage politique dont il devait laisser un mémorable exemple.

Entraînés, pour la plupart, dans l’immense naufrage où périrent d’augustes victimes, c’est à nous d’apprécier la grandeur des efforts dont nous avons été témoins durant la tempête, de célébrer l’héroïsme civil, et d’appeler sur la première des vertus la reconnaissance publique qu’elle obtient si rarement.

La valeur militaire, que tous les vœux accompagnent, que tous les honneurs attendent, peut, même au milieu des revers, réclamer le prix des efforts glorieux que la fortune a trahis : mais au sein des discordes civiles, quand tous les droits sont contestés, tous les principes méconnus, quand l’esprit de parti charge la vengeance de distribuer la louange ou le châtiment, de quelle force d’âme au-dessus de l’humanité l’homme vertueux n’a-t-il pas besoin d’être armé, pour marcher invariablement dans la ligne du devoir, en présence des factions qui le jugent et des dangers auxquels il succombera sans renommée, ou dont il triomphera sans gloire ! tel fut Malesherbes, il a péri ; tels furent MM. de Sèze et Tronchet, le hasard des guerres civiles a respecté leur héroïsme.

J’ai prononcé le nom de Malesherbes ; ce nom, qui révèle à la pensée tout ce qu’il y a de divin dans la nature de l’homme, a fait rejaillir sur celui de l’illustre confrère que nous regrettons un rayon de sa gloire et l’associe à son immortalité.

Les hommes qui ne voient dans l’Académie française qu’une société de littérateurs et de grammairiens chargés d’enregistrer les variations du langage, ont pu trouver que M. de Sèze n’était pas suffisamment qualifié pour la place à laquelle l’avaient appelé les suffrages de l’Académie, mais ce choix a été généralement accueilli par ceux qui se font une plus haute idée de la destination de ce corps littéraire, et qui adoptent pour l’académicien la définition que donne Cicéron de l’orateur : l’homme vertueux sachant bien dire.

À ce double titre, le défenseur de Louis XVI a dû siéger dans cette enceinte, où l’appelaient à l’envi ses talents et son courage.

Je n’entrerai point, après vous, Monsieur, dans les détails d’une existence à la fois si élevée et si simple, partagée entre le dévouement, l’exil et le malheur. Vous avez loué M. de Sèze comme il devait l’être ; et quelque exigeante que soit sa renommée, l’éloge que vous en avez fait suffit à sa gloire et doit augmenter la vôtre.

L’Académie française en vous adoptant, Monsieur, acquitte, en quelque sorte, une dette de famille. Au milieu des honneurs et des dignités qui vous environnent, peut-être eût-elle oublié que votre nom n’est point étranger, avant vous, à nos fastes littéraires, et que plus d’un membre de votre famille s’y trouve honorablement inscrit ; vous avez pris soin de nous en faire souvenir en vous faisant des titres personnels ; l’Académie s’est empressée de les reconnaître. L’honneur que vous avez eu de l’emporter sur un concurrent qu’elle avait jugé digne de partager ses suffrages, ajoute encore à l’éclat de votre triomphe.

Déjà plusieurs écrits avaient attiré sur vous l’attention publique ; vous l’avez fixée par deux ouvrages qui vous assignent un rang distingué parmi les littérateurs et les historiens de notre époque.

Votre Tableau de la littérature française pendant le XVIIIe siècle est plein de vues utiles, de considérations puissantes, que vous avez su rattacher d’une manière habile aux grands intérêts de l’ordre social et de la civilisation progressive.

Vous y soumettez la marche de l’esprit humain à une sorte de fatalité qui explique bien les variations de notre littérature par celles de nos mœurs.

Quelques bons esprits ont pu d’abord reculer devant les conséquences d’un principe qui semblait ôter aux actions quelque chose de leur moralité : pour détruire cette objection, dont la force est tout entière dans le sens trop étendu que l’on attache à ce mot fatalité, il vous a suffi d’en limiter l’acception, et de prouver que, réduite à sa juste valeur, la fatalité ne peut servir d’excuse aux excès où se livrent les passions qu’elle nous montre comme inévitables.

En partant du principe que les lettres sont le résultat nécessaire des mœurs, et qu’on ne peut changer les habitudes de la société sans faire éprouver à la littérature un changement analogue, vous avez disculpé la littérature, appelée à dessein la philosophie du XVIIIe siècle, du reproche banal d’avoir enfanté ou du moins d’avoir disposé les opinions et les événements qui ont amené la révolution française, et avec elle les affreux désordres qui l’ont accompagnée dans sa course. Vous reconnaissez l’influence immédiate de la société sur les lettres, mais non celle des lettres sur la société. Voltaire, le génie le plus indépendant de l’époque et peut-être de toutes les époques ; Voltaire, qui de votre aveu même a donné son nom à son siècle, ne fait pas exception à la règle générale que vous avez posée ; vous le montrez constamment dirigé par les opinions de son temps, et en cela du moins vous le délivrez de la responsabilité que l’opinion contraire faisait peser sur lui seul : vous soulagez ainsi cet atlas de notre littérature moderne, de l’immense fardeau dont ses ennemis voudraient l’accabler.

Sans accéder à tous les jugements que vous portez sur les hommes de ce XVIIIe siècle, qui grandira sans cesse, jusqu’à la postérité la plus lointaine, on reconnaît en vous, Monsieur, l’écrivain de bonne foi dont la conscience et l’amour des lettres dirigent incessamment la plume. Sans doute on peut différer avec vous sur plusieurs points de doctrine littéraire ; on peut éprouver quelque peine à se rendre compte de la préférence que vous donnez à la métaphysique allemande sur la philosophie de Locke et de Condillac ; on peut distribuer dans un autre ordre les rangs que vous assignez aux successeurs de Molière, et reconnaître cependant que vous avez embrassé d’un regard plus étendu le vaste champ de la littérature, et que vous avez ennobli sa destination en y rattachant les plus hautes questions de la philosophie et de la politique. Vous avez élevé la grammaire à la dignité de la métaphysique, et cette étude aride vous a conduit à des recherches et à des vérités nouvelles. Si l’on hésite à croire avec vous que les institutions du despotisme et de l’anarchie féodale aient pu jamais faire luire sur la France quelques jours de gloire et de bonheur, on blâme plus sévèrement Mably de se refuser à entrer dans l’esprit de nos anciennes mœurs, et de vouloir juger nos vieilles sociétés d’après les lois des antiques républiques : vous avez donc atteint le but que vous vous étiez proposé dans ce brillant tableau de la littérature française, puisque vous avez prouvé, dans un ouvrage plein de talent et d’observations, que le XVIIIe siècle, si étrangement calomnié, avait été surtout remarquable par le mouvement des idées, par la marche des opinions humaines, et par les productions de l’esprit.

En plaçant l’Histoire des ducs de Bourgogne au premier rang des titres littéraires qui vous ont mérité ses suffrages, l’Académie française n’a pas prétendu, Monsieur, se rendre juge sur la manière d’écrire l’histoire, entre vous et les maîtres illustres qui vous ont précédé dans la même carrière : vous êtes parti du principe nouveau, que la tâche de l’historien est de raconter et non de démontrer ; que la représentation fidèle de la vérité était préférable à la discussion des faits ; qu’il valait mieux peindre les caractères et les mœurs que d’en faire l’éloge ou la critique, et reproduire les événements que d’en rechercher les causes.

Vous avez voulu ranimer vos personnages, les remettre en action sur la scène du monde, et les observer au lieu de les juger ; en un mot, vous avez fait de l’histoire un théâtre : Tacite, Voltaire, Hume, Robertson, en avaient fait un tribunal. Ce serait à tort, cependant, que l’on vous reprocherait d’avoir méconnu la gravité de l’histoire en cherchant à lui donner cet intérêt de curiosité, cette agitation, ce mouvement dramatique qui semblerait n’appartenir qu’au roman : il est certain, au contraire, que vous avez eu pour but de faire ressortir d’une narration animée les faits les plus propres à suggérer à tous les bons esprits les réflexions et les jugements que vous n’avez pas cru devoir exprimer d’une manière plus positive. Vous avez senti, tout aussi vivement qu’un autre, que l’histoire, ce mélange de biens et de maux, de vérités et de mensonges, de sagesse et de folie, ne saurait être un simple recueil d’éphémérides ; que la seule tâche de l’historien ne pouvait être d’illustrer de vieilles chroniques, de consacrer d’antiques erreurs, de réparer et d’orner des tombeaux ; mais peut-être avez-vous trop présumé de l’intelligence de vos lecteurs en leur abandonnant le soin de tirer du fond de vos récits la leçon qui s’y trouve cachée. Les crimes les plus atroces, les actes de la plus odieuse tyrannie, ont souvent besoin d’être exposés en dehors des événements qui les ont produits, pour être appréciés à leur juste valeur. Peut-être n’est-il pas sans danger pour la morale publique d’abandonner le commun des hommes au conseil de leur propre raison, et de leur laisser le soin de louer ou de blâmer les actions dont on se contente de leur présenter le tableau : les monuments se détruisent, les traditions s’effacent ; mais les jugements portés par Tacite et Voltaire sur Tibère et sur Catherine de Médicis ne sortiront jamais de la mémoire des hommes.

Que l’on diffère ou non d’opinion sur le système que vous avez adopté dans l’Histoire des ducs de Bourgogne, il n’est qu’une voix sur le mérite littéraire de cet ouvrage et sur la noblesse des sentiments qui l’ont dicté.

Vous y retracez avec un rare talent une des époques de notre histoire les plus fécondes en événements remarquables, et votre sujet vous offre l’occasion de développer avec tous ses avantages le plan dramatique que vous avez, adopté. En effet, si l’histoire doit être considérée comme un grand drame, quels personnages convenaient mieux à cette prosopopée historique que les quatre princes bourguignons de la maison de Valois, dont le caractère, la vie et les aventures jettent sur leur histoire tout l’intérêt du drame et toute la variété du roman ?

On ne peut nier que le luxe de nos mœurs, en se communiquant à nos esprits, ne nous ait fait perdre quelque chose de cette franchise, de cette pureté de langage dont nos grands écrivains nous ont légué de si parfaits modèles ; l’Académie française, chargée plus spécialement de conserver ce riche héritage, a su apprécier en vous, Monsieur, un mérite qu’elle recherche avant tout celui de bien écrire : vous avez toujours ce que Fontenelle eût appelé le style de votre pensée ; clair, précis, élégant comme elle, on n’y sent point cette affectation, cette recherche de mots nouveaux, ou détournés de leur acception première, pour donner à des lieux communs l’air de pensées nouvelles. Vous vous contentez de la langue de Pascal, de Buffon, de Voltaire ; c’est le moyen d’être entendu dans l’avenir.

D’Alembert a dit, dans une solennité semblable à celle qui nous réunit, que « si le mérite seul a droit de frapper aux portes de l’Académie, c’est aux qualités sociales à les faire ouvrir ; » c’est à ce double titre, Monsieur, qu’elles se sont ouvertes devant vous ; les membres de cette compagnie ne sont pas seulement des collègues, ce sont aussi des confrères ; ils trouvent en vous l’un et l’autre, et nous aurons chaque jour à nous applaudir de cette mutuelle adoption.

Votre nomination, Monsieur, quelque agréable qu’elle ait été à vos nouveaux confrères, a cependant été accompagnée, comme elles le sont toutes, du double regret de la perte que nous avons faite et de l’impuissance où nous sommes de satisfaire à toutes les espérances fondées, qu’une place vacante au milieu de nous fait naître parmi les candidats. L’Académie française a les yeux ouverts sur toutes les supériorités littéraires, qui doivent un jour lui appartenir ; elle n’est pas sourde à la voix publique qui lui signale à la tribune, au barreau, dans les camps, sous le toit modeste que le poëte remplit des sons de sa lyre patriotique, les hommes sur qui doit un jour porter son choix. Cependant il est une vérité de fait que la plus juste impatience des prétendants ne peut méconnaître : notre nombre est limité ; et la mort, tout active qu’elle est, quelque empressement que nous mettions à réparer nos pertes, nous laisse dans l’impossibilité de satisfaire à la fois à tous les droits reconnus : l’Académie se plaît d’avance à repeupler ses rangs des célébrités qui l’environnent et des jeunes talents qui perpétueront sa gloire en accomplissant ses nouvelles destinées.

Nos mœurs changent ; une irrésistible influence nous entraîne des coutumes élégantes de Louis XIV vers des habitudes plus graves et plus fortes. Que l’on s’élève contre ces changements que nous appelons des progrès, séduits par l’éclat d’un temps où brillaient ensemble les Condé, les Molière, les Bossuet ; que des esprits voués au culte du passé dédaignent un avenir qui promet une autre gloire ; cela doit être : il y a même quelque chose de noble dans ces regrets, quelque chose de généreux dans cette adoration des souvenirs ; mais heureux, ou si l’on veut, forcés de vivre dans notre temps-, d’être contemporains de notre époque, nous devons bénir, ou du moins avouer des changements prodigues d’espérances et déjà si féconds en grands résultats. À ne considérer ici que ceux qui intéressent plus particulièrement l’Académie française, nous voyons d’abord que l’éloquence politique., sans but et sans objet dans l’ancienne monarchie, est mise aujourd’hui par la force des choses à la tête de la littérature, de cette littérature qui doit répondre, sous une monarchie constitutionnelle, aux besoins intellectuels de la France et de son gouvernement, aux exigences de cette philosophie à la fois pratique et spéculative, qui est, et qui restera, quoi qu’on puisse dire, le plus solide appui de la religion et du trône, comme de la liberté.

Ce talent de l’orateur, placé désormais si haut dans l’estime des Français, vous en avez fait, Monsieur, un noble usage dans la chambre héréditaire, où les libertés publiques vous comptent au nombre de leurs plus éloquents défenseurs : l’éclat d’un pareil titre, auquel les dignités et le rang ne sauraient ajouter aucun lustre, en attirant sur vous les regards de l’Europe, avait proclamé d’avance le choix de l’Académie française. On comprendra donc désormais sous ce nom de littérature tout ce qui peut ennoblir l’esprit humain et améliorer l’état des sociétés, en répandant l’instruction dans toutes les classes du peuple, et en affermissant l’autorité royale sur la base inébranlable des lois.

Ce progrès rapide qui nous entraîne vers des destinées meilleures ; ce progrès que le philosophe religieux lui-même regarde comme un développement nécessaire de l’intelligence humaine, comme l’accomplissement d’un des décrets de l’éternelle Providence, n’a pas dû rester étranger à la seule Académie française. La pensée publique est devenue puissante, la littérature, qui en est l’expression, a vu s’agrandir son domaine ; et l’Académie, loin de se soustraire au nouveau mouvement des esprits, a dû chercher à le diriger : c’est dans cette route qu’elle marche depuis quelques années. Après tant de siècles de disputes, après tant de livres écrits, tant de plaidoyers pour ou contre la raison humaine, ne reste-t-il pas encore à savoir comment la liberté peut s’accorder avec le pouvoir, comment les intérêts particuliers peuvent se confondre dans l’intérêt général, par quels canaux la science peut descendre, sans obstacles, des hauteurs de la société jusqu’aux classes inférieures ? Toutes ces questions sont aujourd’hui du ressort de l’Académie française : un vénérable ami de l’humanité, éternel bienfaiteur de notre Académie, les lui a spécialement soumises en lui léguant l’honorable soin de décerner, tous les ans, les riches prix qu’il a fondés en faveur de l’action la plus vertueuse et de l’ouvrage le plus utile aux mœurs.

Rendue à toute la dignité de son origine, l’Académie française peut donc être considérée comme le point central où viendront converger tous les rayons des sciences morales et intellectuelles, sans jamais perdre de vue le but principal de son institution, c’est-à-dire, la conservation de notre idiome dans toute sa pureté. Nos illustres prédécesseurs ont fixé la langue, notre tâche se borne à maintenir leur ouvrage au milieu des vicissitudes où l’exposent de nouvelles théories littéraires, en nous efforçant de ramener à la règle de l’éternelle raison ; mère du génie, la timidité servile des uns et la burlesque audace des autres.

S’il est vrai, Messieurs, que les destinées de l’Académie ont grandi avec celles de la France et qu’un avenir plus glorieux encore semble réservé à ce corps littéraire, hâtons-nous de faire hommage à notre auguste protecteur de ses progrès présents et de sa grandeur future ; que la reconnaissance nationale signale par notre voix le bienfait inappréciable du règne de Charles X, cette liberté de la presse qui les renferme toutes, et qui fera bénir, dans la dernière postérité, le nom du monarque qui fonda sur cette base impérissable la gloire de son pays et sa propre immortalité.