Discours de réception de Joseph-Alphonse Esménard

Le 26 décembre 1810

Joseph-Alphonse ESMÉNARD

M. Esménard, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Bissy, y est venu prendre séance le jeudi 26 décembre 1810, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Une des plus célèbres régions de la terre, celle d’où l’ancienne Grèce avait reçu des lois et des dieux, celle où les Français modernes sont allés recueillir et semer de si grands souvenirs, l’Égypte, pour graver dans tous les cœurs l’amour de la gloire et le respect de la morale, avait imaginé de juger publiquement la mémoire des morts. C’est par là, qu’au milieu des illusions de la vie, ce peuple, dont les fables nous ont appris tant de vérités, inspirait à la fortune comme à la puissance une crainte salutaire de l’avenir, et qu’il montrait aux talents, au génie, à la vertu, l’immortalité couronnée d’étoiles, sortant pour eux du fond des tombeaux.

On aime à retrouver quelques traces de cette antique sagesse dans les honneurs funèbres que l’Académie française rend aux membres qu’elle a perdus. En effet, le dernier tribut qu’elle leur offre, quoique toujours accompagné de regrets et d’éloges, n’est-il pas un jugement solennel de leur caractère et de leurs écrits ? On a voulu qu’en entrant dans ce temple des arts, celui qui vient y prendre une place environnée de si beaux exemples, fût chargé d’adresser à son prédécesseur les paroles de la postérité. Cet usage n’est-il pas une leçon ? et l’amour-propre, qui la reçoit dans un jour de triomphe, pouvait-il être averti d’une manière plus délicate que, si les honneurs littéraires sont quelquefois accordés par l’indulgence, comme j’ai le bonheur d’en faire aujourd’hui l’épreuve, le temps, qui les confirme ou qui les détruit, marche toujours entre la justice et la vérité ?

Heureusement ce juge sévère, en reconnaissant que les ouvrages d’un talent supérieur sont les premiers titres académiques, en admet d’autres qui commandent l’estime sans prétendre à l’admiration. La finesse et la pureté du goût, l’étendue et le choix de l’instruction, le sentiment juste et prompt de ces bienséances qui passent des mœurs dans le langage et du langage dans les écrits, l’amour des lettres, le soin de partager avec elles les hommages qui vont chercher le pouvoir et la grandeur ; tous ces titres, qu’accompagnent ordinairement quelques productions ingénieuses et faciles, méritent d’être accueillis par une société que le génie seul peut honorer, mais qui peut honorer le génie, en réunissant autour de lui tout ce qui occupe dignement la voix de la renommée. Et qui doute que la réunion de tant d’avantages ne soit plus rare et surtout plus utile que la faculté d’écrire médiocrement dans une langue perfectionnée par une foule de chefs-d’œuvre ?S’il est vrai, comme l’a dit Duclos, que chez un même peuple les différentes conditions forment presque autant de dialectes particuliers, n’est-il pas permis de croire que dans un pays où l’agrément rapproche tous les états, chez une nation mobile et passionnée pour les nouveautés, la langue n’eût point conservé sans altération l’élégance, la noblesse, la pureté de ses formes, sans la vigilance de ce corps illustre, où l’élite de la littérature, jointe à l’élite de la société, renouvelait chaque jour l’ancienne alliance des Muses avec les Grâces, des lumières avec les dignités ? Le temps ajoutait sans cesse à l’autorité de cette alliance honorable que le plus absolu des ministres avait pourtant fondée sur une égalité sans illusions et sur une liberté sans orages.

À l’époque même où toutes nos institutions furent ébranlées, lorsqu’un gouvernement, vieilli dans sa légèreté, chancelait au bord de cette révolution mémorable qui devait engloutir la monarchie pour la régénérer, l’Académie, toujours digne de la faveur publique, brillante de la gloire de deux siècles différemment célèbres, étendait encore quelques parties de ce noble héritage. Elle avait perdu Montesquieu, Buffon, d’Alembert : Voltaire n’y représentait plus l’auteur de Phèdre et d’Athalie ; mais le chantre des Saisons et celui des Jardins, après avoir rétabli dans la versification française l’école de Boileau, enrichissait la poésie de nouveaux modèles. La Harpe et Marmontel, l’un avec un goût plus sûr, l’autre par des observations plus fines, éclairaient les théories de la littérature et de la critique. Un écrivain que Buffon semblait avoir deviné quand il avait dit, le style est tout l’homme, Thomas, qui, par la noblesse de sa pensée et de son expression, ne donnait que la mesure de son caractère et de ses sentiments, venait de proclamer, dans l’Éloge de Marc-Aurèle, le plus magnifique éloge de la philosophie, des lettres et de la vertu. Un autre orateur, que l’éloquence et la doctrine élèvent aujourd’hui sur le premier siége de l’empire, occupait dès lors à l’Académie une place à jamais illustrée par le grand nom de Bossuet ; et dans celles que remplirent autrefois, à côté de Despréaux et de Racine, les la Rochefoucauld, les Lamoignon, les Beauvilliers, on aimait à voir, entre le Thompson et le Virgile français, les Beauveau, les Nivernois, les Malesherbes, les Montesquieu. Ici, Messieurs, je pourrais faire en peu de mots l’éloge de mon prédécesseur ; assis pendant quarante années près de ces hommes dont l’esprit avait tant de charme et le caractère tant d’élévation, jamais il n’y parut déplacé.

Et puisque j’ai parlé de l’élévation de caractère, qu’il me soit permis d’en citer deux traits qui me semblent distinguer éminemment M. de Bissy. Dans les circonstances ordinaires, quand la vie s’écoule dans un cercle de devoirs naturels et de vertus faciles, il est rare que la force de l’âme puisse paraître avec éclat. C’est par une multitude de faits qui ne laissent point de trace, par des détails dont l’ensemble échappe aux regards inattentifs, qu’elle découvre lentement sa supériorité. Mais dans les jours du péril et du malheur, quand les occasions s’offrent au mérite, et que le mérite répond aux occasions, il n’est pas besoin qu’elles se multiplient pour qu’il se montre à tous les yeux ; aussi ne faut-il souvent qu’un seul trait pour caractériser les grands hommes ; il en faut toujours un grand nombre pour peindre les petits.

M. de Bissy avait passé trente ans à la cour d’un roi dont la mémoire serait plus honorée s’il avait osé se charger lui-même du soin de sa gloire et de son royaume ; mais ce prince était plus jaloux de son pouvoir que de sa volonté. Un jugement vif et sûr lui révélait souvent, comme par inspiration, le choix des mesures les plus sages, qu’il abandonnait au même instant, pour éviter de combattre des résolutions qu’il désapprouvait. Aussi, n’eut-il, pendant toute la durée de son règne, que des intentions de courage et des commencements de succès. L’attachement de son peuple, exalté jusqu’au délire par une circonstance imprévue, avait paru d’abord lui causer une profonde émotion ; bientôt les Français passèrent de l’enthousiasme à l’indifférence, et leur prince vit leur changement sans effroi, comme si la garde du trône pouvait lui tenir lieu de respect et d’amour. Sensible à l’honneur de la nation dont il était le chef, il se contenta de le venger quelquefois par des mots ingénieux, et le laissa trop souvent compromettre par un gouvernement sans énergie et sans dignité. Né brave, il n’eut presque aucune part à ses victoires, et ne s’indigna point assez de la honte de ses défaites ; né pacifique, il dégoûta ses sujets du premier bienfait des rois, et rendit la paix plus onéreuse que la guerre, en lui sacrifiant la considération de l’État. Ainsi toutes les espérances qu’il avait fait naître furent trompées, parce que sa volonté manqua toujours à ses lumières, et qu’il n’eut dans son caractère, si j’ose m’exprimer ainsi, rien de complet que sa faiblesse. Un tel prince n’était point à l’abri des favoris ; on croit que sa timidité naturelle l’en préserva par la crainte d’avoir à les soutenir : mais on a peine à comprendre comment, endurci par l’égoïsme, énervé par la mollesse, où le retenaient tour à tour un esprit fatigué de prévoir, un caractère incapable de vouloir, il pouvait encore ouvrir son âme au sentiment généreux de l’amitié. Tout semble prouver néanmoins que des hommes d’un vrai mérite parvinrent à lui inspirer cette bienveillance éclairée qui repose sur l’estime et sur un attrait particulier. Le comte de Bissy fut de ce nombre, et se distingua par la franchise de son attachement au roi : sans rechercher la faveur, peut-être même sans la désirer, il vécut à la cour uniquement occupé des lettres ; et quand le monarque ferma les yeux, M. de Bissy n’ayant rien à redouter du nouveau règne, et n’en voulant rien espérer, satisfait de trouver son indépendance dans sa fidélité, s’éloigna pour toujours de ce théâtre pompeux qui convenait si mal à la simplicité de ses goûts, et courut dans une retraite presque ignorée pleurer la mort et la vie du prince que déjà ses courtisans avaient oublié.

La révolution vint le surprendre, au bout de vingt années, dans cet asile où sa vieillesse s’était affermie par ses études, où ses études s’étaient ennoblies par ses bienfaits. Le goût qu’il avait eu, presqu’au sortir de l’enfance, pour la littérature anglaise, l’avait familiarisé de bonne heure avec les idées qui servaient de prétexte à cette révolution. Il eut peine à les reconnaître dans l’abus absurde qu’en firent souvent l’ignorance et la férocité. Mais il n’accusa point du malheur des temps et de la dégradation des hommes la liberté qui élève l’âme, et la philosophie qui doit la consoler. Vainement on l’invita plusieurs fois à s’éloigner d’une patrie qui dévorait ses enfants : sa confiance fut inaltérable comme l’avaient été ses premières affections. L’espérance et les plaisirs qui peuplent les palais d’une nouvelle cour, n’avaient pu le rendre infidèle à la mémoire du roi qu’il avait aimé ; le spectacle des fureurs populaires déchaînées contre tous ceux qui avaient approché du trône, ne put le rendre infidèle à la reconnaissance de ses concitoyens.

Ces fureurs cependant arrivèrent jusqu’à M. de Bissy, et le frappèrent dans un autre lui-même. Son frère, héritier comme lui de cette finesse d’esprit, de cet amour des lettres, ancien apanage de sa maison ; son frère, qui, disait-on, le représentait à la cour pendant que M. de Bissy représentait son frère à l’Académie, périt victime de cette guerre implacable déclarée à la naissance, à la richesse, aux talents et à la vertu. Les affaires et les dignités n’avaient point affaibli son goût pour les arts de l’esprit et de l’imagination ; il avait donné les plus doux moments de sa vie aux Muses ; les Muses le pleurèrent dans un temps où la pitié même n’avait plus de larmes pour l’infortune : et ce fut à l’un de vous, Messieurs, qui, chargé d’un demi-siècle de travaux et de gloire, regrette sans doute de n’avoir pu donner l’intérêt de sa présence à ce faible éloge de ses amis ; c’est au chantre de la nature, de l’imagination et du malheur, qu’elles inspirèrent ces vers touchants et mélodieux :

Et toi que j’aimai tant, et dont je fus chéri,
Dont le cœur fut si bon, l’esprit si plein de charmes,
Pour qui mes tristes yeux ont épuisé leurs larmes,
O Thyard, tu n’es plus ! mais du moins, avant toi,
Ton amie avait fui de ce séjour d’effroi ;
D’incroyables douleurs terminèrent sa vie ;
Par la main des bourreaux la tienne fut ravie ;
Mais l’amitié vous pleure, et doute de vous deux
Qui fut le plus aimable et le plus malheureux !

(DELILLE.)

Tels étaient ces hommes, choisis dans les premiers rangs de la société, qu’adoptait avec empressement le premier corps littéraire de l’État, heureux de remplir à la fois le vœu de l’opinion publique et le but de son institution particulière. En effet, le privilége sublime de créer une langue n’appartient sans doute qu’aux grands écrivains : mais le soin de l’épurer sans l’appauvrir et de l’enrichir sans la corrompre sera toujours le principal objet de ces réunions académiques, où l’esprit du monde, en pénétrant la littérature pénètre à son tour des principes du goût et de la raison du temps. Je ne crains pas d’exagérer l’utilité de ces réunions, en assurant que, sans elles, la langue de Bossuet et de Racine, de Corneille et de Fénelon, de Pascal et de la Fontaine, de Molière et de Montesquieu, des deux Rousseau, de Buffon et de la Bruyère, de Voltaire et de Boileau, malgré l’étonnante variété de formes qu’elle a reçue de ces génies si diversement féconds, accusée de stérilité par l’impuissance, tourmentée par les recherches de la satiété dédaigneuse, ne pourrait se préserver, même aujourd’hui, des richesses perfides qu’on lui présente de tous côtés. En matière de langue, un critique isolé, quelque judicieux qu’il soit, n’exerce qu’une influence passagère et bornée : l’autorité d’un corps où les talents se renouvellent sans cesse pour défendre des principes qui ne varient jamais, est étendue comme la lumière, immuable comme la vérité. Mais, il faut en convenir, les droits que donnent à l’Académie ses travaux, ses recherches, ses discussions, les ouvrages même de ses plus grands écrivains, ne suffiraient point pour établir cette unité de doctrine qui, seule, peut conserver la pureté de la langue, si plusieurs de ses membres n’étaient occupés à répandre, pour ainsi dire, la sagesse de ses jugements. C’est au sein d’une cour brillante et polie, au milieu de cette ville immense où s’est perfectionné l’art de vivre en société, où l’élégance des mœurs, la pompe des spectacles, la variété des plaisirs de l’esprit, le charme des conversations ingénieuses, réunissent tour à tour ce qu’il y a de plus distingué chez toutes les nations ; c’est dans ce salon de l’Europe, dont un héros conquérant et législateur a fait la capitale du monde, qu’il fut nécessaire dans tous les temps, et qu’il importe plus que jamais de ne laisser porter aucune atteinte au caractère d’une langue devenue celle de la politique, des lois et de la victoire. À qui cet honorable soin doit-il être confié, si ce n’est à des hommes qui, joignant aux honneurs académiques des titres plus imposants, peuvent éclairer de leurs lumières les esprits les plus difficiles à convaincre, et contenir par la dignité de leur caractère les révoltes de l’ignorance et de la vanité ?

Ainsi, Messieurs, comme l’a remarqué l’interprète ordinaire de vos décisions, envers qui les suffrages de l’Institut ont acquitté la reconnaissance de l’ancienne Académie, « les langues doivent être constamment rappelées aux principes dont elles émanent. La nôtre doit aux ouvrages du génie sa force et son abondance, elle doit à la grande sociabilité de la nation une partie de ses grâces ; mais c’est à la communication réciproque des gens du monde et des gens de lettres qu’elle doit son véritable caractère, et ce n’est qu’à leur association qu’elle devra de conserver tous ses avantages. » (M. Suard, Disc. acad.)

La littérature ne devra pas moins que la langue elle-même à cette alliance des talents et de la grandeur. On ne connaît que trop les inimitiés ardentes qu’excite souvent l’ambition de la même gloire dans la carrière des lettres. Là, des hommes dont le génie avait honoré leur siècle ont déshonoré leur génie en se livrant aux fureurs de la haine contre des rivaux qu’ils estimaient. Ici, la satire et l’injure, l’art si cruel et si facile de parodier les plus nobles productions des beaux-arts, portent le découragement et l’effroi dans une âme qui s’ouvrait aux premières inspirations du talent. Ce n’est que dans les temps fabuleux que Thémis a rendu ses oracles sur le Parnasse ; le serpent Python, première image de l’envie, naquit au pied du Mont-Sacré, sur des bords ombragés de lauriers. Mais les vapeurs de la terre se dissipent en montant vers les lieux élevés ; les Muses, assises en cercle sur le sommet du Pinde, y respirent un air toujours pur, et les tempêtes n’approchent pas de cette cour immortelle où règne le dieu des arts et du jour. Ainsi, les passions, qui s’irritent en se communiquant, se taisent devant ceux qui ne peuvent les partager ; ainsi, les intérêts personnels, les concurrences jalouses perdent une grande partie de leur activité près des hommes qui, placés hors de la sphère de ces prétentions opposées, ne peuvent favoriser que l’intérêt général des lettres et la généreuse émulation des esprits les plus distingués ; enfin, la seule espérance, tant de fois réalisée, de trouver dans la composition même de l’Académie tous les genres d’appui dont il a besoin, soutient le courage de ce jeune amant des arts, poursuivi dès son entrée dans la carrière par tout ce qui semble s’attacher à ralentir l’essor du talent : l’injustice des préventions, l’amertume de la critique, les outrages de la calomnie, et trop souvent encore les caprices du sort et le poids de l’adversité. Qu’on ne demande donc plus quels sont les titres de ces hommes qui, sans avoir élevé de monuments littéraires, furent admis dans le temple des Muses près de nos plus illustres écrivains. Ces hommes érigèrent en dignités toutes les facultés de l’esprit ; ils sollicitèrent pour la puissance le privilége de s’asseoir à côté du génie, et leur empressement à lui rendre cet hommage l’empêcha plus d’une fois d’être méconnu par ses contemporains. Plusieurs de ces hommes, dont une orgueilleuse médiocrité dédaigne les titres académiques, joignaient au goût des belles-lettres la gloire des armes, la science des lois, les honneurs de l’administration ; ils voulurent partager avec le talent la splendeur de leur existence politique, et n’attendirent pas le dernier jour du Tasse pour le faire monter au Capitole. C’est dans leur intimité que la littérature française puisa ce mélange singulier d’indépendance et d’urbanité qui la distingue de toutes les autres. La fierté du caractère ne fut point altérée ; mais l’austérité des études fut adoucie : l’aménité des mœurs passa dans les livres ; les amours-propres rivaux apprirent la science des ménagements mutuels, qui s’allie si bien avec la délicatesse des procédés ; et la noble profession des lettres, environnée d’un éclat nouveau, jouit alors par elle-même de tous les avantages qu’avait à peine obtenus, dans les siècles les plus favorables aux beaux-arts, un petit nombre d’écrivains privilégiés.

Quelques inconvénients, je dois l’avouer, se mêlent à ces avantages : l’élite des gens du monde, appelée à ces discussions qui font les délices des esprits cultivés, unie avec les gens de lettres par les liens de l’égalité académique, a dû naturellement attirer ces derniers dans le monde par les douceurs séduisantes de la société. Plusieurs y sont tombés dans des piéges couverts de fleurs. Agités par des intérêts toujours fugitifs, égarés par des distractions renaissantes, ils ont senti s’affaiblir en eux le goût de la retraite, le besoin de la solitude, où le génie enfante ses plus belles productions. Ils ont oublié que l’inspiration poétique habite souvent les forêts et le désert, qu’elle s’enflamme à l’aspect d’un ciel orageux et d’une mer menaçante. D’autres, en voyant de trop près un monde frivole qui ne cherche dans les plus beaux ouvrages qu’un amusement de quelques heures, et qui se fait un jeu de calomnier ses amusements, ont sacrifié son estime secrète au vain plaisir de le flatter par les sarcasmes d’une critique dédaigneuse ; de là ces jugements si peu littéraires, donnés pourtant et reçus comme les oracles de la littérature et du goût, sur la foi de quelques détracteurs sans esprit, ordinairement si fiers de colporter quelques épigrammes sans finesse. Et je ne parle point ici de ces satires clandestines, productions de la haine en démence, que repoussent avec un égal mépris la littérature et la société. Pour distraire le talent de ses nobles travaux, n’est-ce point assez de ce murmure importun qu’excite autour de lui la sottise envieuse ? N’est-il pas à craindre surtout que, témoin et quelquefois victime de ces injustices qui déchirent l’âme, de ces préventions qui flétrissent la vie, l’homme de lettres, après avoir perdu dans le monde l’enthousiasme qui soutient le génie, ne se dégoûte enfin d’une gloire qui lui vend si cher ses brillantes illusions ?

Ces dangers sont réels, sans doute, mais il est possible de les éviter. S’il est trop commun de tomber dans ces réunions équivoques, où dominent les intrigues de la médiocrité, il existe aussi des maisons amies des lettres, où le talent le plus pur trouve encore des modèles de grâce et des leçons de goût. Là, se taisent ces folles rumeurs que la malveillance affecte souvent d’écouter comme la voix de l’opinion publique ; là, s’ouvre dans tous les temps, à l’homme de lettres digne de ce nom, un asile honorable contre les passions jalouses qui le poursuivent : il y respire, également éloigné du bruit qui fatigue et du silence qui décourage. Plus d’un écrivain doit même y chercher le genre d’instruction qui convient le mieux à son talent : l’historien des temps modernes y recueillera ces traditions fugitives qui s’altèrent en s’éloignant de leur source, et qui peut-être n’arriveraient jusqu’à lui qu’après avoir été corrompues par tous les caprices de la renommée ; le moraliste y suivra, d’un regard observateur, ces mouvements involontaires et rapides qui soulèvent à demi le voile, de la conscience, et qui lui découvriront quelques secrets du cœur humain échappés à la Bruyère, à la Rochefoucauld, à Duclos, à Vauvenargues, à Molière même, le premier de tous les moralistes ; et le poëte qui veut, après ce grand homme, montrer sur la scène de Thalie la peinture vivante des mœurs, ne faut-il pas qu’il étudie longtemps ses modèles, et qu’il apprenne d’eux-mêmes l’art si difficile de leur conserver au théâtre le langage de leurs habitudes et de leur éducation ? Enfin, n’est-ce pas auprès de ces hommes dont la justice littéraire, naturellement facile et désintéressée, s’exprime toujours avec une impartialité polie, que le critique le plus sévère, inflexible sur les fautes, mais plus vivement ému par les beautés, adoucira la forme de ses jugements, sans en affaiblir l’autorité ? Il me semble qu’au milieu de ces réunions élevées, dont le suffrage libre et fidèle console de tant d’opinions bizarres, tout homme, de lettres connaîtra mieux le prix d’une censure décente et modérée, d’un éloge ingénieux et délicat, et qu’il y puisera les forces dont le courage même a besoin pour braver les périls que l’envie sème, depuis trente siècles, sur la route du talent supérieur.

C’est dans ce genre de sociétés, si digne de partager les honneurs de la littérature, que M. de Bissy passa ses premières années, et qu’il eut le bonheur de former son goût et sa raison. Dans aucun temps sa famille n’avait dédaigné l’illustration des lettres : Ponthus de Thyard de Bissy, qui fut évêque de Châlons sous Henri III, et qui, dans les états généraux de 1588, ne craignait pas d’opposer aux fureurs d’un clergé fanatique l’inviolable fidélité qu’il avait jurée à son roi, avait été dans sa jeunesse le contemporain et l’émule de Ronsard : égaré par la faveur de son siècle et par les succès de son rival, il abusa péniblement des dispositions heureuses qu’il avait reçues de la nature, et ne retira de ses longs efforts que la gloire, aussi douteuse que futile, d’avoir dérobé le sonnet à l’Italie moderne pour l’introduire dans les vers français. Ici, Messieurs, je dois remarquer en passant l’influence des règles et des modèles antiques dans la culture des beaux-arts. Les mêmes fautes, la même bizarrerie, signalent celui qui les ignore et celui qui les méprise : les ouvrages qu’on applaudit, quand la langue et le goût commencent à se corrompre, rappellent les ouvrages qu’on admirait quand la langue et le goût commençaient à se former ; et l’histoire littéraire a deux époques où l’imagination et le talent même ne suffisent pas pour échapper au ridicule. Que sont devenus les honneurs de Ronsard, surnommé de son temps le poète des princes et le prince des poètes ? Ponthus de Bissy, qui marcha presque son égal sur le Parnasse, n’a pas mieux conservé sa renommée. On sait qu’un de ses neveux fut revêtu de la pourpre romaine au commencement du dernier siècle ; les écrits théologiques de celui-ci sont oubliés ; on se souvient davantage du zèle extraordinaire qui les dicta. Heureusement, son exemple ne dirigea point le comte de Bissy dans le choix de ses études. Loin d’emprisonner sa raison dans le cercle de ces doctrines ultramontaines que le cardinal avait si constamment défendues, il osa suivre les traces encore récentes de quelques penseurs anglais, sans crainte de s’égarer avec eux. La langue, la littérature, la philosophie de ces hardis insulaires, étaient alors très-peu connues en France. Malgré l’atteinte profonde que la régence avait portée aux mœurs nationales, l’esprit du siècle de Louis XIV, qui dominait encore dans les systèmes politiques et littéraires, repoussait les arts et les livres de nos rivaux, comme leurs modes et leur industrie. Le seul Rollin, en cherchant parmi les anciens et les modernes un poëte qui rappelât quelquefois le génie d’Homère, avait osé prononcer le nom de Milton ; et Voltaire, qui commençait à prendre une influence marquée sur les opinions de ses contemporains, confirmait ce suffrage illustre : il empruntait même au théâtre de Londres quelques caractères d’une vigueur sauvage, qu’il était forcé d’affaiblir pour les soumettre aux lois que notre scène a reçues du goût et de la raison. Mais en donnant à la muse gigantesque de Shakspeare les proportions de l’Apollon antique, il l’avait, pour ainsi dire, naturalisé en France, et cette littérature étrangère, si fière de son indépendance et de ses caprices, n’en était pas plus accréditée parmi nous. Enfin, l’attrait de la nouveauté, joint aux progrès de l’esprit philosophique, triomphant de l’indifférence générale, M. de Bissy fut un des premiers à nous faire connaître l’audace de pensée et la liberté d’expression qui caractérisent un grand nombre d’écrivains anglais. Il traduisit d’abord, avec une élégante fidélité, le Roi patriote, de milord Bolingbroke, et quelques-unes de ses Lettres sur l’histoire. Quelque temps après, il nous fit entendre la voix de ce chantre de la douleur, qui trouve l’inspiration poétique dans les ténèbres de la nuit et sur la tombe de ses enfants. Mais un goût sévère avait averti M. de Bissy que le sombre et monotone Young ne devait être traduit que par fragments. Ceux qu’il nous a laissés sont empreints des couleurs de l’original, et conservent à son style cette harmonie lugubre qui ressemble au son de la cloche du trépas. Ici, du moins, le traducteur s’exerçait sur des productions sans reproches du côté de la morale et de la politique : il n’en est pas toujours de même des ouvrages de milord Bolingbroke. Les compatriotes de cet homme célèbre, en rendant justice à l’étendue de ses connaissances, à la sagacité de son esprit, à la chaleur féconde de son imagination et de son éloquence, l’accusent de n’avoir point assez respecté les bases de toutes les religions et de tous les gouvernements. Eh ! comment les Anglais pourraient-ils lui pardonner d’avoir écrit que cette constitution, qui fait leur force et leur orgueil, établit un roi sans éclat, des nobles sans indépendance, et des communes sans liberté ! Mais ce jugement de milord Bolingbroke, ne fût-il que l’expression de ses ressentiments particuliers, ne pouvait déplaire à M. de Bissy : peut-être même l’attachement que cet Anglais illustre témoignait à la France, les services qu’il avait rendus à la vieillesse de Louis XIV, en éloignant des conseils britanniques la faction victorieuse qui voulait l’accabler, les fruits amers qu’il recueillit de ce triomphe, sa disgrâce, son exil, son séjour parmi nous, son mariage avec une nièce de madame de Maintenon, tous ces souvenirs encore si récents quand M. de Bissy commençait sa carrière, appelèrent-ils ses premiers regards sur les ouvrages de milord Bolingbroke, et décidèrent, plus que les éloges de Pope et de Swift, la préférence qu’il leur donna. Je m’attache d’autant plus à cette opinion qu’elle s’accorde mieux avec le noble respect qu’un Français doit à sa patrie, sentiment dont M. de Bissy lui-même a donné l’exemple dans des temps malheureux. Sans doute il était loin de prévoir, en se livrant à l’étude de la littérature anglaise, qu’un jour ces nouveaux rapports entre deux nations éclairées, cet échange des trésors de la pensée si favorable aux progrès des lumières générales, nous feraient oublier notre propre dignité ; qu’un enthousiasme sans frein comme sans honneur oserait abaisser la France devant la vanité jalouse de l’Angleterre ; que nous descendrions jusqu’à payer volontairement aux arts de l’étranger ces tributs serviles dont le génie de Colbert nous avait affranchis ; que l’imitation bizarre des modes insulaires laisserait à peine reconnaître, même dans Paris, les grâces du dernier siècle et la politesse élégante de ses mœurs ; et qu’enfin, jusqu’aux pieds des statues de Louis XIV, des courtisans ingrats et frivoles feraient publiquement l’éloge d’un peuple, détracteur de son règne et de ses travaux. Ah ! si l’ombre de ce grand monarque avait pu s’élever tout à coup au milieu de ces palais qui, seuls, conservaient alors le souvenir de sa gloire, combien son indignation majestueuse aurait humilié ses imprudents successeurs ! Heureux encore dans leur abaissement, s’ils avaient su lire sur ce front décoloré qui commanda trente ans aux rois de l’Europe, les dangers dont nos folies menaçaient déjà le trône, et les maux inévitables dont la chute du trône accable toujours l’État !

Mais il semble qu’il soit dans l’éternelle destinée de cet empire, que les jours en apparence marqués pour sa ruine deviennent les époques de sa grandeur. Ainsi, quand l’anarchie féodale dévorait l’héritage de Clovis, et ne laissait aux enfants dégénérés du premier roi chrétien qu’un titre à peine reconnu dans leur capitale, Dieu suscita le bras de Charlemagne, et, du Tibre jusqu’à l’Elbe, tout subit la loi du monarque français. Le même prodige s’est renouvelé sous nos yeux : l’anarchie populaire allait engloutir les institutions, le sceptre, la gloire même de Louis XIV : tout à coup ce pouvoir suprême, qui se joue également des fureurs et de la prudence des hommes, relève ce trône antique où soixante rois furent assis, et les Français proclament un empereur qui leur rend à la fois Charlemagne, son père et son aïeul. Que dis-je, Messieurs ! Parmi ceux de nos souverains dont les noms sont immortels, en est-il un dont le héros qui leur succède n’ait effacé les victoires par de nouvelles victoires, et ne perfectionne les travaux par de plus vastes travaux ? Notre histoire a-t-elle conservé le souvenir de quelque grand prince, dont les projets pour la gloire et le bonheur de l’État ne reçoivent aujourd’hui leur accomplissement ? Tout ce que la puissance du temps et des rois avait commencé, la volonté de Napoléon l’achève ; tout ce que les rois et le temps semblaient avoir achevé, son génie le décore et, l’agrandit. Il a été donné à un seul homme de surpasser en dix ans les triomphes de vingt siècles, à un seul monarque de changer en monuments de son règne toutes les grandes pensées de ses prédécesseurs ! Et pour ne plus sortir de cette enceinte, où son image préside au progrès de l’esprit humain, quel est le bienfaiteur des sciences, des arts et des lettres, qui leur rendit d’aussi fréquents hommages, qui leur décerna d’aussi riches couronnes, qui fournit à toutes les muses tant de sujets de reconnaissance et d’admiration ? L’Académie française, quelque temps, sous les ruines du trône, s’est ranimée à la voix du héros devant qui toutes les ruines ont disparu. Désormais, attachée par des rapports intimes aux différentes académies qu’elle avait vues naître, elle forme avec elles une institution plus imposante et plus utile, en conservant ses formes, ses usages, son but particulier. Elle n’a point renoncé à cette heureuse alliance des gens du monde et des gens de lettres, si favorable au perfectionnement de la langue et du goût : et ne doit-on pas toujours désirer que les talents trouvent dans son sein quelques-uns de ces protecteurs sans orgueil, dont l’estime éclairée suffit pour faire placer un bel ouvrage à côté d’une belle action ? C’est un vœu que l’expérience peut dicter au courage le plus ferme, et qui sans doute ne sera point trompé. Qu’Horace et Virgile renaissent, Mécène et Pollion les conduiront encore dans le palais d’Auguste, et siégeront avec eux, à l’Académie : car elle ne se borne point à choisir dans les premiers rangs de la société les auteurs de quelques productions légères, remarquables par l’élégance et la pureté du style ; elle va chercher jusque dans les conseils du prince, la science de la législation, l’éloquence politique ; et lorsqu’elle y trouve, avec l’amour et le sentiment des arts, cette heureuse facilité du talent qui s’élève sans effort et descend avec noblesse, peut-elle accueillir avec trop d’empressement la réunion de ces rares qualités ! Le public en voit ici des exemples justement célèbres : il les désigne lui-même par son impatience d’applaudir l’orateur qui préside la séance et par ses regrets de n’y pas entendre celui dont la voix dirige la jeunesse dans l’étude des lettres, après avoir soutenu la dignité des lettres dans le temple des lois. Pour moi, Messieurs, que votre indulgence appelle aujourd’hui dans cette enceinte, j’y viens étudier, auprès de mes modèles, l’art trop peu connu de proportionner le style au sujet, de soumettre l’expression à la pensée, de créer l’image pour le sentiment, et de trouver dans les ressources naturelles de notre langue tout ce que peuvent lui demander l’imagination la plus audacieuse et l’esprit le plus difficile. Je viens surtout y prononcer le serment de consacrer les forces que donnent votre exemple et vos suffrages, à la patrie, qui, malgré les erreurs passagères de l’opinion, finit toujours par protéger avec éclat les ouvrages entrepris pour sa gloire ; au prince qui, non content de réparer nos malheurs, de couvrir nos fautes de ses triomphes, d’effacer jusqu’aux traces de nos discordes publiques, se plaît à réunir les talents rivaux sous les mêmes lauriers ; aux Muses, qui dans leur sanctuaire ne doivent inspirer que des pensées dignes d’elles, et dignes, s’il se peut, de ce bienfaiteur auguste, qui, dès l’aurore de sa vie, leur avait déjà fourni des sujets inépuisables dans ses travaux immortels.